Histoire du Parnasse/Verlaine

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Éditions "Spes" (p. 387-400).

CHAPITRE V
Verlaine

Si France ne sort pas du Parnasse avec les honneurs de la guerre, du moins il part de son plein gré ; Verlaine, lui, est mis dehors. Malgré le prestige de son nom nous en parlerons brièvement, car, s’il est grand par ailleurs, il est petit au Parnasse. Ses débuts sont faibles ; ses poésies de 1861, de 1862, souvent baudelairiennes, renferment d’étranges gaucheries : ainsi il parle, avec insistance. du vol de la gazelle[1]. Sentant ce qui lui manque, il cherche à se mettre à bonne école. Il fréquente le Café du Gaz, rue Rivoli, où il rencontre Lafenestre, Valade, Mérat ; avec eux il cause prosodie. On lui raconte ce qui s’est passé au dernier samedi de Leconte de Lisle[2]. Puis, il est admis chez Alphonse Lemerre ; dans un sonnet il célèbre le passage Choiseul, et les triomphes immortels de Coppée :


Moi, ma gloire n’est qu’une humble absinthe éphémère.
Prise en catimini, crainte des trahisons,
Et si je n’en bois pas plus, c’est pour des raisons[3] !


Nulle part il ne passe inaperçu, avec son visage étrange. Les femmes, instinctivement, l’aiment peu : l’une d’elles prétend qu’il ressemble à un orang-outang échappé du Jardin des Plantes[4]. Par contre, Laurent Tailhade trouve qu’il est « d’une laideur magnifique et surprenante, d’une laideur à la Socrate, populacière et divine, avec son beau crâne pareil à la coupole d’un temple, son front dévasté par le génie et la souffrance[5] ». Au début, il est modeste, et se pose simplement en disciple : il admire Mendès et sa Philoméla, Banville et ses Stalactites, surtout les Flèches d’Or de Glatigny ; il imite Coppée ; il l’imitera même longtemps[6]. Il s’initie peu à peu au milieu, il le célèbre dans sa « Ballade en vue d’honorer les Parnassiens » :


Ils marchaient droit dans la stricte observance,
Les chers, les bons, les braves Parnassiens[7].


Il a presque toutes leurs convictions, sauf sur un point : il est cocardier, au point de rejeter a priori toute esthétique venue d’Allemagne[8]. Pour le reste, il est bien de la stricte observance : il aime à se griser avec le philtre des mots ; il aime à afficher la plus complète impassibilité[9]. Comme eux, il écrit à Hugo des lettres dévotieuses, et comme eux il se moque de lui dans les causeries de groupe[10]. En un mot, il a tous les préjugés de la première équipe du Parnasse[11].

Il agrée d’abord à Leconte de Lisle, car il arrive déjà tout féru de bouddhisme ; à peine bachelier, il se distrayait à lire le Ramayana. Pour complaire à l’auteur de La Maïa, il n’a qu’à lui répéter sa formule admirative d’autrefois : « Par Indra ! Que c’est beau, et comme ça vous dégotte la Bible, l’Évangile, et tout le vomissement des Pères de l’Église[12] ! » Comment ne pas tendre la main à un disciple qui pousse la dévotion pour le Maître jusqu’à porter lui-même un monocle[13] ?

Au Parnasse de 1866, le nouveau séide reprend avec enthousiasme Les Montreurs dans un sonnet, Vers dorés, qui n’a pas été reproduit dans ses œuvres[14] :


L’art ne veut point de pleurs et ne transige pas,
Voilà ma poétique en deux mots : elle est faite
De beaucoup de mépris pour l’homme, et de combats
Contre l’amour criard……………

… Ceux-là sont grands en dépit de l’envie,
Qui, dans l’âpre bataille ayant vaincu la vie,
Et s’étant affranchis du joug des passions,

Tandis que le rêveur végète comme un arbre,
Et que s’agitent, tas plaintif, les nations,
Se recueillent dans un égoïsme de marbre.


Toutes les autres pièces de son envoi ont été recueillies dans les Poèmes Saturniens, sans aucune correction : Il Bacio, Dans les Bois, Cauchemar, Suburbe, Marine, Mon Rêve familier, L’Angoisse[15]. Verlaine croit donc avoir atteint sa perfection. Tel n’est pas l’avis de Barbey d’Aurevilly, qui lui consacre un Medaillonnet peu flatté : « un Baudelaire parisien, combinaison funèbrement drolatique, sans le talent net de M. Baudelaire, avec des reflets de M. Hugo et d’Alfred de Musset ici et là, tel est M. Paul Verlaine. Pas un zeste de plus ».

On trouve que Barbey d’Aurevilly n’est pas trop sévère, quand on lit les Poèmes Saturniens, ce recueil surfait. Il paraît en novembre 1866, tiré à petit nombre : 491 exemplaires[16]. C’est encore trop pour le public : l’édition ne se vend pas. Pourtant, Verlaine a puisé à des sources connues ; il suit les maîtres à la mode. On s’aperçoit qu’il a beaucoup lu Goethe, dans une traduction[17]. Il imite surtout les Fleurs du Mal[18]. Il emprunte même le titre de son recueil à un sonnet de Baudelaire, publié au Parnasse de 1866, sous ce titre, Épigraphe pour un livre condamné :


Lecteur paisible et bucolique,
Sobre et naïf homme de bien,
Jette ce livre saturnien,
Orgiaque et mélancolique[19].


Verlaine n’est pas inféodé au seul Baudelaire ; on voit qu’il a lu et entendu le Maître du Parnasse. Dans ses Confessions, il définit son premier recueil « du Leconte de Lisle à ma manière, agrémenté de Baudelaire à ma façon » ; dans ce mélange, Leconte de Lisle est l’élément principal[20]. Çavitri pourrait être signé par l’auteur des Poèmes Tragiques, surtout avec sa fin hautaine :


Ainsi que Çavitri faisons-nous impassibles,
Mais, comme elle, dans l’âme ayons un haut dessein !


L’écho du Parnasse retentit, plus sonore encore, dans l’Épilogue, véritable profession de foi parnassienne. Le Maître se déclare satisfait, et prononce que ces Poèmes sont « d’un vrai poète, d’un artiste déjà très habile, et bientôt maître de l’expression[21] ». Cette mansuétude de Leconte de Lisle nous surprend ; le talent de Verlaine est encore bien mince. On cite toujours, faute de mieux, le début de la Chanson d’Automne :


Les sanglots longs
        Des violons
        De l’automne…


C’est curieux, mais c’est tout de même insuffisant pour faire la fortune d’une plaquette. À côté, il y a des choses bien fâcheuses ; par instants se révèle le futur Verlaine, alcoolique, violent, et, disons le vrai mot, ignoble, comme dans la fin d’Une Grande Dame, ou dans La Mort de Philippe II, dont la beauté est gâtée par des grossièretés écœurantes :


Et son haleine pue épouvantablement…
Avides, empressés, fourmillants, et jaloux
De pomper tout le sang malsain du mourant fauve (?)
En bataillons serrés vont et viennent les poux, etc.


Sainte-Beuve, moins complaisant que Leconte de Lisle, fait des réserves[22]. Au Parnasse on est plus sévère encore. Seul Mallarmé approuve[23]. Glatigny est dur ; Anatole France est narquois ; Mendès a en sainte horreur ce poète « sinistre[24] ». Verlaine a beau, tout comme un autre, lancer sa pierre à V. Hugo, c’est un lyrique, et par conséquent un demi-romantique : grâce aux Poèmes Saturniens, comme dit si joliment M. Henri Clouard, « une âme inquiète et frissonnante, l’âme la plus raffinée du romantisme sentimental, rentre dans la poésie[25] ». Les Parnassiens le constatent sans aucun plaisir. De plus, ils flairent en Verlaine un dissident : ils remarquent dans cet art étrange un élément inconnu et trouble, le germe d’une poésie nouvelle, non pas du symbolisme, (nul n’est moins symboliste que Verlaine) mais de cette école qu’on a si mal dénommée décadente[26]. Ils sont tout à fait fixés dans leur méfiance, trois ans après, quand Les Fêtes Galantes apparaissent, le 20 février 1869[27].

C’est encore une mince plaquette, tirée à 350 exemplaires, aux frais de l’auteur : Lemerre n’a pas confiance ; et pourtant c’est un succès qui vaut même de nouveaux lecteurs aux Poèmes Saturniens[28]. Sur les causes de cette réussite, quelques-uns se sont trompés, et ont cru pouvoir le porter à l’actif du Parnasse[29]. C’est, au contraire, un progrès sur les Poèmes Saturniens, un second pas de Verlaine vers sa nouvelle manière[30].

Il a été séduit, comme tout le monde de l’art, par l’ouverture au Louvre de la Galerie Lacaze : avec Lancret, Fragonard, Greuze, Watteau et Boucher, un monde féerique vient de se révéler à ceux qui déjà, grâce aux études des Goncourt, tournaient vers le xviiie siècle, et sa sensualité intellectuelle, des regards d’admiration[31]. Verlaine goûte ce charme d’une fine dépravation, parce que Les Contemplations en ont été pour lui une première révélation : La Fête chez Thérèse s’est imposée à sa mémoire pourtant rebelle : c’est la seule pièce d’autrui qu’il puisse réciter par cœur[32]. Les Fêtes Galantes essayent de rappeler le chef-d’œuvre de V. Hugo qui est comme la pièce liminaire du livre de Verlaine, et qui l’écrase. À côté de la délicieuse aquarelle peinte par Hugo dans le charme d’une soirée d’été, les croquis de Verlaine semblent des chromos[33]. Le détail n’en est pas assez surveillé ; il y a des distractions surprenantes : une statue représentant l’Amour est renversée :


Le vent de l’autre nuit l’a jeté bas ! Le marbre
Au souffle du matin tournoie, épars. C’est triste[34]


et, surtout, c’est faux. Pour remuer des morceaux de pierre, il y faudrait non pas un souffle, mais un cyclone. Seule l’indulgence bénisseuse de Théodore de Banville peut parler de travail exquis, d’ironies suprêmes, de mélancoliques élégances[35]. Certes, L’Allée est bien jolie ; il y a encore une lettre qui rappelle, d’un peu loin, la grâce nonchalante de Musset. Mais le reste ! Colombine ne nous introduit pas dans une fête mondaine, mais dans un bal masqué de mardi-gras, tout au plus dans une folle partie chez Nina de Villard. Comme le Mercure de Molière qui s’en retourne au ciel se débarbouiller de la vulgarité humaine avec de l’ambroisie, on éprouve le besoin, après avoir terminé Les Fêtes Galantes, de relire la Fête chez Thérèse.

Verlaine a des progrès à faire, et il les fait. Des Fêtes Galantes à son envoi au deuxième Parnasse il y a une ascension vigoureuse. Il a pris conscience de sa vraie nature : ce n’est pas la mièvrerie ni la délicatesse qui lui conviennent, mais la force rude. Avant Coppée il découvre la veine des Humbles. Le début de La Soupe du Soir est vraiment puissant :


Il fait nuit dans la chambre étroite et froide où l’homme
Vient de rentrer, couvert de neige, en blouse, et comme
Depuis huit jours il n’a pas prononcé deux mots,
La femme a peur et fait des signes aux marmots[36].


Nulle défaillance poétique : on dirait qu’en même temps qu’il se penche vers la réalité, il a le sens plus exact et plus artistique de la couleur. Il y a, dans Les Vaincus un petit coin de nature qui est un chef-d’œuvre :


C’est l’aube ! Tout renaît sous sa froide caresse.
De fauve, l’Orient devient rose, et l’argent
Des astres va bleuir dans l’azur qui se dore ;
Le coq chante, veilleur exact et diligent ;
L’alouette a volé stridente ; c’est l’aurore[37] !


C’est presque la sobriété classique des tableaux de La Fontaine, et c’est en même temps un chatoîment de couleurs, de nuances exactes. Les Parnassiens doivent se dérider. Leconte de Lisle peut voir dans le sonnet Sur le Calvaire la preuve que Verlaine admire fort son Corbeau : après la mort de Jésus, le bon larron s’adresse à son complice :


Compagnon, que dis-tu de tout ceci ? — Moi ? Rien,
Répondit le mauvais larron ; Rien, âme molle,
Rien, ô cerveau chétif qu’un tel prodige affole,
Sinon qu’en pendant là cet homme, l’on fit bien.

Un coin du ciel s’ouvrit soudain comme une porte,
Et la foudre s’en vint brûler l’audacieux
Qui hurla, puis reprit : « On a bien fait, n’importe ».

Un corbeau qui passait lui creva les deux yeux,
Et vers ses pieds mordus se dressait une louve ;
Mais l’obstiné cria : « Qu’est-ce que cela prouve ? »


Verlaine, qui n’est pas encore touché de la grâce, semble éprouver une sympathie à la Leconte de Lisle pour le révolté. Malgré toutes ces affinités avec le Parnasse, et tout en s’y plaisant pour son compte, Verlaine sent qu’il déplaît. Sauf Coppée qui lui est amical, et qui lui restera fidèle jusqu’au bout, sauf encore Dierx, il n’a pas beaucoup d’amis[38]. On le tolère, plutôt qu’on ne l’admet : il y a chez lui un côté bohème qui est gênant ; il détone dans ce milieu qui devient sévère et choisi[39]. Après la Commune, la situation qui était simplement gênée, devient tragique. Verlaine se sent entouré d’hostilité. Il n’ose plus présenter ses Romances sans paroles à l’éditeur des Parnassiens : « j’ai trop d’ennemis, — pourquoi, grands dieux ! — chez Lemerre, pour y songer[40] ». Il en a un surtout, qui ne pardonne pas, et dont la haine le poursuit jusqu’à l’hôpital : « J’ai un ennemi. Ici. À l’hôpital. Oui ! Oyez ! M. Leconte de Lisle m’avait déjà fait, et me fait, encore, l’honneur et le plaisir de me détester… Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots du bœuf Apis et de toutes les vaches védiques ? Toujours est-il qu’il m’a, comme on dit, dans le nez, à ce titre qu’il a, devant témoins, qui me l’ont naturellement rapporté, dit, parlant de moi : — Ah ça, il vit toujours, celui-là ! Il ne mourra donc jamais ? Pourvu que ce ne soit pas sur l’échafaud[41] ! » Verlaine indique vaguement la raison de cette animadversion ; précisons pour lui.

En 1876, quand se réunissent les trois membres de la commission chargée de préparer le troisième Parnasse, le bon Banville, qui a conservé son estime à l’auteur des Fêtes Galantes aussi longtemps que cela a été possible, s’abstient, au vote sur l’envoi de Verlaine[42]. Coppée lui-même refuse de donner son avis par écrit. Anatole France, qui plus tard peindra Verlaine sous les traits de Choulette, a seul le courage de son opinion : « Non. L’auteur est indigne, et les vers sont des plus mauvais qu’on ait vus[43] ». Ainsi condamné, Verlaine se décide à avouer, dans une lettre privée, adressée à un ami sûr : « c’est cocasse, cette proscription de chez Lemerre ; cela date de la Commune, le croirais-tu ? Leconte de Lisle me tient depuis ce temps pour un ogre[44] ». Oui, c’est un communard, un anarchiste intellectuel[45] ; or, nous savons ce que Leconte de Lisle pense de la Commune. Mais ce n’est pas tout : Verlaine ajoute négligemment, dans cette lettre : « Probable que, depuis mes dernières affaires, c’est encore pis ».

Il a, en effet, beaucoup d’affaires, petites et grandes, les unes dans l’intimité, les autres devant la justice, en France et en Belgique. Il se révèle mauvais camarade et de fréquentation fâcheuse : un de ses plus fervents admirateurs reconnaît qu’il se plaît « dans la godaille populacière », qu’il vit « dans la crapule[46] ». Il boit, de plus en plus bassement, errant de taverne en assommoir, pilier de la jadis fameuse Académie de la rue Saint-Jacques, ornée de quarante tonneaux[47]. Il avoue du reste qu’il est devenu un ivrogne dès l’âge de dix-huit ans[48]. Dans le salon de Leconte de Lisle, au début, il a soin d’entrer à jeun d’absinthe ; il s’observe, reste silencieux, paraît terne. Puis, enhardi, il arrive, visiblement entre deux alcools, pérore, et manque de tenue[49]. Le processus morbide évolue : au passage Choiseul il se met dans des colères terribles, et finit par disparaître, au grand soulagement des habitués[50]. On se raconte, aux dîners littéraires, une scène conjugale : Verlaine, reprochant à sa femme de ne rien comprendre à ses « amours de tigre », et finalement mettant le feu aux cheveux de la malheureuse qui s’enfuit[51] ! Chez Nina de Villard il s’arme brusquement d’un couteau de table, et veut frapper à tort et à travers ; désormais, quand il apparaît on met sous clef les couteaux pointus, on ne laisse que les couteaux ronds. Un jour il sort son canif, et veut blesser Léon Hennique ; on l’expulse, par la force[52]. Plus tard, c’est sur la voie publique qu’il voit rouge : son ami Lepelletier cherchant à l’empêcher de provoquer des noctambules au Pré Catelan, Verlaine tourne sa fureur contre son camarade, dégaine le stylet de sa canne armée ; il fonce sur Lepelletier qui pare de son mieux, jusqu’à ce qu’un garde arrive, et les poursuive jusqu’à la Porte Maillot[53] ! Enfin, en Belgique, il blesse Rimbaud d’un coup de revolver en pleine rue ; on sait pourquoi : le coupable a avoué[54].

On avait passé bien des choses à Verlaine ; on ne lui pardonne pas Rimbaud. Verlaine s’obstine à amener son ami au dîner des Vilains Bonshommes ; le jeune prodige se tient si mal que Carjat le prie vivement de rester tranquille : l’autre saisit la canne à épée de Verlaine, dégaine, se jette sur Carjat, et le blesse à la main : on expulse le génial voyou, puis on décide que Verlaine sera toujours le bienvenu quand il arrivera sans son compagnon : obligé de choisir entre ses frères d’armes et Rimbaud, Verlaine opte pour son ami.

Leconte de Lisle aurait peut-être pardonné quelques-unes de ces « affaires », mais Verlaine avait de plus commis le péché contre l’Esprit : il était devenu décadent ! M. Welschinger a entendu le Maître dire de son ancien disciple : « On en a fusillé qui ne l’ont pas autant mérité que cet animal-là[55] ! » Quelle punition a-t-il infligée à Verlaine ? Nous ne savons. L’expulsé du Parnasse se contente d’écrire à un ami, le 23 octobre 1887 : « Leconte de Lisle a été assez cochon avec moi…, après des relations des plus amicales[56] ». Désormais, quand ils se rencontrent au Quartier Latin, le Maître se détourne avec un mépris froid, tandis que le disciple congédié ricane, et, armé de son mauvais cigare, jette des bouffées de fumée malodorante sur le passage de l’olympien ; il l’insulte, il le traite de jésuite dans ses lettres intimes[57]. Dans ses Hôpitaux il divulgue sa rancune féroce : à sa chambrée, il a un envieux qui cherche à empoisonner sa vie : « il est laid, de face anguleuse, et roux de la plus déplorable nuance, la dent pourrie, et l’œil atrocement bleu chassieux, avec la barbe en balai de pot de chambre qui serait moisi ». Ce monstre est jaloux du poète, et Verlaine conclut : « la morale de tout cela, c’est que l’envie va se nicher partout,…et qu’il est consolant pour l’humanité pensante que tel ouvreur de portières, que le beau premier marchand de contremarques, e tutti quanti, ne le cèdent en rien, comme fiel et vinaigre, à Monsieur Leconte de Lisle[58] ». Sa rage contre son ennemi s’étend à son œuvre, au Parnasse et à son art. Il veut élever école contre école. De là cet Art Poétique, publié dans Jadis et Naguère : il n’a pas été très bien compris tout d’abord : l’un veut y voir une collection de boutades que l’auteur aurait été tout surpris de voir prendre au sérieux[59] ; l’autre, et c’est Verhaeren, imagine que l’auteur de Sagesse n’a pu faire que quelque chose de simple, d’ingénu, de naïf, de bénin, « c’est-à-dire un art contraire à celui du Parnasse[60] ». C’est déjà mieux, mais c’est insuffisant. Nous avons vu que le bâton sur lequel Verlaine appuie sa marche hésitante, est une canne à dard : cherchons la pointe cachée dans son Art Poétique :


                             I

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

                            II

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise ;
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.

                            VI

Prends l’éloquence et tords-lui le cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?

                           VII

Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou,
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

                           VIII

De la musique encore et toujours !…

                            IX

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin,
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature[61] !


Il n’y a pas là un seul mot qui ne soit une attaque, ou contre Leconte de Lisle, ou contre ses disciples : briser leurs rythmes, bafouer leurs rimes, préférer à la poésie la musique qu’ils considèrent comme inférieure au vers, casser toutes les règles, substituer à la discipline l’anarchie, voilà le 93 de Verlaine : — et tout le reste est littérature… parnassienne[62]. Dix ans après, son attitude est encore la même ; il défie toujours le Parnasse, à tous propos : dans une préface aux Éphémères du vicomte de Colleville, il continue à railler les exigences de ces « partisans, au fonds et au tréfonds de mauvaise foi, d’une impossible impeccabilité ;…oiseuses et odieuses considérations de menuiserie en mots[63] » ! A-t-il réussi à substituer sa réforme à l’orthodoxie parnassienne aussi complètement que le prétend Verhaeren[64] ? Cela sort de mon sujet et rentre dans l’histoire des Décadents. Ce qui nous intéresse au contraire, c’est de savoir ce que le parnassien schismatique avait emporté avec lui de fidélité inconsciente aux dogmes du Parnasse. Moréas estime que, au fond du cœur, Verlaine était resté parnassien, dissident sans doute, mais parnassien quand même[65]. Est-ce un jaloux, qui écarte ainsi un concurrent, comme jadis Leconte de Lisle faisait pour Hugo, Hugo pour Racine, etc. ? Charles Morice, qui est désintéressé dans la question, pense également que Verlaine avait gardé le cùlte du vers forgé au Parnasse[66]. Morice a parfaitement raison ; l’auteur du nouvel Art Poétique, qui préconise le vocabulaire hésitant, la musique incertaine, et, pour tout dire, l’art inconscient, se garde bien d’appliquer son système. Même dans le livret d’une opérette entreprise avec Sivry, il cisèle ses vers avec un scrupule minutieux : quand il écrit


Mais, encore un coup, Dieu bon, illumine-les.


ce n’est pas une ligne de prose marchant sur douze pieds au petit bonheur : c’est de la « littérature » tout à fait consciente, car il met en note : « ce vers très boiteux exprime la chute dans l’orgueil, comme le pied qui s’enfoncerait dans un trou pas vu[67] ». Il a donc emporté de l’atelier parnassien, où il a été apprenti, le tour de main, les secrets de fabrication, dont il affecte de se gausser devant la galerie, mais qu’il utilise pour son propre usage. C’est parce qu’il a passé par le Parnasse qu’il peut encore écrire dans Sagesse cet admirable, pur, et impeccable sonnet :


Sagesse d’un Louis Racine, je t’envie[68] ! —…


Au fond du cœur, il reste reconnaissant au Parnasse, mais cette reconnaissance ne se laisse voir que quand il a conquis, après l’indépendance, la grandeur, sa grandeur à lui, telle qu’elle a été magnifiquement proclamée par Verhaeren[69]. C’est par conscience de sa valeur propre que, chassé du Parnasse, Verlaine, après avoir d’abord crié sa rage, ne reste ni petit ni ingrat devant les Parnassiens. Après le banquet du 16 janvier 1895, où Mendès avait pris la défense de Baudelaire, Verlaine lui envoie ce sonnet, digne du Parnasse :


Vous avez magnifiquement vengé la Muse
D’un blasphème trop bête en son impiété :
« Baudelaire, grand cœur douloureux » a dicté
Votre vers châtiant tel pédant qui s’amuse.

« Notre cher Baudelaire ! » Ah ! qu’il fut bien jeté
Ce cri de notre cœur à la face camuse
D’une ignorance qui s’en croit, mais qui s’abuse[70]


Déjà, dans ses Épigrammes, qui sont de 1894, il avait fait amende honorable à la rime, ce mal nécessaire, car il se voit obligé de constater


… dans la rime, un abus que je sais
Combien il pèse et combien il encombre,
Mais indispensable à notre art français
Autrement muet dans la poésie,
Puisque le langage est sourd à l’accent.
Qu’y voulez-vous faire ? Et la fantaisie
Ici perd ses droits : rimer est pressant[71].


Quand on a fréquenté Leconte de Lisle, on ne peut pas être satisfait de soi-même en écrivant par gageure :


Et je t’attends en ce café,
Comme je le fis en tant d’autres,
Comme je le ferais en outre[72].


Il fit mieux : il se décida un jour, dans un effort méritoire, à rendre justice même à Leconte de Lisle, « le grand poète qui fut, plus encore peut-être que Banville, et pour le moins autant que Baudelaire, le maître de toute une génération — la mienne ! — de vrais poètes[73] ».


  1. E. Lepelletier, Verlaine, p. 157, 158.
  2. Id., ibid., p. 97-98.
  3. Œuvres, III, 91.
  4. Lepelletier, Verlaine, p. 88.
  5. Quelques Fantômes, p. 7.
  6. Œuvres, p. 83, 84, 93 ; René Jasinski, Figaro du 2 août 1924.
  7. Œuvres, III, 87-88.
  8. Ibid., V, 337-338 ; Huret, Enquête, p. 67.
  9. Delahaye, Verlaine, p. 379-380 ; Lepelletier, Verlaine, p. 147, 148, 160.
  10. G. Simon, Revue de France, Ier octobre 1924, p. 503 ; Gourmont, Promenades, I, 185 ; Verlaine, Œuvres, IV, 277-280, 307-308 ; Lepelletier, Verlaine, p. 452-456 ; Poizat, Le Symbolisme, p. 109.
  11. A. France, La Vie littéraire, III, 311.
  12. Lepelletier, Verlaine, p. 94.
  13. Œuvres, V, 132.
  14. Cf. Montel, Bibliographie de Paul Verlaine, dans le Bulletin du Bibliophile, 1924, p. 515.
  15. Œuvres, I, 54, 55, 19, 47-48, 21, 15, 17.
  16. Montel, ibid., p. 315-318.
  17. Lepelletier, Verlaine, p. 153.
  18. Delahaye, Verlaine, p. 19 ; cf. Sainte-Beuve, Correspondance, II, 48-49 ; Montel, ibid., p. 423-425.
  19. Parnasse, p. 15 ; cf. Cassagne, Versification… de Baudelaire, p. 117.
  20. Œuvres, V, 116 ; cf. Mithouard, Le Tourment de l’Unité, p. 207-208.
  21. Lepelletier, Verlaine, p. 140.
  22. Verlaine, Œuvres, N, 130 ; Sainte-Beuve, Correspondance, II, 111-112.
  23. Montel, ibid., p. 318.
  24. Glatigny, article dans Le Moniteur du Puy-de-Dôme, publié par J. Patin, Figaro du 26 mai 1928 ; A. France, La Vie littéraire, III, 312 ; Mendès, La Légende, p. 287.
  25. La Poésie française moderne, p. 76.
  26. Huret, Enquête, p. 67-68, 70-71 ; Verlaine, Œuvres, V, 378, 382.
  27. Lepelletier, Verlaine, p. 163.
  28. Montel, ibid., p. 324 ; Verlaine, V, 301.
  29. Armand Silvestre, dans l’Enquête de Huret, p. 324 ; Mithouard, Le Tourment de l’Unité, p. 207.
  30. Tailhade, Quelques Fantômes, p. 51.
  31. Lepelletier, Verlaine, p. 151-152.
  32. Id., ibid., p. 162.
  33. Clouard, La Poésie, p. 77.
  34. Œuvres, I, 111.
  35. Critiques, p. 312.
  36. Œuvres, I, 371.
  37. Œuvres, I, 375. Le poème ne comprend, au Parnasse, que dix strophes ; il est complet
    dans les Œuvres.
  38. Huret, Enquête, p. 315 ; Lepelletier, Verlaine, p. 546-547.
  39. Poizat, Le Symbolisme, p. 109-110.
  40. Lepelletier, p. 318.
  41. Mes Hôpitaux, dans les Œuvres, IV, 370-371.
  42. Critiques, p. 312.
  43. Ricard, Petit Temps du 2 septembre 1900 ; Sandor {{sc|Kemeri, Promenades, p. 147-148 ; Michel Corday, Anatole France, p. 137 ; Le Manuscrit autographe, mars-avril 1928, p. 47.
  44. Lepelletier, p. 373.
  45. Delahaye, Verlaine, p. 144.
  46. Laurent Tailhade, Quelques Fantômes, p. 49-50, 39. — Cf. E. Raynaud, La mêlée symboliste, II, 30-32.
  47. R. de Gourmont, Promenades, IV, 20 ; M. Coulon, Anatomie Littéraire, p. 250-251 ; Laurent Tailhade, ibid., p. 6.
  48. Œuvres, V, 98-99, 107-110, 118.
  49. Calmettes, p. 279.
  50. Lepelletier, p. 281.
  51. Jules Claretie, Revue de France, Ier juillet 1923, p. 35.
  52. Dreyfous, Ce que je tiens à dire, p. 39-41 ; Dufay, Mercure de France du Ier juin 1927, p. 347.
  53. Lepelletier, Verlaine, p. 183-186.
  54. Œuvres, V, 195, 78-79 ; George Moore, Mémoires de ma Vie morte, p. 75 sqq ; P. Berrichon, Mercure de France, Ier lévrier 1912, p. 449 sqq. ; Ier mars, p. 126 sqq.
  55. Débats du 16 août 1910.
  56. Figaro, supplément littéraire du 7 mai 1922.
  57. Mauclair, Servitude, p. 23 ; Lepelletier, p. 285.
  58. Œuvres, IV, 371-376.
  59. Delahaye, Verlaine, p. 381.
  60. Impressions, p. 71.
  61. Œuvres, I, 311-312.
  62. Cf. Montel, ibid., p. 406 ; Clouard, La Poésie, p. 83 ; Laurent Tailhade, Quelques Fantômes, p. 28 ; Poizat, Le Symbolisme, p. 112-113 ; Mauclair, Servitude, p. 213-214.
  63. Publié par M. Monda, Figaro du 11 juillet 1925.
  64. Verhaeren, Impressions, p. 75.
  65. Huret, Enquête, p. 80. — Cf. Maurras et de la Tailhède, p. 152.
  66. Pages Choisies (Messein, 1912), p. 17.
  67. E. Delahaye, Verlaine, p. 404-405.
  68. Œuvres, I, 212.
  69. Impressions, p. 61-68. — Cf. Maurras et de la Tailhède, p. 192-200.
  70. Œuvres, III, 382.
  71. Œuvres, III, 228. — Cf. E. Raynaud, ibid., I, 120 sqq.
  72. Œuvres, III, 434.
  73. Œuvres, V, p. 339.