Histoire du Parnasse/Sully Prudhomme

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Éditions "Spes" (p. 345-354).

CHAPITRE II
Sully Prudhomme

Ce dernier cas est bien celui de Sully Prudhomme : il faut une raison aussi puissante pour rompre les liens très forts qui l’attachent, dans sa jeunesse, au Parnasse commençant. Etudiant en droit, inscrit à la Conférence La Bruyère, il y rencontre Emmanuel des Essarts, José-Maria de Heredia, qui signe alors Joseph de Heredia, Georges Lafenestre surtout, qui devient son ami intime ; il lui écrit, en 1862 : « Mon cher Georges…, rimons, et rimons de concert ; allons deux à deux et de front, comme les vers puissants[1] ». Il y a de la force dans son premier recueil, Stances et Poèmes ; il a l’énergie de rompre avec Musset, de détester son charme amollissant[2]. Cette horreur pour Musset est une seconde affinité avec le Parnasse. Pourtant ce n’est pas du côté de la puissance qu’il va se développer d’abord ; il se tourne vers la recherche psychologique, un peu menue, mais délicate, et pleine de charme : Le Vase brisé en est l’expression parfaite. Un sourcier prétendrait qu’il n’a fait que développer un souvenir de Lamartine[3]. Mais Sully Prudhomme pense à bien autre chose qu’à faire de la marqueterie de réminiscences : dans une confidence précieuse sur le travail artistique, il nous montre le dédoublement qui, chez lui, sépare l’homme qui souffre de l’artiste qui va décrire sa souffrance : « je songe à l’état où j’étais en composant le Vase brisé, l’une des premières pièces dont j’aie travaillé les vers avec rigueur. Je ne l’ai pas improvisée ; la feuille où je l’ai écrite était couverte de ratures ; et pourtant, il n’en est peut-être aucune qui m’ait été suggérée par un sentiment plus triste : c’est la sincérité même de ma tristesse qui m’obligeait à des corrections répétées pour en atteindre l’expression exacte ; la difficulté de rencontrer le mot absolument juste me faisait sentir les moindres nuances qui distinguent les termes, et par conséquent les intimes caractères du chagrin dont je souffrais. L’art qui le rendait plus sensible me consolait en même temps comme pour me récompenser de mon respect pour lui[4] ». Est-ce contraire à l’impassibilité parnassienne ? On serait tenté de le croire, en rapprochant de cette confidence la lettre-manifeste qu’il écrit en 1879 à Monnet-Sully : « ne croyez pas, mon cher ami, que le poète, pour être bon ouvrier doive être impassible ». Et pourtant les grands Parnassiens ne pensent pas autrement sur la véritable impassibilité. Sully Prudhomme suit la vraie méthode de l’Ecole, quand il nous explique comment une goutte de son sang est devenue un rubis. Avant même d’être présenté à Leconte de Lisle, et d’être initié à l’art du Parnasse, il s’est constitué des principes qui sont analogues à l’esthétique parnassienne, mais non identiques ; le 28 janvier 1864, il pousse un cri de joie en constatant qu’il se trouve en possession « d’un principe d’esthétique capital, l’unité de composition, et du vrai moyen d’expression, la propriété absolue des termes ; il commente cette idée abstraite en la traduisant par une image plastique : « le travail du modeleur est triple : il cherche d’abord l’attitude de son personnage, travail de composition ; puis, il étudie la représentation anatomique des membres, travail d’expression spéciale ; enfin, il polit et achève l’ébauche de façon que la glaise soit nette, pure, lisse comme bronze[5] ». Le vers doit donc être net, pur, et lisse. Sully Prudhomme est le plus scrupuleux des versificateurs, avant même d’entrer au Parnasse, et le plus original : il ne doit rien à V. Hugo[6]. Il n’est redevable qu’à son effort propre ; il écrit dans son journal intime, à la date du 29 janvier 1864 : « j’ai repris plusieurs de mes anciens sonnets. Je versifie plus facilement, j’assouplis et j’enfle le vers. Je ne le mesure plus avec un mètre de charpentier, raide et articulé, je le jette en avant, comme-un serpent libre qui retombe toujours sur une courbe[7] ». C’est ce que, parvenu à sa maturité, à la perfection de son art, il enseigne à une débutante : « à mesure que l’on progresse, le vers doit devenir à la fois plus solide, plus plein et plus souple. La souplesse du vers est l’accord obtenu de l’harmonie et du sens. Le rendre en même temps musical et fidèle à la pensée est le signe d’une possession accomplie de notre art[8] ».

Telle est l’esthétique, approfondie qu’il apporte au Parnasse où son arrivée excite une sorte d’étonnement. Il est bien, il est presque trop bien : Theuriet et Verlaine en donnent deux instantanés qui se superposent et se complètent : beau jeune homme grave, grand, fluet, d’une élégance sévère ; une épaisse chevelure brune, soignée, qui ondule ; une barbe châtain, très fine, qui lui donne un peu l’air de Musset. Les yeux bleu clair, virils et doux, pleins d’une tendresse rêveuse. La voix est mélodieuse, câline, vibrante parfois. Sa conversation est d’un attrait exquis. L’ensemble est charmant, « comme une suave mélodie de Mozart, comme une limpide matinée d’été », conclut Theuriet[9]. On devine l’effet qu’il produit quand il dit un poème d’une voix presque grave, aux sonorités atténuées, accompagnant sa déclamation d’un geste sobre, marquant le rythme et le sens, sans les souligner[10]. C’est ainsi qu’il fait entendre ses poésies chez Leconte de Lisle, à qui il est présenté vers 1865. Mais bien vite il préfère être auditeur et s’asseoir sur les bancs comme les autres écoliers. En écoutant le Maître dire ses vers ou critiquer ceux qu’on lui soumet, il pénètre plus avant dans les secrets de cet art où il s’était déjà engagé seul[11]. Il sait tout ce qu’il doit à Leconte de Lisle, et d’abord la révélation de l’éminente dignité de la poésie dans le monde. Aussi est-il heureux de voir Coppée, en tête de son Reliquaire, payer au Maître la dette de tous les Parnassiens. De Rome, où il a reçu le livre, il envoie, le 2 décembre 1866, ses remerciements et ses félicitations à l’auteur : « ce que nous devons tous à Leconte de Lisle pour la conscience d’expression, la fierté du vers, et, pardonnez-moi un mot trop discrédité, pour la noblesse de la pensée, est incalculable. Aussi ai-je vu avec joie que vous lui avez dédié votre livre, hommage auquel Lafenestre et moi nous nous associons de tout cœur ». Dans la même lettre un post-scriptum prouve le respect particulier qu’il professe pour le chef du Parnasse : « Veuillez me rappeler au souvenir des camarades et de Monsieur Leconte de Lisle[12] ». Trentecinq ans après, non plus dans une lettre particulière, mais dans un document public, non plus avec l’émoi d’un débutant, mais avec l’autorité qu’il doit à une carrière glorieuse, il rappelle sa dette et dit sa reconnaissance : « c’est chez Leconte de Lisle,… dans les réunions où il voulut bien m’admettre, que j’ai, pour la première fois, bien compris ce que c’est qu’un vers bien fait. J’étais novice alors ; j’écoutais avidement les récitations que plusieurs des disciples, et parfois le maître lui-même, faisaient de leurs poésies inédites, et je fus frappé de l’admirable solidité des vers de ce poète altier, vers dont sa diction grave et lente accentuait la plénitude et la force[13] ».

Pour ses débuts de parnassien, il publie dans le recueil de 1866 Les Danaïdes, La Grande Allée, qu’il jugera dignes d’être reproduites dans ses œuvres sans une seule variante, le Doute avec un seul mot changé[14]. Au contraire, le poème sur les Écuries d’Augias, son « chef-d’œuvre » d’apprenti parnassien, a été repris, corrigé, limé, avec le zèle d’un bon élève de Leconte de Lisle. Il y a une quinzaine de variantes, et le poète a ajouté une vingtaine de vers à son premier texte[15]. Au Parnasse de 1869, il donne trois Solitudes, Le Missel, Les Vieilles Maisons, Le Volubilis, et deux Croquis Italiens, Place Navone et les Transtévérines. Dans cette dernière pièce il avait laissé passer, en deux vers, un hiatus et une faute de grammaire :


Le contour d’un sein riche et un dos bien arqué
S’accusa avec ampleur par de beaux plis marqué.


Plus tard il se corrige :


Le contour d’un sein riche et d’un dos bien arqué
S’accuse[16]


On devine des remarques aigres-douces faites par les bons camarades au trop beau poète. Peu à peu Sully Prudhomme semble renoncer à la manière du Parnasse. Dans le recueil de 1876 il publie Le Zénith ; il abandonne donc les genres préférés des Parnassiens pour la poésie scientifique, ou didactique.

L’histoire des relations de Sully Prudhomme avec le Parnasse a la forme d’un decrescendo. On lui fait fête d’abord : Théophile Gautier, dans ce Rapport où il ne consacre que dix lignes à Baudelaire ; accorde au débutant deux pages et demie, le détache de la troupe, le met à part, lui prédit le premier rang parmi les nouveaux venus[17]. Catulle Mendès est lyrique : « alcyon qui aurait une envergure d’aigle… Ô belle œuvre où abondent les chefs-d’œuvre[18] ! » E. Grenier est plein d’amabilité[19]. D’autres encore applaudissent, et lui resteront fidèles jusqu’au bout : Lafenestre, Coppée, Jules Breton, André Lemoyne, même Albert Mérat, si aigri qu’il soit[20]. Chez d’autres, les réserves apparaissent à côté des éloges : X. de Ricard reconnaît que Sully Prudhomme a bien su rendre les angoisses d’un esprit contemplatif, mais ajoute qu’il s’est perdu dans le genre didactique, et qu’il a faussé le vers[21] !

Serait-il donc au Parnasse, comme on l’a prétendu, un intrus et un fourvoyé[22] ? C’est probablement le sentiment de Leconte de Lisle qui l’excommunie, en ces termes brefs : « Il n’est pas de la maison[23] ». Allait-il plus loin, et osait-il vraiment déclarer que « Sully Prudhomme était dépourvu de toute espèce de talent ? » Quelqu’un, qui ne l’aimait pas, lui a prêté ce mot[24]. Contentons-nous de l’excommunication, qui est certaine, et qui a été expliquée par Heredia : « Sully Prudhomme est celui de nous tous qui rime le plus richement, mais on ne s’en aperçoit pas. C’est que la rime n’est pas seulement le choc de deux syllabes, c’est le choc de deux idées[25] ». En d’autres termes, on lui reproche de mettre en fin de vers non pas les mots de valeur, mais les moins expressifs des vocables : « c’est ce qui fait, conclut Heredia, que sa poésie est banale[26]. » Et donc, il n’est pas de la maison. La maison lui déplaît. Les mœurs parnassiennes ne lui ont jamais plu. Déjà chez Mme de Ricard, il trouvait le milieu bien turbulent[27]. Au passage Choiseul sa courtoisie détonait. Le fin psychologue comprenait que certaines familiarités étaient une forme d’hostilité. La coutume parnassienne de déformer les noms propres, amusante en général, devenait blessante pour lui dont le prénom était une façon de faire passer le nom ; il n’était pas enchanté qu’on le baptisât Sullomme-Prudhy[28]. Même dans le salon de Leconte de Lisle, on le raillait, quand il n’était pas là. Louis Ratisbonne, qui avait le génie de l’inscription tombale, avait trouvé celle-ci :


Sur ce tertre où Sully Prudhomme est remisé,
             On distingue un vase brisé.


Cette mauvaise plaisanterie déplaît fort au loyal Coppée, si bien qu’un jour il signifie son déplaisir en sortant : mais elle charme Leconte de Lisle qui ne se lasse pas de la citer[29]. Il y eut certainement une bonne âme pour avertir la victime. Puis c’étaient, devant lui, des conversations qui n’avaient pas le don de lui plaire. Comme ceux qui pensent beaucoup, il parlait lentement, en périodes mesurées que brisait parfois l’allure cavalière de la causerie, dans ce milieu de combat. Après ses succès du début, il sentit que le terrain se dérobait[30].

Les œuvres même de ses anciens camarades froissent sa délicatesse. Certaines, comme celles de Glatigny, lui paraissent d’une sensualité grossière et dégoûtante. Il a beau être le fidèle ami de Coppée, il trouve dans Le Reliquaire des audaces inadmissibles, et, nouvel Alceste, il ne craint pas de lui écrire, le 2 décembre 1866 : « La Trêve et quelques passages où le libertinage se nomme pour s’accuser, me choquent dans mon goût et dans mon éducation… Chose singulière, Mathurin Régnier ne me produit pas le même effet dans les endroits les plus scabreux. Pour moi, je hais comme l’hypocrisie le mélange douteux de la débauche avec la passion. C’est une chose horrible à penser que par la poésie le cœur se fasse maquereau ». En homme qui connaît son Molière, il s’empresse d’opposer à une protestation probable de Coppée la parade classique : je ne dis pas cela, mais enfin… « Je vous prie de croire que ce n’est pas votre livre qui m’inspire de pareilles répulsions ; je vous signale une pente qui, étant insensible, n’en est que plus dangereuse[31] ».

Pour lui enfin, qui a gardé le culte des spéculations mathématiques, il ne trouve pas que le Parnasse soit une société de pensée[32]. Ils songent trop à la forme, et lui, il attache plus d’importance à la profondeur d’une idée qu’à la richesse de sa surface. Dès 1866, devant Coppée, il blâme discrètement l’abus des ciselures parnassiennes : dans Le Reliquaire, « ce qui me plaît, dit-il, n’est peut-être pas ce qui vous a valu le plus d’approbation, car je m’attache aux sentiments les plus simples, à l’expression la moins tourmentée, tandis que la science des procédés semble préoccuper surtout les poètes actuels ; je me garde de critiquer des tendances qui ont leur raison d’être, mais je vais où me portent les miennes[33] ». Il va vers la sortie, discrètement, et part sans bruit, parce que Leconte de Lisle est là ; mais, après la mort du Maître qu’il vénérait, il fait claquer la porte au nez des Parnassiens : « vous me prenez pour l’un d’eux, écrit-il à M. A. Boschot dans une lettre ouverte… Je vous mets au défi de m’attribuer, en le désignant, aucun des caractères par lesquels vous classez les poètes que vous nommez parnassiens. J’en appelle à ceux-ci mêmes… Consultez-les, ils vous l’attesteront volontiers. Le Parnasse, proprement dit, est un recueil éclectique de poésies publiées par Lemerre… Je compte parmi les collaborateurs du Parnasse, j’en suis fier ; mais je suis très loin d’être un parnassien au sens que vous et la plupart des critiques présents vous imposez à cette dénomination. Il y a là une confusion… dont je commence à m’impatienter un peu[34] ». Sa position est très nette : il en a assez du Parnasse et de ses habitants, mais il reste fidèle à Leconte de Lisle : pourquoi ? parce que le Maître était un admirable conseiller ; Gaston Paris nous a expliqué sa méthode : c’était un conducteur incomparable, parce qu’il ne faisait pas suivre à ceux qu’il guidait sa route à lui : il étudiait leur genre personnel, et leur donnait ensuite des conseils appropriés à leur originalité, leur permettant ainsi de donner toute leur valeur propre : ses indications claires, lucides, développaient la poésie personnelle chez Sully Prudhomme[35]. C’est de cela que le soldat reste reconnaissant au chef. Même séparé pratiquement du Parnasse, il continue à admirer la technique du Maître ; à un jeune poète qui se permet des nouveautés en métrique, il conseille, en 1882, d’étudier dans Leconte de Lisle « les conditions d’un vers accompli » ; c’est-à-dire de suivre son propre exemple ; car, si pour le fond des choses il est resté original, pour la forme il a subi profondément l’influence de Leconte de Lisle et de son école[36]. C’est là, suivant lui, l’essence même de la doctrine parnassienne : à un banquet de gens de lettres où il célèbre leur union malgré la diversité complète de leurs tempéraments, il indique nettement, fortement cette thèse : « le Parnasse, qui est devenu à l’insu de beaucoup de ses collaborateurs comme au mien, une profession de foi, témoigne de cette diversité, en même temps qu’il atteste notre unanime accord dans l’observation de la technique traditionnelle, dans le respect des lois organiques de l’art des vers[37] ». C’est en ce sens qu’il continue à reconnaître la maîtrise de Leconte de Lisle : en mars 1884, au banquet offert à Coppée élu à l’Académie, Sully Prudhomme lui rappelle que leur amitié dure depuis vingt ans, « depuis le jour où nous nous sommes rencontrés chez notre admirable maître…[38] ». Ce jour-là, il disait son admiration pour le Maître encore vivant ; sa reconnaissance survécut à Leconte de Lisle : « j’appris à cette école que la richesse et la sobriété sont données toutes deux à la fois par la seule justesse. Le mot juste prit à mes yeux toute sa valeur, et je résolus aussitôt de m’appliquer à bannir de mes vers ces qualificatifs vagues, trop généraux, qui ne sont que des chevilles, pour n’y conserver que ceux qui s’imposent. Voilà la leçon que je dois au chef de ce groupe de débutants dont la plupart allaient bientôt s’appeler les Parnassiens, nom que j’ai porté aussi, et que je serais bien ingrat de renier aujourd’hui[39] ».

Il a raison d’oublier son moment d’impatience et de reconnaître sa dette. Il doit au Parnasse le culte de la forme, sa superstition presque, puisqu’il a cru même au mérite de la difficulté vaincue[40].

Il n’a jamais mieux écrit que pendant sa période parnassienne : avant, so 1 style est vague, impropre, et son rythme est monotone ; après, il est plus philosophe que poète, il ne craint pas suffisamment l’obscurité et la cacophonie[41]. Jules Tellier le trouve grand surtout dans ses courtes pièces, limées et ciselées : dans les grandes machines qui apparaîtront plus tard, « Sully s’évanouit, et il ne reste plus que Prudhomme[42] ». C’est à peu près ce que dit Mme A. Daudet, avec un peu plus de douceur dans la forme[43].

Laissons au poète accusé le dernier mot : à sa période de perfection, la sobriété a été son impassibilité à lui : « j’aime à donner un mouvement contenu à l’émotion ; la compression me semble plus élevée, plus digne que l’expansion. Réprimer l’élan du cœur, c’est mieux compter ses battements ; la douleur pesée est plus noble que la douleur criée. J’aime à dire simplement ; j’étouffe l’exclamation pour en faire un soupir, j’arrête les pleurs pour les faire retomber sur le cœur ; c’est ma manière, ou plutôt mon idéal[44] ». Aussi donne-t-il l’impression d’être supérieur à son œuvre. Ses vers sont beaux, son âme est plus noble encore. Les petitesses du cœur, les mesquineries d’école, les jalousies de métier, lui sont étrangères. Après s’être assis sur les bancs de l’École de l’Art pour l’Art, il s’est levé, il est sorti, se demandant si le culte du beau peut être sa propre fin, et si l’artiste n’a pas un rôle utile à jouer : les dernières stances de La Justice sont un examen de conscience, un doute d’abord, et un choix en fin de compte :


Je t’invoque, ô Chénier, pour juge et pour modèle !
Apprends-moi — car je doute encor si je trahis,
Patriote, mon art, ou, chanteur, mon pays, —
Qu’à ces deux grands amours on peut être fidèle ;

Que l’art même dépose un ferment généreux,
Par le culte du beau, dans tout ce qu’il exprime ;
Qu’un héroïque appel sonne mieux dans la rime ;
Qu’il n’est pas de meilleur clairon qu’un vers nombreux…

Que la cause du beau n’est jamais désertée
Par le culte du vrai pour le règne du bien ;
Qu’on peut être à la fois poète et citoyen
Et fondateur, Orphée, Amphion et Tyrtée…

Ô Maître, tour à tour si tendre et si robuste,
Rassure, aide, et défends, par ton grand souvenir,
Quiconque sur sa tombe ose rêver d’unir
Le laurier du poète à la palme du juste[45].


L’auteur du Repentir n’a jamais dû faire chorus avec ceux qui, de parti pris, parlaient mal de Déroulède[46]. Décidément, il n’est plus de la maison.


  1. Estève, Revue des Cours, 31 mars 1924, p. 721-722, 728.
  2. Poésies, I, 310-311.
  3. Lamartine, Œuvres, V, 305.
  4. Testament Poétique, p. 26-27.
  5. Journal Intime, dans la Revue de Paris du 15 mars 1922, p. 232-233 ; cf. ibid. Ier avril 1922, p. 484, 478.
  6. Banville, Critiques, p. 140-141.
  7. Revue de Paris, 15 mars 1922, p. 234.
  8. Lya Berger, Débats du 7 septembre 1927.
  9. Souvenirs, p. 230-231 ; Verlaine, IV, 333-334 ; Claretie, Revue de France, Ier mai 1924 p. 13-14 ; {{sc|Goncourt, Journal, VIII, 282 ; Mme A. Daudet, Souvenirs, p. 219 ; Mme Adam, Mes Sentiments, p. 37.
  10. Calmettes, p. 269.
  11. Gaston Paris, Revue de Paris, 15 octobre 1895, p. 771-772.
  12. P. p. Monval, Correspondant du 25 septembre 1927, p. 821. 26.
  13. Testament Poétique, p. 22.
  14. Poésies, II, 8, 122, 35.
  15. Poésies, II, 71, sqq.
  16. Poésies, II, 194-202 et 107-110.
  17. Rapport, p. 364-367.
  18. Rapport, p. 124.
  19. Revue, 1921, p. 584-585.
  20. Lya Berger, Débats du 7 septembre 1927.
  21. Petit Temps du 5 juillet 1859.
  22. Henri Morice, La Poésie de Sully Prudhomme, p. 335-350.
  23. X. de Ricard, Revue (des Revues), février 1902, p. 304 ; Walch, Anthologie, I, 304 ; Clouard, La Poésie française moderne, p. 54.
  24. Schuré, Revue (des Revues), Ier mai 1910, p. 28.
  25. Poizat, Le Symbolisme, p. 75 ; Classicisme et Catholicisme, p. 145-146.
  26. Albalat, Revue Hebdomadaire du 4 octobre 1919, p. 56-57.
  27. Petit Temps du 5 juillet 1899.
  28. Tailhade, Quelques Fantômes, p. 199.
  29. Bergerat, Souvenirs, II, p. 155.
  30. Calmettes, pp. 269-270.
  31. Monval, Correspondant du 25 septembre 1927, p. 820.
  32. Monval, ibid., p. 818 ; Henri Morice, p. 379-380.
  33. Monval, ibid., p. 820 ; cf. Clair-Tisseur, Modestes Observations, p. 204.
  34. Testament, p. 108-109.
  35. Revue de Paris, Ier janvier 1896, p. 95.
  36. Supplément littéraire du Figaro, 29 août 1925 ; Gaston Paris, Revue de Paris, ibid., p. 89.
  37. Testament, p. 298.
  38. Lescure, François Coppée, p. 461.
  39. Testament, p. 22.
  40. Testament, p. 23 ; Clair-Tisseur, Modestes Observations, p. 171.
  41. Henri Morice, p. 398.
  42. Nos Poètes, p. 49 ; cf. H. Clouard, La Poésie française, p. 56.
  43. Souvenirs, p. 104.
  44. Journal Intime, dans la Revue de Paris, Ier avril 1922, p. 480-481.
  45. Poésies, IV, 277-278. — C’est ce que Robert de Flers réalisa magnifiquement en
    Roumanie.
  46. Poésies, II, 222-224. Sully Prudhomme eût contresigné l’article de Franc-Nohain sur la faillite des poètes dans l’Écho de Paris du 31 mars 1929.