Histoire du Parnasse/La Bohème. Nina de Villard

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Éditions "Spes" (p. 100-107).

CHAPITRE IV
La bohème. Nina de Villard

L’atelier de Banville n’est vraiment pas heureux. Ses deux meilleurs élèves tournent mal, faute de direction et de centre. Ce centre, les futurs parnassiens croient un instant pouvoir le trouver à l’hôtel de la comtesse de Callias, Nina de Villard pour les bohèmes. Cette histoire n’est pas facile à faire depuis que Catulle Mendès en a écrit la légende dans La Maison de la Vieille. Ce livre est une mauvaise action : salir deux femmes dont on a été l’hôte, prêter des mœurs infâmes aux habitués dont on serrait la main, perdre de réputation tout un petit monde dont on a fait partie, c’est fâcheux pour tous, et surtout pour le peintre de ce monde. De plus, Mendès a influencé ceux qui ont conté ce conte après lui, comme George Moore, Albert de Bersaucourt. Heureusement Émile Goudeau a déposé bravement en faveur de l’accusée, et Pierre Dufay a rectifié les erreurs des premiers biographes.

Nina naît à Paris le 12 juillet 1843, petite-fille d’Ignace Villard, fille d’un avocat à la Cour d’appel, Joseph Gaillard[1]. Sa mère a été caricaturée, à la manière noire, par presque tous ceux qui ont fait son portrait : fée carabosse, momie inerte, s’isolant morne au milieu des pires vacarmes, toute à l’amour d’un horrible singe qui perche sur son épaule, etc.[2]. Émile Goudeau l’a vue tout autre, « si bonne sous son ironie, si charmante, et, telle qu’une aïeule du xviiie siècle, indulgente et spirituelle » ; il lui dédie un roman « en très respectueux et filial hommage, et en témoignage de vénération profonde[3] ». Malgré ce témoignage, reconnaissons pourtant un défaut à Mme Gaillard : elle élève très mal sa fille, qui ne lui en veut pas : elle termine ainsi un compliment en vers « À Maman » :


Car je te trouve le plus chic des camarades[4].


Pas très jolie, plutôt laide, mais avec de merveilleux yeux noirs, elle séduit par son intelligence et sa grâce[5] ; elle charme par sa fortune un journaliste, le comte de Callias, qui l’épouse, le 3 novembre 1864. Mariage néfaste : le mari apprend à sa femme à boire, la trompe, la quitte, et disparaît de sa vie en 1867[6]. Mais la voilà comtesse, et elle a un salon, correct au début[7]. Mme de Callias ne tient pas à fréquenter la bourgeoisie[8]. Elle préfère les artistes, surtout les poètes : « Pas besoin d’un habit pour être reçu chez moi, leur dit-elle, un sonnet suffit[9] ». Dans ce salon il y a le coin des politiciens, Peyrouton, Émile Richard, Gustave Flourens, Raoul Rigault ; mais les poètes sont les grands favoris : Coppée, Léon Dierx, Mendès, Mérat et Valade, Villiers de l’Isle-Adam ; ils sont assez tranquilles, assez calmes, à moins que quelqu’un ne touche à leur foi artistique, car alors c’est la bataille[10]. Dierx dit volontiers des vers, surtout son chef-d’œuvre, Les Yeux, toutes les fois qu’on le lui demande[11]. Anatole France, encore tout jeune, fréquente ce salon, mais ne se familiarise guère[12]. Pourtant les débutants sont vite mis à leur aise : le timide Goudeau s’épanouit, et finit par dire lui aussi des vers, que Nina applaudit ou critique à bon escient[13]. On ne perd pas son temps dans cette maison où l’on rencontre les écrivains marquants de la jeune génération. L’émulation est féconde entre tous ces jeunes gens, soucieux de plaire à l’intelligente Nina ; dans ce salon, dit M. Dreyfous, on respire l’amour du beau, et on a la passion du travail. Ceux qui passent par là, au bon moment, donneront plus tard toute leur valeur[14].

Les fêtes se succèdent, de plus en plus bruyantes. Les lendemains de grandes réceptions, il y a cercle intime, dans le jardin : un de ces soirs-là, par une nuit d’étoiles, la comtesse de Callias, dans sa robe de chambre japonaise, se balance dans un rocking-chair, en fumant. Marras cause magie avec Charles Cros. Près du jet d’eau qu’elle semble écouter, Mlle Augusta Holmès se berce dans un hamac, en regardant l’ombre. La belle Mme Manoël de Grandfort médite une de ses fantaisies de La Vie Parisienne, tandis que Catulle Mendès et Mallarmé se promènent en devisant. Des flûtes de champagne attendent sur une table : « nous étions un peu las de la fête de la veille, continue Villiers de l’Isle-Adam, et la conversation se ressentait de notre tendance un peu physique au recueillement. Nous étions aussi sous l’influence mélancolique de cette stellaire obscurité, où, froissées par le vent de septembre, des feuilles tombaient déjà tout près de nous. Ce fut alors que Nina, se tournant vers M. Léon Dierx, qui se trouvait assis près de moi, le pria de dire quelques vers ». Dierx a, justement, une pièce de circonstance, au Jardin :


Le soir fait palpiter plus mollement les plantes
Autour d’un groupe assis de femmes indolentes
Dont les robes, qu’on prend pour d’amples floraisons,
À leur blanche harmonie éclairent les gazons…
Elles ont alangui leurs regards et leurs poses
Au silence divin qui les unit aux choses,
Et qui fait, sur leurs seins qu’il gonfle, par moment,
Passer un fraternel et doux frémissement.
Chacune, dans son cœur, laisse en un rêve tendre,
La candeur de la nuit par souffles lents descendre,
Et toutes, respirant, ensemble, dans l’air bleu
La jeune âme des fleurs dont il leur reste un peu,
Exhalent en retour leurs âmes confondues
Dans les parfums où vit l’âme des fleurs perdues.


« Ne sont-ce pas là des vers exquis et adorables ? demande Villiers. Nous étions encore sous leur charme lorsque nous nous séparâmes, la soirée finie[15] ».

Bientôt, dans cette vie délicieuse, la fêlure apparaît chez la jeune femme, excentrique, névrosée, un peu hystérique[16]. La tenue de la maison décroît : on ne fait plus de visites chez Mme la Comtesse de Callias, on va chez Nina pour s’amuser : les soirées commencent à ressembler à des réunions d’étudiants. Une nuit, revenant du théâtre de la Tour d’Auvergne, en douze fiacres, la bande de Nina organise un quadrille monstre : comme orchestre, Arban tient un cornet à piston ; Charles Cros est à l’orgue, Sivry au piano, jusqu’au moment où retentissent des coups de sonnette furibonds ; un personnage en robe de chambre et en bonnet grec fait irruption, jure, et hurle : — Ça ne va pas finir, cette vie-là ! — Croyant à une bonne farce d’un initié, quatre habitués empoignent et portent en triomphe… le propriétaire de Nina, cependant qu’Arban, sur son cornet à piston, joue la sonnerie : aux champs[17] !

Les mondains du début viennent plus rarement, car ils se rencontrent avec la bohème. Le jour de leur première visite, M. et Mme Severiano de Heredia trouvent les premiers arrivés perchés sur des meubles ; d’autres, vautrés par terre, dans leur émoi se sauvent à quatre pattes[18]. Les gêneurs partis, on reprend la fête ; on chante des complaintes, des scies militaires, des Noëls burlesques ; on fait des imitations. Cela tourne au Chat Noir, puis au cabaret de Bruant[19]. Verlaine introduit la chanson en argot d’apache :


J’crach’ pas sur Paris, c’est rien chouett’ !
Mais comm’ j’ai une âm’ de poèt’
Tous les dimanch’s j’sors de ma boîte,
Et j’m’en vais avec ma compagne
À la campagne[20]

Camille Pelletan préfère entonner la marche du groupe, Le Rhinocéros en mal d’enfant, paroles de Verlaine et de Lepelletier » l’assistance hurle en chœur le refrain :


Et quand le rhinocéros
Qui avait avalé un os
Mourait du tétanos, etc.[21]


La fête tourne au sabbat, comme dit Verlaine dans un sonnet un peu familier, dédié à la dame :


Sculpteur, musicien, poète
Sont ses hôtes. Dieux, quel hiver
Nous passâmes ! Ce fut amer
Et doux. Un sabbat ! une fête[22] !


À force de souper, de boire, et surtout de veiller, les nerfs se tendent. Les poètes deviennent irritables, fébriles[23]. Rollinat semble aux Goncourt le produit le plus réussi « de cet atelier de détraquage cérébral qui a fait tant de toqués, d’excentriques, de vrais fous ». Toute la journée il rêve au moment où il pourra courir vers cette maison où ces intelligences révoltées, chauffées à l’alcool, « se livrent à toutes les débauches de la pensée, à toutes les clowneries de la parole, remuant les paradoxes les plus crânes, et les esthétiques les plus subversives : résultat ? — Une sorte d’ivresse intellectuelle, hachichée, disait Rollinat, qui empêchait tout travail, le mettant tout entier dans la dépense orgiaque de la conversation[24] ». Mme de Callias n’aurait pas pu protester contre cette description de son salon, puisqu’elle même l’appelle son petit Chafenton[25].

Il y a encore quelques belles journées chez celle qui se nomme maintenant Nina de Villard. Pour sa fête, elle joue avec Richepin un drame qu’ils ont écrit en collaboration, Le Moine bleu, parodie osée des drames de V. Hugo. En l’honneur de cette caricature monstre, les Parnassiens corrects, qu’on ne voyait plus chez Nina, reviennent un soir : Coppée, France, Valade, Mallarmé, Heredia, et même Leconte de Lisle[26]. Par quelle astucieuse négociation Nina obtient-elle en 1869 les honneurs du Parnasse ? Elle y pénètre en même temps que Charles Cros, qui a, au minimum, corrigé l’envoi de Nina ; d’autres prétendent que c’est Anatole France[27]. Pour mettre tout le monde d’accord, on peut supposer que, là encore, Cros et France ont collaboré : Cros aurait corrigé le sonnet sur La jalousie du jeune Dieu : un savant trouve dans une hypogée un pied de momie ; pur, il conservait


Le charme doux et froid des choses virginales ;
L’amour d’un jeune dieu l’avait pris enfantin.
Ayant baisé ce pied posé dans l’autre monde,
Le savant fut saisi d’une terreur profonde
Et mourut furieux le lendemain matin.


En revanche, A. France a dû donner des conseils pour l’autre sonnet, Tristan et Iseult :


Iseult

Ô timide héros oublieux de mon rang,
Vous n’avez pas daigné saluer votre dame !
Vos yeux bleus sont restés attachés sur la rame.
Osez voir sur mon front la fureur d’un beau sang.

Tristan

J’observe le pilote assoupi sur son banc,
Afin que ce navire où vient neiger la lame
Nous conduise tout droit devant Tépithalame.
Je suis le blanc gardien de votre honneur tout blanc.

Iseult

Qu’éclate sans pitié ma tendresse étouffée !
Buvez, Tristan 1 Je suis la fille d’une fée :
Ce breuvage innocent ne contient que la mort.

Tristan

Je bois, faisant pour vous ce dont je suis capable.
Ô charme, enchantement, joie, ivresse, remord !
Il renferme l’amour, ce breuvage coupable !


C’est là le zénith de la pauvre Nina. Elle avait eu l’imprudence de laisser les futurs grands hommes de la Commune envahir son salon ; à la répression elle crut sage de partir pour la Suisse. Au

retour elle ne retrouva plus dans son nouveau domicile des Batignolles que Dierx et Sivry. Plus de salon : une salle à manger. Elle tient table ouverte, et n’est plus qu’une princesse de la bohème[28]. Une invitation à une soirée montre le nouveau ton de la maison :


Douze Juillet, qu’on se le dise,
Buvant des bocks, dansant en ronds,
L’Aurore rose et Nina grise
Recevront les poètes blonds[29].


En fait de poète, je ne vois guère que Verlaine, et il est gris, lui aussi : il veut frapper Louis Hennique à coups de canif, et se fait expulser par la force[30]. Ce ne sont plus les aventuriers qui fréquentent là, mais les ruffians ; ce n’est plus la bohème, mais la crapule[31]. Nina est devenue folle, et sa démence consiste à croire qu’elle est morte. Rollinat la persuade que, les morts pouvant ressusciter, elle doit se remettre à son piano. Elle joue alors, d’une façon extraordinaire, ou bien elle improvise des vers à la demande de son amie, Mme de Montfort :


Vénus aujourd’hui met un bas d’azur,
Et chez Marcelin conte des histoires ;
Elle garde au fond, dans le vert si pur
De ses grands yeux clairs sous leurs franges noires
Le reflet du flot, son pays natal[32].


Les nouveaux habitués s’acharnent à la détraquer encore un peu plus, jusqu’au moment où elle est enfermée dans une maison de santé ; elle meurt le 22 juillet 1884, étrange jusqu’au bout[33]. Alors, les convenances mondaines reparaissent : Monsieur le comte de Callias, ironie macabre, vient conduire le deuil avec une correction parfaite, et récolte quelques poignées de main étonnées[34].

Je ne sais si Leconte de Lisle assista aux obsèques. Il n’avait jamais voulu recevoir chez lui Nina de Villard, ni Charles Cros[35]. Mais lui-même avait mis un instant le pied dans ce demi-monde littéraire, à l’inquiétude d’un de ses plus sûrs amis. Après les Poèmes Barbares, Jacquemont le pousse à se présenter à l’Académie ; L. de Lisle résiste d’abord, en riant : « Mais pourquoi veux-tu que je me livre à ce genre d’exercice ridicule ? — Eh ! parbleu ! pointe tirer de la tourbe[36] ». Ainsi le plus grand des Parnassiens courait risque de se perdre lui-même dans ce terrain mouvant ; d’autres s’y sont perdus, malgré leur talent, comme Germain Nouveau, malgré leur génie comme Villiers de l’Isle-Adam[37].


  1. Pierre Dufay, Mercure de France, Ier juin 1927, p. 325.
  2. Lepelletier, Verlaine, p. 172-173.
  3. Dix ans de Bohème, p. 111 ; Dufay, ibid., p. 326.
  4. Goudeau, Dix ans, p. 112.
  5. Maurice Dreyfous, Ce que je tiens à dire, p. 35-36.
  6. Journal des Goncourt, VIII, 153-154.
  7. M. Dreyfous, ibid., p. 40.
  8. Lepelletier, Verlaine, p. 177.
  9. De Bersaucourt, Au Temps des Parnassiens, p. 8.
  10. Lepelletier, Verlaine, p. 177-179 ; de Bersaucourt, ibid., p. 131.
  11. Dreyfous, Ce que je tiens à dire, p. 47.
  12. Id., ibid., p. 50-51.
  13. Dix ans de Bohème, p. 113.
  14. Ce que je tiens à dire, p. 38.
  15. Chez les Passants, pp. 17-24.
  16. Lepelletier, Verlaine, p. 170.
  17. Dufay, Mercure de France, Ier juin 1927, p. 333.
  18. Dreyfous, ibid., pp. 59-60, pp. 210-211.
  19. Lepelletier, p. 179.
  20. De Bersaucourt, p. 13.
  21. Dreyfous, p. 47-48.
  22. Verlaine, Œuvres, I, 308.
  23. Lepelletier, p. 182-183.
  24. Goncourt, Journal, VII, 113.
  25. Ricard, Le Petit Temps, Ier juillet 1899.
  26. Goudeau, Dix ans, p. 108-110 ; de Bersaucourt, p. 143-145.
  27. Lepelletier, p. 205 ; Ricard, Le Petit Temps, Ier juillet 1899, et Revue (des Revues), Ier février 1902, p. 309.
  28. Dufay, ibid., p. 344 ; Lepelletier, ibid., p. 172-174 ; Léo Larguier, Nouvelles Littéraires du 17 décembre 1927.
  29. Dufay, ibid., p. 345.
  30. Dufay, Mercure de France du Ier juin 1927, p. 347.
  31. De Bersaucourt, p. 168, 170.
  32. Goncourt, Journal, VIII, 94 ; Goudeau, Dix ans, p. 116-117.
  33. Dufay, ibid. ; de Bersaucourt, p. 150.
  34. Dufay, ibid., p. 348.
  35. Calmettes, p. 307.
  36. Calmettes, p. 124-126.
  37. Cf. Léon Vérane, Nouvelles Littéraires du 19 novembre 1927.