Histoire du Moyen Âge (Langlois)/Chapitre XII
CHAPITRE XII
Quelques histoires générales de l’Angleterre méritent d’être recommandées d’abord : la classique Geschichte von England de Lappenberg et Pauli demeure, quoique ancienne, utile. Le livre de J. R. Green (A short history of the English people), qui a été traduit en français (Histoire du peuple anglais, Paris, 1888, 2 vol. in-8º) est très estimé ; il faut se servir de l’édition illustrée qui en a été publiée par les soins de Mrs. Green, à Londres, de 1892 à 1894. — Voir aussi : H. D. Traill, Social England. A record of the progress of the people, t. Ier, London, 1893, in-8º ; cet ouvrage est un résumé sommaire de l’histoire de la civilisation en Angleterre jusqu’à la fin du XIIIe siècle ; rédigé par plusieurs écrivains, dont quelques-uns seulement sont des spécialistes, il est très inégal.
La conquête de l’Angleterre par les Normands a été maintes fois racontée. On ne lit plus l’Histoire de la conquête d’Aug. Thierry, tout à fait démodée. C’est aujourd’hui le livre de E. A. Freeman qui fait autorité, bien qu’il ait des défauts : History of the norman conquest of England, London, 1870-1876, 6 vol. in-8º. — Cf. W. de Gray Birch, Domesday book, a popular account, London, 1887, in-16 ; le même, Domesday studies, being the papers read at the meetings of the Domesday Commemoration, London, 1888-1894, 2 vol. in-8º ; — J. H. Round, Feudal England, historical essays on the eleventh and twelfth centuries, London, 1895, in-8º.
Pour l’histoire générale de l’Angleterre sous les rois normands et sous les Plantagenets : E. A. Freeman, The reign of William Rufus, Oxford, 1882, 2 vol. in-8º ; — miss K. Norgate, England under the angevin kings, London, 1887, 2 vol. in-8º ; — Hubert Hall, Court life under the Plantagenets, London, 1890, in-8º. — Sur le règne, d’Étienne : J. H. Round, Geoffrey de Mandeville, London, 1892 in-8º. — Sur le règne de Henri III : Ch. Bémont, Simon de Montfort, comte de Leicester, Paris, 1884, in-8º.
L’histoire des institutions se trouve dans les grandes histoires générales de la constitution anglaise de MM. R. Gneist (Englische Verfassungsgeschichte, Berlin, 1882, in-8º) et W. Stubbs (The constitutional history of England, Oxford, 1883-1887, 3 vol. in-8º). En français : E. Glasson, Histoire du droit et des institutions de l’Angleterre, Paris, 1882-1883, 6 vol. in-8º. — Voir aussi : Essays introductory to the study of English constitutional history, by resident members of the University of Oxford, London, 1887, in-8º ; — J. Jacobs, The Jews of angevin England, London, 1893, in-8º.
M. Ch.-V. Langlois a réuni des renseignements sur ce que l’on savait et sur ce que l’on pensait, au moyen âge, en France, des Anglais : Les Anglais du moyen âge, d’après les sources françaises, dans la Revue historique, LII (1893).
On trouvera des biographies très soignées des principaux personnages de l’histoire d’Angleterre pendant cette période dans le Dictionary of national biography de MM. Leslie Stephen et Sidney Lee, en cours de publication.
Nous avons donné (Bibliographie du ch. X) la liste des monographies les plus importantes sur l’histoire sociale de l’Angleterre au moyen âge.
M. Paul Meyer a récemment découvert, dans la bibliothèque de sir Thomas Phillipps, à Cheltenham (Angleterre), un poème en plus de 19 000 vers dont personne n’avait parlé et que probablement personne n’avait jamais lu depuis le moyen âge, bien que la littérature française ne possède pas, jusqu’à Froissart, une seule œuvre en vers ou en prose qui combine au même degré l’intérêt historique et la valeur littéraire. Il a pour sujet l’histoire très détaillée de Guillaume le Maréchal, comte de Pembroke, régent d’Angleterre pendant les premières années du règne de Henri III, mort en 1219, qui occupa sous quatre règnes les plus hauts emplois dans le gouvernement de son pays. L’auteur, peut-être un héraut d’origine normande, a gardé l’anonyme, mais nous savons qu’il a composé son ouvrage d’après des sources très sûres, qu’il était contemporain des événements qu’il a racontés, et qu’il avait de la bonne foi et du bon sens. On jugera de son talent narratif par le petit chef-d’œuvre que M. P. Meyer a publié d’abord dans la Romania[1]. « C’est, dit l’éditeur, le récit des derniers moments de Henri II, de la scène du pillage qui eut lieu après sa mort, de ses funérailles, enfin des premiers actes de Richard roi. Toutes les parties de ce récit portent le cachet de la vérité ; on sent qu’on est en présence de témoignages de première main. D’ailleurs, le contrôle, là où il est possible, est constamment favorable au poème.
La mort de Henri II a été accompagnée des souffrances physiques et des douleurs morales les plus poignantes. Épuisé par une maladie cruelle, humilié dans son honneur de souverain, il lui était réservé d’apprendre dans les derniers jours de sa vie qu’il était trahi par celui qu’il aimait le mieux au monde, par Jean, le plus jeune de ses fils. Cette fin si triste a vivement frappé les contemporains : elle a été racontée par plusieurs historiens ; elle a même donné lieu à une légende qu’on peut lire parmi les frivoles récits du Ménestrel de Reims. Le compte rendu le plus détaillé et jusqu’ici le plus exact que nous en ayons est celui que Giraut de Barri a inséré dans son traité de l’instruction des princes. Dans l’ensemble, Giraut est d’accord avec le poème, mais chacun offre certains traits particuliers, et ces traits sont surtout nombreux dans le poème, dont la narration est de beaucoup la plus circonstanciée que nous ayons de cet événement. Ainsi nous voyons bien dans Giraut que le roi, jetant les yeux sur la liste des barons qui s’étaient ligués contre lui avec son fils Richard, fut consterné d’y voir le nom de Jean, son fils bien-aimé, mais le récit du poème est bien autrement précis et émouvant. Nous y voyons Henri, après avoir conclu un traité humiliant avec Philippe Auguste, faire demander à celui-ci la liste de ceux qui s’étaient engagés (empris) contre lui avec le roi de France. Le messager, un certain Rogier Malchael, revient, et aux questions que lui fait le roi déjà gravement malade, il répond : « Sire, puisse Jésus-Christ me venir en aide ! le premier qui est ici écrit, c’est le comte Jean votre fils ! »
Et cil en suspirant li dist :
« Sire, si m’ait Jhesu Crit,
Li premiers qui est ci escriz,
C’est li quens Johan vostre fiz. »
C’est dans le texte qu’il faut lire la suite. Il y a dans notre ancienne littérature peu de pages aussi émouvantes que celle où est contée la douleur sans espoir du malheureux roi qui n’en veut plus entendre davantage, dont la tête se perd, qui marmotte des paroles inintelligibles (il parlait, mais nul ne savait — Prou entendre ce qu’il disait) ; qui meurt enfin d’une hémorragie. Il souffrait d’une maladie nerveuse, probablement d’un rhumatisme articulaire ; et l’on sait quel degré d’intensité peut atteindre la souffrance morale chez les malheureux dont le système nerveux est attaqué.
Quant li reis Henris entendi
Que la riens ou plus atendi
A bien faire e qu’il plus amot
Le traïsseit, puis ne dist mot
Fors tant : « Asez en avez dit. »
Lors s’entorna devers son lit :
Li cors li frit, li sans li trouble
Si k’il out la color si troble
Qu’el fu neire e persie e pale,
Por sa dolor qui si fut male
Perdi sa memorie trestote,
Si qu’il n’oï ne re vit gote.
En tel peine et en tel dolor
Fu travalliez tresque al terz jor.
Il parlout, mais nuls ne saveit
Prou entendre k[e] il diseit.
Li sanz li figa sur le cuer,
Si l’estut venir a tel fuer
Que la mort, sans plus e sanz mains,
Li creva le cuer a ses mains.
Molt le tient a cruel escole,
E uns brandons de sanc li vole
Fegié de[l] nés e de la boche.
Morir estuet kui mort atoche
Si cruelment com el fist lui.
A grant perte e a grant annui
Torna o toz [cels] qui l’amerent
E a toz cels qui o lui erent.
Si vos direi a poi de some
K’onques n’avint a si halt home
Ce qui avint a son morir,
Kar l’om ne l’out de quei couvrir,
Ainz remest si povre e estrange
K’il n’out sor lui linge ne lange.
La mort du roi fut le signal d’une scène de pillage repoussante. C’était presque l’usage, lorsque le défunt avait une valetaille considérable. Le Maréchal intervient, sans succès, auprès du sénéchal Étienne de Marzai, afin d’obtenir que quelque aumône soit faite aux pauvres accourus dans l’espoir de participer aux distributions qu’il était de coutume de faire à la mort d’un grand personnage. Il y a là tout un ensemble de menus faits très caractéristiques, que nous ne connaissions pas par le détail, mais qu’on pouvait cependant soupçonner en gros. Ces deux lignes de Gervais de Cantorbéry donnaient à penser : « Rex Henricus… male interiit .ij. nonas Julii (6 juillet 1189) apud Chinon, et apud Fontem Ebraudi miserabiliter sepultus est, ut præ pudore regis cetera taceam. »
[Illustration : Sceau de Henri Plantagenet.]
La scène qui vient ensuite, et où le poète nous fait assister à l’avènement de Richard Ier, est plus riche encore en faits nouveaux. C’est en outre un tableau achevé. Il faut, pour se rendre compte de la scène, savoir qu’à la retraite du Mans Guillaume le Maréchal, placé à l’arrière-garde de l’armée du roi Henri, s’était trouvé face à face avec Richard, et allait le frapper de sa lance, lorsque celui-ci s’était écrié : « Par les jambes Dieu ! Maréchal, ne me tuez pas ! je n’ai pas mon haubert[2] ! » et le Maréchal avait répondu : « Non ! je ne vous tuerai pas, que le diable vous tue ! » et il s’était contenté de le mettre à pied en lui tuant son cheval. Or, présentement c’était Richard qui était roi. Il arrivait à Fontevrault, ayant appris la mort de son père. « Mais, » dit le poète, toujours habile à insinuer ce qu’il ne veut pas dire, « je n’ai pas enquis ni su s’il en fut affligé ou content. » Cependant les barons qui avaient été fidèles à Henri, qui par conséquent avaient combattu contre Richard, se tenaient à l’entour de la bière. « Ce comte[3] », disaient les uns, « nous voudra mal, parce que nous nous sommes tenus avec son père. — Qu’il fasse comme il voudra ! » disaient les autres ; « ce n’est pas à cause de lui que Dieu nous abandonnera ! Il n’est pas le maître du monde, et s’il nous faut changer de seigneur, Dieu nous guidera. Mais c’est pour le Maréchal que nous sommes inquiets, car il lui a tué son cheval. Toutefois le Maréchal peut bien savoir que tout ce que nous possédons, chevaux, armes, deniers, est à son service. — Seigneurs, » répond le Maréchal, « il est vrai que je lui ai tué son cheval, mais je ne m’en repens pas. Grand merci de vos offres, mais j’aurais peine à accepter ce que je ne saurais rendre. Dieu m’a accordé tant de bienfaits depuis que je suis chevalier, qu’il m’en accordera encore, j’en ai la confiance. »
Et tandis qu’ils parlaient ainsi, ils virent venir le comte de Poitiers, « et je vous dis — c’est le poète qui parle — qu’en sa démarche il n’y avait apparence de joie ni d’affliction, et personne ne nous saurait dire s’il y eut en lui joie ou tristesse, déconfort, courroux ou liesse ». Il s’arrêta devant le corps et demeura un temps silencieux, puis il appela le Maréchal et Maurice de Craon. La conversation qui eut lieu entre Richard et le Maréchal a dû être contée plus d’une fois par ce dernier à ses amis, notamment à Jean d’Erlée, de qui le poète l’a probablement recueillie. Elle est à l’honneur de l’un et de l’autre. Guillaume s’y montre loyal et ferme : il a tué le cheval, il aurait pu tuer Richard s’il l’avait voulu. Richard de son côté oublie le passé : fidèle à sa politique, bien connue d’ailleurs, qui consistait à se rattacher les amis de son père, il confie au Maréchal une mission importante, et peu après lui donne en mariage la comtesse de Striguil.
[Illustration : Les tombeaux des Plantagenets, à Fontevrault.] Dist li quens : « Mar., beal sire,
L’autrier me volsistes ocire,
E mort m’eüssez sans dolance
Se ge n’eüsse vostre lance
A mon braz ariere tornée,
S’i eüst malveise jornée. »
Il respondit al conte : « Sire,
Einz n’oi talent de vos ocire
N’onques a ceo ne mis esfors,
Quer ge sui unquor assez forz
A conduire une lance arme[z]
Enteis que g’ere desarme[z] ;
E altresi, se ge volsisse,
Tot dreit en vostre cors ferisse
Com ge fis en cel de[l] cheval.
Se ge l’ocis nel tieng a mal,
N’encor ne m’en repent ge point. »
Issi respondi point a point.
E li quens respondi a dreit
« Mar., pardoné vos seit,
Ja envers vos n’en avrai ire.
— La vostre merci, beal doz sire, »
Dist sei li Mar. adonkes,
« Quer vostre mort ne voil ge unkes. »
Si respondi li Mar.,
Qui unques ne volt estre fals.
Li quens dist : « Ge voil de ma part
Ke vos e Gilebert Pipart
Augiez tantost en Engleterre.
Si pernez garde de ma tere
E de trestost mon autre afaire,
Si comme il le convient [a] faire,
K’a bien paiez nos en tenjon,
Quele ore que nos i venjon.
E ge m’en vois, si preing en main
Que matin reve[n]drai demain ;
Si sera enoreement
Ensepeliz e richement
Li reis mis peres e a dreit
Comme si halt hom estre deit. »
Pour apprécier la valeur historique de ce morceau, il faut le comparer à ce que les historiens nous rapportent des funérailles de Henri II et de l’avènement de Richard. Ceux-ci ne savent rien de l’entrevue de Richard et du Maréchal ; et quant à la scène des funérailles, ce qu’ils disent est purement légendaire ; ils content en effet que lorsque Richard approcha du corps de son père, le sang coula avec abondance des narines du roi défunt, comme si la présence du fils coupable avait éveillé chez le père un sentiment d’indignation.
P. MEYER, L’Histoire de Guillaume le Maréchal, poème français inconnu, dans la Romania, t. XI, 1882.
En 1213, Jean sans Terre, qui depuis six ans était en lutte déclarée avec son clergé et avec le pape, céda devant l’excommunication lancée contre lui et surtout devant la menace d’une invasion française sollicitée par Innocent III. Il invita lui-même le nonce du pape Pandolfo qui, deux ans auparavant, lui avait reproché « d’aimer et d’ordonner les détestables lois de Guillaume le Bâtard au lieu des lois excellentes de saint Édouard », à venir en Angleterre ; il alla au-devant de lui à Douvres, et là, le lundi avant l’Ascension, il promit solennellement « d’obéir aux ordres du pape sur toutes les choses pour lesquelles il avait été excommunié » ; puis, la veille de l’Ascension, il résigna sa couronne entre les mains du pape représenté par Pandolfo et prêta serment d’être fidèle à Dieu, à saint Pierre et à l’Église romaine. Dans le chapitre de Winchester, où il fut relevé de l’excommunication fulminée contre lui, il jura, « touchant les saints Évangiles, d’aimer la sainte Église et de la défendre contre tous ses adversaires, de rétablir les bonnes lois de ses prédécesseurs et surtout celles du roi Édouard, de juger tous ses hommes selon la justice et de rendre à chacun son droit » (20 juillet) ; puis, « s’humiliant pour Celui qui s’était humilié pour les hommes jusqu’à la mort », touché par la grâce du Saint-Esprit, il offrit et concéda au Saint-Siège les royaumes d’Angleterre et d’Irlande (13 octobre) ; il se fit le vassal du pape auquel il promit un tribut annuel de mille marcs d’argent. Enfin il prit la croix. Il invoquait la protection de l’Église après s’être placé sous sa dépendance.
Cependant les grands ne restaient pas inactifs. Dans un parlement tenu à Saint-Paul de Londres, l’archevêque de Cantorbéry prenant à part un certain nombre de seigneurs, leur rappela le serment prêté par le roi à Winchester : « Voici, ajouta-t-il, qu’on vient de trouver une charte du roi Henri Ier grâce à laquelle, si vous le voulez, vous pouvez rétablir dans leur ancien état les libertés depuis longtemps perdues. » Puis, montrant cette charte, il la fit lire en séance publique, manœuvre habile et qui devait être décisive, car maintenant les ennemis du despotisme royal savaient ce qu’ils devaient demander. Ils apparaissaient comme les défenseurs des lois du royaume contre le roi lui-même.
Un an après, quand, vaincu et déshonoré dans sa campagne de France, Jean sans Terre fut revenu dans son royaume (19 octobre 1214), les comtes et les barons, assemblés à Saint-Edmundsbury, eurent de longs entretiens secrets. On leur exhiba de nouveau la charte de Henri I. Tous jurèrent sur l’autel principal « que, si le roi refusait de leur concéder les lois et libertés promises par cette charte à l’Église et aux grands, ils lui feraient la guerre et abjureraient leur fidélité ». Ils résolurent de présenter au roi une pétition collective en ce sens après Noël, et chacun se sépara, prêt à prendre les armes, s’il le fallait. Après Noël, en effet, ils vinrent à Londres en appareil militaire et ne se retirèrent que lorsque le roi leur eut fourni de bonnes cautions qu’il remplirait ses promesses. « Du jour où fut produite la charte de Henri I, dit un chroniqueur anonyme, tous les esprits furent gagnés à ses partisans ; c’était le mot et l’avis de tous qu’ils se dresseraient comme un mur pour la maison du Seigneur, pour la liberté de l’Église et du royaume. »
Le lundi après l’octave de Pâques (27 avril 1215) les barons s’assemblèrent en armes à Brackley ; ils apportaient une « cédule » ou pétition, « qui contenait la plupart des lois et coutumes antiques du royaume » et affirmaient « que, si le roi refusait de les ratifier, ils prendraient ses châteaux, ses terres et possessions, et l’obligeraient de force à leur donner satisfaction ». Après que cette cédule eut été lue au roi : « Et pourquoi, demanda-t-il, les barons ne me demandent-ils pas aussi ma couronne ? », sacrant et jurant « qu’à aucun prix il ne se mettrait dans leur servage ». A cette nouvelle, les barons mirent à leur tête Robert Fils-Gautier, qu’ils appelèrent « le maréchal de l’armée de Dieu et de la sainte Église ». Londres, toujours prête à s’allier aux ennemis de la royauté, leur ouvrit ses portes ; de là, ils invitèrent le reste de la noblesse à se joindre à eux. La plupart et surtout les jeunes gens répondirent à cet appel. « Les tribunaux de l’Échiquier et des shériffs vaquèrent dans tout le royaume, parce qu’on ne trouva personne qui voulût donner de l’argent au roi, ni en rien lui obéir. »
Réduit aux abois, Jean sans Terre demanda la paix, assurant « qu’il ne tiendrait pas à lui qu’elle ne fût rétablie », et il délivra des saufs-conduits à tous ceux qui voudraient venir conférer avec lui. En même temps, fait qui suffirait à lui seul, s’il y avait besoin de preuves, à prouver la duplicité de son caractère, il fit écrire au pape (29 mai) une lettre dans laquelle il exposait son différend avec les barons et où il déclarait que leur hostilité l’empêchait d’accomplir son vœu de Croisade. L’entrevue à laquelle il avait convié ceux qu’il dénonçait ainsi au chef spirituel de la chrétienté n’en eut pas moins lieu. On peut supposer que le roi était d’autant plus disposé à faire des concessions et à prêter des serments qu’il espérait davantage s’en faire bientôt relever. Il avait établi son camp entre Windsor et Stanes, dans un endroit où, semble-t-il, les Anglo-Saxons avaient, aux temps anciens, coutume de s’assembler pour délibérer sur les affaires de l’État, et qui, à cause de cela, portait le nom de « Prairie de la Conférence » (Runnymead). Le roi accueillit gracieusement les barons, accepta la pétition qu’ils lui apportaient l’épée au poing, y fit apposer son sceau et consentit enfin à jurer la Grande Charte qui fut revêtue à son tour du grand sceau de la royauté (15 juin).
Après avoir assisté aux origines de la Grande Charte, on se rend mieux compte de son caractère. Ce n’est pas une constitution nouvelle arrachée par les barons à la royauté ; ce sont les antiques libertés de la nation que le roi s’engage à respecter. Mais l’acte de 1215 est plus explicite qu’aucun de ceux qui l’ont précédé et préparé. La charte de Henri Ier compte 14 articles ; celle de Jean, 63. Henri l’avait accordée bénévolement au début de son règne, et il avait pu se contenter de promesses générales ; en 1215, au contraire, on voulait réparer les injustices commises sous le régime arbitraire de trois règnes et en empêcher le retour. Les stipulations furent donc d’autant plus précises que les griefs avaient été plus nombreux et plus évidents.
Toutes les classes qui comptaient alors dans la société avaient souffert de la politique angevine ; à toutes la Grande Charte offrit des réparations. Au clergé, elle promettait le maintien de ses privilèges et surtout la liberté des élections canoniques déjà décrétée par Jean sans Terre l’année précédente. Pour la noblesse, elle fixait le droit ou la procédure en matière de succession féodale, de garde-noble, de mariage, de dettes, de présentation aux bénéfices ecclésiastiques. D’autre part elle accordait la protection royale aux marchands circulant avec leurs marchandises, décrétait l’unité des poids et mesures, confirmait les privilèges des villes, des bourgs, des ports, de Londres en particulier. Enfin, elle garantissait la liberté individuelle en décidant que nul ne pourrait être arrêté ni détenu, lésé dans sa personne ni dans ses biens, sinon par le jugement de ses pairs et conformément à la loi ; elle promettait à tous une justice bonne et prompte, et en rendait moins onéreuse l’administration en réservant les « plaids communs » à une section permanente de la cour du roi, en réglant la tenue des assises, en adoucissant le système des amendes, si gros d’abus. En matière financière, elle interdisait aux seigneurs de lever aucune aide, sauf dans trois cas exceptionnels ; de même, l’aide royale ou écuage ne pouvait être exigée que dans ces trois cas, sinon le roi devait demander l’assentiment du « commun conseil du royaume », c’est-à-dire de l’assemblée composée par les archevêques, évêques et abbés et par les principaux chefs de la noblesse. En matière administrative, elle promettait le bon recrutement des fonctionnaires publics et amoindrissait leur importance ; elle assurait la libre navigation sur les rivières et interdisait l’extension des forêts royales. Ce dernier article dut être surtout bien accueilli des petits tenanciers ruraux si maltraités par la rigueur des pratiques forestières depuis le Conquérant. C’était donc la nation entière, et non telle ou telle classe privilégiée, qui prenait ses garanties contre la royauté ; mais aussi elle ne faisait pas une révolution, puisqu’elle prétendait seulement lier le roi aux anciennes lois du royaume.
Cependant les barons croyaient si peu à la sincérité du roi, qu’ils essayèrent de le mettre hors d’état de se délier de ses promesses. L’article 61 institua une sorte de comité de surveillance de 25 barons élus par le « commun conseil » ou Parlement ; quatre d’entre eux, choisis par leurs collègues, seraient chargés de surveiller les agissements du roi et de ses fonctionnaires ; ils porteraient au roi les plaintes des personnes molestées, et, s’il refusait de leur rendre justice, ils pourraient l’y contraindre par la force. Enfin le roi s’engageait à s’abstenir de toute tentative pour faire révoquer ou amoindrir aucune des concessions et libertés qu’il avait accordées.
[Illustration : Sceau de Jean sans Terre.]
Ces belles promesses, les ordres que le roi multiplia pour assurer l’exécution de la Grande Charte n’avaient qu’un but, celui de gagner du temps, car Jean attendait la réponse du pape à sa lettre du 29 mai. Elle arriva enfin. Elle ne pouvait pas être conçue en termes plus favorables pour la cause du roi d’Angleterre. Dans sa bulle du 24 août, en effet, Innocent III, adoptant tous les arguments et reproduisant le récit des faits que lui avait fournis Jean sans Terre, exposa que le roi avait été contraint par la force et par la crainte, « qui peut tomber même sur l’homme le plus courageux » ; il réprouva et condamna le pacte de Runnymead ; il défendit, sous menace de l’anathème, au roi de l’observer, et aux barons d’en exiger l’observation. En même temps, il rappela aux barons dans une seconde bulle (25 août) que la suzeraineté de l’Angleterre appartenait à l’Église romaine, qu’on ne pouvait opérer dans le royaume aucun changement préjudiciable aux droits de l’Église, que le traité passé avec le roi « était non seulement vil et honteux, mais encore illicite et inique » ; il les invita donc à « faire de nécessité vertu », à renoncer à la Grande Charte et à donner au roi toutes satisfactions légitimes pour les dommages qu’il avait subis.
Puis, au concile de Latran, il excommunia les barons anglais « qui persécutaient Jean, roi d’Angleterre, croisé et vassal de l’Église romaine, en s’efforçant de lui enlever son royaume, fief du Saint-Siège ». Il n’épargna même pas l’archevêque de Cantorbéry, Etienne de Langton, qui, en réalité dirigeait depuis deux ans l’opposition parlementaire. Langton se rendit à Rome pour se justifier. Son départ, en privant les grands de leur chef le plus respecté, désagrégea le parti ; quelques-uns revinrent au roi ; les plus déterminés appelèrent Louis de France, et de réformateurs devinrent révolutionnaires.
CH. BÉMONT, Chartes des libertés anglaises, Paris, A. Picard, 1892, in-8º. Introduction.
Presque immédiatement après la conquête de Guillaume le Bâtard, le baronnage normand établi en Angleterre apparaît divisé en deux portions et pour ainsi dire en deux étages : les hauts barons, barones majores, et les petits vassaux immédiats de la couronne, tenentes in capite, que l’on appelle aussi parfois barones minores. Ceux-ci forment une classe nombreuse, indépendante et fière. Remarquez bien qu’ils sont en dehors de la mouvance et de la juridiction du haut baronnage. S’ils ne sont pas les égaux des barons, ils ne sont pas leurs subordonnés, ils ne leur doivent aucun service, ils ne relèvent que du roi. Les seules différences qui se marquent d’assez bonne heure entre les deux catégories sont que les barones majores ont des domaines notablement plus étendus (la tenure baronniale doit contenir 13-1/2 fiefs de chevalier) et qu’ils sont convoqués individuellement à l’armée et au conseil du roi, au lieu que les petits tenants sont cités en masse par l’intermédiaire du shérif. Ce sont des différences de degré, non de genre. Ces deux moitiés du baronnage ne tarderont pas à se modifier ; l’intervalle s’élargira sensiblement entre elles. Toutefois, même après que la première sera seule depuis plus d’un siècle en possession de conseiller le souverain, tandis que la seconde, confondue d’abord avec les vassaux des barons dans la classe des chevaliers, sera en voie de se mélanger avec toute la masse des propriétaires libres, l’unité originelle de la classe baronniale ne s’effacera pas complètement. Quand les chevaliers seront appelés au Parlement, leur premier mouvement sera de se joindre aux barons ; le premier mouvement des barons sera de les accueillir, et lorsqu’un peu plus tard les deux groupes se sépareront et que les chevaliers s’en iront siéger avec les représentants des villes, ils apporteront à leurs nouveaux collègues, avec la fierté, la hardiesse, la fermeté d’une ancienne classe militaire qui a de longues traditions de commandement et de discipline, l’avantage d’une communication naturelle et d’une facile entente avec le haut baronnage dont ils se sont écartés plutôt que détachés. Barons et chevaliers resteront longtemps encore comme la branche aînée et la branche cadette d’une même famille.
De bonne heure, toutefois, une divergence tend à se produire entre les habitudes et les goûts des deux baronnages. Les petits vassaux sont naturellement moins assidus que les grands barons aux assemblées publiques, moins empressés à suivre le roi dans ses expéditions. L’exploitation de leurs terres leur demande des soins plus personnels. Leur absence, en ces temps de violence et de spoliation, expose leurs droits de possession à des périls qui ne menacent pas les personnages puissants. Aussi font-ils tous leurs efforts pour se dérober. Comme il est naturel, le roi est moins attentif à exiger la présence de cette multitude à ses conseils. La convocation des petits vassaux directs tombe donc rapidement en désuétude. Pendant plus d’un siècle après la conquête, l’avis et l’acquiescement de cette classe ne sont jamais mentionnés en tête des ordonnances royales. Les grands vassaux, les évêques et les juges y figurent seuls ; ils y figurent avec une constance qui atteste leur assiduité. Sous les rois normands et angevins, on aperçoit d’abord autour du trône un corps formé des grands officiers du Palais, chefs de l’administration générale, et d’un certain nombre de prélats et de barons que le roi estime particulièrement capables et de bon jugement. C’est le conseil du roi. A ce groupe permanent s’adjoignent dans les circonstances importantes — guerre à déclarer, subsides extraordinaires à fournir, édits à promulguer, — le reste des grands vassaux laïques et ecclésiastiques. Ils forment alors le magnum concilium, le grand conseil. Le roi tient la main à ce qu’ils y assistent, car leur consentement — qu’ils ne peuvent refuser à une volonté si puissante — décourage toute résistance locale à l’exécution des mesures, et eux-mêmes sentent qu’ils ont intérêt à être présents pour discuter et faire réduire les charges dont ils sont menacés.
Ce simple fait a eu des conséquences immenses ; le baronnage se divise. Deux groupes distincts s’y forment par un lent dédoublement : — une haute classe provinciale sédentaire, qui comprend tous les petits vassaux directs du prince avec les barons les moins considérables, et une aristocratie politique qui comprend, avec tous les grands barons, les conseillers appelés par la couronne. Et l’on voit le point précis où la division s’opère ; c’est la présence et la séance habituelles au conseil du roi qui distinguent et caractérisent cette aristocratie ; c’est le fait de la convocation individuelle et nominative qui tend à devenir le signe extérieur et officiel de sa dignité. Circonstance capitale, car la qualité de noble et les privilèges dévolus alors en tout pays à la classe la plus haute vont s’arrêter à cette ligne de partage. Attachés de bonne heure à l’activité supérieure du conseiller public et de l’homme d’État, ils ne franchiront pas l’enceinte d’une assemblée de dignitaires, ils ne descendront pas au reste du baronnage ; et celui-ci, rejeté par comparaison vers la classe immédiatement inférieure, ne tardera pas à se confondre et à se niveler avec la masse des hommes libres.
Un siège ne se partage pas, une fonction ne se morcelle pas indéfiniment. La noblesse est donc devenue, comme la pairie, strictement héréditaire par primogéniture. Liée à un office indivisible, elle ne passe qu’à l’aîné, tête pour tête, et les autres fils n’ont rien qui les distingue du commun des citoyens. Au lieu d’un ordre composé de familles privilégiées, qui tend à s’augmenter de génération en génération par l’excédent des naissances, l’Angleterre n’a eu qu’un groupe d’individus privilégiés qui devait tendre à se réduire, de génération en génération, par l’extinction des lignées, et qui se serait éteint en effet sans de nouvelles créations. L’antique « isonomie » anglaise, vantée par Hallam, est due à cette pairie très peu nombreuse qui, constituée tout d’abord en corps gouvernant, a pour ainsi dire fait écluse, a retenu les inégalités à son niveau, et les a empêchées de se répandre en s’abaissant et se corrompant sur toute une caste disséminée dans la nation.
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Essayons maintenant de rejoindre dans les comtés les petits vassaux directs de la couronne, et recherchons ce qu’ils y deviennent. Les premières tendances qui s’accusent et le premier mouvement qui se dessine sont d’un caractère tout féodal. Les fiefs de chevaliers, inconnus au lendemain de la conquête, s’établissent rapidement. Ce sont des domaines déterminés auxquels la charge du service militaire est spécialement attachée au lieu de peser indistinctement sur les terres du manoir. De là, en Angleterre comme sur le continent, une distinction très nette entre deux natures de propriété : propriété noble et propriété ordinaire ; la première tenue à condition du service des armes, et soumise tant à la règle stricte de la primogéniture qu’à des droits d’aide, de garde et de mariage fort onéreux pour les détenteurs ; la seconde tenue « en libre socage » et affranchie des plus lourdes des obligations féodales. La tenure militaire a pour conséquence une première fusion entre les vassaux directs de la couronne et les vassaux des seigneurs ou arrière-vassaux qui occupent la terre à ce même titre. Mais elle semble de nature à séparer profondément les uns et les autres de la masse des propriétaires fonciers ordinaires, et à constituer les chevaliers en une classe à part, en une sorte d’ordre équestre hautain et fermé.
D’autres causes plus puissantes que l’esprit féodal ont écarté le péril. Premièrement, l’Angleterre du XIIe siècle était l’un des pays de l’Europe où il y avait le plus d’hommes libres, c’est-à-dire de propriétaires libres, à côté et en dehors de la chevalerie féodale. C’étaient, soit des Normands de condition inférieure qui avaient suivi ou rejoint leurs seigneurs, soit d’anciens propriétaires saxons qui, rentrés en grâce après un temps auprès des nouveaux maîtres du sol, avaient recouvré la liberté et une partie de leurs terres. Plusieurs documents du XIIe siècle nous montrent ces Saxons en excellents rapports avec les hommes libres et les barons normands, unis à eux par des mariages et de bonne heure s’élevant eux-mêmes au rang baronnial. La classe des propriétaires libres non nobles avait donc ici ce qui lui manquait en France : le nombre, la masse, la consistance. Un des signes de son importance est que c’est elle qui a fourni, dès l’origine, le principe de la classification des personnes. Bracton, légiste anglais du XIIIe siècle, ne distingue que deux conditions personnelles : la liberté et le vilenage. Les autres distinctions ne sont pour lui que des subdivisions sans importance juridique. A peu près à la même époque, le légiste français Beaumanoir partage le peuple en trois classes : nobles, hommes libres, serfs. Les hommes libres, ici, n’étaient guère que les bourgeois. Ceux qui vivaient dans les campagnes avaient grand’ peine à ne pas déchoir de leur condition ; ils n’échappaient à un changement d’état qu’en allant demeurer dans les villes.
Ainsi la classe des propriétaires libres non nobles, en Angleterre, formait un corps puissant, capable d’attirer à lui la classe immédiatement supérieure, celle des chevaliers, et de l’absorber ou de s’y absorber si les circonstances diminuaient l’écart de l’une à l’autre.
Le rapprochement ne se fit pas attendre ; les fiefs de chevalier, qui étaient d’abord d’une étendue assez considérable, se morcellent fréquemment dès le XIIe siècle. On les partage principalement pour l’établissement des filles et des puînés. Cela devient d’un usage si fréquent que le législateur est forcé d’intervenir. La grande charte (édition de 1217) défend d’aliéner les fiefs dans une mesure telle que ce qui reste ne suffise plus pour répondre des charges attachées à la tenure militaire. C’est encore un symptôme de la division croissante de la propriété. En 1290, le législateur abolit les sous-inféodations, et, à cette occasion, consacre, pour tout homme libre qui n’est pas vassal immédiat du roi, le droit de vendre tout ou partie de sa propriété, même sans le consentement de son seigneur. Dans l’un et l’autre cas, l’acquéreur devient le vassal du même seigneur que le vendeur. Ces mesures contribuent à multiplier les petits tenants directs de la couronne. D’autre part, les domaines des chevaliers changeant de mains et diminuant d’importance, la condition sociale des détenteurs tendait à se rapprocher de celle des propriétaires libres ordinaires, naguère très au-dessous d’eux, aujourd’hui leurs égaux par la fortune. Il n’y avait pas abaissement par la raison que, pendant la même période, la richesse générale, et, partout, le produit des terres, avaient sensiblement augmenté, en sorte que le revenu d’une moitié ou d’un tiers ne devait pas être inférieur au revenu entier d’autrefois. Mais il y avait nivellement entre les deux classes. Plus d’un haut baron dont le fief s’était dispersé en dots ou en autres libéralités fut entraîné dans le mouvement. La diminution du nombre des baronnies après le règne de Henri III est un fait incontestable.
Il se trouvait d’ailleurs que pendant le même temps, le genre de vie et les habitudes des deux classes avaient cessé d’être très différents. Les chevaliers, par les mêmes raisons qui les décourageaient de se rendre au conseil du roi, manifestèrent de bonne heure une très vive répugnance pour la guerre. Les possessions les plus menacées de la couronne étaient en France. Il fallait presque toujours quitter le sol anglais, traverser la mer et s’en aller au loin sur le continent. De bonne heure, les chevaliers se montrent préoccupés d’échapper à cette obligation. Lorsque le roi Henri II leur offre de les exempter moyennant une taxe d’exonération, ils acceptent avec empressement. C’est l’impôt qu’on a appelé scutagium, escuage. A ce prix, les chevaliers restaient dans leurs foyers. Mais cette taxe de rachat laissait subsister toutes les autres charges de la tenure militaire, notamment ces lourds et scandaleux droits de mariage et de garde qui n’existaient sous cette forme et avec cette rigueur qu’en Angleterre et en Normandie. Aussi essaye-t-on de se dérober à la chevalerie elle-même, cause ou occasion de tant de maux ; on néglige ou l’on évite de se faire armer chevalier. Les ordonnances qui enjoignent de recevoir cet honneur reviennent incessamment au cours du XIIIe siècle ; cela prouve clairement qu’on ne s’y prêtai que de mauvaise grâce. Dès 1278, le roi commande aux shérifs de contraindre à recevoir l’accolade, non pas seulement les personnes appartenant à la classe des chevaliers, mais tous les hommes dont le revenu foncier égale vingt livres sterling, de quelque seigneur et à quelque titre qu’ils tiennent leurs terres. Cette prescription, répétée depuis, montre à quel point le cours des temps et la force des choses avaient mélangé les deux classes, soit en faisant monter dans la première les propriétaires libres opulents, soit en faisant descendre dans la seconde les chevaliers qui avaient laissé se diviser leurs domaines. Il est remarquable que, en moins d’un siècle, le principe de la primogéniture, déjà appliqué aux tenures en chevalerie, devient, sauf dans le Kent et dans quelques autres districts, la règle ordinaire pour les tenures ordinaires, dites en socage. Voilà bien l’indice que la distinction entre les tenures ne correspondait plus à une distinction tranchée entre les personnes. C’est en grande partie la même classe qui possédait la terre à ces deux titres ; elle appliquait dans les deux cas le même régime successoral. En somme, dès le XIIIe siècle, les chevaliers, agrarii milites, paraissent avoir pris en grande majorité les goûts et les mœurs d’une simple classe de propriétaires ruraux.
Pour connaître tous les éléments du Parlement futur, il reste à considérer les villes. Le développement des agglomérations urbaines a présenté en Angleterre des caractères exceptionnels. Premièrement la formation de grands centres paraît avoir été beaucoup plus tardive qu’en France. Ici, la liberté, un certain bien-être, les chances de s’enrichir ne manquaient pas dans les districts ruraux. Le séjour dans les villes n’était pas la seule voie ouverte aux classes inférieures pour améliorer leur condition. La vie urbaine exerçait donc une moindre attraction. D’ailleurs l’Angleterre du moyen âge n’était aucunement un pays industriel ; c’était un pays agricole et surtout pastoral qui vivait de la vente de ses laines. La grande majorité des villes avait le caractère de bourgs ruraux ; leur population était identique, pour les occupations et les mœurs, avec celle du reste du comté. Les grandes villes, dépendant presque toutes directement du roi, avaient été exemptes de ces luttes entre le comte, l’évêque et les bourgeois, qui remplissent l’histoire de nos communes. Elles avaient reçu sans opposition leurs chartes de royauté. Aucun grief ne les indisposait ou ne les prévenait contre les barons et les chevaliers de leur voisinage ; elles se confiaient à eux sans inquiétude et sans répugnance. Enfin les réunions avec la noblesse du district étaient devenues familières aux bourgeois ; les règles administratives générales soumettaient en effet les villes aux autorités du comté pour les inspections de la garde nationale, pour les élections, et les obligeaient à se faire représenter en cour de comté lorsque les assises étaient tenues par les juges ambulants. — Il n’y a rien ici qui rappelle notre tiers état purement bourgeois, classe isolée, fermée sur elle-même, étrangère à la population rurale, dont elle ne fait que recueillir les fugitifs, à la fois haineuse et humble à l’égard de la noblesse provinciale qui l’entoure. Tout au contraire, les habitants de la plupart des villes anglaises se trouvaient unis et mêlés en mille occasions à toutes les autres classes d’habitants de leur comté ; une longue période de vie communale les avait préparés à s’entendre et à se confondre avec les chevaliers et les propriétaires libres leurs voisins.
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Tandis que la classe des chevaliers paraissait déchoir en perdant son caractère militaire et ses titres féodaux, et se mélangeait avec la classe immédiatement inférieure, les deux classes se relevaient ensemble. C’est la justice ambulante, organe de la royauté, qui a provoqué ce mouvement ascendant et cette rentrée en scène. C’est cet instrument apparent de centralisation qui a préparé la classe moyenne rurale à son futur rôle politique.
Déjà les premiers rois normands avaient remis en mouvement une vieille institution anglo-saxonne : la Cour de comté. Cette Cour où étaient tenus de se réunir les prélats, comtes, barons, propriétaires libres, et en outre le maire et quatre habitants de chaque village, avait cette physionomie démocratique que présentent beaucoup d’institutions du moyen âge. Les attributions étaient nombreuses et variées ; elle était à la fois cour de justice criminelle, cour de justice civile, cour d’enregistrement du transfert des domaines, lieu de publicité pour les ordonnances royales, bureau de recettes pour l’impôt. Ce système, très puissant en apparence et très concentré, ne tarda pas à montrer ses insuffisances. D’abord les grands barons, qui avaient des juridictions propres, étaient exemptés de paraître aux réunions ordinaires. Les chevaliers obtinrent de bonne heure de nombreuses dispenses. Les villes ne manquèrent pas de faire inscrire la même immunité dans leurs chartes. Privée de ses meilleurs éléments, la Cour de comté était en outre dépeuplée par les abstentions. L’institution des juges ambulants, régularisée en 1176, lui communique une vie nouvelle. Ces grands personnages, familiers de la cour du roi, arrivaient dans les comtés avec les pouvoirs les plus étendus. Leurs commissions portaient qu’ils ne devaient se laisser arrêter ni par les immunités des barons ni par les franchises des villes. Quand ils siégeaient, celles-ci déléguaient douze bourgeois pour figurer à côté des autres éléments de la Cour de comté, et les plus grands seigneurs comparaissaient au moins par mandataire. Toute la population locale, noble et roturière, rurale et urbaine, se trouvait ainsi réunie. Nul doute que cette circonstance n’ait contribué singulièrement à précipiter la fusion des races et des classes. Toutefois, on n’administre point au moyen d’une assemblée. Les juges ambulants (justitiarii itinerantes), en laissant subsister nominalement la Cour de comté, ne tardèrent point à la considérer comme un simple lieu d’élection pour les commissions de toute nature qui furent réellement chargées des affaires. De quels éléments étaient formées ces commissions, on peut le pressentir. Les grands juges ne voulaient pas généralement de bien aux barons, ils se défiaient du shérif, dont l’autorité était, en un certain sens, rivale de la leur. Étrangers au comté, ils avaient besoin d’une assistance locale, et n’étaient pas en mesure d’organiser une bureaucratie sédentaire. Force était donc de faire appel à la chevalerie du lieu, seule classe assez indépendante, assez éclairée pour leur prêter un utile secours. On les voit, en effet, prendre de plus en plus les chevaliers pour auxiliaires, et partager avec eux les pouvoirs qu’ils enlèvent au shérif ou à la Cour de comté. Successivement l’assiette et la perception de l’impôt, le contrôle de l’armement de la gendarmerie nationale, le soin de recevoir le serment de paix, l’instruction locale des crimes et délits, le choix du grand jury d’accusation, la participation aux jugements par l’organe du jury restreint, sont confiés à des commissions de chevaliers qui opèrent le plus souvent sous la direction des juges ambulants.
On voit sans peine l’effet de cette révolution. L’activité de la chevalerie n’est plus concentrée dans la Cour de comté. Cette classe n’est plus comme par le passé soumise au shérif, elle ne voit plus en lui le représentant le plus direct d’une royauté puissante. D’autres fonctionnaires plus élevés, mandataires plus immédiats du souverain, sont survenus. Ils se sont adressés directement à elle, ont dépossédé pour elle les anciens pouvoirs, ont réclamé son assistance et suscité un immense mouvement de progrès dont eux et elle deviendront à la fin les seuls organes. En Angleterre, c’est la centralisation qui a donné l’éveil à la décentralisation, au self-government.
La classe éminemment non féodale des chevaliers de comté est dégagée dès la fin du XIIIe siècle. Désignée à la reconnaissance du public par la gestion de nombreux services locaux, elle va par la force des choses être appelée au Parlement. Il n’est pas étonnant qu’elle incline à se tenir à part des magnats militaires, imbus de l’esprit anarchique et turbulent du moyen âge. Elle est imbue d’un tout autre esprit, d’un esprit déjà moderne ; elle est la gardienne de la paix du roi ; elle exerce ses pouvoirs par commission de l’État, selon les termes précis de la loi statutaire. C’est un élément en avance sur les autres de la société future. Ainsi s’explique ce fait particulier à l’Angleterre, la formation d’une seconde Chambre largement recrutée dans une classe, celle des propriétaires fonciers, qui ailleurs auraient pris rang avec la noblesse, et dirigée effectivement par eux. Une institution de ce genre n’aurait pas pu naître sur le continent, où, au-dessous d’un pouvoir royal sans organisation, qui n’avait su ni l’employer ni l’assujettir, la noblesse était restée à la fois si féodale et si militaire, si peu portée à se concevoir comme un organe de l’État et de la loi, si étrangère à des devoirs civils imposés par un texte, si fermée sur elle-même et si jalouse de ses privilèges, si peu faite en un mot pour trouver dans ses rangs des représentants accrédités du reste de la nation.
Nous voilà en mesure de comprendre comment s’est formé le Parlement anglais. Le noyau de cette assemblée, le premier cristal auquel les autres sont venus s’agréger, c’est ce magnum concilium où figuraient dès l’origine les grands vassaux ecclésiastiques et laïques. Je ne me mêle pas de déterminer à quel titre les premiers y siégeaient. Était-ce à raison d’un fief, d’une baronnie ou de leur caractère spirituel ? Le fait, bien plus décisif ici que le droit, est qu’ils appartenaient en grand nombre aux familles des grands vassaux, qu’ils avaient tous des domaines d’importance et de nature baronniale, soumis aux mêmes services et aux mêmes impôts que ceux de leurs collègues laïques, et qu’on les traitait volontiers de « barons comme les autres » (sicut barones cæteri). Ces deux ordres de magnats, rapprochés par tant de conditions communes, ont formé à eux seuls le grand conseil du souverain jusqu’au milieu du XIIIe siècle. La tradition de cette activité conjointe et prolongée a conjuré le péril d’une séparation tranchée entre les deux ordres de la noblesse et du clergé, cette même séparation qui paraît en France avec les États généraux, et qui s’est perpétuée jusqu’en 1789. Là encore, la constitution précoce d’une aristocratie politique a eu des résultats d’un prix inestimable.
C’est environ trente ans après l’institution régulière de la justice ambulante que la classe des chevaliers, relevée par l’importance des devoirs qu’elle accepte et des services qu’elle rend à l’État dans l’administration locale, secondée et supplée par toute la haute classe des propriétaires, commence à se rapprocher du Parlement. Ce n’est pas elle qui en demande l’entrée. Devenue à ce point nombreuse, compacte, active, elle est une puissance que ni le roi ni les barons ne peuvent négliger de concilier à leur cause. Ce sont eux qui vont la chercher, l’inviter, la presser. En 1213, au cours de la lutte qui aboutit à la grande charte, le roi commence. Pour la première fois, quatre chevaliers, choisis dans chaque comté, sont cités à cette fin expresse de s’entretenir avec le prince des affaires de l’État. En 1215, la grande charte paraît laisser de côté le principe de l’élection et de la représentation. Après le roi Jean, il y a une période d’apaisement. On revient donc à l’ancienne procédure, et le grand conseil reste relativement aristocratique jusqu’en 1254, époque où la lutte s’aigrit de nouveau entre la royauté et le baronnage. Chacun des deux partis commence à sentir le besoin de trouver des alliés dans le reste de la nation. A cette date, deux chevaliers par comté sont convoqués ; ils se rencontrent avec les procureurs du clergé paroissial, appelé de son côté pour la première fois à se faire représenter au Parlement. Jusque-là, les abbayes, les prieurés et les églises cathédrales étaient seuls appelés avec les prélats. Le rôle de tous ces nouveaux venus est encore bien humble ; ils sont là pour écouter, pour apprendre et rapporter dans les comtés et dans les paroisses les résolutions prises par le grand conseil. Il ne paraît pas qu’ils délibèrent : on les congédie au cours de la session, et l’assemblée des magnats continue à débattre sans eux les grandes affaires, dont ils n’ont pas à connaître.
Quoi qu’il en soit, nous retrouvons les uns et les autres en nombre variable, irrégulièrement et à de longs intervalles, dans plusieurs des Parlements subséquents, en 1261, 1264, 1270, 1273. En 1295, la convocation, à raison de deux par comté, est passée en coutume, et, à la même date, une formule spéciale est adoptée pour la convocation des représentants du clergé paroissial. Désormais aucun Parlement ne sera régulier sans cette double citation. Pendant le même temps, un autre élément a obtenu l’entrée de l’enceinte parlementaire. Les villes principales, surtout celles qui sont pourvues de chartes, ont été convoquées en 1265 par Simon de Montfort. Trente ans après, en 1295, une ordonnance royale les invite à se faire représenter par deux de leurs habitants, — citoyens ou bourgeois, — et, à partir de cette date, une citation régulière leur est adressée pour chaque Parlement. 1295 est donc une date capitale. Le commencement du XIVe siècle trouve le Parlement constitué avec tous les caractères d’une assemblée véritablement nationale, où figurent, plus complètement même qu’à l’heure présente (car il y a eu depuis des exclusions et des déchéances), tous les éléments qui composent le peuple anglais.
Que nous voilà loin de la France, où ni les campagnes ni le clergé paroissial n’ont été réellement représentés pendant la plus grande partie du moyen âge ! Mais plus considérable encore paraîtra la différence si nous examinons de quelle manière les éléments signalés plus haut se répartissent, s’agrègent et se classent au sein du Parlement. Au commencement, les bourgeois siègent isolément ; au contraire, les chevaliers des comtés se réunissent aux barons ; cela est naturel, puisqu’ils représentent comme eux l’intérêt féodal et rural. Le clergé vote alors séparément son subside. Cette répartition en trois est celle qu’on observe en 1295. Elle se reproduit en 1296, en 1305, en 1308. Elle est identique avec celle des États de France à la même époque. Mais un autre arrangement ne tarde pas à prévaloir. Les affinités les plus puissantes sont en effet, d’une part, entre les barons et les prélats, accoutumés depuis deux siècles à délibérer en commun ; d’autre part, entre les chevaliers et les bourgeois, les uns et les autres électifs et concurremment élus ou proclamés dans la cour du comté, où ils se sont plusieurs fois rencontrés sous la présidence des juges ambulants. Une distribution conforme à ces tendances prévaut de plus en plus. A partir de 1341, les chefs du clergé (sauf en quelques circonstances rares) restent unis aux seigneurs laïques et forment avec eux la Chambre des lords. A partir de la même date, la fusion correspondante est accomplie entre les deux autres classes. Chevaliers et bourgeois forment ensemble la Chambre des communes et ne se séparent plus que dans un petit nombre de cas exceptionnels, dont il n’y a plus d’exemple après le XIVe siècle. Quant au dernier élément, le bas clergé, le clergé paroissial, il fait également partie de la Chambre des communes, mais il ne tarde pas à devenir moins assidu et à s’écarter. Sa pauvreté, les devoirs de son ministère, le retiennent au loin. Il se sent d’ailleurs plus à l’aise dans les propres assemblées du clergé, les convocations du Cantorbéry et d’York, auxquelles il est cité par les deux primats et où il forme comme une sorte de chambre basse. La coutume s’établit que la part de l’Église dans les subsides soit votée là et non plus au Parlement. Dès le milieu du XIVe siècle, le bas clergé a donc déserté la Chambre des communes, où demeurent seuls et maîtres les éléments séculiers de la représentation rurale et urbaine. Les chefs du clergé, encore très puissants à la Chambre des lords, où les abbés et les prieurs doublent et triplent le nombre des évêques, voient avec indifférence ces humbles curés de paroisse disparaître de cette Chambre des communes, dont ils ne soupçonnent pas encore les destinées et la future prépondérance. — C’est ainsi que le Parlement anglais, constitué dans ses éléments en 1295, nous apparaît, cinquante ans après, organisé et distribué selon trois principes qui le distinguent profondément de nos États généraux de France : 1º La division en deux Chambres, qui croise et brouille la division des classes, accentuée au contraire en France par la distinction des trois ordres. Aucun ordre n’est seul dans une même Chambre ; ils sont mêlés deux par deux ; il leur est impossible de s’isoler dans un esprit de classe étroit et exclusif ; 2º La réunion dans la Chambre basse de l’élément urbain avec un élément rural très ancien, très puissant, très actif et originairement rattaché au baronnage. Pareille fusion est ce qui a le plus manqué à notre tiers état purement citadin, composé d’hommes nouveaux, tous personnages civils, magistrats des villes ou légistes, étrangers à la propriété de la terre et à la profession des armes. Faute d’une classe moyenne agricole, il n’a jamais pu combler le fossé qui le séparait de la noblesse ; il est demeuré dans son isolement et n’a pas cessé de traverser ces alternatives de timidité et de violence, qui sont l’infirmité commune de toutes les classes nouvelles, sans alliances et sans traditions ; 3º Enfin le caractère laïque prédominant de la haute assemblée, dont une branche ne contient aucune représentation ecclésiastique, tandis que cette représentation est mélangée dans l’autre à l’élément séculier, ne siège qu’en vertu d’un titre séculier, — le fief baronnial attaché aux évêchés et à certaines abbayes, — et se pénètre ainsi à un très haut degré du sentiment national et de l’esprit de la société civile.
E. BOUTMY, Le développement de la constitution et de la société politique en Angleterre, Paris, Plon, 1887, in-16. Passim.
- ↑ [M. P. Meyer a publié depuis une édition complète du poème : L’Histoire de Guillaume le Maréchal, Paris, 1891-1894, 2 vol. in-8º. J’ai collationné les extraits qui suivent avec l’édition définitive].
- ↑ Il était considéré comme déloyal de frapper un chevalier qui n’avait pas ses armes défensives.
- ↑ Comte de Poitiers. Richard n’était pas encore couronné.