Histoire du Moyen Âge (Langlois)/Chapitre I

La bibliothèque libre.


LECTURES HISTORIQUES


CLASSE DE TROISIÈME


CHAPITRE PREMIER


L’EMPIRE ROMAIN A LA FIN DU IVe SIÈCLE.


PROGRAMME. — L’empereur, les préfets, l’impôt ; la cité ; les grandes propriétés ; les colons.
Civilisation romaine : écoles, monuments, mœurs. Exemples pris en Gaule. Comparaison de la Gaule avant la conquête et de la Gaule romaine.
Le christianisme : les évêques, les conciles.


BIBLIOGRAPHIE.


Il existe un grand nombre de bons livres sur le droit public romain en général et sur l’histoire générale de l’Empire. — Les t. I à VII du Manuel des antiquités romaines de Marquardt et Mommsen (trad. fr., par P.-F. Girard, en cours de publication) traitent du « Droit public romain ». — Les Manuels plus sommaires de P. Willems (Le droit public romain, Louvain, 1888, 6e éd.) et de A. Bouché-Leclercq (Manuel des institutions romaines, Paris, 1886, in-8º) sont aussi très recommandables. — Parmi les histoires générales de l’Empire romain, celles de MM. Mommsen, Herm. Schiller et Duruy sont classiques.

L’histoire de la Gaule romaine a été récemment l’objet de travaux considérables. Ceux de M. E. Desjardins (Géographie historique et administrative de la Gaule romaine, Paris, 1876-1885, 3 vol. in-8º) et de M. Fustel de Coulanges sont au premier rang. M. Fustel de Coulanges, cet historien sincère, profond, systématique, cet admirable écrivain, a laissé une Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, inachevée, dont le t. Ier, La Gaule romaine (Paris, 1891, in-8º) a été publié après la mort de l’auteur par M. C. Jullian. Cf., du même, Recherches sur quelques problèmes d’histoire, Paris, 1885, in-8º. — M. C. Jullian a publié un livre élémentaire, agréable : Gallia. Tableau sommaire de la Gaule sous la domination romaine (Paris, 1892, in-16) ; il y expose le gouvernement de la Gaule sous l’Empire (assemblées, régime municipal, impôts, armées), l’état social, l’art, l’enseignement, la littérature, la religion, etc. ; il décrit les cités de la Narbonnaise, de la Belgique et de l’Aquitaine ; il traite enfin de l’unité morale de la Gaule et du patriotisme gallo-romain. — Il n’y a plus rien à faire de l’ouvrage d’Am. Thierry, Histoire de la Gaule sous l’administration romaine, Paris, 1840-1842, in-8º.

L’histoire des derniers temps du paganisme et des rapports du christianisme avec l’Empire a été traitée par quelques-uns des érudits, des philosophes et des écrivains les plus éminents du siècle présent. Il faut lire surtout, en français : A. de Broglie, L’Église et l’Empire romain au IVe siècle, Paris, 1856, 4 vol. in-8º ; — E. Renan, Histoire des origines du christianisme, Paris, 1865-1882, 7 vol. in-8º, avec index ; — L. Duchesne, Les origines chrétiennes, leçons d’histoire ecclésiastique, Paris, lithographie Blanc-Pascal, s. d. ; — G. Boissier, La fin du paganisme. Étude sur les dernières luttes religieuses en Occident au IVe siècle, Paris, 1894, 2 vol. in-16, 2e éd. ; — J. Réville, Les origines de l’épiscopat. Étude sur la formation du gouvernement ecclésiastique au sein de l’Église chrétienne dans l’Empire romain, Paris, 1894, in-8º ; — R. Thamin, Saint Ambroise et la morale chrétienne au IVe siècle, Paris, 1895, in-8º. — Lire en allemand : V. Schultze, Geschichte des Untergangs des griechisch-römischen Heidenthums, Iena, 1887-1892, 2 vol. in-8º ; — O. Seeck, Geschichte des Untergangs der antiken Welt, Berlin, 1895, 2 vol. in-8º. — Voir, plus bas, la liste des Manuels généraux d’histoire ecclésiastique, Bibliographie du ch. XIII.

Sur l’introduction du christianisme en Gaule, consulter les travaux de MM. E. Le Blant (Manuel d’épigraphie chrétienne, d’après les marbres de la Gaule, Paris, 1869, in-12 ; etc.) et L. Duchesne (Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule, Paris, 1894, in-8º). — Les ouvrages de MM. Chevallier (Les origines de l’église de Tours, avec une étude générale sur l’évangélisation des Gaules, Tours, 1871, in-8º) et Lecoy de la Marche (Saint Martin, Tours, 1881, in-4º) ne sont pas sûrs.


I. — ROMANI, ROMANIA.


Les habitants de Rome se sont appelés de tout temps, dans leur langue, Romani. Ce mot est formé du nom Roma et du suffixe -ano, un de ceux à l’aide desquels la langue latine tirait du nom d’un pays ou d’une ville celui de ses habitants. Longtemps après la soumission de l’Italie et des autres provinces qui composèrent leur empire, les Romani se distinguèrent des peuples qui vivaient sous leur domination. Ceux-ci conservaient leur nom originaire : ils étaient Sabins, Gaulois, Hellènes, Ibères, et n’avaient pas le droit de s’appeler Romains, nom réservé à ceux qui tenaient le droit de cité de leur naissance ou qui l’avaient reçu par une faveur spéciale. Insensiblement cette distinction s’effaça, surtout après que l’édit célèbre de Caracalla eut fait des citoyens romains de tous les habitants de l’empire : In orbe Romano qui sunt, dit Ulpien, ex constitutione imperatoris Antonini cives Romani effecti sunt. Le voisinage menaçant des Barbares, qui pressaient l’empire de plusieurs côtés, rendit bientôt plus général l’emploi du mot de Romani pour désigner les habitants de l’empire par opposition aux mille peuples étrangers qui en bordaient et qui déjà commençaient à en franchir les frontières. Les écrivains du IVe et du Ve siècle parlent avec orgueil de cette nouvelle nationalité romaine, de cette fusion des races dans une seule patrie. Quis jam cognoscit, dit saint Augustin, gentes in imperio Romano quæ quid erant, quando omnes Romani facti sunt et omnes Romani dicuntur ? C’est en parlant de l’empire qu’Apollinaris Sidonius écrivait : In qua unica totius orbis civitate soli Barbari et servi peregrinantur. Les poètes ne manquèrent pas de célébrer cette grande œuvre. Les vers de Rutilius Namatianus sont célèbres :

    Fecisti patriam diversis gentibus unam ;
      Urbem fecisti quæ prius orbis erat.

Ceux de Claudien, non moins enthousiastes, semblent insister particulièrement sur le nom, devenu commun, de Romani :

    Hæc est (Roma) in gremium victos quæ sola recepit,
    Humanumque genus communi nomine fecit.

Prudence s’écrie aussi :

                        Deus undique gentes
    Inclinare caput docuit sub legibus iisdem,
    Romanosque omnes fieri, quos Rhenus et Ister,
    Quos Tagus aurifluus, quos magnus inundat Iberus….
    Jus fecit commune pares et nomine eodem
    Nexuit et domitos fraterna in vincla redegit.

Combien ces éloges étaient exagérés, combien il s’en fallait que le genre humain tout entier fût entré dans l’orbis Romanus, c’est ce dont furent témoins les auteurs mêmes de ces vers : la cité universelle fut détruite au moment où l’on en célébrait l’achèvement, et la distinction entre Romains et Barbares, au lieu d’exprimer un rapport de supériorité du premier au second terme, prit bientôt la signification inverse.

Cette distinction, antérieure à l’établissement des Germains dans les provinces romaines de l’Occident, persista après cet établissement ; elle fut la même dans tous les pays où il eut lieu. Les envahisseurs étrangers étaient désignés sous le nom générique de Barbari ; ils l’acceptaient d’ailleurs eux-mêmes[1], et ne trouvaient pas mauvais que les Romains qu’ils chargeaient d’écrire leurs lois et leurs ordonnances en latin le leur attribuassent. Toutefois ce nom n’apparaît que d’une façon exceptionnelle, et d’ordinaire quand il s’agit de désigner l’ensemble des tribus germaniques. Ces tribus n’avaient point alors de nom commun par lequel elles pussent exprimer leur nationalité collective ; le mot Germani, naturellement, est tout à fait inconnu à cette époque ; quant au mot theodisc, diustisc (anc. fr. tiedeis, it. tedesco), il n’apparaît sous la forme latine theotiscus theudiscus qu’au IXe siècle ; le mot Teuto qui paraît s’y rattacher étymologiquement ne se montre nulle part, et le dérivé Teutonicus, employé par certains écrivains latins, est un souvenir classique qui ne reposait certainement, à cette époque, sur aucune dénomination réelle. Il est permis de douter que les Allemands aient eu, à cette époque, la conscience bien nette de leur unité de race ; dans les textes ils se qualifient d’habitude par le nom spécial de leur tribu, et nous voyons les Romani opposés successivement aux Franci, aux Burgundiones, aux Gothi, aux Langobardi, etc. Tout au contraire, on ne voit nulle part apparaître pour les habitants des provinces de l’empire de dénominations spéciales qui les rattachent à une nationalité antérieure à la conquête romaine. Il n’y a dans l’ensemble des lois comme des histoires de ce temps ni Galli, ni Rhæti, ni Itali, ni Iberi, ni Afri : il n’y a que des Romani en face des conquérants répandus dans toutes les provinces.

Le Romanus est donc, à l’époque des invasions et des établissements germaniques, l’habitant, parlant latin, d’une partie quelconque de l’empire. C’est ainsi que lui-même se désigne, non sans garder encore longtemps quelque fierté de ce grand nom[2] ; mais ses vainqueurs ne l’appellent pas ainsi : le nom Romanus ne paraît avoir pénétré dans aucun de leurs dialectes. Le nom qu’ils lui donnent et qu’ils lui donnaient sans doute bien avant la conquête, c’est celui de walah, plus tard welch, ags. vealh, anc. nor. vali (suéd. mod. val), auquel se rattachent les dérivés walahisc, plus tard waelsch (welche) et wallon. L’emploi de ce mot et de celui de Romanus est précisément inverse : le premier n’est jamais employé que par les Barbares, le second que par les Romains[3] ; l’un et l’autre ont persisté face à face, comme on le verra plus bas, bien après l’époque dont il s’agit ici, dans des pays où les deux races, germanique et latine, se trouvaient en contact intime et journalier et n’étaient pas arrivées à se fondre dans une nationalité nouvelle.

Le mot welche a en français une nuance méprisante qu’il avait à coup sûr, à cette époque, dans l’esprit des Allemands qui le prononçaient. Les conquérants avaient une haute opinion d’eux-mêmes et se regardaient comme très supérieurs aux peuples chez lesquels ils venaient s’établir. Les monuments purement germaniques manquent malheureusement pour ces époques reculées ; mais quelques textes latins ont conservé le souvenir des sentiments que la race conquérante, encore plusieurs siècles après la chute de l’empire, entretenait pour les Walahen, seuls dépositaires pourtant de la civilisation occidentale. Le plus curieux de ces textes, à cause de sa naïveté, est cette phrase qui se trouve dans le célèbre glossaire roman-allemand de Cassel et qui est certainement d’un Bavarois du temps de Pépin : Stulti sunt Romani, sapienti Paioari ; modica sapientia est in Romanis ; plus habent stultitia quam sapientia. Ici, par une rare chance, nous avons conservé, à côté de la traduction latine, la pensée de cet excellent Peigir dans la forme même où elle a souri à son esprit : Tole sint Walha, spahe sint Peigira ; luzic ist spahi in Walhum ; mera hapent tolaheiti denne spahi. A la même époque, on rencontrait, sur les bords du Rhin, des Allemands comme celui que peint Wandelbert dans son récit des miracles de saint Goar : Omnes Romanæ nationis ac linguæ homines ita quodam gentilicio odio exsecrabatur ut ne videre quidem eorum aliquem æquanimiter vellet…. Tanta enim ejus animum innata ex feritate barbarica stoliditas apprehenderat ut ne in transitu quidem Romanæ linguæ vel gentis homines et ipsos quoque bonos viros ac nobiles libenter adspicere posset. Ces sentiments n’étaient pas bornés aux hommes sans culture : au Xe siècle encore, Luitprand s’indignait de la pensée qu’on pût lui faire honneur en le traitant de Romanus, et disait aux Grecs : Quos (Romanos) nos, Langobardi scilicet, Saxones, Franci, Lotharingi, Bagoarii, Sueri, Burgundiones, tanto dedignamur, ut inimico nostro commoti nil aliud contumeliarum nisi : Romane ! dicamus, hoc solo nomine quidquid ignobilitatis, quidquid timiditatis, quidquid avaritiæ, quidquid luxuriæ, quidquid mendacii, imo quidquid vitiorum est comprehendentes. Comment ne pas remarquer qu’au bout de dix siècles des appréciations presque semblables sur le « wælschen Lug und Trug », sur la « wælsche Sittenlosigkeit », sur la « tiefe moralische Versunkenheit der romanischen Vœlker » se font encore entendre en allemand ?

Le nom de Romani ne se maintint pas au delà des temps carolingiens. La fusion des conquérants germaniques avec les Romains, l’adoption par eux, en Espagne, en France, en Italie, de la langue des vaincus, fit disparaître de l’ancien empire d’Occident une distinction aussi générale, remplacée par les noms spéciaux des nations qui se formèrent des débris de l’empire de Charlemagne. Il y eut bientôt, non plus des Romains en opposition avec un certain nombre de tribus conquérantes, mais au contraire une nation allemande renfermée dans les limites agrandies de l’ancienne Germanie, et qui, tout en restant divisée en tribus, prit conscience d’elle-même sous le nom de Tiedesc, et fut appelée par ses voisins de noms divers, mais également collectifs, — et, à côté, des Lombards, des Français, des Provençaux, des Flamands, etc. Le nom de Romani se maintint cependant dans deux cas, où les peuples qui l’avaient partagé avec les habitants de tout l’empire ne se trouvèrent englobés dans aucune nationalité nouvelle et conservèrent, pour se distinguer des Barbares qui les entouraient, l’ancienne appellation dont ils étaient fiers. Les Allemands, fidèles de leur côté à la tradition antérieure, appelèrent ces peuples du nom de Walahen, Welches, et ce nom leur est resté jusqu’à nos jours.

Ces deux cas se présentent dans les pays où la population romane, par suite de circonstances particulières, vit dans une sorte d’île au milieu d’autres races. Tout le monde connaît maintenant l’existence de la langue si intéressante qui se parle dans le canton des Grisons, et qui se distingue de l’italien avec lequel elle est en contact au sud. Cette langue est le seul vestige qui ait persisté jusqu’à nos jours de la langue parlée autrefois par les Romani de la Rhétie. On a cru longtemps que les habitants romains de ce pays avaient tous émigré en Italie, comme le raconte Eugippius dans la vie de saint Séverin, et avaient laissé la place libre aux Barbares. Mais des documents nombreux et intéressants prouvent que longtemps après la conquête définitive du pays par les Alamans et les Bavarois, une population romaine se maintint dans le pays en groupes plus ou moins nombreux et consistants…. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que les habitants non germanisés du pays de Coire, les seuls qui aient résisté jusqu’à nos jours aux progrès du teutonisme, aient gardé, en partie du moins, leur nom aussi bien que leur langue. Il est vrai qu’ils se nomment actuellement non pas Romaun, qui signifie chez eux « Romain », mais Romaunsch, comme leur idiome lui-même ; mais cette forme dérivée s’appuie nécessairement sur l’autre plus ancienne. — De même qu’ils se sont appelés Romaunsch, les Allemands les désignent maintenant par le dérivé de Walah, à savoir Wælschen, Churwælschen.

L’autre exemple de la persistance du nom de Romani se trouve dans des contrées qui faisaient partie de l’empire d’Orient. Les peuples qui, aujourd’hui, dans les provinces danubiennes, la Hongrie et la Turquie d’Europe, parlent un idiome latin se désignent eux-mêmes par le nom de Romains (Rumën, Rumen, Romān), que nous leur donnons aussi depuis peu (Roumains). La désignation de Valaques ne leur est appliquée que par les étrangers qui les entourent…. — Comme les Romani d’Occident, ceux de l’Est reçurent des Allemands le nom de Walahen. Il est vrai qu’actuellement ils ne sont pas en contact avec les Allemands, mais on sait que ces pays furent ceux par lesquels les premières invasions germaniques se précipitèrent sur l’empire : elles y avaient d’ailleurs été précédées par une nombreuse colonisation. Là, comme partout, les Allemands appelèrent Walahen ceux qui se nommaient Romani, et ils transmirent cette désignation aux peuples divers qui les remplacèrent dans ces régions ; les Grecs l’adoptèrent eux-mêmes par la suite (Βλἁχοι). L’un et l’autre nom, le premier dans la bouche des étrangers, le second dans celle des Romani, désignent jusqu’à nos jours les descendants singulièrement disséminés des anciennes populations romanisées de ces provinces. On sait qu’ils ont aussi gardé leur langue, et que, tout altérée et imprégnée d’éléments étrangers qu’elle est, elle mérite sa place parmi les dialectes modernes où vit encore la langue latine.

Le nom de Romani, on le comprend, n’a pas désigné les habitants de l’empire qui parlaient latin uniquement par opposition aux barbares germains. Ils l’ont aussi employé pour se distinguer de leurs autres voisins : seulement l’appellation correspondante de Walahen fait ici naturellement défaut. En Afrique, par exemple, les Romani que nous trouvons appelés de ce nom à l’approche des Vandales, se nommaient ainsi antérieurement par opposition aux indigènes restés étrangers à la domination ou à la langue romaine. — De même quand l’Armorique se trouva occupée par des tribus parlant celtique, les nouveaux venus, continuant sans doute l’usage qu’ils avaient déjà dans la Grande-Bretagne, appelèrent Romani leurs voisins, habitants des provinces gauloises romanisées.

Il résulte de tout ce qui vient d’être dit que les habitants de l’empire romain, quelle qu’eût été leur nationalité primitive, se désignaient, particulièrement par opposition aux étrangers et surtout aux Allemands, par le nom de Romani. Ce nom leur resta dans les différents pays où les envahisseurs s’établirent, tant qu’il subsista une distinction entre les conquérants et les vaincus. En Occident, il disparut généralement vers le IXe siècle pour faire place aux noms des nationalités diverses sorties de la dislocation de l’empire par les tribus germaniques ; il se maintint toutefois plus longtemps, et subsiste encore au moins par son dérivé dans le petit pays de Coire. — En Orient, il continua à désigner les habitants romanisés des provinces du sud du Danube qui ne se fondirent pas parmi les populations illyriennes, grecques, germaniques, slaves ou mongoles, et il les désigne encore jusqu’à ce jour. — Le mot Romanus se traduisait en allemand par Walah, mais jamais les Romani n’ont pris eux-mêmes cette dénomination ; elle s’est maintenue en allemand (où Romanus est inconnu) pour désigner les peuples romans pendant le moyen âge, et n’a pas encore tout à fait disparu : elle s’est particulièrement attachée aux deux peuples qui ont gardé le nom de Romani, aux Churwælschen et aux Walachen.

      *       *       *       *       *

Sur le nom des habitants de l’empire on fit un nom pour l’empire lui-même. Il était dans l’esprit populaire de substituer une désignation courte et concrète aux termes de imperium Romanum, orbis Romanus. On tira de Romanus le nom Romania, formé par analogie d’après Gallia, Græcia, Britannia, etc. L’avènement de ce nom indique d’une façon frappante le moment où la fusion fut complète entre les peuples si divers soumis par Rome, et où tous, se reconnaissant comme membres d’une seule nation, s’opposèrent en bloc à l’infinie variété des Barbares qui les entouraient. Ce nom était populaire et n’avait pas droit d’entrée dans le style classique ; aussi l’époque où il nous apparaît pour la première fois est-elle évidemment bien postérieure à celle où il dut se former ; les textes qui le donnent l’emploient uniquement par opposition au monde barbare devenu l’objet de toutes les craintes, la menace sans cesse présente à l’esprit.

[Illustration : Rome dominatrice du monde. (Musée du Louvre, nº 102 du Catalogue Clarac).]

La Romania avait à peine pris conscience d’elle-même qu’elle allait être ruinée, au moins dans son existence matérielle. Cette réflexion mélancolique est naturellement suggérée par le passage suivant, où se trouve le plus ancien exemple du mot. C’est au commencement du Ve siècle qu’eut lieu, dans la grotte de Bethléem où vivait saint Jérôme, l’entretien suivant, qui roulait sur le roi goth Ataulf, devenu un allié de l’empire après avoir songé à le détruire complètement : « Ego ipse, dit Paul Orose, virum quemdam Narbonnensem, illustris sub Theodosio militiæ, etiam religiosum prudentemque et gravem, apud Bethlehem oppidum Palæstinæ beatissimo Hieronymo presbytero referentem audivi se familiarissimum Ataulpho apud Narbonam fuisse, ac de eo sæpe sub testificatione didicisse quod ille, cum esset animo viribus ingenioque nimius, referre solitus esset se in primis ardenter inhiasse ut, obliterato Romano nomine, Romanum omne solum Gothorum imperium et faceret et vocaret, essetque, ut vulgariter loquar, Gothia quod Romania fuisset. » — A peu près à la même époque, nous retrouvons ce mot dans des circonstances plus tristes encore. L’autre grand docteur chrétien de ce temps, saint Augustin, assiégé dans Hippone par les Vandales, reçoit des lettres des évêques de la province qui lui demandent des conseils sur ce qu’ils doivent faire dans le péril et le désastre communs, et il leur répond sur la conduite à tenir en face de ceux que son biographe Possidius, alors enfermé avec lui, appelle illos Romaniæ eversores. Romania ne signifie pas seulement ici, comme le veulent les Bollandistes, ditio romana in Africa ; il n’a plus même simplement le sens de Romanum imperium que lui donne Du Cange ; il a pris une signification plus générale, celle de monde romain, de civilisation romaine opposée à la Barbaries qui va la détruire.

Par un singulier hasard, les exemples du mot Romania sont plus anciens et plus nombreux en grec qu’en latin. Quand la capitale de l’empire eut été transportée à Byzance, il n’en resta pas moins l’empire romain ; Constantinople fut appelée nouvelle Rome ou simplement Rome, et la langue latine resta longtemps encore la langue officielle[4]. Les écrivains grecs paraissent avoir adopté à cette époque le nom de Romania pour désigner l’ensemble de l’empire…. Saint Athanase dit expressément : Μητοπὁλις ἡ ’Ρὡμη τἡς ’Ρωμανἱας…. Plus tard, quand l’empire d’Orient fut détruit, le nom de ’Ρωμανἱα désigna, dans les écrivains grecs, l’empire de Byzance, et reparut sous la forme Romania (avec l’accent sur l’i), Romanie, dans les écrivains occidentaux, avec ce sens spécial. C’est de là qu’il est arrivé à désigner les possessions des Grecs en Asie, puis les provinces qui forment aujourd’hui la Turquie d’Europe et la Grèce, et où il faut le reconnaître sous la forme Roumélie. Je n’ai pas à m’étendre ici sur cette histoire du mot grec ’Ρωμανἱα] ; il suffit de montrer qu’il provient du latin et que son usage habituel en Orient au IVe siècle prouve qu’il était populaire en Occident avant cette époque.

En Occident, le mot Romania, comme on l’a vu, fut surtout employé pour caractériser l’empire romain en face des Barbares, et plus tard pour exprimer l’ensemble de la civilisation et de la société romaine. Dans ce sens étendu, il comprend naturellement la langue, et cette idée accessoire est nettement indiquée dans les vers où Fortunat, s’adressant au Franc Charibert, lui dit :

    Hinc cui Barbaries, illinc Romania plaudit.
      Diversis linguis laus sonat una viro.

Romania, c’est ici l’ensemble des Romani, la société romaine, le monde romain en opposition au monde allemand ou barbare.

L’expression de Romania resta en usage jusqu’aux temps carolingiens et reprit même sans doute une nouvelle vogue quand Charlemagne eut restauré l’imperium Romanum. Dans un capitulaire de Louis le Pieux et Lothaire, on lit : « Præcipimus de his fratribus qui in nostris et Romaniæ finibus paternæ seu maternæ succedunt hereditati, » et il me paraît probable que Romania signifie ici l’étendue de l’empire plutôt que l’Italie ou cette province italienne à laquelle le nom a fini par se restreindre. Mais quand l’empire eut passé aux rois d’Allemagne, le mot Romania semble avoir désigné spécialement cette partie de leurs États qui n’était pas germanique, à savoir l’Italie…. Enfin le nom de Romania finit par ne plus désigner que la province qui porte encore ce nom de Romagne et qui répond a l’ancien exarchat de Ravenne ; il lui vient, d’après les uns, de la célèbre donation faite par Pépin à l’ecclesia Romana, d’après les autres, du nom de l’empire grec, de la ’Ρωμανἱα, dont cette province fut la dernière possession en Occident.

En résumé, le mot Romania, fait pour embrasser sous un nom commun l’ensemble des possessions des Romains, a servi particulièrement à désigner l’empire d’Occident, quand il fut détaché de celui de Constantinople (qui, de son côté, s’attribua le nom de ’Ρωμανἱα). Depuis la destruction successive de tous les restes de la domination romaine, il a exprimé l’ensemble des pays qui étaient habités par les Romani, ainsi que le groupe des hommes parlant encore la langue de Rome, et par suite la civilisation romaine elle-même. Dans ce sens, Romania est un mot bien choisi pour dire le domaine des langues et des littératures romanes.

La Romania, à ce point de vue de la civilisation et du langage, comprenait autrefois, lors de sa plus grande extension, l’empire romain jusqu’aux limites où commençait le monde hellénique et oriental, soit l’Italie actuelle, la partie de l’Allemagne située au sud du Danube, les provinces entre ce fleuve et la Grèce, et, sur la rive gauche, la Dacie ; la Gaule jusqu’au Rhin, l’Angleterre jusqu’à la muraille de Septime Sévère ; l’Espagne entière, moins les provinces basques, et la côte septentrionale de l’Afrique. De grands morceaux de ce vaste territoire lui ont été enlevés, surtout par les Allemands. Il est vrai que plusieurs des pays, jadis romains, où se parle maintenant l’allemand, n’ont jamais été complètement romanisés. Pour l’Angleterre, le fait est certain : quand les légions romaines se furent retirées, l’élément celtique indigène reprit bientôt la prépondérance, et les Romani qui, malgré tout, s’y trouvaient encore en grand nombre, furent absorbés sans doute autant par les Bretons que par les Saxons. — Les pays situés sur la rive gauche du Rhin qui ont été germanisés ne l’ont pas été tous à la même époque ; ils doivent leur germanisation soit à la dépopulation causée par le voisinage menaçant des Barbares (provinces rhénanes, Alsace-Lorraine), soit à l’extermination des habitants romains par les envahisseurs (Flandre). Mais il est sûr, particulièrement pour l’Alsace, que l’établissement germanique avait été précédé par une romanisation à peu près complète. — Les contrées de la rive droite du Danube (Rhétie, Norique, Pannonie) avaient reçu de bonne heure des colonisations germaniques établies par les empereurs eux-mêmes ; devant les invasions, une partie de la population romaine passa en Italie, le reste s’absorba plus ou moins lentement dans le peuple conquérant ; un petit noyau persista dans quelques vallées des Alpes. — Dans les provinces plus orientales, l’élément indigène s’était maintenu comme en Angleterre ; mais la population romaine y avait pris plus de consistance, si bien qu’au milieu des anciens habitants (Albanais) et des masses d’envahisseurs successifs (Germains, Slaves, Hongrois, Turcs), les Roumains réussirent à se maintenir, d’une part en corps de population considérable, d’autre part en petits groupes disséminés très nombreux, et parvinrent même à réoccuper la Dacie de Trajan qu’Aurélien avait fait évacuer à tous les Romani dès le IIIe siècle. — En Afrique, ce ne furent pas les Vandales qui mirent fin au romanisme ; il paraît au contraire probable que, là comme en Espagne et en Gaule, les Germains finirent par se fondre avec les vaincus, et il se serait sans doute formé dans le royaume de Genséric une langue romane particulière, si l’établissement vandale n’avait pas été détruit par les Grecs, et surtout si la funeste invasion des musulmans n’avait arraché ces belles contrées au monde chrétien. Il est vraisemblable que quand les Arabes arrivèrent, il restait encore de nombreux Romains dans le pays ; toutefois, l’élément indigène n’avait jamais disparu, même du temps de la domination romaine et dans le cœur des provinces qu’il entourait de tous côtés : il s’allia étroitement avec les Arabes, et les derniers vestiges du romanisme disparurent bien vite de l’Afrique. — L’Espagne, au contraire, où la fusion des Goths avec les Romains était complète, conserva son caractère, même sous la domination arabe, et parvint finalement à s’en affranchir tout à fait. — Il en fut de même en Sicile : là, le romanisme a non seulement chassé complètement l’élément arabe, mais encore fait disparaître l’élément grec qui, sans doute, y était encore assez abondant au commencement du moyen âge. — Cet élément grec s’effaça aussi du sud de l’Italie, où il s’était maintenu depuis la colonisation hellénique ; dans le midi de la Gaule, il s’était absorbé de très bonne heure dans la civilisation romaine. — La Romania perdit cependant en Gaule une province qui certainement lui avait appartenu, la péninsule à laquelle les colons venus de l’autre côté de la Manche firent donner le nom de Bretagne ; mais on ne peut douter que cette province, à l’époque de leur débarquement, n’ait été presque tout à fait dépeuplée.

Les pertes que la Romania a faites il y a quatorze siècles ne sont pas sans compensations. Non seulement elle a absorbé toutes les tribus germaniques qui ont pénétré dans le cœur de son territoire, mais elle a reculé de tous côtés les frontières que lui avait faites l’époque des invasions. Sur presque tous les points où elle s’est trouvée en contact avec l’élément allemand, en Flandre, en Lorraine, en Suisse, en Tyrol, en Frioul, elle a opéré un mouvement en avant qui lui a rendu une partie plus ou moins grande de son ancien territoire. En Angleterre, les Normands romanisés ont reconquis le pays pendant des siècles pour le monde roman, et leur langue n’a cédé à celle des Saxons qu’en s’y mêlant dans une proportion telle que l’étude de la langue et de la littérature anglaises est inséparable de celle des langues et des littératures romanes. J’ai déjà parlé de la suppression du grec en Italie, de la Dacie reconquise par les Roumains. Dans le nouveau monde, la Romania s’est annexé d’immenses territoires ; elle commence à reprendre possession d’une partie du nord de l’Afrique. Le latin, dans ses différents dialectes populaires, — qui sont les langues romanes, — est parlé aujourd’hui par un nombre d’hommes bien plus considérable qu’au temps de la plus grande splendeur de l’empire….

G. PARIS, dans la Romania, t. Ier (1872), passim.


II. — LA VILLA GALLO-ROMAINE.


On peut conjecturer avec vraisemblance que, en Gaule, avant la conquête de César, le régime dominant était celui de la grande propriété. Les Romains n’eurent à introduire dans ce pays ni le droit de propriété ni le système des grands domaines cultivés par une population servile.

Quoi qu’il en soit, nous trouvons dans la Gaule du temps de l’empire les mêmes habitudes rurales qu’en Italie. Tacite parle d’un domaine du Gaulois Cruptorix, et il l’appelle du terme de villa. Ce qui fut peut-être le plus nouveau, c’est que chaque villa prit un nom propre, suivant l’usage romain. Conformément à ce même usage, les noms des domaines furent tirés la plupart du temps de noms d’hommes. Ausone cite la villa Pauliacus et la villa Lucaniacus. Sidoine Apollinaire, dans ses lettres, a souvent l’occasion de mentionner ses propriétés ou celles de ses amis. Il en possède une qui s’appelle Avitacus. Un domaine de la famille Syagria s’appelle Taionnacus ; celui de Consentius, ami de Sidoine, s’appelle ager Octavianus. Plus tard, les chartes écrites en Gaule nous montreront une série de domaines qui ont tous un nom propre ; ils s’appellent, par exemple, Albiniacus, Solemniacensis, Floriacus, Bertiniacus, Latiniacus, Victoriacus, Pauliacus, Juliacus, Atiniacus, Cassiacus, Gaviniacus, Clipiacus ; il y en a plusieurs centaines de cette sorte[5]. Ces noms, que nous trouvons dans des chartes du VIIe siècle, viennent certainement d’une époque antérieure. C’est sous la domination romaine que les domaines les ont reçus. Ils sont latins, et viennent, pour la plupart, de noms de famille qui sont romains. Cela ne signifie pas que des familles italiennes soient venues s’emparer du sol. Les Gaulois, en devenant Romains, avaient pris pour eux-mêmes des noms latins, et avaient appliqué leurs nouveaux noms à leurs terres. Quelques-uns avaient conservé un nom gaulois en le latinisant ; aussi trouvons-nous quelques noms de domaines qui ont un radical gaulois sous une forme latine. Dans la suite, tous ces noms de propriétés sont devenus les noms de nos villages de France. On aperçoit aisément la filiation. Les propriétaires primitifs s’étaient appelés Albinus, Solemnis, Florus, Bertinus, Latinus ou Latinius, Victorius, Paulus, Julius, Atinius, Cassius, Gabinius, Clipius ; et c’est pour cela que nos villages s’appellent Aubigny, Solignac, Fleury, Bertignole, Lagny, Vitry, Pouilly, Juilly, Attigny, Chancy, Gagny, Clichy.

Il est difficile de dire quelle était en Gaule l’étendue ordinaire d’un domaine rural. Il faut d’abord mettre à part la Narbonnaise, qui avait été couverte de colonies romaines et où le sol avait été distribué par petits lots. On doit mettre à part aussi quelques territoires du nord-est, voisins de la frontière et où furent fondées des colonies militaires de vétérans ou des colonies de Germains ; ici encore c’est la petite ou la moyenne propriété qui fut constituée, et il n’y a pas apparence qu’elle se soit beaucoup modifiée. Il en fut autrement dans le reste de la Gaule. Ici nulle colonie, nulle constitution factice de propriété. Ou bien les domaines restèrent aux mains de l’ancienne aristocratie devenue romaine, ou bien ils passèrent aux mains d’hommes enrichis. Dans l’un et l’autre cas, on ne voit pas que la terre ait pu être beaucoup morcelée. Il est très vraisemblable qu’il y eut un certain nombre de très petites propriétés ; mais ce qui prévalut, ce fut le grand domaine. La petite propriété fut répandue ça et là sur le sol gaulois, mais n’en occupa qu’une faible partie ; la moyenne et la grande couvrirent presque tout.

Quelques exemples nous sont fournis par la littérature du IVe et du Ve siècle. Le poète Ausone décrit une propriété patrimoniale qu’il possède dans le pays de Bazas. Elle est à ses yeux fort petite ; il l’appelle une villula, un herediolum, et il faut « toute la modestie de ses goûts » pour qu’il s’en contente. Encore voyons-nous qu’il y compte 200 arpents de terre en labour, 100 arpents de vigne, 50 de prés, et 700 de bois. Voilà donc un domaine qui est réputé petit et qui comprend 1050 arpents ; or s’il est réputé petit, c’est qu’il l’est par comparaison avec beaucoup d’autres. On croirait volontiers qu’une propriété d’un millier d’arpents n’était aux yeux de ces hommes que de la petite propriété.

Les domaines que Sidoine Apollinaire décrit, sans en donner la mesure, paraissent être plus grands. Le Taionnacus comprend « des prés, des vignobles, des terres en labour ». L’Octavianus renferme « des champs, des vignobles, des bois d’oliviers, une plaine, une colline ». L’Avitacus « s’étend en bois et en prairies, et ses herbages nourrissent force troupeaux »… Quelques années plus tard, nous voyons la villa Sparnacus être vendue au prix de 5000 livres pesant d’argent ; cette somme énorme, surtout en un temps de crise et dans les circonstances où nous voyons qu’elle fut vendue, suppose que cette terre était très vaste.

Encore faut-il se garder de l’exagération. Se figurer d’immenses latifundia serait une grande erreur. Qu’une région ou un canton entier appartienne à un seul propriétaire, c’est ce dont on ne trouve d’exemple ni en Gaule, ni en Italie, ni en Espagne. Rien de semblable n’est signalé ni par Sidoine, ni par Salvien, ni par nos chartes. Notre impression générale, à défaut d’affirmation, est que les grands domaines de l’époque romaine ne dépassent guère l’étendue qu’occupe aujourd’hui le territoire d’un village. Beaucoup n’ont que celle de nos petits hameaux. Et au-dessous de ceux-ci il existe encore un bon nombre de propriétés plus petites. Il est aussi une remarque qu’on doit faire. Nous savons par les écrivains du IVe siècle qu’il s’est formé à cette époque une classe de très riches propriétaires fonciers. C’est un des faits les plus importants et les mieux avérés de cette partie de l’histoire. Or, ces grandes fortunes, sur lesquelles nous avons quelques renseignements, ne se sont pas formées par l’extension à l’infini d’un même domaine. C’est par l’acquisition de nombreux domaines fort éloignés les uns des autres qu’elles se sont constituées. Les plus opulentes familles de cette époque ne possèdent pas un canton entier ou une province ; mais elles possèdent vingt, trente, quarante domaines épars dans plusieurs provinces, quelquefois dans toutes les provinces de l’empire. Ce sont là les patrimonia sparsa per orbem dont parle Ammien Marcellin. Telle est la nature de la fortune terrienne des Anicius, des Symmaque, des Tertullus, des Gregorius en Italie ; des Syagrius, des Paulinus, des Ecdicius, des Ferreolus en Gaule.

      *       *       *       *       *

La villa, le domaine rural, était un organisme assez complexe. Il contenait, autant que possible, des terres de toute nature, champs, vignes, prés, forêts. Il renfermait aussi des hommes de toutes les conditions sociales, esclaves sans tenure, esclaves tenanciers, affranchis, colons, hommes libres. Le travail s’y faisait par deux organes bien distincts, qui étaient, l’un le groupe servile ou familia, l’autre la série des petits tenanciers. Le terrain y était aussi divisé en deux parts, l’une qui était aux mains des tenanciers, l’autre que le propriétaire gardait dans sa main. Il faisait cultiver celle-ci, soit par le groupe servile, soit par les corvées des tenanciers, soit enfin par une combinaison de l’un et de l’autre système. Il y avait, en ce dernier cas, un groupe servile peu nombreux, auquel venaient s’ajouter les bras des tenanciers dans les moments de l’année où il fallait beaucoup de bras. Le propriétaire tirait ainsi de son domaine un double revenu, d’une part les récoltes et les fruits de la portion réservée, de l’autre les redevances et rentes des tenanciers. Son régisseur ou son intendant, procurator, actor ou villicus, administrait et surveillait les deux portions également ; des tenures, il recevait les redevances ; sur la part réservée, il dirigeait les travaux de tous.

Ce domaine… était couvert aussi d’autant de constructions qu’il en fallait pour la population et pour les besoins divers d’un village. On comprend qu’aucune description précise n’est possible. Nous voyons seulement qu’on y distinguait trois sortes de constructions bien différentes : 1º la demeure du propriétaire ; 2º les logements des esclaves, avec tout ce qui servait aux besoins généraux de la culture ; 3º les demeures des petits tenanciers.

Au sujet de ces dernières, nous savons fort peu de chose ; les écrivains anciens ne les ont jamais décrites. Tantôt ces demeures étaient isolées les unes des autres, chacune d’elles étant placée sur le lot de terre que l’homme cultivait…. Tantôt elles étaient groupées entre elles et formaient un petit hameau que la langue appelait vicus. Sur les domaines les plus grands on pouvait voir, ainsi que le dit Julius Frontin, une série de ces vici qui faisaient comme une ceinture autour de la villa du maître.

Cette villa se divisait toujours en deux parties nettement séparées, que la langue distinguait par les expressions villa urbana et villa rustica. La villa urbana, dans un domaine rural, était l’ensemble des constructions que le maître réservait pour lui, pour sa famille, pour ses amis, pour toute sa domesticité personnelle. Quant à la villa rustica, elle était l’ensemble des constructions destinées au logement des esclaves cultivateurs ; là se trouvaient aussi les animaux et tous les objets utiles à la culture.

Varron, Columelle et Vitruve ont décrit cette villa rustique. Elle devait contenir un nombre suffisant de petites chambres, cellæ, à l’usage des esclaves ; et ces chambres devaient être, autant que possible, « ouvertes au midi ». Pour les esclaves paresseux ou indociles, il y avait l’ergastulum ; c’était le sous-sol. Il devait être éclairé par des fenêtres assez nombreuses « pour que l’habitation fût saine », mais assez étroites et assez élevées au-dessus du sol pour que les hommes ne pussent pas s’échapper. A quelques pas de là étaient les étables, qui, autant que possible, devaient être doubles, pour l’été et pour l’hiver.

[Illustration : La culture de la vigne, d’après une fresque de l’an 300 environ.]

A côté des étables étaient les petites chambres des bouviers et des bergers. On trouvait ensuite les granges pour le blé et le foin, les celliers au vin, les celliers à l’huile, les greniers pour les fruits. Une cuisine occupait un bâtiment spécial ; elle devait être haute de plafond et assez grande « pour servir de lieu de réunion en tout temps à la domesticité ». Non loin était le bain des esclaves, qui ne s’y baignaient d’ailleurs qu’aux jours fériés. Le domaine avait naturellement son moulin, son four, son pressoir pour le vin, son pressoir pour l’huile et son colombier. Ajoutez-y, si le domaine était complet, une forge et un atelier de charronnage. Au milieu de tous ces bâtiments s’étendait une large cour ; les Latins l’appelaient chors ; nous la retrouverons au moyen âge avec le même nom légèrement altéré, curtis.

A quelque distance est la villa du maître. Ce propriétaire est ordinairement riche et il s’est plu à bâtir. Varron remarquait déjà, non sans chagrin, que ses contemporains « accordaient plus de soin à la villa urbaine qu’à la villa rustique ». Columelle donne une description de cette villa. Elle renferme des appartements d’été et des appartements d’hiver ; car le maître l’habite ou peut l’habiter en toute saison. Elle a donc double salle à manger et double série de chambres à coucher. Elle renferme de grandes salles de bain, où toute une société peut se baigner à la fois. On y trouve aussi de longues galeries, plus grandes que nos salons, où les amis peuvent se promener en causant. Pline le Jeune, qui possède une dizaine de beaux domaines, décrit deux de ces habitations. Tout ce qu’on peut imaginer de confortable et de luxueux s’y trouve réuni. Nous ne supposerons sans doute pas que toutes les maisons de campagne fussent semblables à celles de Pline ; mais il en existait de plus magnifiques encore que les siennes ; et, du haut en bas de l’échelle, toutes les maisons de campagne tendaient à se rapprocher du type qu’il décrit. Il imitait et on l’imitait. Le luxe des villas était, dans cette société de l’empire romain, la meilleure façon de jouir de la richesse et aussi le moyen le plus louable d’en faire parade. Comme il n’y avait plus d’élections libres, l’argent qu’on ne dépensait plus à acheter les suffrages, on le dépensait à bâtir et à orner ses maisons. Ce qui peut d’ailleurs atténuer les inconvénients d’un régime de grande propriété, c’est que le propriétaire se plaise sur son domaine et qu’il lui rende en améliorations ou en embellissements ce qu’il en retire en profits.

Si de l’Italie nous passons à la Gaule, et de l’époque de Trajan au Ve siècle, nous y trouvons encore de vastes et magnifiques villas. Sidoine Apollinaire fait un tableau assez net, malgré le vague habituel de son style, de la villa Octaviana, qui appartient à son ami Consentius. « Elle offre aux regards des murs élevés et qui ont été construits suivant toutes les règles de l’art. » Il s’y trouve « des portiques, des thermes d’une grandeur admirable ». Sidoine décrit aussi la villa Avitacus. On y arrive par une large et longue avenue qui en est « le vestibule ». On rencontre d’abord le balneum, c’est-à-dire un ensemble de constructions qui comprend des thermes, une piscine, un frigidarium, une salle de parfums ; c’est tout un grand bâtiment. En sortant de là, on entre dans la maison. L’appartement des femmes se présente d’abord ; il comprend une salle de travail où se tisse la toile. Sidoine nous conduit ensuite à travers de longs portiques soutenus par des colonnes et d’où la vue s’étend sur un beau lac. Puis vient une galerie fermée où beaucoup d’amis peuvent se promener. Elle mène à trois salles à manger. De celles-ci on passe dans une grande salle de repos, diversorium, où l’on peut, à son choix, dormir, causer, jouer. L’écrivain ne prend pas la peine de décrire les chambres à coucher, ni d’en indiquer même le nombre. Ce qu’il dit des villas de ses amis fait supposer que plusieurs étaient plus brillantes que la sienne. Ces belles demeures, qui ont un moment couvert la Gaule, n’ont pas péri sans laisser bien des traces. On en trouve des vestiges dans toutes les parties du pays, depuis la Méditerranée jusqu’au Rhin et jusqu’au fond de la presqu’île de Bretagne.

Dans la description de la villa Octaviana nous devons remarquer une chapelle. En effet, une loi de 398 signale comme « un usage » que les grands propriétaires aient une église dans leur propriété.

La langue usuelle de l’empire désignait la maison du maître par le mot prætorium. Ce terme se trouve déjà, avec cette signification, dans Suétone et dans Stace ; on le rencontre plusieurs fois chez Ulpien et les jurisconsultes du Digeste ; il devient surtout fréquent chez les auteurs du IVe siècle, comme Palladius et Symmaque. Or ce mot, par son radical même, indiquait l’idée de commandement, de préséance, d’autorité. Il s’était appliqué, dans un camp romain, à la tente du général ; dans les provinces, au palais du gouverneur. L’histoire d’un mot marque le cours des idées. Nul doute que, dans la pensée des hommes, cette demeure du maître ne fût, à l’égard de toutes les autres constructions éparses sur le domaine, la maison qui commandait. L’appeler prætorium, c’était comme si l’on eût dit la maison seigneuriale.

Un écrivain du temps, Palladius, recommandait de la construire à mi-côte et toujours plus élevée que la villa rustica. Cette villa rustique, avec sa population, avec sa série d’étables et de granges, avec son moulin, son pressoir, ses ateliers, avec tout son nombreux personnel, était plus que ce que nous appelons une ferme : elle formait une sorte de village, qui était la propriété du maître et que remplissaient ses serviteurs. La villa rustica en bas de la colline et la villa urbana à mi-côte, c’étaient déjà le village et le château des époques suivantes.

Il est vrai que ce château du IVe siècle n’avait pas l’aspect du château du Xe. Les turres dont il est quelquefois parlé n’étaient pas des tours féodales. On n’y voyait ni fossés, ni enceinte, ni herse, ni créneaux, mais plutôt des avenues et des portiques qui invitaient à entrer. C’est que l’on vivait dans une époque de paix et qu’on se croyait en sûreté. A peine voyons-nous, vers le milieu du Ve siècle, quelques hommes comme Pontius Leontius fortifier leur villa et l’entourer d’une épaisse muraille « que le bélier ne puisse abattre ». C’est alors seulement, pour résister aux pillards de l’invasion, qu’on a l’idée de transformer la villa en château fort. Jusque-là, la villa était un château, mais un château des temps paisibles et heureux, un château élégant, somptueux et ouvert.

Là ces grands propriétaires passaient la plus grande partie de leur vie, entourés de leur famille et d’un nombreux cortège d’esclaves, d’affranchis, de clients. Ces hommes, visiblement, aimaient la vie de château ; on n’en saurait douter quand on a lu les lettres de Symmaque ou celles de Sidoine Apollinaire. Ils bâtissaient, ils dirigeaient la culture, ils faisaient des irrigations, ils vivaient au milieu de leurs paysans. Un Syagrius, dans son beau domaine de Taionnac, « coupait ses foins et faisait sa vendange ». Un Consentius, fils et petit-fils des plus hauts dignitaires de l’empire, est représenté par Sidoine « mettant la main à la charrue », comme la vieille légende avait représenté Cincinnatus. Les amis d’Ausone, ceux de Symmaque, sont pour la plupart de grands propriétaires et ils se plaisent à la vie rurale. Des historiens modernes ont dit que la société romaine ou gallo-romaine n’aimait que la vie des villes, et que ce furent les Germains qui enseignèrent à aimer la campagne…. Tous les écrits que nous avons du IVe et du Ve siècle dépeignent au contraire l’aristocratie romaine comme une classe rurale autant qu’urbaine : elle est urbaine en ce sens qu’elle exerce les magistratures et administre les cités ; elle est rurale par ses intérêts, par la plus grande partie de son existence, par ses goûts.

C’est que, dans ces belles résidences, on menait l’existence de grand seigneur. Paulin de Pella, rappelant dans ses vers le temps de sa jeunesse, décrit « la large demeure où se réunissaient toutes les délices de la vie » et où se pressait « la foule des serviteurs et des clients ». C’était à la veille des invasions. « La table était élégamment servie, le mobilier brillant, l’argenterie précieuse, les écuries bien garnies, les carrosses commodes. » Les plaisirs de la vie de château étaient la causerie, la promenade à cheval ou en voiture, le jeu de paume, les dés, surtout la chasse. La chasse fut toujours un goût romain. Varron parle déjà des vastes garennes, remplies de cerfs et de chevreuils, que les propriétaires réservaient pour leurs plaisirs. Les amis auxquels écrivait Pline partageaient leur temps « entre l’étude et la chasse ». Lui-même, chasseur médiocre qui emportait un livre et des tablettes, se vante pourtant d’avoir tué un jour trois sangliers. Les jurisconsultes du Digeste mentionnent, parmi les objets qui font ordinairement partie intégrante du domaine, l’équipage de chasse, les veneurs et la meute. Plus tard, Symmaque écrit à son ami Protadius et le raille sur ses chasses qui n’en finissent pas et sur « la généalogie de ses chiens ». Les Gaulois aussi étaient grands chasseurs. Ils l’avaient été avant César, ils le furent encore après lui. On n’a qu’à voir les mosaïques qui, comme celle de Lillebonne, représentent des scènes de chasse. Regardez les amis de Sidoine : Ecdicius « poursuit la bête à travers les bois, passe les rivières à la nage, n’aime que chiens, chevaux et arcs ». Il est vrai que le même homme tout à l’heure, à la tête de quelques cavaliers levés sur ses terres, mettra une troupe de Wisigoths en déroute. Voici un autre ami de Sidoine, Potentinus : « il excelle à trois choses, cultiver, bâtir, chasser ». Vectius, grand personnage et haut fonctionnaire, « ne le cède à personne pour élever des chevaux, dresser des chiens, porter des faucons ». La chasse était un des droits du propriétaire foncier sur sa terre, et il en usait volontiers. Ainsi, bien des choses que le moyen âge offrira à nos yeux sont plus vieilles que le moyen âge.

FUSTEL DE COULANGES, L’Alleu et le domaine rural pendant l’époque mérovingienne, Paris, Hachette, 1889, in-8º. Passim.


III. — LE CHRISTIANISME.


PROGRÈS D’ORGANISATION. — L’EMPIRE CHRÉTIEN.


…L’organisation de l’Église se complétait avec une surprenante rapidité. Le grand danger du gnosticisme, qui était de diviser le christianisme en sectes sans nombre, est conjuré à la fin du IIe siècle. Le mot d’Église catholique éclate de toutes parts, comme le nom de ce grand corps qui va désormais traverser les siècles sans se briser. Et l’on voit bien déjà quel est le caractère de cette catholicité. Les montanistes sont tenus pour des sectaires ; les marcionistes sont convaincus de fausser la doctrine apostolique ; les différentes écoles gnostiques sont de plus en plus repoussées du sein de l’Église générale. Il y a donc quelque chose qui n’est ni le montanisme, ni le marcionisme, ni le gnosticisme, qui est le christianisme non sectaire, le christianisme de la majorité des évêques, résistant aux hérésies et les usant toutes, n’ayant, si l’on veut, que des caractères négatifs, mais préservé, par ces caractères négatifs, des aberrations piétistes et du dissolvant rationaliste. Le christianisme, comme tous les partis qui veulent vivre, se discipline lui-même, retranche ses propres excès…. Le juste milieu triomphe. L’aristocratie piétiste des sectes phrygiennes et l’aristocratie spéculative des gnostiques sont également déboutées de leurs prétentions….

Ce fut l’épiscopat qui, sans nulle intervention du pouvoir civil, sans nul appui des gendarmes ni des tribunaux, établit ainsi l’ordre au-dessus de la liberté dans une société fondée d’abord sur l’inspiration individuelle. Voilà pourquoi les ébionites de Syrie, qui n’ont pas l’épiscopat, n’ont pas non plus l’idée de la catholicité. Au premier coup d’œil, l’œuvre de Jésus n’était pas née viable ; c’était un chaos. Fondée sur une croyance à la fin du monde, que les années en s’écoulant devaient convaincre d’erreur, la congrégation galiléenne semblait ne pouvoir que se dissoudre dans l’anarchie…. L’inspiration individuelle crée, mais détruit tout de suite ce qu’elle a créé. Après la liberté, il faut la règle. L’œuvre de Jésus put être considérée comme sauvée le jour où il fut admis que l’Église a un pouvoir direct, un pouvoir représentant celui de Jésus. L’Église dès lors domine l’individu, le chasse au besoin de son sein. Bientôt l’Église, corps instable et changeant, se personnifie dans les anciens ; les pouvoirs de l’Église deviennent les pouvoirs d’un clergé dispensateur de toutes les grâces, intermédiaire entre Dieu et le fidèle. L’inspiration passe de l’individu à la communauté. L’Église est devenue tout dans le christianisme ; un pas de plus, l’évêque devient tout dans l’Église. L’obéissance à l’Église, puis à l’évêque, est envisagée comme le premier des devoirs ; l’innovation est la marque du faux ; le schisme sera désormais pour le chrétien le pire des crimes….

La correspondance entre les Églises fut de bonne heure une habitude. Les lettres circulaires des chefs des grandes Églises, lues le dimanche à la réunion des fidèles, étaient une continuation de la littérature apostolique. L’église, comme la synagogue et la mosquée, est une chose essentiellement citadine. Le christianisme (on en peut dire autant du judaïsme et de l’islamisme) sera une religion de villes, non une religion de campagnards. Le campagnard, le paganus, sera la dernière résistance que rencontrera le christianisme. Les chrétiens campagnards, très peu nombreux, venaient à l’église de la ville voisine.

Le municipe romain devint ainsi le berceau de l’Église. Comme les campagnes et les petites villes reçurent l’Évangile des grandes villes, elles en reçurent aussi leur clergé, toujours soumis à l’évêque de la grande ville. Entre les villes, la civitas a seule une véritable église, avec un episcopus ; la petite ville est dans la dépendance ecclésiastique de la grande. Cette primatie des grandes villes fut un fait capital. La grande ville une fois convertie, la petite ville et la campagne suivirent le mouvement. Le diocèse fut ainsi l’unité originelle du conglomérat chrétien.

[Illustration : Un évêque]

Quant à la province ecclésiastique, impliquant la préséance des grandes Églises sur les petites, elle répondit en général à la province romaine. Le fondateur des cadres du christianisme fut Auguste. Les divisions du culte de Rome et d’Auguste furent la loi secrète qui régla tout. Les villes qui avaient un flamine ou archiereus sont celles qui, plus tard, eurent un archevêque ; le flamen civitatis devint l’évêque. A partir du IIIe siècle, le flamine duumvir occupa dans sa cité le rang qui, cent ou cent cinquante ans plus tard, fut celui de l’évêque dans le diocèse. Julien essaya plus tard d’opposer les flamines aux évêques chrétiens et de faire des curés avec les augustales. C’est ainsi que la géographie ecclésiastique d’un pays est, à très peu de chose près, la géographie de ce même pays à l’époque romaine. Le tableau des évêchés et des archevêchés est celui des civitates antiques, selon leurs liens de subordination. L’empire fut comme le moule où la religion nouvelle se coagula. La charpente intérieure, les divisions hiérarchiques, furent celles de l’empire. Les anciens rôles de l’administration romaine et les registres de l’Église au moyen âge et même de nos jours ne diffèrent presque pas.

Rome était le point où s’élaborait cette grande idée de catholicité. Son Église avait une primauté incontestée. Elle la devait en partie à sa sainteté et à son excellente réputation. Tout le monde reconnaissait que cette Église avait été fondée par les apôtres Pierre et Paul, que ces deux apôtres avaient souffert le martyre à Rome, que Jean même y avait été plongé dans l’huile bouillante. On montrait les lieux sanctifiés par ces Actes apostoliques, en partie vrais, en partie faux. Tout cela entourait l’Église de Rome d’une auréole sans pareille. Les questions douteuses étaient portées à Rome pour recevoir un arbitrage, sinon une solution. On faisait ce raisonnement que, puisque Christ avait fait de Céphas la pierre angulaire de son Église, ce privilège devait s’étendre à ses successeurs. L’évêque de Rome devenait l’évêque des évêques, celui qui avertit les autres…. L’ouvrage dont fit partie le fragment connu sous le nom de Canon de Muratori, écrit à Rome vers 180, nous montre déjà Rome réglant le Canon des églises, donnant pour base à la catholicité la Passion de Pierre…. Les essais de symbole de foi commencent aussi, dans l’Église romaine, vers ce temps. Irénée réfute toutes les hérésies par la foi de cette Église, « la plus grande, la plus ancienne, la plus illustre ; qui possède, par une succession continue, la vraie tradition des apôtres Pierre et Paul, à laquelle, à cause de sa primauté, propter potiorem principalitatem, doit recourir le reste de l’Église ». Toute Église censée fondée par un apôtre avait un privilège ; que dire de l’Église que l’on croyait avoir été fondée par les deux plus grands apôtres à la fois ?

…On peut dire que l’organisation des Églises a connu cinq degrés d’avancement. D’abord, l’ecclesia primitive, où tous les membres sont également inspirés de l’Esprit. — Puis les anciens ou presbyteri prennent, dans l’ecclesia, un droit de police considérable et absorbent l’ecclesia. — Puis le président des anciens, l’episcopos, absorbe à peu près les pouvoirs des anciens et par conséquent ceux de l’ecclesia. — Puis les episcopi des différentes Églises, correspondant entre eux, forment l’Église catholique. — Entre les episcopi, il y en a un, celui de Rome, qui est évidemment destiné à un grand avenir. Le pape, l’Église de Jésus transformée en monarchie, s’aperçoivent dans un lointain obscur…. Ajoutons que cette transformation n’a pas eu, comme les autres, le caractère universel. L’Église latine seule s’y est prêtée, et même dans le sein de cette Église, la tentative de la papauté a fini par amener la révolte et la protestation.

      *       *       *       *       *

L’Église, au IIIe siècle, en accaparant la vie, épuisa la société civile, la saigna, y fit le vide. Les petites sociétés tuèrent la grande société. La vie antique, vie tout extérieure et virile, vie de gloire, d’héroïsme, de civisme, vie de forum, de théâtre, de gymnase, est vaincue par la vie juive, vie anti-militaire, vie de gens pâles, claquemurés. La politique ne suppose pas des gens trop détachés de la terre. Quand l’homme se décide à n’aspirer qu’au ciel, il n’a plus de pays ici-bas…. Le christianisme améliora les mœurs du monde ancien, mais, au point de vue militaire et patriotique, il détruisit le monde ancien. La Cité et l’État ne s’accommoderont, plus tard, avec le christianisme qu’en faisant subir à celui-ci les plus profondes modifications.

[Illustration : Chrisma, ou monogramme du Christ.]

« Ils habitent sur la terre, dit l’auteur de l’Épître à Diognète, mais, en réalité, ils ont leur patrie au ciel. » Effectivement, quand on demande au martyr sa patrie : « Je suis chrétien », répond-il. La patrie et les lois civiles, voilà la mère, voilà le père que le vrai gnostique, selon Clément d’Alexandrie, doit mépriser pour s’asseoir à la droite de Dieu. Le chrétien est embarrassé, incapable, quand il s’agit des affaires du monde ; l’Évangile forme des fidèles, non des citoyens. Il en fut de même pour l’islamisme et le bouddhisme. L’avènement de ces grandes religions universelles mit fin à la vieille idée de patrie ; on ne fut plus Romain, Athénien : on fut chrétien, musulman, bouddhiste. Les hommes désormais vont être rangés d’après leur culte, non d’après leur patrie ; ils se diviseront sur des hérésies, non sur des questions de nationalité.

Voilà ce que vit parfaitement Marc-Aurèle, et ce qui le rendit si peu favorable au christianisme. L’Église lui parut un État dans l’État. « Le camp de la piété », ce nouveau « système de piété fondé sur le Logos divin », n’a rien à voir avec le camp romain, lequel ne prétend nullement former des sujets pour le ciel. L’Église, en effet, s’avoue une société complète, bien supérieure à la société civile ; le pasteur vaut mieux que le magistrat…. Le chrétien ne doit rien à l’empire, et l’empire lui doit tout, car c’est la présence des fidèles, disséminés dans le monde romain, qui arrête le courroux céleste et sauve l’État de sa ruine. Le chrétien ne se réjouit pas des victoires de l’empire ; les désastres publics lui paraissent une confirmation des prophéties qui condamnent le monde à périr par les Barbares et par le feu….

[Cependant] des raisons anciennes et profondes voulaient, nonobstant les apparences contraires, que l’empire se fît chrétien. La doctrine chrétienne sur l’origine du pouvoir semblait faite exprès pour devenir la doctrine de l’État romain. L’autorité aime l’autorité. Des hommes aussi conservateurs que les évêques devaient avoir une terrible tentation de se réconcilier avec la force publique. Jésus avait tracé la règle. L’effigie de la monnaie était pour lui le critérium suprême de la légitimité, au delà duquel il n’y avait rien à chercher. En plein règne de Néron, saint Paul écrivait : « Que chacun soit soumis aux puissances régnantes, car il n’y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu. Les puissances qui existent sont ordonnées par Dieu, en sorte que celui qui fait de l’opposition aux puissances résiste à l’ordre de Dieu. » Quelques années après, Pierre, ou celui qui écrivit en son nom l’épître connue sous le nom de Prima Petri, s’exprime d’une façon presque identique. Clément est également un sujet on ne peut plus dévoué de l’empire romain. Enfin, un des traits de saint Luc, c’est son respect pour l’autorité impériale et les précautions qu’il prend pour ne pas la blesser.

Certes, il y avait des chrétiens exaltés qui partageaient entièrement les colères juives et ne rêvaient que la destruction de la ville idolâtre, identifiée par eux avec Babylone. Tels étaient les auteurs d’apocalypses et les auteurs d’écrits sibyllins. Pour eux, Christ et César étaient deux termes inconciliables. Mais les fidèles des grandes Églises avaient de tout autres idées. En 70, l’Église de Jérusalem, avec un sentiment plus chrétien que patriotique, abandonna la ville révolutionnaire et alla chercher la paix au delà du Jourdain. Saint Justin, dans ses Apologies, ne combat jamais le principe de l’empire ; il veut que l’empire examine la doctrine chrétienne, l’approuve, la contresigne en quelque sorte et condamne ceux qui la calomnient. On vit le premier docteur du temps de Marc-Aurèle, Méliton, évêque de Sardes, faire des offres de service bien plus caractérisées encore, et présenter le christianisme comme la base d’un empire héréditaire et de droit divin…. Tous les apologistes flattent l’idée favorite des empereurs, celle de l’hérédité en ligne directe, et les assurent que l’effet des prières chrétiennes sera que leur fils règne après eux….

La haine entre le christianisme et l’empire était la haine de gens qui doivent s’aimer un jour. Sous les Sévères, le langage de l’Église reste ce qu’il fut sous les Antonins, plaintif et tendre. Les apologistes affichent une espèce de légitimisme, la prétention que l’Église a toujours salué tout d’abord l’empereur. Le principe de saint Paul portait ses fruits : « Toute puissance vient de Dieu ; celui qui tient l’épée la tient de Dieu pour le bien. »

Cette attitude correcte à l’égard du pouvoir tenait à des nécessités extérieures tout autant qu’aux principes mêmes que l’Église avait reçus de ses fondateurs. L’Église était déjà une grande association ; elle était essentiellement conservatrice ; elle avait besoin d’ordre et de garanties légales. Cela se vit admirablement dans le fait de Paul de Samosate, évêque d’Antioche sous Aurélien. L’évêque d’Antioche pouvait déjà passer, à cette époque, pour un haut personnage ; les biens de l’Église étaient dans sa main ; une foule de gens vivaient de ses faveurs. Paul était un homme brillant, peu mystique, mondain, un grand seigneur profane, cherchant à rendre le christianisme acceptable aux gens du monde et à l’autorité. Les piétistes, comme on devait s’y attendre, le trouvèrent hérétique et le firent destituer. Paul résista et refusa d’abandonner la maison épiscopale. Voilà par où sont prises les sectes les plus altières : elles possèdent ; or qui peut régler une question de propriété ou de jouissance, si ce n’est l’autorité civile ? La question fut déférée à l’empereur, qui était pour le moment à Antioche, et l’on vit ce spectacle original d’un souverain infidèle et persécuteur chargé de décider qui était le véritable évêque. Aurélien… se fit apporter la correspondance des deux évêques, nota celui qui était en relations avec Rome et l’Italie, et conclut que celui-là était l’évêque d’Antioche.

…. Un fait devenait évident, c’est que le christianisme ne pouvait plus vivre sans l’empire et que l’empire, d’un autre côté, n’avait rien de mieux à faire que d’adopter le christianisme comme sa religion. Le monde voulait une religion de congrégations, d’églises ou de synagogues, de chapelles, une religion où l’essence du culte fût la réunion, l’association, la fraternité. Le christianisme remplissait toutes ces conditions. Son culte admirable, sa morale pure, son clergé savamment organisé, lui assuraient l’avenir.

Plusieurs fois, au IIIe siècle, cette nécessité historique faillit se réaliser. Cela se vit surtout au temps des empereurs syriens, que leur qualité d’étrangers et la bassesse de leur origine mettaient à l’abri des préjugés, et qui, malgré leurs vices, inaugurent une largeur d’idées et une tolérance inconnues jusque-là. La même chose se revit sous Philippe l’Arabe, en Orient sous Zénobie, et, en général, sous les empereurs que leur origine mettait en dehors du patriotisme romain.

La lutte redoubla de rage quand les grands réformateurs, Dioclétien et Maximien, crurent pouvoir donner à l’empire une nouvelle vie. L’Église triompha par ses martyrs ; l’orgueil romain plia ; Constantin vit la force intérieure de l’Église, les populations de l’Asie Mineure, de la Syrie, de la Thrace, de la Macédoine, en un mot de la partie orientale de l’empire déjà plus qu’à demi chrétiennes. Sa mère, qui avait été servante d’auberge à Nicomédie, fit miroiter à ses yeux un empire d’Orient ayant son centre vers Nicée et dont le nerf serait la faveur des évêques et de ces multitudes de pauvres matriculées à l’église, qui, dans les grandes villes, faisaient l’opinion. Constantin inaugura ce qu’on appelle « la paix de l’Église », et ce qui fut en réalité la domination de l’Église….

La réaction de Julien fut un caprice sans portée. Après la lutte vint l’union intime et l’amour. Théodose inaugura l’empire chrétien, c’est-à-dire la chose que l’Église, dans sa longue vie, a le plus aimée, un empire théocratique, dont l’Église est le cadre essentiel, et qui, même après avoir été détruit par les Barbares, reste le rêve éternel de la conscience chrétienne, au moins dans les pays romans. Plusieurs crurent, en effet, qu’avec Théodose le but du christianisme était atteint. L’empire et le christianisme s’identifièrent à un tel point l’un avec l’autre que beaucoup de docteurs conçurent la fin de l’empire comme la fin du monde, et appliquèrent à cet événement les images apocalyptiques de la catastrophe suprême. L’Église orientale, qui ne fut pas gênée dans son développement par les Barbares, ne se détacha jamais de cet idéal ; Constantin et Théodose restent les deux pôles ; elle y tient encore, du moins en Russie…. Quant à l’empire chrétien d’Occident, s’il périt bientôt, il ne fut détruit qu’en apparence… ; ses secrets se perpétuèrent dans le haut clergé romain…. Un saint empire, avec un Théodose barbare, tenant l’épée pour protéger l’Église du Christ, voilà l’idéal de la papauté latine au moyen âge….

E. RENAN, Marc-Aurèle, Paris, Calmann-Lévy, 1882, in-8º. Passim.


IV. — LA SOCIÉTÉ ROMAINE


D’APRÈS AMMIEN MARCELLIN, SAINT JÉRÔME ET SYMMAQUE.


On s’est souvent demandé ce qu’il fallait penser de la moralité publique au IVe siècle, surtout dans les hautes classes de l’empire. En général on est tenté de la juger sévèrement. Quand nous songeons que cette société était à son déclin, et qu’elle n’avait plus que quelques années à vivre, nous sommes tentés d’expliquer ses malheurs par ses fautes et de croire qu’elle avait mérité le sort qu’elle allait subir. C’est ce qui fait que nous ajoutons foi si facilement à ceux qui nous disent du mal d’elle. Il y a surtout deux contemporains, Ammien Marcellin et saint Jérôme, qui ont pris plaisir à la maltraiter ; et, comme ils appartiennent à deux partis contraires, il nous paraît naturel de penser que, puisqu’ils s’accordent, ils ont dit la vérité. J’avoue pourtant que leur témoignage m’est suspect. Ammien a consacré aux sénateurs de Rome deux longs chapitres de son histoire ; mais ces chapitres ont, dans son œuvre, un caractère particulier : on s’aperçoit, lorsqu’on les lit avec soin, qu’il a voulu composer des morceaux à effet, dont le lecteur fût frappé, et que, dans ces passages, qui ne ressemblent pas tout à fait au reste, il est plus satirique et rhéteur qu’historien…. Que nous dit-il d’ailleurs que nous ne sachions d’avance ? Il nous apprend, ce qui ne nous étonne guère, qu’il y a dans ce grand monde beaucoup de très petits esprits : des sots qui se croient des grands hommes parce que leurs flatteurs leur ont élevé des statues ; des vaniteux, qui se promènent sur des chars magnifiques, avec des vêtements de soie dont le vent agite les mille couleurs ; des glorieux, qui parlent sans cesse de leur fortune ; des efféminés, que la moindre chaleur accable, « qui, lorsqu’une mouche se pose sur leur robe d’or ou qu’un petit rayon de soleil se glisse par quelque fissure de leur parasol, se désolent de n’être pas nés dans le Bosphore Cimmérien » ; des athées, qui ne sortent de chez eux qu’après avoir consulté leurs astrologues ; des prodigues, caressants et bas quand ils veulent emprunter de l’argent, insolents lorsqu’il faut le rendre, et d’autres personnages de cette sorte, qui se retrouvent partout. A côté de ces travers, qui nous paraissent en somme assez légers, il signale des vices plus graves. Quelques-uns d’entre eux appartiennent plus particulièrement à la race romaine, et les moralistes des siècles passés les ont déjà révélés ; d’autres sont de tous les pays et de tous les temps, et puisque malheureusement aucune société humaine n’y échappe, il est naturel qu’on les rencontre aussi chez les gens du IVe siècle. Mais ce qui lui semble plus odieux que tout le reste, ce qui excite le plus souvent sa mauvaise humeur, c’est que les grands seigneurs romains manquent d’égards pour les lettrés et les sages. Ils réservent leurs faveurs à ceux qui les flattent bassement ou qui les amusent ; quant aux gens honnêtes et savants, on les tient pour ennuyeux et inutiles, et le maître d’hôtel les fait mettre sans façon à la porte de la salle à manger. Ces plaintes, nous les connaissons, elles ne sont pas nouvelles pour nous. Une des raisons sérieuses qu’a Juvénal de gronder son époque, c’est que le client romain, « qui a vu le jour sur l’Aventin et qui a été nourri dès son enfance de l’olive sabine », n’a pas d’aussi bonnes places que le parasite grec à la table du maître, qu’on ne lui sert pas les mêmes plats et qu’il n’y boit pas le même vin. Ammien sans doute a dû souffrir quelque humiliation de ce genre. Il est probable que, quand il revint de l’armée, où il s’était bien battu, et au moment où il commençait d’écrire l’histoire de ses campagnes, il ne fut pas reçu de tout le monde comme il croyait devoir l’être. Il en conclut naturellement qu’une société qui ne lui faisait pas toujours sa place ne tenait aucun compte du mérite. « Aujourd’hui, dit-il, le musicien a chassé de partout le philosophe ; l’orateur est remplacé par celui qui enseigne leur métier aux histrions ; les bibliothèques sont fermées et ressemblent à des sépulcres. » Il est difficile de croire que ces paroles sévères s’appliquent à des gens comme Symmaque et ses amis, qui aimaient tant les livres et tenaient les lettrés en si grand honneur. Mais Ammien semble reconnaître ailleurs qu’il ne faut pas donner trop d’importance à ses reproches et les faire tomber sur tout le monde ; il nous dit, en commençant ses violentes invectives, que Rome est toujours grande et glorieuse, mais que son éclat est compromis par la légèreté criminelle de quelques personnes (levitate paucorum incondita) qui ne songent pas assez de quelle ville ils ont l’honneur d’être citoyens. Ainsi, de son aveu même, les coupables ne sont que l’exception.

Les colères de saint Jérôme ne m’inspirent pas plus de confiance que les épigrammes d’Ammien. C’était un saint fort emporté ; ses meilleurs amis, comme Rufin et saint Augustin, en ont fait l’épreuve. Les gens de ce tempérament vont tout d’un coup d’un extrême à l’autre, et d’ordinaire ils détestent le plus ce qu’ils ont le mieux aimé. C’est précisément ce qui a rendu saint Jérôme si dur pour la société romaine : il en avait été trop charmé et n’a jamais pu lui pardonner l’attrait qu’elle avait eu pour lui. Les jouissances délicates de sa vanité littéraire, ses entretiens fréquents avec des femmes d’esprit, le plaisir qu’elles trouvaient à l’entendre, les applaudissements qu’elles donnaient à ses ouvrages, tout cela faisait partie de ces « délices de Rome », dont le souvenir poignant le suivait au désert et troublait sa pénitence. Il leur a fait payer par ses invectives la peine qu’il éprouvait à s’en détacher. Rome est pour lui une autre Babylone, « la courtisane aux habits de pourpre ». Il lui reproche en général toute sorte de débordements ; mais il est remarquable que, lorsqu’il en vient à des accusations précises, il ne trouve guère à reprendre chez elle que les futilités de la vie mondaine. A quoi passe-t-on le temps dans la grande ville ? A voir et à être vu, à recevoir des visites et à en faire, à louer les gens et à en médire. « La conversation commence, on n’en finit plus de bavarder. On déchire les absents, on raconte des histoires du prochain, on mord les autres et, à son tour, on en est mordu. » Ce tableau est agréable ; mais que prouve-t-il, sinon que la société de tous les temps se ressemble ? Remarquons que saint Jérôme attaque ici tout le monde, sans distinction de culte. On a voulu se servir de son témoignage pour établir que la société païenne était de beaucoup la plus corrompue : c’est un tort, il est encore plus dur pour les chrétiens que pour elle. Il nous fait voir que les vices de la vieille société avaient passé dans la nouvelle, sans presque changer de forme, qu’on ne pouvait pas toujours distinguer la vierge et la veuve qui avaient reçu les enseignements de l’Église de celles qui étaient restées fidèles à l’ancien culte, qu’il y avait des clercs petits-maîtres, des moines coureurs d’héritages, et surtout des prêtres parasites qui allaient tous les jours saluer les belles dames : « Il se lève en toute hâte, dès que le soleil commence à se montrer, règle l’ordre de ses visites, choisit les chemins les plus courts, et saisit presque encore au lit les dames qu’il va voir. Aperçoit-il un coussin, une nappe élégante ou quelque objet de ce genre, il le loue, il le tâte, il l’admire, il se plaint de n’avoir chez lui rien d’aussi bon, et fait si bien qu’on le lui donne. Où que vous alliez, c’est toujours la première personne que vous rencontrez ; il sait toutes les nouvelles ; il court les raconter avant tout le monde ; au besoin il les invente, ou, dans tous les cas, il les embellit à chaque fois d’incidents nouveaux. » N’est-ce pas là comme une première apparition de l’abbé du XVIIIe siècle ?

Il y a donc des raisons de ne croire qu’à moitié saint Jérôme et Ammien ; et même quand on les croirait tout à fait, leur témoignage semble moins accablant pour leur siècle qu’on ne l’a prétendu. Dans tous les cas, les lettres de Symmaque[6] en donnent une meilleure opinion, et je m’y fie d’autant plus volontiers qu’il n’a pas prétendu juger son temps et faire un traité de morale, ce qui amène toujours à prendre une certaine attitude. Il dit naïvement ce qu’il pense, se montre à nous comme il est et dépeint les gens sans le savoir. Ses lettres sont d’un honnête homme, qui donne à tout le monde les meilleurs conseils. A ceux qui gouvernent des provinces épuisées par le fisc et la guerre, il prêche l’humanité ; il recommande aux riches la bienfaisance, en des termes qui rappellent la charité chrétienne. Quelquefois il entre résolument dans la vie privée de ses amis ; par exemple, il ose demander à l’un d’eux de renoncer aux profits d’un héritage injuste. Quant à lui, il est partout occupé à faire du bien ; il vient en aide à ses amis malheureux, prend soin de leurs affaires, implore pour eux le secours des hommes puissants, marie leurs filles, et, après leur mort, redouble de soins en faveur des enfants qu’ils laissent sans protection et souvent sans fortune. Sa correspondance ne le fait pas seul connaître ; elle permet quelquefois de juger ceux avec lesquels il était en relation. Ses enfants forment des ménages unis, ses amis, pour la plupart, lui ressemblent, et lorsqu’on a fini de lire ses lettres, il semble qu’on vient de traverser une société d’honnêtes gens. Je sais bien qu’il est porté à juger avec un peu trop d’indulgence ; il prête volontiers aux autres ses qualités et n’aperçoit pas le mal qu’il ne serait pas capable de commettre ; mais, malgré ce défaut, il est impossible de ne pas tenir grand compte de son témoignage. L’impression qui reste de ce grand monde de Rome, tel qu’on l’entrevoit dans ses lettres, lui est, en somme, favorable et rappelle la société de Trajan et des Antonins telle que nous la montrent les lettres de Pline.

Voici encore un renseignement que nous devons à la correspondance de Symmaque, et qui contrarie un peu l’opinion que nous nous faisons de cette époque. Il nous semble que les gens de cette génération, qui fut la dernière de l’empire, devaient avoir quelque sentiment des périls qui les menaçaient, et qu’il est impossible qu’en prêtant un peu l’oreille on n’entendit pas les craquements de cette machine qui était si près de se détraquer. Les lettres de Symmaque nous montrent que nous nous trompons. Nous y voyons que les gens les plus distingués, les hommes d’État, les politiques, ne se doutaient guère que la fin approchât. A la veille de la catastrophe, tout allait comme à l’ordinaire, on achetait, on vendait, on réparait les monuments et l’on bâtissait des maisons pour l’éternité. Symmaque est un Romain des anciens temps, qui croit que l’empire est éternel et ne se figure pas que le monde puisse continuer d’exister sans lui. Malgré les avertissements qu’on a reçus, son optimisme est imperturbable. Il aurait certes bien des raisons d’être un mécontent : le sénat, dont il est si fier d’être membre, n’est presque plus rien, et l’on persécute le culte qu’il professe. Cependant il ne cesse pas de louer ses maîtres et il est satisfait de son temps. C’était une de ces âmes candides qui regardent comme des vérités incontestables que la civilisation a toujours raison de la barbarie, que les peuples les plus instruits sont inévitablement les plus honnêtes et les plus forts, que les lettres fleurissent toutes les fois qu’elles sont encouragées, etc. Or il voit précisément que les écoles n’ont jamais été plus nombreuses, l’instruction plus répandue, la science plus honorée, que les lettres mènent à tout, que le mérite personnel ouvre toutes les carrières ; aussi s’écrie-t-il, dans son enthousiasme : « Nous vivons vraiment dans un siècle ami de la vertu, où les gens de talent ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils n’obtiennent pas les situations dont ils sont dignes ». Et il ne lui semble pas possible qu’une société si éclairée, qui apprécie tant les lettres et fait une si grande place à l’instruction, soit emportée en un jour par des barbares !

[Illustration : Les registres du fisc brûlés sur le Forum (bas-relief de la Tribune aux Harangues).

Sur l’ordre de l’empereur, les scribes apportent, pour en faire un bûcher, les registres où sont inscrits les noms des citoyens en retard sur le fisc. Dans le fond, la façade du temple de Vespasien, puis une arcade du Tabularium, le temple de Saturne, les arceaux découronnés de la basilique Julia.]

Il lui arrive pourtant de voir et de noter au passage quelques incidents fâcheux, par lesquels se révélait le mal dont souffrait l’empire, et qui auraient dû lui donner à réfléchir. Par exemple, il raconte à quelqu’un qui l’attend qu’il ne peut pas sortir de Rome parce que la campagne est infestée de brigands : c’en est donc fait de la paix romaine, si vantée dans les inscriptions et les médailles, puisque, aux portes mêmes de la capitale, on n’est plus en sûreté ! Une autre fois il se plaint que l’empereur, qui manque de soldats, demande aux gens riches leurs esclaves pour les enrôler, et cette mesure ne lui révèle pas à quelles extrémités l’empire est réduit ! Mais ce qui est plus significatif encore, ce qui indique plus clairement un profond désordre et annonce la ruine prochaine, c’est le triste état de la fortune publique. Les preuves en sont partout chez Symmaque. Il nous fait voir que le fisc a tout épuisé, que les riches sont à bout de ressources, que les fermiers n’ont plus d’argent pour payer les


propriétaires, et que la terre, qui était une source de revenus, n’est plus qu’une occasion de dépense. Ce sont là des symptômes graves ; et pourtant Symmaque, qui les voit, qui les signale, n’en paraît pas alarmé. C’est que le mal était ancien, qu’il avait augmenté peu à peu, et que, depuis le temps qu’on en souffrait, on s’y était accoutumé. Comme Rome persistait à vivre, malgré les raisons qu’elle avait de mourir, on avait fini par croire qu’elle vivrait toujours. Jusqu’au dernier moment on s’est fait cette illusion, et la catastrophe finale, quoiqu’on dût s’y attendre, fut une surprise. C’est ce que les lettres de Symmaque mettent en pleine lumière ; elles nous montrent à quel point des politiques nourris des leçons de l’histoire, et qui connaissaient à fond les temps anciens, peuvent se tromper sur l’époque où ils vivent ; elles nous font assister au spectacle, plein de graves enseignements, d’une société fière de sa civilisation, glorieuse de son passé, occupée de l’avenir, qui pas à pas s’avance jusqu’au bord de l’abîme, sans s’apercevoir qu’elle y va tomber.

G. BOISSIER, La fin du paganisme, t. II, Paris, Hachette, 1894, in-16.

BIBLIOGRAPHIE. — T. Hodgkin, Italy and her invaders, t. I^1 et II^2 [Sur les invasions visigothiques, hunniques et vandales en Italie], t. III et IV [Sur l’invasion ostrogothique et la restauration de l’Empire], t. V et VI [Sur les Lombards, jusqu’en 744], Oxford, 1892-1895, in-8º. — Cf. C. Cipolla, Per la storia d’Italia e de’ suoi conquistatori nel medio evo piu antico, Bologna, 1895, in-16.


  1. Il est à remarquer qu’en cela ils faisaient simplement ce qu’avaient fait jadis les Romains, qui, traités de Βἁρβαροι par les Grecs, n’éprouvaient aucun embarras à se qualifier eux-mêmes ainsi. Plus tard, les Romains se joignirent aux Grecs et regardèrent comme barbare tout ce qui n’était pas Grec ou Romain ; mais les Grecs les appelèrent longtemps encore Βἁρβαροι ; plusieurs d’entre eux persistaient à les traiter ainsi même à l’époque impériale.
  2. Fortunat et Grégoire de Tours emploient certainement encore ce mot avec complaisance, pour qualifier, soit eux-mêmes, soit ceux dont ils parlent. Les hagiographes mentionnent volontiers, et certainement pour lui faire honneur, l’origine romaine de leur saint.
  3. Aussi si l’on veut traduire les paroles mises par les historiens de ce temps dans la bouche des Allemands, faut-il toujours rendre Romanus par Welche. Par exemple dans la Vie de saint Éloi, II, 19 : Nunquam tu, Romane, consuetudines nostras evellere poteris, le mot Romane traduit certainement le Walah ! qui fut adressé au saint homme.
  4. En 462, un magistrat fut destitué pour avoir employé, en Égypte, le grec au lieu du latin dans les actes publics.
  5. On note que les Gaulois adoptèrent volontiers le suffixe acus au lieu du suffixe anus usité en Italie.
  6. Symmaque (Q. Aurelius Symmachus) avait occupé les plus hautes fonctions de l’empire ; il avait été questeur, préteur, pontife, gouverneur de plusieurs grandes provinces, préfet de la ville et consul ordinaire. C’était un lettré fort distingué, un orateur célèbre, qu’on mettait à côté et quelquefois au-dessus de Cicéron…. Païen convaincu, ce qui l’attachait surtout au culte des aïeux, c’est qu’en toute chose il aimait le passé ; les anciens usages lui étaient tous également chers….