Histoire du Privilége de Saint Romain/Texte entier
ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE DES CHARTES A LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.
NAGUÈRE on accourait en foule de tous les points de la Normandie, des provinces voisines et même de l’Angleterre, admirer chaque année à Rouen, le jour de l’Ascension, le spectacle le plus auguste et le plus touchant ; on venait voir un meurtrier arraché à l’échafaud, traversant les rues, couronné de fleurs, heureux de sa liberté recouvrée, heureux de vivre, après avoir vu la mort de si près. En vertu d’un privilége unique en France, le chapitre de Rouen l’avait choisi parmi tous les autres prisonniers, avait demandé qu’il lui fût livré ; les magistrats le lui avaient laissé emmener ; et l’infortuné recevait d’un collège de prêtres sa grâce inespérée, que le roi de France lui avait refusée, même le Vendredi-Saint, ce grand jour d’indulgence et de pardon. Pensée attendrissante, qui montrait au monde la Religion désarmant la Justice, et la miséricorde céleste commençant là où finit la pitié des hommes ! Et ce spectacle, déjà si beau en lui-même, combien d’éclat il empruntait encore d’un cérémonial pompeux ; de l’aspect de la châsse révérée de Saint-Romain, que le gracié portait, après l’avoir soulevée trois fois sur une place publique, aux acclamations de la multitude ivre de joie ; et enfin d’une procession magnifique où assistaient les trente-deux paroisses de Rouen, et qui, au son de toutes les cloches de la ville, mises en volée, l’immense Georges-d’Amboise tonnant par-dessus toutes les autres, s’avançait majestueusement avec ses bannières flottantes, ses croix, ses châsses, ses ornemens splendides, ses énormes bouquets, ses deux dragons aux gueules béantes, emmenant, comme en triomphe, cet homme que l’église venait de rendre à la vie et à la liberté !
Émerveillé de ce que les anciens racontaient sur ces belles solennités qui réjouirent leur jeunesse, nous avons voulu en apprendre davantage sur un sujet qui nous intéressait tant. Au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque royale, où nous eûmes autrefois le bonheur de travailler pendant six ans en qualité d’élève de l’École des Chartes, nous avions trouvé des révélations précieuses sur la fierte. Mais c’était surtout à Rouen, c’était dans la ville de Saint-Romain, que nous devions apprendre à bien connaître son privilége. Dépositaire des antiques mémoriaux de l’Échiquier et du Parlement de Normandie, nous les avons tous soigneusement compulsés. Les registres, les chartes de l’ancien chapitre de Rouen, les statuts de confréries, les annales de la Tournelle, celles de la Chambre-des-Comptes, du Bailliage, de l’Hôtel-de-Ville ; les vieilles chroniques, les rituels, les recueils de jurisprudence ont passé sous nos yeux. À ces sources fécondes, combien nous avons puisé de documens ignorés sur les premiers tems du privilége, sur les crimes, quelquefois énormes, qu’il effaça par sa vertu puissante ; sur les luttes nombreuses que le chapitre, possesseur de cette prérogative unique, eut à soutenir contre les magistrats qu’indignait l’impunité, contre les rois eux-mêmes, qui, quelquefois, regardèrent le privilége d’un œil d’envie, mais finirent toujours par le confirmer, comme avaient fait leurs prédécesseurs ; sur l’empressement et l’insistance avec lesquels le sollicitaient chaque année, pour leurs protégés, des princes, des ministres, des rois, des reines, des cardinaux, des papes, et les magistrats mêmes qui s’étaient efforcés de lui porter atteinte ; enfin, sur le cérémonial de la fierte, non pas tel que l’ont si imparfaitement décrit tous les auteurs qui en ont parlè jusqu’à ce jour, mais complet, détaillé, avec un grand nombre de faits ignorés qui ôtent à notre Description (nous le croyons du moins) ce que sans eux elle aurait eu de monotone.
Il nous a semblé que notre travail, résumé fidèle de documens nombreux et presque tous inconnus jusqu’à ce jour, ne serait pas sans intérêt pour nos compatriotes ; et nous le leur offrons avec la confiance d’un écrivain qui n’a rien négligé pour rendre son œuvre complète et digne de l’approbation des lecteurs éclairés et équitables.
Au xvie siècle, Etienne Pasquier avait été frappé de l’importance et de l’éclat de ce privilége « vrayement admirable et unique en son espèce (disait-il), et qui, pour ceste cause, méritoit, selon lui, d’estre recognu de tous, mesmement en ceste France. Je puis dire, ajoutait-il, et en pétille qui voudra, qu’en toute l’ancienneté vous ne trouverez un semblable privilége[1]. » Deux siècles après, Froland, jurisconsulte normand, parlant de ce même privilége, alors bien dégénéré, disait cependant : « Je ne connois point en France de plus beau privilége que celui-ci. » Il le comparait au privilége des évêques d’Orléans, qui délivraient, lors de leur première entrée, tous les prisonniers qui se trouvaient dans les prisons de la ville ; « mais, disait-il, le privilége des évêques d’Orléans, à peine a-t-il eu son effet, qu’il tombe et ne peut plus être renouvelè pendant tout le temps de leur vie ; au lieu que celui que nos rois et nos ducs ont accordé au chapitre de Rouen, se renouvelle, tous les ans, au jour de l’Ascension. Le privilége de saint Romain mériteroit (ajoutait-il) une discussion des plus étendues par la quantité de faits et de circonstances qui le regardent ; et j’avoue que ma première idée avoit été d’en faire une explication complète ; mais j’ai considéré que le détail en seroit trop long, et qu’il étoit plus à propos de le conserver pour ce volume dont j'ai parlé plusieurs fois dans le précédent chapitre[2]. »
Froland ne fit point cet autre volume qu’il avait promis, et il fallut renoncer à l’ouvrage détaillé qu’il s’était proposé de consacrer au privilége de saint Romain. Doit-on beaucoup regretter qu’il n’ait pas exécuté son dessein ? Il est permis d’en douter, malgré la vaste érudition qui distinguait ce jurisconsulte. Le chapitre n’ouvrait pas volontiers ses archives à ceux qui voulaient écrire sur le privilége. En 1765, M. Delaville, avocat au parlement de Paris, s’occupant de continuer les Causes célèbres, et voulant y parler du mémorable procès de Claude De Péhu, et de quelques autres procès où la fierte jouait un rôle, avait écrit au chapitre de Rouen pour prier cette compagnie de lui donner des éclaircissements sur ces diverses affaires. MM. les chanoines Rosset, Saas et Hébert, furent chargés de faire des recherches et de dresser un mémoire, qui ne serait toutefois envoyé au sieur Delaville « qu’après avoir été examiné en chapitre. » En envoyant ce mémoire, soigneusement revu par sa compagnie, le doyen recommanda à M. Delaville « de ne rien faire imprimer sur cet objet, sans l’avoir préalablement communiqué au chapitre. » Lorsque l’on aura lu notre ouvrage, on verra si un auteur soumis à cette surveillance inquiète du chapitre pouvait écrire une histoire complète et fidèle du privilége de saint Romain.
Nous venons remplir cette tâche avec beaucoup moins d’érudition et de talent, sans doute, mais en revanche avec plus de liberté, d’indépendance, et dégagés des entraves qui, avant la révolution de 1789, n’auraient pas permis à un historien du privilége de dire la vérité tout entière, ou même d’entreprendre l’ouvrage que nous publions aujourd’hui. Loin de nous, toutefois, l’idée d’abuser de cette liberté pour insulter à une compagnie qui n’est plus, et qui brilla autrefois dans notre cité par ses vertus et son savoir. Mais aussi, on ne saurait exiger que nous respections des erreurs graves sur des points qui touchent essentiellement à l’histoire du privilége. Et, par exemple, le miracle de la gargouille, si long-tems regardé comme l’origine du privilège de la fierte, devons-nous nous faire un scrupule d’en montrer la fausseté, lorsqu’elle est pour nous de la dernière évidence ? Dans notre Dissertation sur l’origine du privilège, nous avons dit que le dragon de saint Romain n’était autre chose que l’idolâtrie à laquelle le saint évêque de Rouen porta le dernier coup ; et que, dans beaucoup d’autres villes de France, les évêques qui y avaient lutté avec succès contre l’idolâtrie, l’hérésie ou l’erreur, étaient regardés comme ayant terrassé des serpens, des dragons, et représentés dans cette attitude par des monumens sans nombre. Nous avons expliqué cette croyance populaire par l’usage où l’on était de peindre l’idolâtrie, le diable, sous la forme d’un serpent ou dragon.
Après un nouvel examen, au lieu de désavouer ces assertions, nous les reproduisons ici, avec des développemens nouveaux, dus, en grande partie, à un ouvrage curieux et savant de M. Eusèbe Salverte[3]. Nous ne ferons, pour ainsi dire, qu’analyser son chapitre sur les Dragons et les Serpens monstrueux qui figurent dans un grand nombre de récits fabuleux ou historiques, en profitant toutefois aussi des Recherches historiques sur Gilles, seigneur de Chin, et le Dragon, publiées à Mons, en 1825.
La lutte du bien contre le mal, de la lumière contre les ténèbres, de la vertu contre le vice, de la civilisation contre la barbarie, de la vérité contre l’erreur, est aussi vieille que le monde ; les anciens l’ont connue. Voulant rendre glorieux et sensible à tous le triomphe de la vertu, de la vérité, ils imaginèrent, ils représentèrent leurs dieux, leurs héros, leurs demi-dieux anéantissant des monstres, l’effroi des peuples : Apollon perçant de ses flèches le serpent Pithon ; Jason triomphant du dragon sur les bords du fleuve de la Colchide ; Orion détruisant un serpent ; Hercule et Persée domptant des monstres marins ; Anubis perçant un serpent avec sa lance. Tous les monumens de l’Égypte, de la Grèce et de Rome, offrirent ces emblèmes. De là ils passèrent dans les écrits des poètes et des historiens, qui, eux aussi, étaient souvent des poètes. Or, si, dès le tems des païens, le génie du bien et de la lumière, personnifié sous les traits d’un esprit céleste, et triomphant du génie du mal, du vice et des ténèbres, figuré, lui, par un serpent, était une image familière, reproduite par des monumens nombreux ; on conçoit avec quel empressement les chrétiens accueillirent, lors de la chute du polythéisme, cette image si conforme au langage, à l’esprit et à l’origine de la religion nouvelle. La Genèse ne nous offrait-elle pas la femme écrasant la tête du serpent[4]. L’Apocalypse ne décrivait-il pas un grand combat dans le ciel entre l’archange Michel et le dragon roux, escortés, l’un et l’autre, de leurs milices[5] ? Là, on voyait le dragon, le serpent antique, appelè le Diable, précipité du ciel en terre ; on voyait l’archange, vainqueur du monstre, le saisir, et l’enchaîner pour mille ans[6].
Les Rogations, instituées à la fin du ve siècle, rendirent plus familière encore, surtout dans l’Occident, l’idée d’un serpent anéanti par un être supérieur et bienfaisant. Les dragons ailés que l’on portait aux processions, images du démon, tantôt vainqueur, tantôt vaincu, furent regardés, à la longue, par le peuple, comme les dépouilles de dragons de chair et d’os, domptés naguère par les saints évêques plus particulièrement révérés dans les diocèses. Chaque dragon eut bientôt son histoire particulière, et les légendes se multiplièrent à l’infini. La Tarasque de Tarascon ; la Grand’gueule de Poitiers ; le Graoulli, (ou Kraoulli) de Metz ; la Chair salée de Troyes ; la Kraulla de Reims ; le Dragon de Louvain ; le Dragon de Saint-Marcel, à Paris, ne sont guère moins célèbres que la Gargouille de Rouen. Comme chaque église cathédrale avait son dragon, que l’on portait dans les processions, chaque cathédrale eut aussi son saint évêque, vainqueur d’un dragon, d’un serpent monstrueux dont il avait purgé le pays. Ainsi, sans parler de saint Georges et de son dragon, si connus de tous, l’île de Batz, en Bretagne, eut saint Pol ; et Léon eut saint Jouin, tous deux vainqueurs d’un serpent ; le Mans, saint Julien, saint Léon et saint Pavace ; Vendôme, saint Bié, ou Bienheuré, vénérable ermite ; Metz eut saint Clèment ; Poitiers, sainte Radegonde ; Tarascon, sainte Marthe ; Bordeaux, saint Martial ; Saumur, saint Florent ; Tonnerre, le saint abbé Jean. Outre cela, on connaît encore saint Théodore ; saint Victor, de Marseille ; saint Second, d’Asti ; saint Cyr, de Venise ; saint Bertrand, évêque de Comminges ; saint Samson, de Dôle ; saint Hilarion, d’Epidaure ; saint Donat, évêque de Corinthe ; saint Arnel, du diocèse de Vannes ; saint Benoît, d’Arezzo ; saint Derien, de Landernau ; saint Jean, de Reaume ; saint Meen, abbé de Saint-Florent ; saint Paul, de Malthe ; saint Véran, archevêque d’Arles ; saint Amand, du diocèse de Tournay ; saint Marcel, évêque de Paris. En Normandie, outre notre saint Romain, n’avons-nous pas saint Nicaise, qui triompha d’un serpent entre Vaux et Meulan ; saint Vigor, évêque de Bayeux, qui dompta aussi un dragon ?
A en croire les légendaires, tous ces saints, et d’autres encore que nous omettons pour ne point fatiguer le lecteur, luttèrent naguère avec succès contre un dragon, un serpent, un monstre. Mais à qui le persuadera-t-on ? Est-ce mal raisonner que de dire, avec M. Eusèbe Salverte, que « tous ces récits sont trop souvent renouvelés pour avoir jamais été vrais ? » Qui ne reconnaît ici, en effet, un emblème qui, universel, pour ainsi dire, et toujours identique, suppose un fait ou plutôt une allégorie reçue dans tous les tems et dans tous les lieux ? Et quel autre fait pourrait-ce être que le triomphe du vainqueur céleste, du principe du bien et de la lumière sur le principe des ténèbres et du mal, figuré par un serpent, comme parlaient les païens : et, pour nous, chrétiens, le triomphe de la vérité sur l’erreur, de la religion chrétienne sur le polythéisme ; en langage populaire, de Dieu sur le Diable ? Que la victoire de saint Romain sur la gargouille soit aussi fabuleuse que toutes celles des saints et saintes que nous avons cités, c’est ce que montre sa parité, son air de famille avec toutes les légendes auxquelles nous venons de faire allusion ; c’est ce que prouve surabondamment le silence unanime des plus anciens auteurs qui ont écrit la vie de ce saint. C’en est assez sur ce sujet.
Nous devons maintenant exposer, en peu de mots, le plan que nous avons suivi dans la composition de notre histoire du privilège de saint Romain.
L’origine de ce privilège est un point débattu depuis long-tems. C’est celui dont s’occuperont d’abord beaucoup de nos lecteurs ; nous l’avons discuté dans une Dissertation qui figure en tête de l’ouvrage, et que complète ce que nous venons de dire relativement aux démons vaincus par des saints. Vient ensuite l’histoire du privilège, qui se divise en trois époques ;
1°. Depuis les premiers tems jusqu’à l’an 1519 exclusivement, parce qu’en 1512 le roi Louis XII rendit deux édits confirmatifs du privilège, et très-mémorables dans l’histoire de cet ancien usage.
2°. Depuis 1512 jusqu’en 1597, parce qu’en 1597 Henri IV, voulant mettre un terme à l’abus scandaleux que l’on faisait du privilège, le modifia notablement par un édit qui défend d’accorder la fierte aux individus coupables de viol, d’assassinat par guet-à-pens, d’hérésie, de lèze-majesté et de fausse-monnaie.
3°. Depuis 1597, époque de cette modification, jusqu’à l’année 1791, où le privilège cessa d’exister.
Le cérémonial du privilège était très compliqué et fort curieux ; il réclamait donc une description étendue, qui suit immédiatement l’histoire.
Enfin, nos lecteurs seront curieux sans doute de connaître les noms des prisonniers qui furent admis à lever la fierte de saint Romain. Nous publions donc tous les noms que nous avons pu découvrir de prisonniers ayant joui du privilège ; nous en indiquons un grand nombre du xive siècle ; il ne nous en manque que cinq du xve ; nous avons trouvé tous ceux des xvie, xviie. et xviiie siècles.
Dans un Appendice, nous donnons :
L’Histoire de la confrérie de saint Romain, que nous avons détachée du corps de l’ouvrage, parce qu’elle en arrêtait trop long-tems la marche.
Des notices de MM. E.-Hyacinthe Langlois et A. Deville, sur les anciennes châsses de saint Romain et sur la nouvelle.
De plus, une courte notice de M. E.Hyacinthe Langlois, sur le monument de la Vieille-Tour.
Enfin, paraîtront, pour la première fois, quelques Pièces justificatives importantes et jusqu’alors inconnues.
Il nous reste à remplir un devoir bien doux, celui de la reconnaissance envers les personnes qui ont augmenté la masse des matériaux réunis par nous pour la composition de cet ouvrage. A la Bibliothèque du roi, où naguère nous avions travaillé pendant six ans, nous avons trouvé les communications les plus empressées : M. Champollion-Figeac, l’un des conservateurs de ce précieux dépôt, et avec lui MM. Léon Lacabane, Guérard et Paulin Paris, nous ont traité comme une ancienne connaissance, comme un ami. A Rouen, MM. A. Deville ; E.-H. Langlois ; Baroche, conseiller en la cour royale ; André Pottier, bibliothécaire ; Houel, président du tribunal civil de Louviers ; Le Gendre, archiviste de la Préfecture ; Beauvet, archiviste de l’Hôtel-de-Ville, ont mis à notre disposition les documens les plus curieux. Que tous ces hommes bienveillans autant qu’éclairés trouvent ici l’expression de notre vive gratitude. Si cet ouvrage est aussi complet, nous aimons à reconnaître que c’est à eux que nous en sommes redevables. Nous proclamons donc ici leurs noms avec bonheur, persuadé, comme Pline l’ancien, qu’il est de la bienveillance et de la justice de reconnaître hautement les services. « Est enim benignum, et plenum ingenui pudoris, fateri per quos profeceris[7] »
S’IL est vrai que saint Romain, évêque de Rouen dans le viie siècle, ait délivré miraculeusement cette ville d’un dragon qui la désolait ; s’il est vrai qu’en l’honneur de ce miracle un roi de France ait, soit pendant la vie du prélat, soit peu de tems après sa mort, accordé à l’église de Rouen le droit de délivrer, chaque année, un meurtrier ; ce fait, le plus extraordinaire, le plus merveilleux de l’histoire du saint pontife, dut faire, dans le tems où il se passa, une sensation vive et profonde. Nécessairement, les hagiographes contemporains du saint, ceux qui ont écrit dans les tems les plus rapprochés de l’époque de sa mort, les historiens, les chroniqueurs qui écrivaient alors, et ceux des tems immédiatement postérieurs, ont dû signaler ce miracle comme le plus éclatant de tous ceux attribués à saint Romain. De même, ils n’ont pas pu oublier le privilége de délivrer tous les ans un meurtrier, privilége exorbitant, qui, à en croire la légende, aurait dû sa naissance à ce miracle même.
Mais, en revanche, si les plus anciens hagiographes qui aient parlè de saint Romain ; si les historiens et les chroniqueurs contemporains du prélat, ou ayant écrit dans les tems qui ont suivi sa mort ; si les annalistes français et surtout normands, qui ont vécu aux époques les plus rapprochées de celle où existait le saint, n’ont parlé ni du miracle du dragon, ni du privilége dont, plus tard, on voulut trouver le principe dans ce fait merveilleux ; évidemment, le miracle aura été inventé à plaisir, et le privilége, destitué de cette origine fabuleuse, en aura quelque autre qu’il faudra s’efforcer de découvrir.
Voyons donc, d’abord, les plus anciennes vies de saint Romain, et cherchons-y les premiers récits du miracle de la gargouille, et de l’origine de la délivrance annuelle d’un prisonnier.
Au viiie siècle, c’est-à-dire dans celui qui suivit immédiatement la mort de saint Romain, arrivée en 638, il parut une vie du saint prélat, écrite en vers latins, ou, pour parler comme les auteurs de l’Histoire littéraire de la France, « en prose mise en mesures. » . Elle avait été composée d’après une vie en prose latine, plus ancienne encore. Au xe siècle, Hugues III, archevêque de Rouen, ayant su que Gérard, doyen de Saint-Médard de Soissons, possédait ces deux vies du saint pontife son prédécesseur, écrivit à ce religieux une lettre pressante, pour le prier de les lui confier. Le manuscrit de celle en prose étant dans un état de vétusté et de dépérissement qui ne permettait pas de le déplacer sans danger, Gérard aima mieux rédiger lui-même, tant d’après la vie en vers que d’après celle en prose, une troisième vie du saint qu’il dédia et envoya à Hugues III. Il lui adressa, en même tems, le manuscrit original de la vie en vers, « afin, lui disait-il, que tout le monde puisse voir que je n’ai rien inventé, rien écrit de mensonger[8]. »
Les doctes bénédictins Dom Martène et Dom Durand découvrirent, en 1717, et publièrent[9] la vie en vers écrite au viiie siècle ; elle est certainement l’ouvrage d’un auteur normand. Les miracles de saint Romain y sont racontés au long, dans le style pompeux et emphatique de la poésie du tems. Mais, il faut le dire, on n’y trouve pas un mot du miracle de la gargouille, non plus que du privilége de la fierte. La vie en prose latine, écrite antérieurement, en parlait-elle ? Gérard, doyen de Saint-Médard de Soissons, qui la possédait, dit que c’est sur cette vie qu’avait été composée celle en vers ; or, cette dernière ne parlant ni du miracle, ni du privilége, on peut conclure avec certitude que celle en prose n’en parlait pas davantage. Car, dans le cas contraire, le moyen de croire que le poète, ou, si l’on veut, le versificateur latin, eût négligé un fait si important et qui prêtait si bien d’ailleurs à une description poétique ?
Mais ce fait merveilleux figurait-il dans la vie composée, au xe siècle, par Gérard lui-même, et envoyée par lui à l’archevêque Hugues III ? Cette vie, que Mabillon avait vue[10] et qui, plus tard, lorsque les Bénédictins écrivirent l’Histoire littéraire de la France[11] « ne se retrouvoit pas, » je l’ai retrouvée, 1°. dans un manuscrit du xie siècle, appartenant à la bibliothèque publique de Rouen[12] ; 2°. dans un manuscrit provenant de la célèbre bibliothèque des Bigot, et qui appartient aujourd’hui à celle du roi, où il porte le n°. 1805. Dans ces deux manuscrits différens de la même vie, on ne trouve pas un mot du miracle, pas un mot de la concession du privilége. Déjà nous avons dit qu’en l’envoyant à l’archevêque Hugues III, Gérard lui envoyait aussi le poème d’après lequel il l’avait composée, afin, disait-il, que l’on pût connaître l’exactitude et la sincérité de son récit ; d’où l’on peut conclure avec certitude qu’il avait copié le poète, qu’il l’avait suivi pas à pas ; il n’avait donc garde de mentionner un fait dont le poète ne parlait en aucune manière.
Vient, maintenant, la vie de saint Romain, composée au xiie siècle par Fulbert, archidiacre de l’église de Rouen, publiée pour la première fois, en 1609, par Nicolas Rigault, avocat au parlement de Paris. On ne trouve encore aucune mention du miracle de la gargouille, soit dans le texte publié par Rigault, soit dans un manuscrit de cette même vie de saint Romain par Fulbert, qui existe dans le Livre d’ivoire appartenant autrefois au chapitre, et aujourd’hui à la bibliothèque publique de la ville de Rouen ; soit enfin dans deux autres manuscrits du même ouvrage, existant à la bibliothèque du roi, où l’un porte le n°. 5290, et l’autre le n°. 5989.
Mais, saint Ouen étant indiqué, dans quelques récits, comme ayant sollicité et obtenu, pour l’église de Rouen, le privilége du prisonnier, en mémoire du miracle de saint Romain son prédécesseur, qui ne s’attendrait à trouver une mention de ce miracle et du privilége dans les diverses vies de ce saint ? Et cependant, qu’on lise sa vie en vers, composée au ixe ou au xe siècle, qui existe manuscrite à la bibliothèque publique de Rouen[13] ; celle en prose, publiée par Surius ; la même, latine et française, qui existe aussi manuscrite dans la bibliothèque[14] de Rouen, et l’on n’y trouvera rien sur la gargouille, rien sur la délivrance annuelle du prisonnier. Encore, si ce silence unanime des plus anciens hagiographes qui ont parlè de saint Romain et de saint Ouen, était suppléé par les auteurs et chroniqueurs de la même époque et des années qui ont suivi immédiatement ; mais lisez les histoires du tems et des siècles postérieurs, lisez Grégoire de Tours, Aymoin, Sigebert, Bède, mort en 732, Usuard, qui vivait en 770, dans son martyrologe composé par ordre de Charlemagne, et combien d’autres encore ! Au reste, à quoi bon irais-je étaler les titres de ces ouvrages et les noms de ces auteurs ? Les nommer tous ne serait que donner un long et fastidieux catalogue de noms propres dont le lecteur n’a que faire. Qu’il nous suffise de dire que pas un seul ne parle de la gargouille, ni de la délivrance annuelle du prisonnier ; « quoique aucun d’eux, comme dit Pasquier, n’ait esté avaricieux au récit des miracles des saincts. »
Nous mentionnerons, toutefois, spécialement, nos auteurs normands, dont le silence est d’un si grand poids dans cette affaire. Dudon de Saint-Quentin a écrit l’histoire de quatre-vingts ans du xe siècle ; Guillaume de Jumièges, normand, moine de Fécamp en Normandie, parle de saint Ouen et de la translation du corps de ce saint ; Orderic Vital, dont l’histoire (il le dit lui-même) est « ecclésiastique plus que civile », parle au long, comme nous le verrons bientôt, de la fête de saint Romain, instituée par l’archevêque Guillaume-Bonne-Ame ; et pas un seul de ces auteurs ne laisse échapper un mot, une allusion, si légère qu’elle soit, relatifs au miracle et au privilége auquel on veut que ce miracle ait donné naissance. Anselme, abbé du Bec, commentant, vers la fin du xie siècle, le vingt-septième chapitre de l’évangile de saint Mathieu, dit quelque chose de la délivrance de Barabbas ; il la représente comme venant d’une coutume des Juifs, qui, tous les ans, délivraient un prisonnier en mémoire de leur miraculeuse sortie d’Égypte ; et il parle de cette coutume, sans alléguer sur ce sujet l’exemple, si analogue, du privilége de saint Romain. Est-il présumable qu’il y eût manqué si le privilége eût existé de son tems ?
En 1108, dans l’assemblée convoquée à Lillebonne par Guillaume-le-Conquérant, pour régler tous les priviléges généraux et particuliers de la province, il ne se dit pas un mot du privilége de saint Romain ; et cependant l’archevêque de Rouen était présent. Aurait-il gardé le silence, si ce privilége eût existé ? Si le miracle de la gargouille était vrai, disons-le avec un écrivain du xvie siècle, judicieux autant que savant, « ce ne seroit pas un miracle moindre que nulz des anciens autheurs ou modernes n’en eussent faict aucune mention, ores que (quoique) quelques uns ayent, avec tout honneur, solemnizé la mémoire de ce grand sainct Romain[15] ».
Mais que dire surtout du silence de saint Ouen, évêque de Rouen, successeur immédiat de saint Romain ? Ce prélat a laissé une vie fort détaillée de saint Éloi, son confrère dans l’épiscopat et son ami ; nous avons de lui un autre livre intitulé : De animâ Dagoberti ; et dans ces deux ouvrages, où il rapporte tant de choses sur l’histoire religieuse du tems, il ne parle pas plus du prétendu miracle de son prédécesseur, que des efforts heureux que lui-même aurait faits pour en perpétuer à jamais la mémoire. Est-il possible de croire qu’il n’aurait point rapporté l’éclatant miracle du dragon, s’il en eût été question alors, et qu’il n’aurait rien dit du privilége de l’église de Rouen, s’il eût existé de son tems, soit qu’il l’eût lui-même obtenu du roi, comme le prétendent quelques écrivains, ou qu’il eût été accordé à saint Romain, son prédécesseur immédiat, comme, le veulent d’autres légendaires ? Et en outre, si le privilége eût existé, comment concevoir que, pendant un si long espace de tems, on n’en eût point parlé ? Plus tard, lorsqu’il est en vigueur, et dès le commencement du xiiie siècle, nous voyons naître fréquemment, de son application, des différends animés entre le chapitre et les magistrats de Rouen. S’il eût existé dès le viie siècle, serait-il possible qu’il n’y eût eu, dans l’espace de cinq à six cents ans, aucune contestation entre l’église de Rouen et les officiers du roi ; ou, des différends de cette nature ayant eu lieu, qu’il ne s’en trouvât pas la trace la plus légère dans les historiens du tems, pas même dans les annalistes et chroniqueurs normands, qui, de préférence, aimaient à raconter des faits religieux ? « Monstrez-nous aucun juge qui ait contredit et empesché l’exécution de nostre privilége, depuis saint Romain jusqu’à Philippe-Auguste », disait naguère le chapitre de Rouen à Denys Bouthillier son adversaire[16]. Mais Bouthillier n’aurait-il pas pu rétorquer l’argument, et, de ce silence même sur les débats dont le privilége de la fierte n’aurait pas manqué d’être l’occasion, s’il eût existé, conclure, avec certitude, qu’il n’avait pas existé dans les tems où il n’avait pas été contesté ? « Depuis qu’on parle de ce privilége (disait Sacy au conseil, en 1687[17]), il a été perpétuellement contredit par ceux qui sont tenus de conserver l’autorité du roi et de veiller au salut des peuples. » Sacy avait raison ; le privilége, pendant toute sa durée, a été l’occasion de tant de débats, qu’on peut bien dire, avec certitude : De tel siècle à tel siècle nous ne voyons ni discussions ni disputes sur ce privilége : donc il n’existait pas.
C’est en 1394 que, pour la première fois, nous trouvons une mention de la gargouille et du miracle de saint Romain. Cette année-là, une enquête dont nous parlerons au long, plus tard, eut lieu, sur le point de savoir si les complices du prisonnier délivré par la fierte, participaient aux effets du privilége. Le chapitre, voulant fortifier, et peut-être étendre son privilége, profita de cette occasion pour avancer quelques propositions dont la vérité fut attestée par de nombreux témoins. Sa deuxième proposition était conçue en ces termes :
« Dit l’en (l’on dit) communément, et est bien à tenir et à croire pour vérité, que le dit prévilège fu ainsi ordené en l’onneur et remembrance (mémoire) des notables et beaux miracles que fist le glorieux saint monsieur saint Romain à la cité de Rouen et à tout le païs de environ. Entre les quieulx, par la grâce de Dieu, il prinst et mist en subjection un grant serpent ou draglon qui estoit environ Rouen, et dévouroit et destruisoit les gens et bestes du païs, telment que nulz n’osoit converser ne habiter en icelui païs ; et, ensément (aussi), icelui glorieux saint chassa et mist hors d’icelui païz anemis et malvèz espéris (diables) qui conversoient et habitoient en icelui païs, telment que aucun n’y osoit demourer ».
C’est ici le plus ancien titre où, à notre connaissance, il soit question, non du privilége de la fierte, mais du miracle de la gargouille. Plus tard, en 1425 (le 22 mai), Henri VI roi de France et d’Angleterre (il se qualifiait ainsi) donne commission à l’évêque de Bayeux et à Raoul-le-Sage, chevalier, seigneur de Saint-Pierre, « pour informer de l’usage et coustume d’exercer le privilége de saint Romain. » Dans cette charte, dont le préambule est évidemment copié, selon l’usage de cette époque, sur l’exposé contenu dans la requête du suppliant (et ici c’est le chapitre de Rouen), on lit ce récit, qui diffère de celui de 1394 : « C’est la voix notoire au pays de Normendie, ce privilège avoir esté introduit après voix angélique venant du ciel, par les mérites du glorieux sainct Romain. En quoy le peuple de la dicte archeveschie et de toute la région de Normendie a tousjours prins très grant et singulière dévocion. »
En 1485, on en revient à l’histoire du dragon. Le tems a porte conseil ; aussi donne-t-on de plus grands détails. C’est au roi Charles VIII, séant en son lit de justice à l’échiquier de Rouen, que s’adresse le récit qu’on va lire. Le narrateur est Maître Estienne Tuvache, chancelier et chanoine en l’église cathédrale de Rouen, qui, accompagné de plusieurs de ses confrères, vint, le mercredi 27 avril 1485, insinuer le privilége de saint Romain à l’échiquier où siégeait le monarque : « Monsieur saint Romain, dit-il, constant et durant le temps qu’il estoit archevesque de Rouen, délivra icelle ville et le païs d’environ, d’un serpent ou dragon qui dévouroit (ainsi comme chacun jour) plusieurs personnes, à la grande désolacion du dit païs ; le quel serpent ou dragon fut, en la vertu de Dieu, mis par le dit monsieur saint Romain en telle subjection, qu’il en délivra la dite ville et le païs ; et fut, aprèz ce que plusieurs personnes doubtant (craignant) la mort et danger du dit serpent, olrent (eurent) esté reffusans d’aler avecques lui. Et ce voyant le dit monsieur saint Romain, pour ce qu’il trouva que deux prisonniers avoient esté condempnéz à mort pour leurs démérites, iceulx prisonniers lui furent bailliéz pour aler avec luy, dont l’un d’iceulx prisonniers fist reffuz ; et, néantmoins, procéda oultre ; et, après que mon dit sieur saint Romain olt (eut) conjuré la dicte beste ou serpent, lui mist une estolle au col, et la bailla à mener au dit prisonnier qui estoît en sa compaignie, jusques au pont de Saine ; et, de dessus icelui pont, fut gectée en la rivière ; et, à ce moyen, depuis ne fist aucun mal ne inconvénient au peuple ; et octroya le roi qui estoit en iceluy temps, que, en nom de Dieu et d’icelui monsieur saint Romain, seroit délivré ung prisonnier. »
Ici le chapitre suppose qu’il y avait un pont à Rouen, du tems de saint Romain ; mais nous ferons remarquer, en passant, qu’en 885, et même en 962, sous Richard Ier., duc de Normandie, c’est-à-dire plus de trois cents ans après la mort de saint Romain, aucun pont n’avait encore été construit à Rouen. C’est ce que M. Deville a fort bien établi dans ses Recherches sur l’ancien pont de Rouen[18].
Dans un manuscrit latin, envoyé de Louvain au chapitre de Rouen en 1609, on lit que « du tems de Dagobert, illustre roi de France, un grand prodige se passa au vu et su des habitans de Rouen. Il y avait près de Rouen, dans un lieu marécageux, un serpent d’une grosseur extraordinaire, qui, depuis plusieurs années, dévorait les hommes et les animaux ; en sorte qu’il n’y avait pas de sûreté pour ceux qui sortaient de la ville. Saint Romain, évêque de Rouen, rempli de Dieu, voyant ce fléau, entreprit d’en délivrer la ville de Rouen. Il tire des prisons un scélèrat convaincu d’un grand nombre de vols et de meurtres ; et, accompagné de cet homme, il va au repaire du serpent. Il fait sur cette bête monstrueuse le signe de la croix, ce qui la rend aussi-tôt douce et paisible comme un agneau ; si bien que le meurtrier l’emmena sans peine dans la ville, où elle fut brûlèe en présence du peuple ; ses cendres furent jetées dans la rivière. Le bruit de ce miracle courut dans tout le royaume, et parvint aux oreilles du roi et de ses courtisans. Le roi, plein d’étonnement, fit venir saint Romain à la cour, pour savoir de lui les détails de cette action. Saint Romain raconta au monarque le fait dans toutes ses circonstances, ce qui excita dans le roi et dans les seigneurs de sa cour autant de joie que d’admiration. Mais, pour que le souvenir d’un si grand miracle ne pût jamais s’effacer, Dagobert, de l’avis de Dadon son référendaire (connu depuis sous le nom de saint Ouën, et qui, dans la suite, succéda à saint Romain en qualité d’évêque de Rouen, sous le règne de Clovis fils de Dagobert), accorda à l’église cathédrale de Rouen le droit de délivrer, tous les ans, le jour de l’Ascension, jour anniversaire du miracle, un prisonnier, de quelque crime qu’il fût coupable. »
Vient enfin le récit contenu dans les lettres-patentes de 1512, par lesquelles le roi Louis XII confirma le privilége de la fierte. C’est le plus long de tous :
« En l’an 520 ou environ ce dict temps, hors la ville et cité de Rouen et prèz les murs d’icelle, hantoit et habitoit une beste horrible et monstrueuse, en forme de grand serpent ou dragon, qui, chacun jour, faisoit grandz dommaiges et empeschements à nostre dicte cité de Rouen, habitante et voisins d’icelle, dévoroit toutes créatures tant humaines que autres, faisoit périr batteaux et navires navigans par la rivière de Seine et aultres maulx innumérables à la chose publicque d’icelle cité et de tout le païs d’environ ; tellement que par veoye humaine n’y pouvoit estre donné aucun remède. Jusques à ce que monsieur sainct Romain, lors chancelier de France, soubz nostre prédécesseur de bonne mémoire le roy Clotaire deuxième de ce nom, fut esleu et promeu par la grâce de Dieu au dict archevesché. Lequel glorieux sainct Romain faisoit par ses mérites et vouloir de Dieu, chacun jour, évidente et innumérables miracles qui seroient longs à réciter ; meu de pitié et compassion, et pour affranchir son peuple des périls et dangers d’icellui horrible et cruel serpent, se délibéra aller au lieu ou caverne où résidoit icelle beste, pour la doubte et craincte de la quelle ne trouva le glorieux sainct pour l’accompaigner aucune personne au dict lieu ny à l’environ, fors (excepté) un prisonnier du dict lieu de Rouen, pour lors détenu pour cas criminel pour le quel il avoit esté condamné à estre exécuté et souffrir mort, qui luy fut baillè par la justice d’icelui lieu ; le quel prisonnier, le dict sainct Romain mena avec luy au lieu où estoit la dicte beste ; et, par miracle et permission divine, prist celle beste et luy mist son estole au col ; et, lors, toute férocité et crudélité (cruauté) cessant, la bailla au dict prisonnier criminel, qui, en la compaignie du dict sainct, la mena sans contredict ou résistance jusques en la dicte cité. Au quel lieu publicquement, et en la présence du peuple, elle mourut et fut arse et consommée par feu. Et, par ce moyen, fut miraculeusement, par les saincts mérites et oraisons d’iceluy sainct, le peuple d’icelle cité delivré et affranchy du servaige, craincte et subjection d’icelle beste et serpent, et des inconvéniens qu’elle faisoit. Et, oultre, pour ce que iceluy prisonnier avoit esté en la compaignie du dict glorieux sainct, et aucunement ministre du dict miracle, il fut par luy délivré des prisons, déclaré quicte et deschargé de tous cas criminelz quelconques qu’il auroit au précédent commis, sans quelconque punition ou satisfaction. Et certain temps depuis, advenant décèz et trespas du dict glorieux sainct Romain, que Monsieur sainct Ouën, semblablement chancelier de France soubz nostre prédécesseur de bonne mémoire le roy Dagobert premier de ce nom, fut promeu au dict archevesché et feist remonstrance du dict miracle et autres dignes de mémoire faictz par iceluy sainct Romain au dict Dagobert. En contemplation et considération des quelz, iceluy nostre prédécesseur Dagobert, inspiré du sainct esprit, meu de bonne affection et dévotion, et affin de réserver le dict miracle à la perpétuelle mémoire des hommes et à la louange de Dieu et du dict glorieux sainct, donna, à perpétuité, privilège, faculté, authorité et puissance aux archevesques, doyen et chanoines de la dicte église, et à leurs successeurs, d’eslire en leur chapitre, chascun an, le jour de l’Ascension Nostre Seigneur, un prisonnier ou prisonnière criminel ou criminelle, pour quelconque cas ou crime qu’il soit détenu ou détenue, et icelluy mettre hors des dictes prisons et à pure délivrance. »
Examinons, d’abord, ce dernier récit, le plus détaillè de tous, et consacré, pour ainsi dire, par des lettres-patentes. Chose étonnante ! voilà un acte émané d’un roi, un acte de la plus haute importance relativement au privilége, puisqu’il n’a d’autre objet que de le confirmer, de lui donner une force nouvelle ; et cependant, de tous ceux qui se rapportent au miracle de la gargouille, il n’en est pas un qui offre un plus beau texte à la critique. On l’a vu, selon ces lettres-patentes, le miracle aurait eu lieu en 520 ou environ, « soubz le roi Clotaire deuxième de ce nom », et le privilége de la délivrance annuelle d’un prisonnier, en mémoire du miracle, aurait été accordé, depuis, « par le roy Dagobert premier de ce nom, successeur de Clotaire II, à Monsieur sainct Ouën successeur de saint Romain. »
Mais d’abord, en 520, c’était Clotaire Ier. qui régnait sur la Neustrie ; Clotaire II ne vint qu’environ cent ans plus tard. En 520, le siége épiscopal de Rouen était occupé par saint Godard et non par saint Romain, qui, alors, n’était pas né, et qui aussi ne fut élevé au siége de Rouen qu’un siècle après. Dira-t-on qu’il y a erreur dans les chiffres, et qu’au lieu de 520 il faut lire 620 ? Une erreur semblable doit surprendre dans des lettres-patentes dressées sur l’exposé du chapitre lui-même, surtout lorsque l’on considère que le chapitre fit sonner bien haut cette date reculée, tant qu’il ne se trouva personne pour signaler les bévues de son récit. Cependant, passons ; et, au lieu de 520, lisons 620. En 620, Clotaire II était roi de la Neustrie comme du reste de la France ; mais saint Romain n’était pas encore évêque de Rouen ; il ne le devint qu’en 626 ; encore est-ce selon le calcul de ceux d’entre les chronologistes qui reculent le plus sa promotion à ce siége, car il s’en trouve qui ne la placent qu’en 630 ou même en 631 ; et, dans cette dernière hypothèse, on ne pourrait plus parler de Clotaire II, qui était mort en 628. Mais, dira-t-on peut-être, l’expression environ, employée dans le récit, ne permet-elle pas de croire que saint Romain a pu faire le miracle depuis l’an 626, où il semble être devenu évêque de Rouen, jusqu’à 628, époque où mourut Clotaire II ? Passons encore sur cette variante de-huit années ; mais, alors, nous examinerons le reste du récit, et nous demanderons s’il est vrai que saint Ouen ait, depuis, en qualité de successeur de saint Romain au siège de Rouen, obtenu de Dagobert, en faveur de son église, et, en conséquence du miracle de la gargouille, le privilége de délivrer, chaque année, un prisonnier. Ici l’impossibilité est évidente. Dagobert, en quelque année que l’on veuille placer sa mort, était, du moins, certainement décédé lorsque saint Ouen fut sacré évêque de Rouen, puisque cette consécration eut lieu « le quatorzième jour du troisième mois de l’an troisième du règne de Clovis II, fils et successeur de Dagobert », date indubitable, et qui nous est donnée par saint Ouen lui-même, dans sa vie de saint Éloi, évêque de Noyon[19].
D’après ce qui précède, on peut voir si, dans ces divers récits, il en est un seul digne de créance. Que si l’on essaie, maintenant, de les concilier les uns avec les autres, on ne tardera pas à s’apercevoir que c’est peine perdue.
Dans l’enquête de 1394, le chapitre dit simplement que saint Romain « prinst et mist en subjection ung grant serpent ou draglon qui estoit environ Rouen où il dévouroit les gens et bestes du païz, telment que nulz n’osoit converser ne habiter en icelui païz. » En 1425, plus de dragon, ni de prisonnier. Le privilége, dit le chapitre, « a esté establi par grande dévotion et révérence de Dieu, après une voix angélique venant du ciel. »
En 1485, plus de voix angélique. L’histoire du dragon reparaît, mais avec des additions notables. Saint Romain veut se rendre au repaire du monstre, avec deux prisonniers condamnés à mort l’un et l’autre. L’un d’eux a peur et s’enfuit. Avec l’autre, le saint en vient à ses fins ; la bête monstrueuse est entraînée, au moyen d’une étole, jusques au « pont de Saine », d’où elle est jetée dans la rivière. Sur l’existence de ce pont, le lecteur sait déjà à quoi s’en tenir ; passons.
Dans le manuscrit de Louvain, autre chose. Saint Romain requiert l’assistance, non plus de deux prisonniers, mais d’un seul. La bête, amenée dans la ville, est brûlée vive et non plus jetée dans la rivière. Dans les lettres-patentes de 1512, copiées littéralement sur l’exposé du chapitre au roi, on peint comme « faisant périr batteaux et navires navigans par la rivière de Seine », ce monstre, que, selon un autre récit du même chapitre (en 1485), il a suffi de jeter vivant dans la rivière, du haut d’un pont qui, par parenthèse, n’existait pas. Aussi, dans ce récit de 1512, la gargouille n’est plus précipitée dans la Seine, comme le chapitre l’assurait en 1485 ; mais, disent les lettres-patentes, « elle mourut et fut arse et consommée par feu » ; et c’est aussi la version du manuscrit de Louvain…
Autant on vient de voir de variations sur le miracle, autant nous en pouvons signaler dans le récit de la concession du privilége. Tantôt, selon les chanoines de Rouen, le privilége « a esté establi après une voix angélique venant du ciel. » Tantôt, selon le manuscrit de Louvain, invoqué comme authentique par les mêmes chanoines, et dont ils n’ont jamais voulu dire la date, parce qu’elle leur était désavantageuse, c’est Dagobert qui accorde le privilége, et qui l’accorde à saint Romain lui-même. Tantôt, enfin, selon un autre récit du chapitre, adressé à Louis XII et reproduit dans, les lettres-patentes de ce monarque, le privilége n’est établi que « certain tems après la mort de saint Romain », et accordé à saint Ouen, évêque de Rouen, par Dagobert, qui, nous l’avons montré, était mort deux ou trois ans avant que saint Ouen ne fût appelè au gouvernement de cette église. Maître Tuvache, chanoine, auteur du récit de 1485, était un homme bien autrement circonspect, et que vous ne sauriez trouver en défaut sur la chronologie. Parle-t-il du miracle de la gargouille ? Ce miracle fut fait, dit-il, « constant et durant que Monsieur saint Romain estoit archevesque de Rouen. » La date est bien fixée, il n’y a rien à dire à cela. S’agit-il de la concession du privilége ? « Il fut (continue-t-il) octroyé par le roy qui estoit en iceluy temps. » Voilà de ces récits où la critique ne peut mordre. Malheureusement, les narrateurs du chapitre ne furent pas toujours aussi prudens, et des différentes versions que nous avons rapportées, à laquelle donnerons-nous la préférence ? croirons-nous que le privilége a été établi « après une voix angélique venant du ciel », ou en mémoire de la destruction de la gargouille ? sur ce dernier prodige, croirons-nous le récit de 1485, ou celui du manuscrit de Louvain, ou bien encore le récit des lettres-patentes de 1512 ? saint Romain se fit-il accompagner par deux prisonniers, ou par un seul ? le dragon fut-il pris dans la forêt du Rouvray, ou dans le Champ-du-Pardon ? Car c’est encore une question débattue dans d’autres récits que nous avons épargnés au lecteur. Et quant au privilége, croirons-nous qu’il a été octroyé par Clotaire II, ou par Dagobert Ier, à saint Ouen ou à saint Romain lui-même ? Tant de versions contradictoires convainquent de mensonge les inventeurs de l’histoire du miracle. La vérité est une ; mais, au contraire, et c’est le chapitre de Rouen lui-même qui l’a dit, « en une fable, on y adjouste tousjours quelque chose, chacun y contribue du sien ; on y adjouste, on y diminue ; si bien qu’en fin de compte, le premier et le dernier rapport sont entièrement dissemblables[20]. » Ce que disait ici le chapitre en parlant de la papesse Jeanne, a son application directe à l’histoire (aussi peu digne de foi) de la gargouille ; il n’y a que les noms qui diffèrent.
La fausseté du miracle de la gargouille nous paraissant désormais prouvée, quelle est donc la véritable origine du privilége de la fierte ? Froland, jurisconsulte normand justement célèbre (mort en 1746), disait : « Je ne conseillerois à qui que ce fût de se donner le moindre mouvement pour tâcher de découvrir cette origine ; ce serait, ajoutait-il, chercher la pierre philosophale[21]. » L’avis n’était pas encourageant, donné surtout par un homme si versé dans nos antiquités, et qui, apparemment, avait cherché long-tems ce que maintenant il déclarait introuvable. Toutefois, l’Académie de Rouen, fondée en 1744, n’hésita pas, en 1758, à mettre au concours cette question si intéressante pour la ville et la province : « La délivrance annuelle d’un meurtrier à Rouen a-t-elle quelque fondement historique dans l’histoire de Normandie ? » Le prix fut décerné, en 1760, à un sieur Le Moine, secrétaire-archiviste de l’église de Toul. L’Académie possède encore dans ses archives deux des mémoires envoyés alors au concours. L’un est rempli d’hypothèses sans probabilité, qu’un style des plus médiocres et des plus incorrects est loin de rendre séduisantes. L’autre, un peu mieux écrit, n’offre aussi que des hypothèses, plus vraisemblables, il est juste de le dire, mais vagues, incomplètes, sans liaison entre elles, et que n’appuie aucun fait puisé dans l’histoire ou dans la liturgie. L’auteur a mal profité des conjectures de quelques écrivains ses devanciers ; encore est-il évident qu’il n’a pas lu tout ce qui avait été précédemment écrit sur cette matière. Rien ne prouve que ce mémoire soit l’ouvrage de M. Le Moine, et nous ne pouvons croire que l’Académie ait couronné une composition qui n’avait pas même le mérite de résumer complètement les notions existant à cette époque sur la question mise au concours.
Osons aussi, quoi qu’en ait dit Froland, offrir, à notre tour, nos conjectures sur ce point depuis si long-tems débattu dans la province. Le lecteur les jugera.
Orderic Vital, comme on l’a vu, ne parle ni du miracle de saint Romain, ni du privilége de l’église de Rouen ; nous allons, maintenant, rapporter un passage de cet auteur, qui fortifie l’argument que nous avons tiré de son silence, et qui, combiné avec d’autres documens, nous paraît jeter du jour sur l’origine du privilége et sur l’époque où il dut commencer.
Saint Romain, immédiatement après son décès (en 638), avait été inhumé dans l’église de saint Godard, où l’on voit encore le souterrain dans lequel était autrefois son tombeau[22]. L’an 1036, le corps du saint fut extrait de ce souterrain, et transporté près de l’église cathédrale, dans une chapelle dédiée sous son vocable, et située dans la rue que, par ce motif, on appelle encore aujourd’hui rue Saint-Romain, quoique la chapelle qui lui a donné ce nom ait, depuis long-tems, cessé d’exister. Mais, à la fin du xie siècle, ou au commencement du xiie, « Guillaume-Bonne-Ame, archevêque de Rouen, transporta solennellement le corps de saint Romain, de cette chapelle dans l’église cathédrale, et le plaça, avec beaucoup de respect, dans une châsse couverte d’or et d’argent et enrichie de pierres précieuses. » C’est Orderic Vital qui nous l’apprend, et, ajoute-t-il, « le prélat ordonna que la fête de ce saint serait célébrée solennellement chaque année, le 10 des calendes de novembre (23 octobre), et que le clergé irait tous les ans, processionnellement, faire une station au tombeau du saint pontife, hors la ville. Tous les fidèles furent avertis de s’y trouver ; attirés par les indulgences attachées à la fête, et par les bénédictions que donnait l’archevêque Guillaume-Bonne-Ame, ils s’y rendirent en foule[23]. » Tel est le passage d’Orderic Vital que nous avons annoncé ; et je ne voudrais pas autre chose que ce fragment, pour prouver que, dans les premières années du xiie siècle, tems où écrivait Orderic Vital, on ne connaissait point le miracle de la gargouille, et que l’usage de délivrer tous les ans un prisonnier n’existait pas encore. Cet auteur était normand, et moine à Saint-Évroult, en Normandie ; il aimait à raconter en détail les faits qui intéressaient la province, ceux, surtout, qui se rapportaient à l’église ; et certes il n’aurait pu parler plus au long de l’institution de la fête de saint Romain, ni décrire avec plus de complaisance les honneurs décernés au saint pontife par un des prélats ses successeurs sur le siége de Rouen. Or, je le demande, si la cérémonie du prisonnier eût existé alors, était-il possible qu’il ne saisît pas cette occasion de parler du privilége de la fierte, de ce privilége, le plus grand, assurément, et le plus éclatant des honneurs décernés à saint Romain, et particulier, en tout cas, à la province dont il écrivait l’histoire ? Mais ce fragment d’Orderic Vital nous apprend encore autre chose. Jusqu’au tems de Guillaume-Bonne-Ame, le corps de saint Romain avait été d’abord dans son tombeau à Saint-Godard, puis dans une chapelle sise près l’église cathédrale. Ici, par les soins d’un des prélats ses successeurs, le corps, ou du moins une partie du corps du saint évêque est déposée respectueusement dans une châsse d’or et d’argent enrichie de pierres précieuses. Des diverses châsses dans lesquelles furent successivement placées les reliques de saint Romain, évidemment celle-ci est la première en date. Si, ce qui ne paraît pas douteux, la levée de la châsse, de la fierte de saint Romain par le prisonnier, a toujours été une circonstance essentielle de la solennité que, par cette raison même, on appelait la cérémonie de la fierte ; voudra-t-on que cet usage existât lorsqu’il n’y avait pas encore de châsse, de fierte de saint Romain ?
Orderic Vital, qui nous parle de cette première châsse, écrivait dans les premières années du xiie siècle (il mourut en 1141) ; c’est dire qu’à cette époque on ne connaissait pas plus la cérémonie du prisonnier que le miracle de la gargouille ; il n’en devait être question que plus tard.
Parlons, maintenant, des deux titres les plus anciens où il soit expressément question du privilége ; et examinons si, combinés avec le témoignage d’Orderic Vital, ils ne nous donneront pas des lumières sur l’époque où a pu commencer l’usage de la délivrance annuelle d’un prisonnier, ainsi que sur les autres questions qui se rattachent à cet objet.
En 1210, à la fête de l’Ascension, le gouverneur du château de Rouen fit difficulté de délivrer au chapitre le chevalier Richard, abbé (c’est-à-dire, ici, avoué, protecteur militaire) de l’abbaye de Saint-Médard de Soissons, prisonnier élu pour la cérémonie de ce jour. Ce refus n’avait rien de relatif à la personne du prisonnier élu. C’était, de la part de cet officier préposé par un gouvernement encore nouveau en Normandie, une méconnaissance du droit du chapitre, ou, du moins, un scrupule sur ce privilége, qui lui paraissait un empiétement sur les prérogatives de son souverain.
Le chapitre s’étant plaint aussi-tôt au roi Philippe-Auguste, le monarque donna commission à Robert, archevêque de Rouen, et à Guillaume-de-la-Chapelle, châtelain d’Arques, d’informer sur ce conflit, et pouvoir de mettre en liberté le prisonnier, si le résultat de l’enquête était favorable à la prétention des chanoines de Rouen. Une telle condescendance, de la part d’un roi si éclairé, était un acte de la plus sage politique. Qui ignore combien grande était alors l’influence du clergé sur les peuples ? Le chapitre était bien puissant dans Rouen ; l’Angleterre était bien voisine de la Normandie, et l’occupation de cette province par Philippe-Auguste était un fait encore si récent ! Eût-il été prudent à un nouveau souverain d’indisposer les chanoines, en leur contestant un droit auquel ils tenaient tant ? Quoi qu’il en soit, en exécution des ordres du roi, le jour de la fête de saint Pierre et saint Paul, les deux commissaires firent venir, dans l’abbaye de Saint-Ouen, neuf témoins, savoir : trois chanoines de la cathédrale, trois chevaliers et trois bourgeois de la ville[24]. Ces neuf témoins déposèrent, sous la foi du serment, que « jamais, sous les règnes de Henri II et de Richard-Cœur-de-Lion, ducs de Normandie, il n’y avait eu de difficulté sur le point aujourd’hui en litige. » Chaque année, le jour de l’Ascension, un prisonnier était délivré au chapitre, en cette forme : Lorsque la procession passait devant le château, les chanoines allaient à la porte de la prison, où ils trouvaient tous les prisonniers, qu’on avait eu le soin de faire sortir de leurs cachots, et, parmi ces prisonniers, les chanoines délivraient celui qu’ils voulaient, pourvu qu’il ne fût point coupable de félonie, c’est-à-dire du crime de lèze-majesté. Ils ajoutèrent, toutefois, que, l’année de la captivité du roi Richard, il n’avait pas été délivré de prisonnier aux chanoines « à cause de la captivité de ce monarque. » Mais, l’année suivante, Richard étant rendu à la liberté, le chapitre avait eu deux prisonniers, un pour l’année présente, l’autre pour l’année précédente.
Ces faits sont consignés, tels qu’on vient de les lire, dans une lettre que l’archevêque Robert et Guillaume-de-la-Chapelle écrivirent collectivement à Philippe-Auguste, après l’enquête. Ils la terminèrent en lui annonçant que, vu ce qui résultait de cette enquête, ils avaient, en vertu du pouvoir qu’il leur avait confié, ordonné la délivrance au chapitre, du prisonnier par lui élu[25]. Ce prisonnier, nous l’avons dit, était le chevalier Richard, avoué de Saint-Médard de Soissons. Rendu à la liberté, grâce aux démarches, aux soins empressés du chapitre, il témoigna sa reconnaissance à cette compagnie par une donation à l’église de Rouen. L’acte de cette donation est parvenu jusqu’à nous ; c’est le second titre que nous avons annoncé plus haut. Faisons-le connaître, en nous attachant, toutefois, plus au sens qu’aux paroles.
« Qu’il soit notoire à tous, qu’en l’année 1210, moi Richard, chevalier, abbé[26] de Saint-Médard de Soissons, j’étais détenu à Rouen, dans les prisons du roi, et menacé d’une peine capitale. Dieu, par sa miséricorde, a permis qu’en vertu d’un privilège de l’église de Rouen, accordé fort anciennement à cette église par les rois et les princes, en l’honneur de la glorieuse vierge Marie et de saint Romain, j’ai été, à la fête de l’Ascension dernière, désigné par le chapitre de cette église pour recouvrer ma liberté. Mais le gouverneur du château de Rouen, pour le roi Philippe, ayant fait difficulté de me délivrer, le chapitre de Rouen, non sans beaucoup de frais et de démarches, a obtenu du roi Philippe qu’une information serait faite sur ce privilège. Une enquête a eu lieu dans l’église abbatiale de Saint-Ouen, en présence de l’archevêque de Rouen. La possession de l’église de cette ville a été attestée par des temoins irrécusables. Enfin, le vendredi qui a précédé la fête de la translation de saint Benoît, je suis sorti de prison, ayant recouvré ma pleine et entière liberté, et m’en suis allé absous de tout délit, et affranchi de toute peine.
« Redevable de sa liberté « à Dieu, aux mérites de la bienheureuse Marie et du bienheureux saint Romain, » plein de reconnaissance pour eux et pour l’église de Rouen, le chevalier Richard déclare que, s’approchant humblement du grand autel, il donne à l’église cathédrale de Rouen vingt sols de rente à prendre sur son moulin situé dans son fief, près le monastère de Saint-Médard, payables chaque année, à Rouen, le jour de l’Ascension ; plus un cierge d’une livre, dû tous les ans à ladite église, le jour de la translation de saint Romain, avec une autre rente assise sur le même moulin. En cas de non paiement de ces redevances aux époques fixées, le chapitre de Rouen aurait le droit d’exercer la justice ecclésiastique dans tous les domaines du donateur, fussent-ils transmis à ses héritiers. Le chevalier Richard confirmait cette donation par son serment, déclarant s’obliger lui et ses héritiers[27]. »
Ces deux titres, les plus anciens qui existent sur la fierte, nous donnent des révélations précieuses sur la nature primitive du privilége de saint Romain, et sur l’époque où il dut commencer d’exister : prenons acte, d’abord, du silence de ces deux chartes, tant sur le miracle de la gargouille que sur la prétendue concession faite, soit par Clotaire II, comme le disent les uns, soit par Dagobert Ier., comme le veulent quelques autres. Puis souvenons-nous qu’Orderic Vital, écrivain mort en 1141, ne parlait pas non plus ni du prétendu miracle, ni de la prétendue charte concédée par un de ces deux rois ; d’où nous avons conclu que le privilége n’existait pas encore dans les premières années du xiie siècle. Maintenant, remarquons dans la lettre de l’archevêque Robert au roi Philippe (1210), que les neuf témoins de l’enquête indiquèrent le règne de Henri II, roi d’Angleterre, duc de Normandie, comme l’époque la plus reculée à laquelle remontassent leurs souvenirs relativement à l’usage de la délivrance annuelle d’un prisonnier ; et concluons de ces faits combinés que l’usage de la délivrance annuelle d’un prisonnier dut commencer fort peu de tems après l’époque où Orderic Vital écrivait ; c’est-à-dire, soit à la fin du règne de Henri Ier., mort en 1135, soit sous la domination éphémère d’Étienne comte de Blois, soit enfin pendant les sept années durant lesquelles Geoffroi-Plantagenet regna, sous le nom de Henri II son fils. Du moins cet usage existait certainement sous Henri II duc de Normandie, qui règna sur cette province depuis 1145 environ jusqu’en 1189. Mais était-ce en vertu d’une charte ? Richard, avoué de Saint-Médard de Soissons, nous dit : « J’ai recouvré ma liberté en vertu d’une immunité de l’église de Rouen, approuvée très-anciennement par les rois et princes, et accordée à cette église, en considération de la glorieuse vierge Marie et du bienheureux saint Romain. »
De quelle nature était ce droit de l’église ? Les chanoines délivraient-ils, chaque année, un prisonnier en vertu d’un titre qui leur en assurât le droit perpétuel ? Le souverain qui, dans un ordre régulier de choses, a seul le droit de faire grâce, s’était-il dessaisi, en leur faveur, de ce droit essentiellement inhérent à sa couronne ; de ce droit incommunicable, comme le dit un écrivain judicieux autant qu’éclairé ? Une dérogation au droit commun ne doit pas se présumer ; mais combien moins la renonciation d’un souverain à ses droits royaux ? Il faudrait qu’elle fût clairement prouvée, et nous sommes loin de là. Trois chanoines ont été entendus dans l’enquête de 1210. Paraît-il qu’ils aient parlé de charte et de miracle ? Richard, avoué de Saint-Médard de Soissons, en dit-il quelque chose dans son acte de donation, formulè, selon toute apparence, sous la dictée du chapitre ? Non ; il parle seulement de l’immunité (c’est-à-dire du privilège de la fierte) comme ayant eté accordée, anciennement à l’église de Rouen, par les rois et les princes, en considération de la glorieuse vierge Marie et du bienheureux saint Romain ; par les rois et les princes, c’est-à-dire, évidemment, par la tolérance des ducs qui avaient successivement régné sur la Normandie. S’il y avait eu quelque charte formelle accordée par l’un d’eux, ou par quelque roi de France, avant l’invasion des Normands, quelle occasion plus favorable pouvait-on avoir pour l’alléguer ? Mais non, les chanoines n’avaient point alors de titre, ils n’avaient point de droit. Seulement ils demandaient, chaque année, le jour de l’Ascension, un prisonnier aux rois, aux ducs, aux juges, qui ne le leur refusaient pas. C’était suivre l’exemple des saints évêques des premiers siècles, qui, presque tous, avaient intercédé avec succès en faveur des prisonniers. C’était, comme naguère saint Augustin auprès de Macédonius, juge d’Afrique, faire triompher la miséricorde de l’église sur la rigueur de la justice[28]. Les premiers tems de l’église de France offrent des exemples semblables. Une pareille délivrance d’un prisonnier, le jour de l’Ascension, sans titre formel, n’a donc rien qui puisse beaucoup surprendre. Quoi de plus notoire d’ailleurs que l’ancien usage de solenniser les grandes fêtes du christianisme par des grâces accordées à des condamnés, par la mise en liberté de quelques détenus ? Le jour de Pâques, du tems de Théodose, on ouvrait toutes les prisons. Cet empereur en avait fait une loi expresse. Saint Éloi, évêque de Noyon, au viie siècle, semble dire qu’en France, de son tems, la fête de la résurrection de Jésus-Christ était solennisée de la même manière[29]. Le jour de l’Ascension, il y avait des motifs plus particuliers encore. On connaît l’usage où étaient autrefois toutes les églises cathédrales, de rendre sensibles les mystères du christianisme par des représentations scéniques, pour ainsi dire. « Il semble, dit Lacurne de Sainte-Palaye, qu’on ne pouvait, dans ces tems ignorans et grossiers, présenter la religion sous une forme assez matérielle pour la mettre à la portée du peuple[30]. » L’église de Rouen avait aussi ses mystères. Ainsi, par exemple, le dimanche des Rameaux, par un cérémonial qui lui était particulier, elle célébrait, en les figurant, la fuite de Jésus-Christ au désert et son entrée triomphante dans Jérusalem. Dès deux heures du matin (dans les premiers tems) on portait, avec beaucoup de respect, mais comme à la dérobée, dans le silence et sans apparat, le corps saint, de Notre-Dame à l’église Saint-Godard, qui, alors, était hors la ville. C’était ainsi que Jésus-Christ était sorti de Jérusalem, sans bruit et en cachette. Mais, comme le retour du fils de Dieu dans la cité sainte avait été une entrée royale et triomphante, la suite du cérémonial de l’église de Rouen rappelait cette pompe, que l’évangile a décrite. A dix heures du matin, tout le clergé et les chanoines de Notre-Dame, des palmes à la main, rapportaient le corps saint, de Saint-Godard à la métropole, en chantant des hymnes de joie. Partout, sur le passage du cortège, les rues étaient tendues de tapisseries et jonchées de fleurs, et le clergé chantait ; « Hosanna filio David. Benedictus qui venit in nomine Domini[31]. »
Les fêtes de Noël, de Pâques, de la Pentecôte, et d’autres moins importantes, étaient aussi figurées, et les mystères qu’elles rappelaient, représentés d’une manière sensible. N’était-il pas naturel, dès-lors, que la fête de l’Ascension, l’une des plus solennelles de la religion catholique, eût son cérémonial particulier, propre à représenter matériellement, et à rendre ainsi intelligible au vulgaire, le mystère dont cette fête est destinée à reproduire le souvenir ?
A Lille, dans l’église collégiale de Saint-Pierre, le jour de l’Ascension, le célébrant prenait un peu de pain et de vin, pendant que l’on chantait le répons : « Non vos relinquam » ; puis il montait au jubé, où l’on avait figuré une montagne qu’il gravissait, et d’où il semblait s’élever vers le ciel, pendant que les enfans de chœur, habillés comme l’on représente les anges, chantaient ces paroles qu’autrefois, après l’ascension du Christ, des envoyés du ciel étaient venus dire aux Apôtres[32] : « Hommes de Galilée, que cherchent vos regards élevés vers le ciel ? Ce Jésus qui vient de vous quitter pour les règions célestes, reviendra un jour comme vous l’avez vu s’en aller[33]. »
Pour ce jour solennel, les vieux rituels manuscrits de la cathédrale de Rouen n’indiquaient point d’autre cérémonial à observer que celui de la délivrance du prisonnier et de la levée de la fierte. Si cette délivrance d’un prisonnier, si cette levée de la fierte ne se rapportaient en rien à la fête de l’Ascension, et avaient été fixées à ce jour-là, fortuitement, et comme elles auraient pu l’être à un autre jour, il faudrait en conclure que les liturgistes avaient oublié, dans leurs inventions mimiques, une des plus grandes fêtes du catholicisme, et précisément celle de toutes qui prêtait le plus à ces représentations scéniques qu’ils préparaient si curieusement, et dont ils se promettaient, avec raison, tant d’effet sur le peuple. Mais ils n’avaient point commis cette inconcevable omission ; au contraire, quelle étroite connexité entre la fête de l’Ascension et les usages religieusement observés, ce jour-là, par l’église de Rouen ! et quel autre cérémonial aurait-on pu trouver qui fût plus approprié à l’esprit de la fête ?
En ce jour, Jésus-Christ, montant au ciel, avait délivré les hommes de la captivité du démon, et leur avait ouvert les portes du ciel. Une hymne que l’on chantait dans le diocèse de Rouen, au XVe siècle[34], et peut-être avant, faisait allusion à cette victoire de Jésus-Christ sur le démon, à cette délivrance des captifs.
L’église chantait aussi, ce jour-là, ce répons : « Ascendisti in altum ; cepisti captivitatem[35], » paroles prophétiques par lesquelles David, inspiré d’en haut, avait annoncé l’Ascension du fils de Dieu et la délivrance des captifs. Dans la fête de l’Ascension, était célébré le triomphe de la loi nouvelle, de la loi de grâce ; le mystère de l’homme délivré du joug du péché et marchant dans les voies nouvelles. Quoi de plus propre à rendre sensibles ces idées religieuses, que la délivrance effective d’un prisonnier arraché, en ce jour de grâce, à l’horreur du cachot et à la mort ? Dans des siècles où la religion avait tant d’empire, et où il restait peut-être encore des traces de l’usage certainement en vigueur à une époque antérieure, de rendre des prisonniers à la liberté, lors des grandes solennités, les chanoines de Rouen pouvaient bien demander au prince, et ce dernier leur accorder, le jour de l’Ascension, un prisonnier qui, ainsi, devait la vie et la liberté à la fête, et qui, de plus, y figurait pour rendre sensible au peuple le mystère que cette fête était destinée à rappeler. Ce prisonnier, demandé humblement par le chapitre, les premières fois, et toujours accordé sans difficulté par les ducs ou par leurs officiers, les chanoines se seront accoutumés à le réclamer chaque année ; peu à peu, par la continuité d’un usage non interrompu, ils l’auront demandé comme leur étant dû ; il leur aura toujours été délivré, et insensiblement une grâce sera devenue un droit. Ce n’est pas le premier exemple de l’habileté avec laquelle les corporations religieuses ou civiles surent quelquefois, à l’aide d’une simple tolérance, s’acquérir une possession qui, dans la suite, devenait bien difficile à contester.
En un mot, la fête de l’Ascension, célébrée par la délivrance d’un prisonnier ; cette fête, rendue sensible par une représentation matérielle, voilà, selon nous, l’origine du privilège de la fierte. Si cette délivrance eût été, dans le principe, instituée en l’honneur de saint Romain, il est hors de doute qu’elle aurait eu lieu le 23 octobre, jour où l’église de Rouen célébrait solennellement la fête de la translation du saint, fixée audit jour par Guillaume-Bonne-Ame, à la fin du xie siècle, c’est-à-dire cinquante ans environ avant l’époque où, pour la première fois, il est question de cet usage de délivrer un prisonnier. Et, pour en venir aux particularités, ces deux mannequins d’osier, en forme de dragons, que l’on portait, autrefois, à Rouen, aux processions des Rogations[36], qu’étaient-ils autre chose que des emblèmes destinés à figurer, à leur manière, le mystère du jour ? Le peuple ne manquait pas d’y voir des images de la gargouille, terrassée naguère par saint Romain, ou, qui sait ? la dépouille même de ce monstre vaincu ; tout son embarras était de savoir lequel des deux, precisément, était la gargouille. Mais, presque dans toutes les églises de France, on portait de ces figures monstrueuses aux processions des Rogations. Un dragon, ou du moins une tête de dragon, figurait aux processions de la cathédrale de Coutances ; elle était portée par un laïque[37]. Le même usage existait à Metz, à Langres ; l’église de Paris faisait porter, dans ces processions, la figure d’un grand dragon d’osier qui avait la bouche béante. La cathédrale de Poitiers avait aussi son dragon appelè la grand’gueule, qui continua de figurer jusqu’à la révolution. L’abbaye de Fleury avait un dragon, dans la gueule duquel on mettait le feu. Ce feu s’éteignait quelquefois ; mais tout avait été prévu, et un enfant de chœur, qui marchait auprès du porteur, tenait une bougie allumée dans une lanterne, pour le rallumer promptement[38]. Il faut voir dans tous ces dragons l’image du démon, qui devait, en effet, jouer un rôle important dans des fêtes où il s’agissait de la victoire remportée sur lui par Jésus-Christ. Les trois jours des Rogations représentaient les trois grandes époques de la religion : 1°. le tems qui précéda la loi écrite ; 2°. celui où les Juifs furent régis par la loi de Moïse ; 3°. le tems de grâce après Jésus-Christ. Dans les deux premières époques, le démon avait régné en maître. Aussi les lundi et mardi des Rogations étant destinés à représenter ces deux époques, à Rouen, le dragon était, ces jours-là, porté devant la croix, la queue dressée : il triomphait ; et c’était, sans doute, ces deux jours-là que l’on voyait du feu dans la gueule du dragon de Fleury. Le mercredi troisième jour des Rogations représente le tems de grâce, l’époque évangélique où Jésus-Christ est vainqueur et le démon terrassé. Aussi, ce jour — là et le jour de l’Ascension, le dragon marchait-il derrière la croix, la queue basse et l’air humilié[39].
Qu’après cela, on se fût imaginé, à Rouen, de placer l’un de ces dragons sous les pieds de saint Romain, et l’autre sous ceux de la sainte Vierge ; ces variantes ne changeaient rien à la signification des deux figures. Quoi de plus biblique, en effet, que l’emblème de la Vierge écrasant la tête du serpent[40] ? Et pour saint Romain, dernier destructeur de l’idolâtrie dans le diocèse de Rouen, il pouvait, à ce seul titre, être représenté ayant sous les pieds un dragon. Quant au nom de gargouille, donné par le peuple à un de ces dragons, ou peut-être à tous deux, on appelait ainsi, par toute la France, dans les xive et xve siècles, les gouttières de pierre des églises, des palais, des grands châteaux. Les ouvriers d’alors s’étudiaient à donner à ces volumineux tuyaux de pierre, la forme de serpens ou de dragons ailés et monstrueux qui se penchaient au bord des toits de ces hauts édifices, et semblaient, par leur attitude menaçante, en défendre les approches. Peut-être, par ce mot bizarre, appliqué aux énormes gouttières des églises, avait-on cru imiter le bruit, le bouillonnement de l’eau qui s’engorge dans ces longs tuyaux, pour retomber ensuite à terre avec fracas. En tous cas, on ne peut douter que la ressemblance entre ces figures monstrueuses et celles que l’on portait aux processions, ne leur ait fait donner, aux unes et aux autres, un nom commun ; et il faut renoncer à trouver là un argument en faveur du miracle du dragon.
Mais comment saint Romain avait-il un rôle principal dans une cérémonie qui n’était que le complément de la fête de l’Ascension ? Il n’est pas difficile de l’expliquer. Nous avons vu que le chevalier Richard, dans sa charte de donation, se dit rendu à la liberté « en vertu d’une immunité accordée anciennement à l’église de Rouen, en l’honneur de la glorieuse vierge Marie et de saint Romain. » Ailleurs, dans la même charte, il se dit reconnaissant « du don de Dieu et de sa délivrance due aux mérites de la bienheureuse vierge Marie et du bienheureux saint Romain. » Outre que ces deux clauses nous paraissent un argument de plus contre la fable de la gargouille et contre celle de la concession qu’aurait faite Dagobert ; par elles aussi nous apprenons ce qui valut à l’église de Rouen le beau privilège dont elle s’énorgueillit si long-tems. C’est qu’elle avait l’insigne honneur d’être à la fois sous le patronage de la sainte Vierge et sous celui de saint Romain[41], son ancien évêque. Sans doute elle était glorieuse et fière des saints prélats qui l’avaient illustrée dès les premiers siècles. Elle révérait comme ses protecteurs et ses intercesseurs auprès de Dieu, saint Nicaise, saint Mellon, saint Ouen, saint Ansbert, saint Victrice ; mais c’était de saint Romain qu’elle avait fait choix, pour être, avec la sainte Vierge, son patron principal. Dans ses plus anciennes chartes, on la voit mêler ensemble le nom de Marie et celui de saint Romain, ses patrons, ses génies tutélaires[42]. Encore au xvie siècle, le grand portail du parvis de la cathédrale s’appelait le Portail Sainct Romain ; celui de gauche (en regardant l’église) Portail Sainct Jehan ; celui de droite Portail Sainct Estienne. Pour une église, c’était un titre à des faveurs, à des priviléges spéciaux, que l’honneur d’exister sous le vocable d’un saint de renom. Combien de prérogatives valut à l’abbaye de Saint-Denis le patronage d’un des premiers prédicateurs de la foi dans les Gaules, et à l’église de Tours celui de saint Martin ! Saint Romain était dans cette classe. Né de parens illustres, alliés, il paraît, à la famille qui régnait alors, sa vie avait eu beaucoup d’éclat. Son nom, l’avantage qu’avait la métropole de Rouen de le citer comme son patron, avaient bien pu aider cette église à obtenir la permission de délivrer, chaque année, un prisonnier. Cette faveur avait été accordée à la cathédrale de Rouen, première église de la province, à la cathédrale de Rouen dédiée à la sainte vierge et à saint Romain, ou plutôt, comme le disait expressément une charte de 1299, que nous aurons occasion de citer ailleurs, le privilège avait été octroyé à la sainte vierge Marie et au bienheureux saint Romain[43]. D’ailleurs, à l’époque où, selon nous, cet usage s’introduisit dans Rouen, c’est-à-dire, soit pendant l’usurpation d’Étienne comte de Blois, soit pendant l’administration de Geoffroi-Plantagenet, mais en tout cas peu de tems après la mort de Henri Ier. (arrivée en 1135), il n’y avait pas un demi-siècle que la fête solennelle de la translation de saint Romain, fondée par Guillaume-Bonne-Ame, était annuellement célébrée. Cette translation publique du corps du saint, cette procession, cette station solennelle à son tombeau, ces prédications, ces pardons accordés aux fidèles accourus de toutes parts à la fête, étaient un événement pour la Normandie, pour la ville de Rouen, surtout dans un tems où la religion tenait tant de place dans les esprits. Saint Romain était déjà célèbre dans les fastes de l’église de Rouen ; ces nouveaux et éclatans honneurs renouvelèrent sa gloire et le souvenir de ses actions. Ils appelèrent sur lui, plus que jamais, les regards et les hommages des habitans de la Neustrie. Saint Romain avait lutté avec succès contre le paganisme affaibli, et était parvenu à l’anéantir entièrement dans son diocèse. Si, comme saint Nicaise, l’un de ses saints prédécesseurs, il n’avait pas scellé de son sang la foi nouvelle, du moins avait-il eu la gloire de la propager, de la faire embrasser à ce qu’il restait encore de païens, et de porter les derniers coups à l’idolâtrie. Il avait renversé plusieurs temples dédiés aux faux dieux, brisé les autels, et réduit en poudre les idoles ; en un mot, il avait, pour parler le langage de son tems, achevé le démon qui soupirait encore. Patron de l’église de Rouen, destructeur de l’idolâtrie, propagateur de la foi nouvelle, que de titres pour figurer au premier plan dans une solennité où les chrétiens célèbrent le triomphe de la nouvelle loi sur l’ancienne, et où l’église de Rouen représentait, par des images matérielles, la délivrance de l’homme affranchi du péché ! Par lui la Neustrie, encore à demi-païenne, avait enfin secoué entièrement le joug de l’erreur et du mensonge[44], et accepté celui de la vérité. Les fers qui, à son nom, et pour ainsi dire à sa voix, tombaient, le jour de l’Ascension, des mains du prisonnier, aux acclamations d’une multitude émerveillée, étaient un emblème de ces autres chaînes dont le zélé pontife avait délivré naguère l’idolâtre converti. La châsse, la fierte du saint, imposée sur les épaules du gracié, levée par lui trois fois, étaient l’emblème du nouveau joug, du joug de la foi qu’avait accepté le catéchumène. Le prisonnier, avant de lever la fierte, se confessait naguère au célèbrant ; dans les derniers tems, il récitait encore le confiteor, et c’était un rapport de plus avec le néophyte, qui, avant d’être admis à professer le christianisme, devait reconnaître et abjurer ses erreurs. Enfin, du moins anciennement, lorsque la procession, revenant de la Vieille-Tour, arrivait au parvis de Notre-Dame, la châsse de saint Romain était élevée par deux prêtres, placée en travers devant le grand portail ouvert, et tout le peuple, s’inclinant avec respect et passant dévotement sous cette sainte châsse[45], pour entrer dans la basilique, donnait par là une nouvelle marque de sa soumission à cette foi dont l’église voulait, en ce jour, célébrer et représenter le triomphe.
Qu’après cela on ait imaginé la fable de la gargouille, il n’y a rien là qui doive surprendre. Postérieurement à la fondation de Guillaume-Bonne-Ame, sans doute, on vit partout se multiplier les images de saint Romain. Destructeur de l’idolâtrie, il fut représenté ayant à ses pieds un serpent, un dragon terrassé et frémissant. C’était ainsi que l’on représentait partout les évêques, les saints qui avaient lutté avec éclat contre le paganisme, qui avaient renversé les temples des faux dieux et brisé les idoles. Quoi de plus vulgaire que l’idolâtrie personnifiée, rendue sensible sous l’image d’un serpent, d’un dragon, d’une bête monstrueuse ? N’est-ce pas ainsi qu’a toujours été peint le démon ? Un prisonnier agenouillè aux pieds du saint, dans l’attitude de la prière ou de la reconnaissance, suppliant le pontife de briser ses fers, ou lui rendant grâces de les avoir brisés, était l’image de la Neustrie gouvernée naguère par le pieux évêque, délivrée par lui de l’idolâtrie et de l’erreur. Dans les tems où ces emblèmes furent imaginés, sans doute on ne se méprenait pas sur leur véritable sens. Mais dans la suite, le peuple, toujours ignorant et grossier, ne songea guères à percer le voile de ces allégories. Toutefois, l’anéantissement du paganisme dans la Neustrie, par saint Romain son dernier apôtre, étant un fait trop notoire pour qu’on pût l’oublier si vite, quelque tems on mêla ensemble le souvenir de ce bienfait et la foi au miracle de la gargouille. Dans un vieux mémoire manuscrit, le chapitre, représentant cette multitude empressée qui assistait à la cérémonie de la fierte, fait dire, par les pères à leurs enfans, en leur montrant la gargouille : « Voicy la commémoration du grand miracle que l’un de nos premiers evesques feist quant il tyra noz grandz peres hors du paganisme ; car nous estions en la puissance et entre les mains de ce grand dragon invisible qui est le diable, et, autour de ceste ville, le peuple fust délivré de ce dragon visible ; et furent noz pères délivréz des deux ensemble ; donc rendons grâces à Dieu ainsi chascun an de la grâce qui nous a esté faicte par nostre bon père et archevesque sainct Romain[46]. » Il n’était pas possible d’arriver plus près du but, sans l’atteindre. Mais, comme les hommes vont toujours affaiblissant la vérité[47], on finit, plus tard, par ne plus penser au vrai et unique sens de la fête, et par ne plus vouloir que de la fable, qui charmait bien autrement les esprits par son merveilleux, accommodé au goût du tems. Alors, les dragons horribles qui figuraient aux pieds des saints, ne furent plus des images de l’ennemi du genre humain, mais des dragons véritables, des monstres de chair et d’os, dont les saints avaient délivré le pays. Le peuple de Paris croyait (avec raison ou non, nous n’avons point à examiner ce point) que saint Marcel avait effectivement tué un dragon. Le peuple de Rouen, ne fût-ce que par imitation, crut, mais sans fondement (les anciennes vies de saint Romain le prouvent), la même chose de saint Romain son évêque. Cet idolâtre converti, représenté aux pieds du saint, tout joyeux de voir ses fers tomber de ses mains, devint un prisonnier, un meurtrier qui avait obtenu sa grâce en aidant le saint à triompher du monstre. Au lieu que les monumens ont été imaginés pour conserver la mémoire des faits, là on imagina une histoire fausse, d’après des monumens destinés à représenter allégoriquement un fait vrai. Le peuple se complut dans ces idées fabuleuses ; la croyance de ce miracle alla s’accréditant de plus en plus : voyant, chaque année, un criminel arraché à l’échafaud, en l’honneur de saint Romain, marcher libre, couronné de fleurs, et se mêler impuni et inviolable à ses concitoyens, c’était un besoin pour lui de rattacher un si merveilleux spectacle à une origine plus merveilleuse encore. La multitude a faim et soif de merveilles, et alors on ne l’en laissait pas manquer. Les légendaires du chapitre, s’ils n’inventèrent point le miracle de la gargouille, le recueillirent du moins soigneusement, et propagèrent, non sans l’embellir, une histoire qui consacrait le privilège en lui donnant une source divine. De là toutes ces versions différentes et inconciliables qui seules suffiraient pour prouver la fausseté du récit. On n’y croyait pas moins fermement ; et, encore dans le xviiie siècle, « ce prétendu prodige était si profondément gravé dans l’esprit du petit peuple, qu’il aurait fallu un autre saint Romain pour en effacer les traces[48]. »
Mais, lorsque vint le moment de la saine et judicieuse critique, le miracle ne fut pas épargné. L’inexorable Adrien Baillet, le plus éclairé des hagiographes, le nia formellement. Dès 1608, Bouthillier, dans ses plaidoyers et ses écrits, l’avait attaqué avec vigueur, et l’avait accablé du poids de sa preuve négative, qui, quoi qu’en eût pu dire le chapitre, était d’une force invincible. En 1698, dans des mémoires adressés au roi, le bailliage de Rouen, la cour des aides revinrent à la charge. L’invraisemblance et l’absurdité de cette légende parurent de toutes parts. Vers la même époque, dans un procès au grand conseil, dont nous parlerons plus tard, le docte et pieux Sacy[49] rejeta avec mépris le miracle de la gargouille. A ses yeux cette légende fabuleuse n’était qu’une version populaire et dénaturée d’un autre miracle très-vrai. Du tems de saint Romain, la Seine s’étant débordée et menaçant de submerger une partie de la ville, le saint, par ses prières, avait fait rentrer le fleuve dans son lit, et Rouen avait été préservé d’une inondation imminente. Cette inondation, disait Sacy, avait dû être appelée gargouille, ce mot signifiant, autrefois, dans notre langue, irruption, bouillonnement de l’eau. Les savans l’avaient traduit par le mot hydra, « de udor, aqua » ; puis, étaient venus les ignorans qui avaient traduit hydra par hydre, serpent, dragon ; et, en définitive, saint Romain s’était trouvé avoir dompté, non la Seine débordée, mais une hydre, un dragon furieux. Et pour donner un exemple de ces travestissemens de faits certains en des fables où paraissaient encore quelques traces de l’action primitive, qu’était-ce, en réalité, que cette hydre de Lerne qu’Hercule avait su dompter ? Isidore de Séville nous l’avait appris[50]. C’était un lac dont les eaux inondaient et ruinaient la campagne. Hercule avait élevé les bords de ce lac, et, étant parvenu, par ce moyen, à le contenir dans ses rives, avait mérité ainsi la reconnaissance des peuples. Dans la suite, de ce lac si redouté, qui, naguère s’épandant par plusieurs bouches, allait inonder et dévaster les campagnes, ils avaient fait un serpent monstrueux armé de cent têtes, qui dévorait les hommes. La fable de l’hydre d’Hercule et la fable du dragon de saint Romain, à peu près semblables, avaient la même origine. Sacy interprétait ainsi la légende de la gargouille ; et certes, cette explication avait quelque chose d’ingénieux ; mais, sans relever ce qu’il y avait, selon nous, de forcé à vouloir qu’on eût traduit inondation par gargouille, puis gargouille par hydra, et enfin hydra par serpent, dragon, comment rattacher à tout cela l’usage de la délivrance annuelle d’un prisonnier ? c’est ce que Sacy ne disait pas. Notre système, s’il n’est pas aussi ingénieux, n’est-il pas, du moins, plus vraisemblable et plus complet ? Le lecteur en jugera. Après Sacy, vint le savant bénédictin dom Toussaint Duplessis, qui dit que « ce trait d’histoire (le récit du miracle et de la concession du privilège) ne pouvoit avoir été inventé que dans un siècle d’ignorance, et ne méritait pas d’être réfuté[51]. » Les auteurs de la nouvelle Gallia christiana[52]) le traitèrent avec le même dédain, et se moquèrent des premiers éditeurs, qui, disaient-ils, n'avaient pas eu honte de rapporter cette fable, « non piguit. »
Aussi, plus d’un siècle avant la suppression du privilège, les chanoines n’osaient plus rien dire sur son origine. Dans un mémoire adressé au roi en 1698, et qu’ils savaient devoir être regardé de près, on est presque étonné de les entendre dire : « Les différens changemens qui sont arrivés dans la France, et particulièrement en Normandie, sont cause que les supplians ne peuvent rapporter l’origine de ce privilège, et ils aiment mieux n’en rien dire que d’avancer quelque chose qui puisse être révoqué en doute. » On les voit s’exprimer presque de la même manière dans un autre mémoire de l’an 1701. Que n’avaient-ils toujours agi avec cette prudente circonspection ! ils se seraient épargné bien des démentis et des débats.
Au reste, à l’époque même où le chapitre avait fait sonner le plus haut le récit du miracle de la gargouille, il n’avait osé en glisser un mot, ni dans les rituels, ni dans les bréviaires du diocèse. Au commencement du xviie siècle, Pasquier et d’autres auteurs en faisaient la remarque ; et si les rituels et les bréviaires existant alors s’en taisent, on doit bien penser que ceux publiés depuis n’en parlent pas davantage. Cependant, si ce miracle était aussi vrai que le chapitre le voulait alors, n’était-il pas naturel, et même nécessaire, d’insérer dans l’office de saint Romain le récit du plus glorieux des prodiges de sa vie ? Dans une notice sur ce saint, qui précède son office, on lit que « la piété de nos rois très-chrétiens a voulu honorer la mémoire de ce grand saint par un privilège accordé à perpétuité au chapitre de l’église cathédrale, en sa considération. Tous les ans, le jour de l’Ascension, MM. les chanoines ont droit de choisir un criminel condamné à mort ; lequel, après avoir humblement confessé et demandé pardon de son crime, lève trois fois la châsse de saint Romain, et est ensuite renvoyé libre et absous avec tous ses complices. »
Mais le rédacteur de la notice ne dit pas à quelle occasion fut accordé le privilège. Dans l’office des matines, sont racontées, en diverses leçons, la naissance de saint Romain, son éducation, sa promotion au siége de Rouen ; on voit le zélé prélat détruire les temples de Vénus, de Jupiter, de Mercure et d’Apollon ; on voit la Seine débordée qui rentre dans son lit à la voix du pontife ; sa mort, digne de sa vie ; le soin que prit Guillaume-Bonne-Ame de placer les ossemens du saint évêque dans une châsse magnifique, qui, vendue plus tard, dans une année de disette, fut remplacée quelque tems après par une autre que fit faire l’archevêque Rotrou. La sixième leçon des matines, où est ce qui précède, relativement à la châsse, ajoute (je traduis littéralement) : « c’est ce que l’on appelle encore aujourd’hui la fierte de saint Romain. Tous les ans, le jour de l’Ascension, le chapitre de Rouen, en vertu d’un privilège, délivre un prisonnier qui a encouru la peine de mort. Ce prisonnier lève la fierte ou châsse dont nous venons de parler, et, à ce moyen, est mis en liberté, lui et ses complices. »
On remarque encore ici le même silence sur l’origine de ce privilège. C’était, cependant, l’occasion d’en parler. Dans l’office de la même église, pour le jour de l’Ascension, nous trouvons une mention encore plus détaillée du droit du chapitre, et une description du cérémonial observé pour la procession et la levée de la fierte, mais rien encore sur l’origine du privilège.
Lorsque Étienne Pasquier et Denis Bouthillier temoignèrent leur étonnement du silence des bréviaires et des rituels de Rouen, sur un point d’une si haute importance, les chanoines répondirent[53] que « depuis cent cinquante ans, toutes les fois que le chapitre de Rouen s’était occupé d’une nouvelle édition du bréviaire, on avait mis en délibération s’il fallait y ajouter le miracle de la gargouille ; mais, chaque fois, on avait considéré que le souvenir d’un miracle de ce genre se conserverait beaucoup mieux par les nombreux monumens, les statues, les tapisseries et les vitraux qui le représentaient, que par des témoignages écrits. Un écrivain infidèle pouvait facilement en imposer au vulgaire ; mais, tous ces signes, ces monumens extérieurs, exposés aux yeux de tous, ces statues, ces peintures représentant saint Romain avec le prisonnier et le dragon, que l’on voyait dans toutes les églises qui lui étaient dédiées, ne pouvaient tromper. D’ailleurs, les greffiers ou notaires-secrétaires qui, tous les ans, le jour de l’Ascension, inscrivaient les arrêts du parlement, en vertu desquels un meurtrier était délivré au chapitre, n’étaient-ils pas autant d’écrivains, d’annalistes fidèles, qui éternisaient le souvenir du privilège et du miracle dans lequel il avait sa source ? »
Ces raisonnemens parurent-ils péremptoires alors ? Pour nous, nous ne voyons pas en quoi les récits du miracle de la gargouille, consignés dans les livres rituels du diocèse de Rouen, auraient pu infirmer la preuve que l’on voulait trouver dans des statues, dans des tapisseries, dans des vitraux ? N’était-il pas bien naturel, au contraire, que ces récits y figurassent, et bien extraordinaire qu’ils ne s’y trouvassent point ? Le jour de l’Ascension, lorsque, dès l’aurore, les seize cloches de Notre-Dame de Rouen, mises en volée, annonçaient la belle et imposante solennité du jour, que les chanoines entraient au chœur pour chanter les matines, ne devait-on pas s’attendre à trouver, dans quelqu’une des leçons qui allaient être chantées, le récit du fameux miracle du dragon, de ce miracle, occasion et motif du droit royal que le chapitre allait exercer, et de toutes les choses merveilleuses dont, en cette belle journée, la ville allait être témoin ? et dira-t-on que le jour de l’Ascension étant, avant tout, consacré à Jésus-Christ, des particularités sur un saint de la province eussent été déplacées dans l’office de la fête ? Mais on conviendra, du moins, que le miracle étant supposé vrai, il était indispensable que le récit de ce miracle figurât en première ligne dans l’office du 23 octobre, jour consacré, depuis si long-tems, à saint Romain. Toutefois, il ne s’y en trouve pas un mot. La conscience du chapitre ne lui permit pas de se prêter à cette interpolation ; et en cela il faut louer sa réserve et sa sincérité. Il avait cru pouvoir, en 1512, fortifier sa possession, presque immémoriale, par une légende fabuleuse répandue depuis deux siècles, et il était parvenu à faire consigner, dans un édit royal, cette légende du dragon, qui apparemment lui inspirait peu de confiance ; mais, sans doute, il eût craint de profaner des livres de prières en laissant s’y glisser des récits mensongers, ou, en tout cas, douteux. Et qu’on ne suppose pas que les mots serpentes tollent, qui se trouvent dans l’évangile que l’on chantait à Rouen le jour de l’Ascension, l’eussent fait choisir pour ce jour là, comme renfermant une allusion au miracle de saint Romain. Le même évangile était chanté, le jour de l’Ascension, dans d’autres diocèses, à Paris en particulier. Il fait partie de la série des récits où sont racontées les diverses apparitions de Jésus-Christ après sa résurrection ; dès-lors, il vient à sa place dans une fête qui suit de près celle de Pâques.
Nous le répétons, pas un mot dans les rituels et dans les bréviaires ne se rapporte au miracle, et ce silence est un argument de plus à joindre à ceux qui en démontrent la fausseté.
Toutefois, on crut long-tems le miracle de la gargouille. Cette légende frappait l’imagination ; elle prêtait merveilleusement aux effets de la statuaire et de la peinture. Aussi les artistes s’évertuèrent, et nous n’aurions jamais fini si nous voulions indiquer tous les monumens destinés à perpétuer le souvenir et la croyance de ce prodige. A Aulnois, en Brie, dans l’église des Minimes, saint Romain était représenté avec le dragon, sur un sépulcre d’une grande ancienneté[54]. A Rouen, surtout, on ne voyait en tous lieux que saint Romain et son dragon. Un bas-relief de la porte Beauvoisine, aujourd’hui détruite, représentait ce fait merveilleux. Des tapisseries qui ornaient autrefois la cathédrale, et qui, dès 1609, étaient vieilles et usées[55], retraçaient toute l’histoire de saint Romain, et le miracle de la gargouille n’y avait pas été oublié. L’abbaye de Saint-Ouen possédait encore, en 1698, une autre tapisserie fort ancienne dès-lors, où était indiqué l’ancien mode de délivrance du prisonnier. On y voyait la procession passant devant le château, et le bailli délivrant aux chanoines le prisonnier qu’ils avaient choisi[56].
Mais c’était dans la cathédrale de Rouen et dans l’église de Saint-Godard qu’il fallait aller voir de brillantes représentations du miracle de la gargouille. A Notre-Dame, la chapelle dite du Grand-Saint-Romain, dans le croisillon méridional, était et est encore décorée de deux vitraux peints, donnés par la confrérie de saint Romain. L’un et l’autre représentent des faits de la vie du saint. La gargouille figure dans tous les deux. On la voit aussi dans un vitrail de la chapelle dite le Petit-Saint-Romain, qui est au haut de la basse-nef de droite ; à la porte d’une maison (n°. 29) de la rue Damiette. A Saint-Godard, on admire dans la chapelle de Saint-Pierre (autrefois dédiée à saint Nicolas), à l’extrémité orientale de l’aile gauche, au-dessus de l’autel, un des plus beaux vitraux de France, donné apparemment par une autre confrérie de Saint-Romain, qui avait été instituée pour honorer le tombeau du saint évêque, que cette église possédait alors. Dans ce beau vitrail, resplendissent, reproduits par les plus vives et les plus éclatantes couleurs, les principaux faits de la vie de saint Romain. Le saint paraît dans le parvis d’un temple dédié aux faux dieux ; à son aspect, on voit « s’enfuyr les anemis et les malvèz espéris ». Ailleurs, la Seine débordée menace la ville et va l’inonder. Mais, adjuré par la voix puissante de saint Romain, le fleuve, devenu docile, obéit et rentre dans son lit[57].
« L’onde ecume, le flot se brise,
Reconnaît son maître, et s’enfuit… »
Autre scène. La fiole des saintes huiles, tout à l’heure brisée en morceaux, est miraculeusement réparée par saint Romain, et on la voit remplie de cette même huile qui coulait, il n’y a qu’un instant, sur les dalles du temple. Ailleurs est figurée la vision miraculeuse qu’eut un jour saint Romain en célébrant les saints mystères. Mais il faut voir surtout le meurtrier entraîner avec l’étole du saint pontife l’effroyable gargouille ailée et couverte d’écailles, tandis que le voleur s’enfuit épouvanté. Puis, dans un magnifique palais, au milieu d’une cour brillante et d’officiers empressés, paraît le roi Dagobert, la couronne en tête, le sceptre à la main, le cordon de Saint-Michel au cou, en sautoir[58]. Saint Romain ou saint Ouen vient de lui raconter la destruction de la gargouille, et le monarque remet au prélat une charte scellée, par laquelle il octroie à l’église de Rouen le beau privilège du prisonnier. Le dirai-je ? et cette confidence ne paraîtra-t-elle pas bien puérile à mes lecteurs ? Dans mon enfance j’assistais, été et hiver, avec une ponctualité peu méritoire, aux grand’messes paroissiales de Saint-Godard, et, je m’en accuse, elles me paraissaient un peu longues. Mais ma place était au haut de l’aile gauche ; le magnifique vitrail de Saint-Romain était devant moi ; je prenais donc en patience le froid et mon immobilité forcée. L’eucologe ne m’occupait guères, je m’en accuse encore à qui de droit ; mais j’interrogeais curieusement la verrière aux vives couleurs, et croyais comme évangile ses récits merveilleux et pittoresques. Aujourd’hui, il y a chez moi moins d’illusion, et partant moins d’enchantement. J’en ai bien rabattu sur le compte de la gargouille ; et je viens donner à mes concitoyens, non plus une fable, mais la vérité, je le crois du moins. Hélas ! ils ne s’en apercevront que trop, la fable valait bien mieux.
« Histoire vrayement admirable et unique en son espèce, et qui, pour ceste raison, mérite d’estre recognûe de tous, mesmement en ceste France. »
Estienne Pasquier, Recherches de la France, livre 9, chap. 42.
L’ENQUÊTE de 1210 nous l’a appris ; sous les règnes de Henri II et de Richard-Cœur-de-Lion, rois d’Angleterre et ducs de Normandie, Un prisonnier était tous les ans, sans difficulté, délivré au chapitre de Rouen. Nous avons vu, toutefois, qu’en l’année où Richard fut prisonnier du duc d’Autriche et de l’empereur Henri VI, c’est-à-dire en 1193, il ne fut point délivré de prisonnier. Ce fut sans doute en témoignage de deuil public, que l’église de Rouen s’abstint alors de demander, ou que peut-être les officiers de justice refusèrent de lui donner un prisonnier. Convenait-il de délivrer quelqu’un par pure grâce et avec tant d’appareil, tandis que le royal croisé était dans les fers ?
Mais, l’année suivante, Richard était libre ; le diable était déchaîné, comme l’écrivait Philippe-Auguste à Jean-Sans-Terre ; et aucune raison ne s’opposant plus à ce que l’église de Rouen pût jouir de sa belle prérogative, le chapitre obtint un prisonnier pour l’année présente ; et, de plus, il lui en fut délivré un second pour l’année d’avant.
Pendant le règne de Jean-Sans-Terre, successeur de Richard-Cœur-de-Lion, le privilège de la fierte dut prendre de la consistance et de l’extension ; apparemment ce fut alors que le chapitre commença à le rendre indépendant du consentement annuel du souverain. Un prince indolent, apathique et voluptueux devait voir avec assez d’indifférence quelques fleurons se détacher d’une couronne que, depuis, il perdit si gaiement, après l’avoir acquise par le plus lâche de tous les crimes. Pendant ses absences fréquentes et prolongées, le chapitre de Rouen ne s’endormit pas ; et bientôt, lorsque ce prince eut été chassé et que Philippe-Auguste eut réuni la Normandie au royaume de France, l’avènement d’un nouveau roi qui avait besoin de se concilier le pays qu’il venait de conquérir ; les embarras, suite nécessaire de l’occupation récente d’une si vaste province ; l’ignorance dans laquelle étaient les officiers du roi de France sur la nature et l’origine d’un usage particulier à la province et qu’ils trouvèrent existant et déjà assez ancien, favorisèrent encore le chapitre, qui s’affermit de plus en plus dans sa possession autrefois précaire ; et lorsqu’en 1210, enfin, le gouverneur du château de Rouen, venant à faire plus d’attention à ce privilège, qui lui parut un empiétement sur les droits du roi son maître, voulut tenter d’en empêcher l’exercice, il était trop tard ; Philippe-Auguste le sentit ; l’ordre qu’il donna à ses deux commissaires (l’archevêque de Rouen et le châtelain d’Arques) de faire une enquête sur le point contesté, et, si le droit des chanoines se trouvait établi, de leur délivrer immédiatement leur prisonnier ; enfin, le résultat de l’enquête, dans laquelle furent entendus neuf témoins, montrent que si le prisonnier, refusé d’abord au chapitre, lui fut délivré en définitive, c’est que ce qui n’avait été, dans l’origine, qu’une grâce, était, dès-lors, par l’habileté du clergé, devenu un droit, pour ainsi dire inviolable et sacré, dans la possession duquel il n’eût pas été politique d’inquiéter l’église de Rouen.
Peut-être aussi serait-il juste de faire honneur de cette reconnaissance si spontanée du privilège de la métropole de Rouen, à la piété de Philippe et à ses sentimens bienveillans pour l’église et le clergé, sentimens qu’attestent tous les monumens de l’histoire, et qui même lui avaient valu, de son vivant, la qualification de roi des prêtres[59].
Trois ans avant ces deux actes (en 1207) le maire de Rouen s’étant permis de retenir un prisonnier que les chanoines avaient élu pour lever la fierte, le chapitre avait lancé un interdit sur la ville. « A quoy le maire ne fit amende (réparation). Pourquoy ne fut levé ledit interdit, ny pour prières du roy, ny pour menaces qu’il fist, ny pour ambassade qu’il envoyast, jusques ad ce que le prisonnier fust restitué par le maire et amené par luy dans Nostre-Dame et en plain chapitre[60]. »
L’heureux résultat de l’enquête de 1210 n’était pas fait pour rendre le chapitre plus endurant sur les atteintes dont son privilège pourrait être l’objet. Un fait arrivé en 1299 va le prouver. A l’échiquier de Pâques, lors de l’insinuation du privilège, il avait été défendu, en pleine audience, à Pierre Saymel, bailli de Rouen, et à Geoffroy Avice, alors vicomte, de faire exécuter à mort ou transporter dans d’autres prisons aucun prisonnier détenu pour crime, jusqu’à ce que les chanoines de Notre-Dame, selon la coutume de l’église de Rouen et selon le privilège « accordé à la sainte vierge Marie et au bienheureux saint Romain », eussent choisi, le jour de l’Ascension de Notre Seigneur, un de ces prisonniers à leur volonté[61].
Robert d’Auberbosc, écuyer, était alors détenu sous le poids d’une accusation de meurtre. Au mépris de la notification du privilège et des défenses expresses de l’échiquier, le bailli fit mettre ce prisonnier en jugement. Le crime ayant été prouvé, Robert d’Auberbosc fut condamné à mort. Le bailli donna des ordres pour que la sentence fût immédiatement exécutée. En conséquence, le condamné fut attaché à la queue des chevaux et traîné au gibet. Mais, averti de ces préparatifs, le chapitre avait envoyé cinq de ses membres supplier les maîtres de l’échiquier et l’évêque de Dole, leur président, d’empêcher que d’Auberbosc fût mis à mort, et de le faire ramener dans les prisons du roi jusqu’à ce que l’église de Rouen eût choisi celui des détenus qui devrait lever la fierte cette année, le choix du chapitre pouvant tomber sur d’Auberbosc comme sur les autres détenus. Cette demande était trop juste pour n’être pas écoutée. Par l’ordre des maîtres de l’échiquier, Robert d’Auberbosc, qui était déjà près du gibet, fut ramené dans les prisons du roi, escorté d’une multitude innombrable d’habitans, parmi lesquels on remarquait les secrétaires de l’officialité et les archers de l’abbesse de Saint-Amand. Ce ne fut pas ce prisonnier que les chanoines choisirent, le jour de l’Ascension, pour lever la fierte ; mais le droit du chapitre avait été solennellement reconnu, et il ne voulait pas autre chose[62].
Cette leçon aurait dû suffire au bailli de Rouen. Toutefois, dès l’an 1302, ce magistrat, encore au mépris de semblables défenses qui lui avaient été faites en pleines assises, dans le château, onze jours avant l’Ascension, fit transporter, des prisons de Rouen dans celles du Pont-de-l’Arche, Nicolas Letonnelier, de la paroisse de Saint-Germain près Cailly, détenu pour meurtre. En vain les chanoines le supplièrent, à diverses reprises, de faire réintégrer cet individu dans les prisons de Rouen, du moins jusqu’à l’Ascension. Il n’eut aucun égard à leurs instances réitérées, et on ne put obtenir de lui d’autre réponse, sinon que les chanoines étaient libres de choisir, pour la cérémonie, tel prisonnier qu’ils voudraient, excepté Nicolas Letonnelier. C’était la seconde fois que le bailli s’en prenait au privilège de l’église de Rouen. Cette récidive, l’opiniâtreté inflexible avec laquelle, en cette occurrence, il repoussa toutes les représentations qu’on voulut lui faire, semblaient déceler en lui de sinistres desseins contre ce privilège. Il y eut grande rumeur au chapitre. Les chanoines s’écrièrent qu’on attentait au privilège de saint Romain, que l’on méconnaissait leur droit, que l’on portait atteinte à la liberté de leurs suffrages. Le jour de l’Ascension ils ne désignèrent point de prisonnier pour lever la fierte, mais ils se rendirent processionnellement, comme de coutume, avec toutes les châsses de la cathédrale, à la place de la Vieille-Tour. Là, par l’ordre du chapitre, un de ses orateurs, et peut-être n’avait-on pas choisi le plus modéré de tous, raconta au peuple ce qui s’était passé entre le bailli et l’église. On peut imaginer l’effet de cette communication officieuse et de ces doléances, sur une population dévouée au clergé, enthousiaste du privilège, et déjà indisposée de ne point voir ce prisonnier, objet pour elle d’une si ardente curiosité, d’un si vif intérêt. Pour ne point laisser se refroidir les sentimens sympathiques qu’avait excités cette harangue, le chapitre eut recours à un moyen que déjà, il avait employé avec succès. Aux yeux des habitans de Rouen, il n’y avait rien de plus auguste et de plus sacré que la fierte de Saint-Romain, où reposaient les vénérables restes du saint pontife. Cette fierte était pour la ville comme un palladium auquel semblaient attachées ses destinées. On racontait de grands miracles opérés par ces saintes reliques, dans des calamités auxquelles avait été en proie la capitale de la Normandie. Le dernier, tout récent encore, était présent à tous les esprits. Il y avait à peine six ans[63]. la Seine en fureur avait rompu une arche du pont de Rouen, et, s’élançant de son lit, avait renversé les murailles et allait inonder la ville. Tout-à-coup on avait vu une procession générale s’avancer lentement vers le fleuve, ayant à sa tête l’archevêque Guillaume Flavacourt, et au milieu d’elle un bras de saint Romain, que des prêtres portaient avec respect. A peine cette sainte relique avait-elle paru, qu’à la vue de tout le peuple émerveillè, la Seine, devenue docile, s’était retirée dans son lit, vaincue aujourd’hui par la seule apparition des restes de saint Romain, comme, six siècles avant, elle l’avait été par la présence du saint pontife et par sa voix puissante et souveraine. Tant de merveilles avaient accru la dévotion des Rouennais pour saint Romain leur ancien évêque, et sa châsse était devenue ainsi pour eux l’objet d’un véritable culte et d’une sorte d’adoration. Cette sainte châsse, cette fierte révérée, envers laquelle un imprudent magistrat s'était rendu coupable d'un double outrage, le chapitre la laissa exposée solennellement aux yeux du peuple, dans la place de la Vieille-Tour, en déclarant qu’elle demeurerait dans cet endroit, tant que Nicolas Letonnelier n’aurait pas été ramené des prisons du Pont-de-l’Arche dans celles de Rouen, et que l’église de Rouen n’aurait pas été restituée pleinement dans sa possession et dans la liberté de ses suffrages. Cela fut exécuté ponctuellement, et la fierte de Saint-Romain resta ainsi exposée en permanence à la Vieille-Tour, le jeudi jour de l’Ascension, le vendredi et le samedi, gardée jour et nuit par des ecclésiastiques et par un nombre considérable de fidèles qui se faisaient un devoir de cette pieuse assistance. Chaque jour, le clergé et le chapitre de Notre-Dame venaient, processionnellement, visiter et honorer la châsse. Une multitude innombrable suivait ces processions, et témoignait ainsi hautement de sa sympathie pour l’église, de son vif attachement pour le privilège de saint Romain. Cette exposition extraordinaire de la fierte du saint, ces processions inaccoutumées n’avaient pu avoir lieu sans quelque mouvement dans le peuple, que les chanoines avaient fort adroitement semblè prendre pour arbitre, en lui racontant, le jour de l’Ascension, leurs démêlés avec le vicomte, Ce dernier sentit qu’il n’était pas le plus fort. Dès le samedi, il fit réintègrer Nicolas Letonnelier dans les prisons de Rouen, et s’empressa d’en donner avis au chapitre, qui, de son côté, ne perdit pas de tems. Le dimanche, deux chanoines furent envoyés à la prison pour recevoir, suivant l’usage, les déclarations de tous les prisonniers. Ces députés vinrent faire leur rapport au chapitre, qui, se voyant rétabli dans son droit et dans la liberté de son élection, choisit pour lever la fierte, non point ce Nicolas Letonnelier dont la translation avait causé tant de bruit, mais Guillaume de Montguerard, écuyer ; ce qui prouva qu’en cette occasion encore le chapitre n’avait voulu que forcer les magistrats à reconnaître son droit et à respecter son pouvoir. Le vicomte ayant délivré, sans difficulté, ce prisonnier aux députés du chapitre, la procession se rendit solennellement de la cathédrale à la Vieille-Tour, avec toutes ses châsses et ses reliquaires, comme si c’eût été le jour de l’Ascension. Une foule encore plus considérable qu’à l’ordinaire se pressait sur la place. Le peuple avait entendu, trois jours auparavant, les chanoines lui exposer leurs griefs contre les magistrats civils ; il était juste qu’on lui fît connaître la suite de cette affaire ; il n’eut rien à désirer à cet égard ; un des orateurs du chapitre harangua encore une fois cette multitude, et lui annonça que le bailli avait fait enfin réparation à l’église, en réintégrant au château le prisonnier qui en avait été extrait ; après quoi Guillaume de Montguerard leva la fierte, et le reste de la cérémonie se passa sans nouvel incident[64]. Le chapitre, on le voit, n’en est plus à ces tems d’essai où il obtenait un prisonnier comme par grâce. Maintenant que d’une pieuse coutume il a fait un droit, et que ce droit a été solennellement reconnu par Philippe-Auguste, il parle et agit en maître ; il interdit les officiers qui osent attenter à son privilège ; il les dénonce publiquement à un peuple épris d’une solennité imposante, particulière à la province, et prêt à menacer les magistrats téméraires qui voudraient la troubler.
Un autre incident, qui signala l’année 1327, avait sa source, non plus dans une méconnaissance du droit du chapitre, mais dans une méprise résultant de ce que le prisonnier qu’il choisit cette fois pour lever la fierte s’était fait écrouer sous un faux nom. Le nommé Pierre Dautuel (ou Dantuel), banni précédemment à cause d’un crime, avait rompu son ban et s’était rendu coupable d’un meurtre. Arrêté et conduit aux prisons du château de Rouen, il fut interrogé par les magistrats, qui ne le reconnurent point. Lui-même, pour éviter l’aggravation de peine que lui auraient value la rupture de son ban et la récidive, cacha son véritable nom, et dit qu’il s’appelait Guiot Duval ou de la Vallèe, en sorte qu’il fut écroué et détenu sous ce nom supposé. Aux Rogations, lorsque les députés du chapitre vinrent dans la prison recevoir les déclarations des détenus qui prétendaient au privilège, Pierre Dautuel leur confessa tout, mais oublia apparemment de leur dire qu’il avait été écroué sous un faux nom. Le jour de l’Ascension, ce fut sur lui que tomba le choix du chapitre. Suivant l’usage existant alors, la procession s’étant rendue à la Vieille-Tour, deux chapelains furent envoyés au château pour chercher le prisonnier élu et l’amener au lieu où était la châsse. Mais au château, lorsque les deux chapelains demandèrent Pierre Dautuel, on leur répondit (ce qui était vrai) que l’on ne connaissait dans les prisons aucun détenu qui portât ce nom. Le clergé qui attendait le prisonnier à la Vieille-Tour, vit avec étonnement revenir seuls les deux chapelains, qui lui firent leur rapport sur ce qui s’était passé dans la prison. La conjoncture était pressante. Les chanoines allèrent tenir conseil dans les halles ; et là, il fut résolu que le chapitre s’en tiendrait à son élection. Les deux chanoines qui avaient reçu les confessions des prétendans au privilège furent envoyés au château où était le vicomte. A leur prière, on fit venir tous les prisonniers, parmi lesquels les deux députés reconnurent aussi-tôt Pierre Dautuel, qu’ils désignèrent au vicomte, en lui disant que c’était cet individu même que le chapitre réclamait pour lever la fierte. Il y eut, à ce sujet, entre eux et cet officier, de longs et vifs pourparlers. Mais enfin Dautuel leur fut délivré, et ils le conduisirent à la Vieille-Tour, où le chapitre, le clergé et le peuple attendaient impatiemment l’issue de ce débat[65].
En 1358, le nommé Jehan Dismois, de la paroisse de Mesnières, détenu à Rouen pour soupeçon d’omicide fait a la personne de Jehan Dugardin, avait été élu par le chapitre, le jour de l’Ascension, délivré par le bailli, et avait levé la fierte avec les solennités ordinaires. Peu de jours après la fête, les officiers du bailliage d’Eu firent arrêter Jehan Dismois, à raison de ce même meurtre, dont il avait obtenu la rémission. Le chapitre se plaignit au bailli de Rouen (Guillaume Richer), qui se hâta d’écrire au bailli et vicomte d’Eu, que c’estoit violer le prèvïlège et libertés de l’église de Rouen, en vitupère de la dicte église et de monsieur saint Romain, et au préjudice du duc de Normandie et de sa jurisdiction et délivrance. Il les requérait de vouloir mettre au délivre, sans aucun délai ou difficulté, le corps et les biens d’icelui prisonnier, en le laissant joïr franchement des dis privilèges et libertés ; « et vous plaise tant faire, leur disait-il en terminant sa lettre, comme vous vouldriez que nous féîssons pour vous en cas semblable ou grégneur (plus grand), ce que nous ferions volentiers. Et agissez en telle manière que il ne conviengne pas pourvoier (user) d’autre remède, en nous rescripvant, s’il vous plaist, ce que il vous en plaira à faire[66]. » Les officiers du bailliage d’Eu se hâtèrent de déférer à l’invitation du bailli de Rouen et de mettre Dismois en liberté.
Dans notre Dissertation préliminaire, nous avons avancé que tant que le privilège de saint Romain exista, il fut, surtout dans les premiers tems, entre l’église de Rouen et les magistrats séculiers de cette ville, un objet de continuelles disputes. Nous avons ajouté que ces débats, d’abord très-multipliés, ne devinrent un peu moins fréquens que dans les derniers tems, lorsque des édits royaux eurent réglé l’exercice du privilège de la fierte, et que la jurisprudence du parlement et du grand-conseil fut enfin fixée sur cet objet. Quoi de plus propre à prouver la vérité de ces assertions, que les scènes dont on vient de lire le récit ! mais quoi de plus propre à prouver aussi ce que nous avons ajouté, que si, dans les époques antérieures, on ne trouve aucune trace, ni du privilège, ni de débats sur le privilège, c’est qu’il n’existait point encore alors. Le moyen de croire en effet qu’un usage qui, seulement de 1210 à 1358, donna lieu aux scènes que nous venons de décrire, aux réclamations que nous avons fait connaître, et à d’autres de même nature que nous omettons pour ne point fatiguer le lecteur, put exister depuis saint Romain jusqu’à Henri II, duc de Normandie, c’est-à-dire pendant cinq siècles, sans donner lieu au plus petit débat, sans être l’objet de la plus légère remarque de la part des annalistes, et cela dans un tems où l’histoire ne s’occupait que de l’église. Mais il nous faut continuer le récit des démêlés auxquels le privilège continua de donner lieu, des scènes dont il fut encore l’occasion. On a vu, en 1299, le chapitre dénoncer à l’échiquier le bailli de Rouen, qui, depuis l’insinuation du privilège, et avant l’Ascension, avait condamné à mort Robert d’Auberbosc, et l’avait envoyé au supplice. L’échiquier fit droit aux justes réclamations du chapitre ; et d’Auberbosc, qui allait recevoir le coup mortel, fut arraché des mains du bourreau et ramené dans les prisons.
En 1361, dans une conjoncture semblable, le chapitre fut averti trop tard ; et, chose inouie jusqu’alors, une exécution capitale eut lieu dans Rouen entre l’insinuation du privilège et la fête de l’Ascension ; mais l'église de Rouen ne laissa pas impuni ce nouvel attentat a son privilége. Cette année, à l’époque ordinaire, le privilège avait été insinué au bailliage, en présence du bailli Nicolas Dubosc. Toutefois, et cela doit étonner après tant d’expériences toujours malheureuses, ce magistrat ne craignit pas, malgré les notifications expresses du chapitre, de faire le procès à un nommé Roger Letailleur (ou Letellier), prisonnier au château, de le condamner à mort, et, pour comble d’imprudence, il osa le faire exécuter avant l’Ascension. Cette procédure avait été bien secrète, et Letailleur avait été conduit clandestinement au supplice, sans quoi le chapitre n’aurait pas manqué de faire pour ce prisonnier, ce qu’en 1299 il avait fait pour Robert d’Auberbosc ; et, sans doute, ses démarches n’auraient pas eu moins de succès. Mais, lorsqu’on vint l’avertir, le mal était sans remède. Restait, du moins, à venger un attentat si inouï « qui alloit au deshonneur du glorieux sainct Romain, une violation si manifeste du privilège de l’église de Rouen. » Les chanoines tentèrent d’abord les moyens de douceur. Plusieurs fois ils remontrèrent au bailli la faute énorme qu’il avait faite ; plusieurs fois ils le conjurèrent de se repentir de cette action téméraire. Mais ces avances officieuses furent en pure perte ; le bailli « demoura opiniâtre dans son erreur, au scandale de tout le peuple,. qui ne vit plus en lui qu’un infracteur des privilèges de l’église. » La patience du chapitre était épuisée, et il en vint enfin aux moyens de rigueur. Le souverain pontife lui avait donné plein pouvoir d’excommunier ceux qui voudraient violer les droits et immunités de l’église de Rouen, après les avoir avertis canoniquement, et de les tenir pour excommuniés notoires et publics, par l’autorité du saint-siége, jusqu’à ce qu’ils eussent fait satisfaction à l’église et reconnu leur faute. Le tems était venu de recourir à ce moyen extrême contre un sacrilége endurci ; car « telle meschanceté ne debvoit demourer impunie. » Mandement fut donc adressé aux curés de Saint-Etienne-la-Grande-Église, de Saint-Godard et de Saint-Sauveur, pour qu’ils eussent à signifier au bailli Nicolas Dubosc « qui s’estoit porté avec tant de chaleur contre le chapitre et l’église de Rouen », que, par l’autorité du saint-siège, le chapitre ne lui donnait plus que trois jours pour reconnaître sa faute, recevoir telle punition qu’il plairait aux chanoines, et réparer son crime contre le chapitre, contre l’église, contre Dieu et le glorieux confesseur saint Romain. Le chapitre fut obéi. Le curé de Saint-Sauveur fit cette notification au bailli Nicolas Dubosc, à sa propre personne, en lui déclarant que « s’il demouroit encore opiniastre, le temps des dits trois jours estant expiré, il seroit excommunié dès lors, et que la sentence d’excommunication seroit publiée dans toutes les églises de Rouen. » Le bailli Dubosc était opiniâtre ; il appela de la sentence du chapitre et fit saisir le temporel de l’église de Rouen. Mais ce conflit scandaleux ne devait pas se prolonger plus long-tems. Le duc de Normandie (Charles, qui régna depuis sous le nom de Charles V), averti de ces démêlés qui troublaient la ville, chargea Simon Le Bagneux, vicomte de Rouen, d’informer du prétendu attentat fait par le bailli au privilége de saint Romain. Dans le préambule de ses lettres-patentes de commission, le prince se montrait on ne peut pas plus favorable à ce privilége de l’église de Rouen, et annonçait la résolution de prononcer lui-même sur le différend entre cette église et le bailli. Ce dernier, dont les torts étaient évidens, sentit que le moment était venu de les reconnaître. « Après avoir donné mainlevée de la saisie des biens de l’église, il se submit à faire réparation de la faute par luy commise » ; et, bientôt en effet, il demanda au chapitre son pardon, qui lui fut accordé. L’attentat au privilège étant ainsi réparé, l’excommunication fut levée, les procédures commencées cessèrent, et on ne fit point une information qui devenait désormais sans objet.
Deux ans après, on vit le chapitre défendre son privilège contre Blanche d’Evreux, veuve de Philippe de Valois, dont les officiers poursuivaient un individu qui avait levé la fierte, et voulaient le juger a raison du crime même pour lequel il l’avait obtenue. En 1363, Jean Le Bourgois, de la paroisse de Saint-Jacques-de-Neufchâtel, accusé d’avoir tué Guillaume Lelong, avait obtenu le privilège de saint Romain, à raison de ce fait. Neufchâtel faisant alors partie des apanages de la reine Blanche, Jean Le Bourgois était subject ou justiciable de cette reine. Les officiers de la princesse, peu de tems après l’Ascension, le firent appeler à ban, à raison du crime qu’il avait commis, saisirent ses biens comme confisqués, et en firent annoncer la vente à l’encan. Le chapitre se plaignit à la reine Blanche de ces procédures étranges contre un homme que le privilège de saint Romain avait rendu inviolable, et fit notifier à cette princesse l’acte de délivrance de Le Bourgois, en vertu du privilège de la fierte. Ils la supplièrent que, « en l’onneur et remembrance (mémoire) du glorieux saint Monsieur saint Romain et de l’église de Rouen, elle voulsist (voulût) tenir et faire tenir par ses officiers la dicte délivrance, la quelle, par la grâce et par les mérites du dit benoist (bénit) saint, avoit eue le dit Bourgoiz, et que elle voulsist souffrir que les lettres de la dicte délivrance eussent leur plain et parfaict effect, tant en corps et biens du dit Bourgoiz que autrement. »
Le procureur de la reine Blanche voulait faire continuer les procédures commencées ; mais elle, « comme très vraie, très dévote et très parfaicte catholique, coulumpne (colonne) et garde de l’église », ordonna à ses officiers de suspendre leurs procédures. Philippe d’Alençon, archevêque de Rouen, était son neveu ; elle le chargea « d’ordonner de la dicte besongne, promettant d’avoir ferme et agréable ce qu’il lui en plairoit ordonner et faire. » Le chapitre n’avait garde de refuser ce prélat pour arbitre. Philippe d’Alençon, après avoir entendu les gens de la reine Blanche et les députés du chapitre, trouva que « Le Bourgois n’avoit onques monstré sa lettre de délivrance à la reine Blanche, ne à aulcun de ses gens ; et que, pour ce, ma dicte dame qui, de nouvel, estoit venue à sa dicte terre, avoit eue juste ignorance du droict de l’esglise de Rouen. » Il décida, en conséquence, que « la dicte dame et ses gens debvoient estre excuséz et quictes de tous blasmes et reprouches à leur procédé. » Mais ce prélat prononça, bien entendu, que « Jehan Le Bourgois, son corps et ses biens, par vertu du privilège Saint-Romain et par l’élection du chapitre, estoit à plein délivré, quitte et absoulz du dict homicide, et qui, pour le dict homicide, ou autres crimes commis avant la dicte délivrance, il ne debvoit ne ne pouvoit estre détenu et arresté, ni ses biens saisis. »
C’était, il est vrai, un des effets du privilège de saint Romain, d’abolir la confiscation encourue par celui qui avait levé la fierte ; il était aussi déchargé de l’amende qui avait pu être prononcée contre lui à raison de son crime, quelque considérable qu’elle fût. Il ne restait tenu que des dommages-intérêts envers les parties civiles, comme nous le verrons bientôt. Mais s’il avait possédé, précédemment, une charge ou un office qui eût été confisqué sur lui, par l’effet de son crime, le recouvrait-il après avoir levé la fierte ? L’affirmative semblerait résulter du fait que nous allons rapporter. En 1391, Richard Le Prévost avait levé la fierte. Avant son crime, il était titulaire de la sergenterie du Bourguignon, dans la forêt de Lalonde, près Elbeuf ; mais Louis de Tournebu, seigneur de Lalonde, avait fait saisir cette sergenterie et l’avait retenue en sa main, après même que Le Prévost eut levé la fierte. Le Prévost dénonça au chapitre cette saisie comme un attentat au privilège de saint Romain, et fit assigner le sieur de Tournebu devant le bailli de Rouen. Le chapitre était alors un adversaire redoutable, et les plus grands seigneurs craignaient de se commettre avec lui. Le sieur de Tournebu sentit le besoin de se mettre promptement d’accord avec une compagnie dont le crédit était si grand. « Icellui escuier, pour révérence et honneur de l’èglise et du prévillège Saint-Romain, et pour icellui révérer et honnourer à tout son povoir, alla par devers les doyen et chappitre, en l’esglise cathédrale, et leur dit, présens plusieurs personnes notables, que la sergenterie du Bourguègnon estoit tenue de luy par foy et hommage, à cause de sa terre de la Londe, et qu’avant l’arrestation de Le Prévost, il avoit fait prendre et mettre en sa main ceste sergenterie, publiquement, à oye de paroisse, ou autres lieux accoustumés, deuement et coûstumièrement, et l’avoit faict desservir en sa main, pour son droict garder, et ce, pour les hommages, reliefs, treizièmes, rentes, aydes, et autres droictures à luy deues, et non pour autre cause. Il ne vouldroit (ajouta-t-il) faire aucune chose contre les franchises, libertés, noblesces, honneurs et révérences du prévillège de Monsieur sainct Romain, ne l’usage et commune observance d’icellui. » Il reconnut hautement que, par l’effet du privilège, Richard Le Prévost « avoit esté délivré en corps et biens, meubles et héritages, quant aux cas crimineulx (criminels). » Quant à la sergenterie du Bourguignon, Le Prévost l’ayant, depuis peu, satisfait de ce qu’il lui devait, il déclarait lui rendre cette sergenterie, pour en jouir comme avant la saisie. Peu de jours après, le sieur de Tournebu et le procureur du chapitre allèrent à l’audience du bailli, et lui firent connaître ce qui s’était passé au chapitre. Jean de la Tuile, bailli de Rouen, encore peu instruit apparemment de la pratique du privilège, « voulant savoir se (si) ce que dit estoit vray estoit, et se l’en (l’on) en avoit accoustumé à user ainsi que dit est, et s’il estoit raisonnable à passer sans faire préjudice au roy, demanda aux saiges (sages) assistenz, advocas et autres es tans en la court, ce qu’il en estoit des choses dessus dictes. Ils distrent (dirent) et respondirent que l’en (l’on) en avoit, ainsi que dessus est dict, usé et observé par vertu du dict prévillège, de tel temps qu’il n’estoit mémore (mémoire) du contraire », et ainsi finit ce débat. On pensa donc que si Le Prévost eût été privé de sa sergenterie, à raison de son crime, il aurait dû ensuite la recouvrer par cela seul qu’il ait obtenu le privilège de saint Romain. Mais était-ce toujours l’effet de ce privilège de réintégrer dans leurs offices ceux qu’un crime en avait fait dépouiller ? L’affirmative semblerait résulter de ce qui précède, et toutefois, il n’y avait rien de fixe à cet égard. Ainsi, un revendeur de poisson à Rouen, condamné à mort pour crime de fausse monnaie, ayant, vers la fin du xve siècle, levé la fierte à raison de ce crime, voulut ensuite recouvrer son office de revendeur, que l’arrêt de condamnation avait déclaré confisqué, et qui avait été donné par le roi à un autre titulaire. Il se fondait sur ce que, par l’effet du privilège, il avait été « restabli dans sa bone fame (réputation) et renommée. » Mais l’échiquier de Rouen, par un arrêt du 22 décembre 1506, décida que cet office « estoit et demeureroit confisqué et resteroit à l’impétrant[67]. »
Le contraire fut décidé, mais ailleurs, à l’égard de Raoul Coignet, qui avait levé la fierte en 1586, comme coupable du meurtre de son frère. Dès 1585, le parlement de Paris l’avait condamné à mort par contumace, pour ce crime ; son office de conseiller-secrétaire du roi aux finances avait été confisqué sur lui, et un sieur Charles Benoise en avait été pourvu. Après avoir obtenu le privilège, ses démarches pour recouvrer son office furent couronnées de succès. Par lettres-patentes de janvier 1590, il fut rétabli dans sa charge, qu’il conserva jusqu’en 1602, où il la résigna en faveur de Michel Renouard[68]. M. Des Gentils sieur de Thirac, conseiller au parlement de Bordeaux, qui avait levé la fierte en 1618, à raison d’un meurtre et d’un rapt, prenait encore, plusieurs années après[69], dans des actes que j’ai vus, le titre de « conseiller du roy en sa court de parlement de Bordeaulx. » Mais l’avait-il en effet conservé ? Je l’ignore. J’ignore également si Maximilien Marc, l’un des huissiers du parlement de Rouen, qui avait levé la fierte en 1629, perdit pour toujours son office, dont cette cour souveraine l’avait dépouillé peu de tems après le crime. Toujours est-il certain qu’au moment où il obtint le privilège, les instances du chapitre pour lui faire rendre sa charge ne furent point écoutées. Mais voici un dernier fait qui paraît décisif. Un sieur Duval, de Lisieux, avait levé la fierte en 1753. Son père, qui était procureur, étant venu à mourir deux ans après, il voulut exercer la charge de procureur, seul héritage que lui eût laissé le défunt. Et comme on lui faisait des difficultés, à cause du crime qui l’avait mis dans le cas de solliciter la fierte, il eut recours au chapitre de Rouen, et supplia cette compagnie de lui faire savoir si, en vertu du privilège de saint Romain, il pouvait posséder toutes charges et offices publics. Le chapitre lui répondit[70] que « jamais difficulté n’avoit été plus mal fondée que celle qui lui étoit faite. Ce privilège, ajoutait le chapitre, est une grâce qui abolit le crime avec toutes ses suites, dont l’infamie et l’incapacité d’entrer dans les charges publiques est une des principales. Aussi, parmi tous ceux qui ont joui de cette grâce, dont plusieurs ont occupé des places très-distinguées et très-importantes dans l’état, aucun n’a jamais été inquiété à ce sujet. On ne connoît qu’un exemple d’une pareille contestation, mais qui a été décidé d’une manière si authentique en faveur du privilège, que jamais la chose ne doit désormais paraître équivoque. Si donc il n’y a point d’autre obstacle à votre réception, vous pouvez être tranquille. Le chapitre se portera volontiers à vous aider de ses titres et de sa protection, regardant comme une atteinte à son privilège toute difficulté qu’on pourroit vous faire à ce sujet. »
Mais, sans anticiper davantage sur l’ordre des faits, arrêtons-nous à l’année 1394, si mémorable dans l’histoire du privilège de saint Romain, et où les conséquences de ce beau privilège furent si habilement et si curieusement développées. Cette année, à la fête de l’Ascension, la fierte avait été levée par le nommé Jehan Maignart, de la paroisse de Saint-Maclou de Rouen, coupable de l’assassinat de Rogier Le Veantre. Il n’avait pas été seul à commettre ce meurtre, et une scène qui se passa dans la ville, le jour de l’Ascension, semblerait même indiquer que, s’il était pour quelque chose dans ce crime, du moins n’y avait-il pas eu le principal rôle. Après la cérémonie de la fierte, les confrères de Saint-Romain conduisaient, comme en triomphe par les rues de Rouen, Jehan Maignart, couronné de fleurs. Au bout de la rue de l’École, une femme du peuple apostropha le prisonnier en ces termes : « Faux traître, meurdrier, tu as pris le fait sus toy, pour délivrer autry ; tu t’en repentiras. Je pri à dieu et à Monseigneur saint Romain que tu faches encore le fait de quoy tu saies trainné et pendu. » Cette insulte faite au prisonnier, en présence de tous les membres de la confrérie de Saint-Romain et d’une multitude nombreuse, fut dénoncée au chapitre, qui, touché du repentir de la coupable, la condamna, pour toute pénitence, à aller avec son mari entendre deux messes à Sainte-Catherine-lez-Rouen[71]. Mais cet incident avait éclairé la justice ; et, après la fête, les officiers du roi recherchèrent les complices de Maignart, entre autres Pierre Robert et Guillaume Marie, et procédèrent activement contre eux, à raison de l’assassinat de Le Veautre. Le chapitre en porta plainte au roi Charles VI, qui, par une charte du 26 février suivant, ordonna qu’une enquête serait faite pour constater si, dans l’usage suivi jusqu’alors, les complices avaient toujours, comme le prétendait le chapitre, participé à la décharge pleine et entière obtenue par le prisonnier admis à lever la fierte.
« Si (disait le roi dans cette charte) s’il vous appert souffisamment estre ainsi que dict est, faictes et souffrez les dis chanoines joïr et user paisiblement (doresnavant) de leurs droiz, franchises, libertés, usages, possessions et saisines, sans içeulx molester ou soufrir estre molestez ou empeschiéz au contraire, ores ( aujourd’hui) ne pour le temps à venir. » Dans cette même charte, le Roi Charles VI exprime la volonté de conserver « les droiz, usages, franchises et possessions de la cathédrale de Rouen, où, dit-il, le cuer (le cœur) de nostre très chier seigneur et père (Charles V), que Dieu absoille, (absolve) repose, d’autant plus qu’elles sont faictes en la révérence de Dieu et du glorieux corps de saint Romain. »
Jean de la Tuile, bailli de Rouen, commis par le roi pour faire cette information, entendit quatre-vingt-sept témoins. Le procès-verbal de cette enquête existe encore. C’est un rôle en parchemin, fort bien écrit, long de neuf pieds. Les quatre-vingt-sept témoins qui y figurèrent sont divisés en groupes de huit, dix, quinze ou vingt, selon les divers chefs de l’enquête auxquels se rapportent leurs dépositions ; car les témoignages ne portèrent pas seulement, comme on aurait pu s’y attendre, sur le point de savoir si l’absolution obtenue par le principal coupable, au moyen de la fierte, profitait à ses complices, la principale toutefois, et même la seule question dont il se dût agir. Mais le chapitre avait jugé l’occasion favorable pour fortifier et étendre son privilège ; et, à propos d’une question unique, on le vit exposer une théorie générale assez complète, sur l’origine, la nature et les conséquences du privilège de saint Romain ; elle consiste en une série de propositions toutes consignées dans l’enquête, toutes attestées par des témoins sans doute sincères.
Le préambule du procès-verbal est ainsi conçu : « Ce sont partiez des faiz et articles que entendent à enseigner et infourmer à monsieur le bailli de Rouen ou à son lieutenant, les doyen et chappitre de Nostre-dame, sur les cas touchant le prévillége de monsieur sainct Roumaing, affin que certaines lettres sur ce octroyees par le roy nostre sire le 26e. jour de febvrier 1394, soient enterinées et acomplies. »
Viennent ensuite les propositions alléguées par le chapitre.
« Premièrement, il est tout noctoire (notoire) et cler, telment que aucun ne le doit ramener en doubte ou à ygnorance, que, par la grâce et prévilége de monsieur saint Romain, est, chascun an, délivré, à la feste de rouvoisons (Rogations), des prisons du roy nostre sire, à Rouen, un homme ou fame, prisonnier ès dictes prisons, pour quelconques cas criminel que détenus y soit. Et est baillé et délivre par les gens et officiers du roy nostre sire, tel homme ou fame, des diz prisonniers, comme les diz doyen et chapitre ou leurs gens, à ce par eulx envoiéz et ordenéz veullent nommer et demander. » C’est ce qu’un très-grand nombre de témoins attesta ; et on ne saurait s’en étonner, puisque, dès 1210, comme nous l’avons vu, l’usage de la délivrance annuelle d’un prisonnier avait été établi par une enquête.
La deuxième proposition figure déjà dans notre dissertation sur l’origine du privilège. Nous n’en croyons pas moins devoir la reproduire ici :
« Dit l’en (l’on dit) communément, et est bien à tenir et à croire pour vérité, que le dit prévilège fu ainsi ordené en l’onneur et remembrance (mémoire) des notables et beaux miracles que fist le glorieux saint Romain à la cité de Rouen et à tout le païs de environ ; entre les quieulx (quels) par la grâce de Dieu il prinst et mist en subiection un grant serpent ou draglon qui estoit environ Rouen, et dévouroit et destruisoit les genz et bestes du païs, telment que nulz n’osoit converser ne habiter en icelui païs ; et, ensement (pareillement) icelui glorieux saint chassa et mist hors d’icelui païz anemis (diables) et malvéz espéris (esprits) qui conversoient et habitoient en celui païs, telment que aucun n’y osoit demourer ; avecques plusieurs grans et notables miracles que Dieu fist pour luy en sa vie et depuis son trespassement, comme il peut estre sçeu nottoirement[72]. »
Puis le chapitre traçait la règle d’interprétation que l’on devait suivre dans tous les cas où il s’agirait du privilège de la fierte, et cette règle, comme on va le voir, était tout en faveur de l’église de Rouen.
« Item, le dit prévilège et grâce, qui est seul et singulier par tout le royalme de France, et ne fu pas ordené ne mis sus sans grant dévocion et juste cause, doit estre entendu et gardé très largement et favorablement, et ne doit estre diminué, ne aucun des gracieux usagez dont les sagez et notablez officiers du temps passé ont souffert et laissé user, estre changiéz ouappetissiés ; maiz doit chascun les emplir et garder ; car le dict prévilège et grâce puet servir et valoir à toutes genz communes de toux païs et estas… Le dict prévilège doit estre enténdu largement et amplement, en la faveur et entencîon de la loenge et gloire de Dieu et du dict glorieux saint. »
Cette proposition est suivie de cinq autres relatives au cerémonial du privilège, c’est-à-dire à l’insinuation, à la suspension des procédures et exécutions après cet acte ; à la visite des prisons, à l’élection du prisonnier, à la procession de la fierte. Ce n’est point ici leur place ; j’arrive donc à la neuvième proposition, la plus importante de l’enquête. *
« Par la dicte délivrance, le dict prisonnier ou prisonnière, pour révérence du dict sainct, et par l’observance sur ce usée (usitée) et gardée noctoirement de tel et si longtemps qu’il n’est mémoire au contraire, est absoubz et délivré de tous crimes précédens, et restitué à ses biens meubles et héritages, à sa bone fame (réputation) et renommée, avec tous ses complices et participans ou (au) fait des diz crimes dont il est délivrez, sans ce que on en puisse contre eulx ou aucun d’eulx, par justice ou autrement, faire poursuite ou réclamation aucune. » Cette proposition en contient deux. Nous reviendrons à celle qui concerne les complices. Mais arrêtons-nous d’abord à la première, où il est dit que le prisonnier qui a levé la fierte « est absoubz et délivré de tous crimes précédents. » Tel était, en effet, dans le principe, l’effet du privilége de saint Romain, de l’aveu même des officiers du roi. C’est ce que prouve l’acte de sauvegarde donné par le bailli de Rouen, le jour de l’Ascension 1269, à Nicole Lecordier, qui, ce jour-là, avait levé la fierte. Je transcris sur l’original : « Sachiés (dit le bailli) qe nous avon délivré franc é quite de tous forfès Nichole Lecordier, qui, autrefois, se nomma Pierres Le Tallèor, le jor de l’Ascension de nostre sengnor Jésucrist, par la droiture é par la franchise de l’iglise de Roëm é por la révérencedeu corps mon sengnor seint Romaing de Roëm, seronc la franchise que le dict seint mon sengnor seint Rommaing a, chascun an, à Roëm ; é li otrion franc aler é franc venir par la terre nostre sègnor le Roi, et est franz de tous forfès quielz qil soient, del tens en arrère jusqes au jor dui ; é, en tesmoing de ceste chose, nous avon mis en cest escrit le séel de la baillie de Roëm[73]. » Cette conséquence du privilège de la fierte, si clairement marquée dans l’acte que l’on vient de lire, avait été reconnue depuis par un autre bailli de Rouen, dans une charte de 1391, où il dit que Richard Le Prévost, sergent dans la forêt de Lalonde, « fut absoulz, par la levée de la fierte, de tous les cas crimineulx qui par luy avoient esté fais, commis ou perpétrés, de tout le temps passé jusques ou (au) jour et heure que il oui (eut) la dicte fierte[74]. » Mais, et ce témoignage est plus imposant, il existe dans les archives de la cathédrale une charte de Charles VII, du 17 mai 1446, où il est dit que le prisonnier qui a levé la fierte « est absolz du cas pour le quel il l’a levée et de tous crismes précédents. » On y trouve aussi un acte du 27 octobre 1469, émané du chapitre, à la vérité, où il est dit que ceux qui ont levé la fierte « sont francs, quictes et exempts de tous crimes commis et perpétréz en précédent de la lèvacion de la fierte de monsieur sainct Romain, et qu’ainsy a esté veu, usité, gardé et observé, le temps passé. » Ainsi, chose étonnante, tandis que les lettres de grace octroyées par le roi de France, signées de sa main, et scellées de son grand sceau, ne remettaient à l’impétrant que le seul crime spécifié dans leur contexte, et encore sous la condition expresse que l’aveu du prisonnier avait été sincère, sans quoi les magistrats, chargés de les entériner, pouvaient et devaient les déclarer nulles ; le privilége de l’église de Rouen, bien autrement efficace, ne se bornait pas à absoudre le prisonnier du crime à raison duquel il avait été mis en prison, ou que, volontairement, il était venu confesser, mais de ceux, peut-être plus énormes encore, qu’il n’avait point expiés et qu’il n’osait avouer, tant ils eussent inspiré d’horreur ! pouvoir exorbitant, sans doute, puisque le privilège de la fierte devenait ainsi, en quelque sorte, un baptême propre à effacer toutes les souillures antérieures, et à faire du prisonnier délivré, c’est-à-dire du plus infâme scélérat, peut-être, un nouvel homme à qui, nous le verrons bientôt, il n’était même plus permis de reprocher ses forfaits !
Quant à la seconde partie de la proposition, où il est dit que les complices du prisonnier délivré par le privilège, participaient à la grâce qu’il avait obtenue, la vérité en fut attestée par une multitude de témoins. Telles furent, en somme, leurs dépositions :
« Il est voix et commune renommée, et chose toute nottoire et publique à Rouen et environ, voire par toute l’archevesquie de Rouen, que quant aucun est délivré par le dit prévillége et a la dicte fierte, il délivre et franchist de tous crismes précédens tous ceulx et celles qui ont esté complices et participans avec luy, et sont lessiéz et ont esté et sont demoréz quictes, délivrés et paisibles des dis crimes, et restablis à leur bone fame (réputation) et renommée, et à leurs biens meubles et héritages. »
« Combien que les cas soient advenus plusieurs foiz que il ait eu ès diz faiz plusieurs complices autres que ceulx qui avoient eu la fierte, néanmoins onques nulz d’iceulx complices, de souvenance ou mémoire d’omme, n’en fu exécuté ne banny, ne ses biens confisquéz pour le fait ou crime dont l’un eust eu la fierte. »
« Mès a l’en veu (mais on a vu) plusieurs fois les cas escheoir, que quant la dicte fierte estoit livrée par ledit privilège au prisonnier ou prisonnière, ceulx qui avoient esté ses complices et participans ou (au) fait dont il avoit esté ainsi délivré, venoient plainement, publiquement et asseuréément (en sûreté) par la ville de Roëm, et que justice les véoit et savoit et les povoit savoir et veoir, et ne les empeschoit ne molestoit en aucune manière, mais les souffroit joïr paisiblement du prévilége et grâce de Monsieur saint Roumain. »
Tous ces témoins allèguèrent beaucoup d’exemples qui allaient à prouver que les complices de celui qui avait levé la fierte s’étaient, toujours ensuite, montrés impunément, sans qu’on les eût jamais inquiétés. Nous rapporterons quelques uns de ces faits, parce qu’ils servent à peindre les mœurs du tems.
« Vingt-cinq ans auparavant (c’est-à-dire vers 1370) dans une querelle de taverne, Jean Baratte avoit féry (frappé) Collin Gueroult d’ung coustel, par deux coux, dont mort s’en ensuy. » Jean Baratte se rendit aux prisons du château de Rouen. Thomas Baratte, son frère, complice du meurtre, avait pris la fuite, et « estoit allé se mettre en franchise aux Jacobins, à Rouen, où il fu grand espace de temps. Cependant son frère fut délivré par vertu du privilége saint Romain, et ot (eut) la fierte du dit saint, le jour de l’Ascension. Alors, Thomas Baratte, son frère, yssi (sortit) de la dicte franchise, et alla et conversa franchement et quictement en sa maison et par les rues de Rouëm tout publiquement et noctoirement, sans ce que justice ne (ni) les amis du mort luy demandassent riens. Et l’on disoit communément à Rouen que l’un avoit délivré l’autre par la dicte fierte. »
Voici le second fait : Cinquante ans auparavant, c’est-à-dire vers 1344, « Vatier Bernart, demourant en la paroisse Saint-Candre (le Vieil), en l’ostel de la Coste de la Baleine (on voit que cette hôtellerie de Rouen est bien ancienne), tua un homme en une taverne à Rouen. Pour lequel cas il ot la fierte. Il avoit plusieurs complices qui furent tous paisibles et quittes par la délivrance qu’il avoit obtenue. »
Le troisième fait est un peu plus détaillè. Laissons parler le témoin lui-même :
« Environ quarante-deux ans a, Jehan Vaudin, drapier, et Vatier Leroux tuèrent, en la rue Vatier Blondel (à Rouen), Jean de Collemare, drapier, et fu environ une feste de Toussains. Pour le quel cas les dicts Vaudin et Leroux furent appelès à ban et bannis du royalme ; lequel ban ils soustindrent par l’espace de trois ans ou environ. Et depuis, se vint le dit Vaudin rendre prisonnier ou (au) chastel de Roën, en espérance d’avoir la fierte..., laquelle lui fu donnée et octroyée…., et fu délivré en corps et en biens par vertu du prévilége saint Romain. Et tantost (aussi-tôt) que ledit Vatier Leroux sçeut que ledit Vaudin avoit esté ainsi délivré et qu’il avoit eu la fierte, il retourna en la ville de Roën, en la compaignie de sa fame et de ses enfans qui lors demouroient ou (au) clos Saint-Marc, et y feut reçeu par ses voisins joyeusement et liéement (avec satisfaction, joie), et, depuis, demoura paisible longues années, c’est assavoir douze ans et plus, et jusques au temps de sa mort, comme franc, quitte et délivre dudit cas, par la vertu de la délivrance que avoit eu ledit Vaudin, sans ce que, pour ledit cas, il fust arresté, poursuy ne empesché par justice, par les amis du mort, ne autrement, combien que la suer (sœur) d’icelui mort demourast près dudil Roux. »
Dix-huit témoins de la paroisse de Pavilly attestèrent un fait analogue. Laissons-les parler eux-mêmes :
« Y a vingt-quatre ans et plus, Guillaume Yon, laboureur de bras (ouvrier), et Guillaume Dangiens, tanneur, lors demourans à Pavilly, tuèrent un homme nommé Colin de la Chapelle, boucher à Pavilly. Pour lequel cas Yon fu prins et mis prisonnier ou chastel de Rouen, où il fu et demoura environ depuis septembre jusques à la feste de Rouvoisons (Rogations) après ensuivant, qu’il en fu delivré par vertu du prévilège saint Romain, et ot (eut) la fierte. Guillaume Dangiens se absenta du pays, et rendit fuitif, et fu en la dite fuite jusques ad ce que il sçeut que Guillaume Yon avoit eu la fierte pour le dit cas. Et lors, environ un quartier d’an aprèz la délivrance de Guillaume Yon, vint et retourna audit lieu de Pavilly, à son demeure, et illec se maria à une fame de Siherville près d’illec (de là), dont il ot (eut) plusieurs enfants... Depuis son retour jusques au temps de sa mort, il demoura paisiblement et quitement en la dicte ville, faisant son dit mestier de tanneur, voyans et sachans les gens de justice, et les amis du mort, sans ce que on luy demandast riens, pour cause du dit crime. »
Le fait qui précède fut aussi attesté par « noble et puissant seigneur monsieur Robert, seigneur d’Esneval, » mais avec une addition fort notable. Après avoir dit que Dangiens était revenu à Pavilly, et y avait « demouré franchement, quictement et paisiblement, longtemps après, jusques ou temps de sa mort, sans que les gens de justice ne les amis du mort luy demandassent riens pour cause du dict crime », Robert d’Esneval ajoute ;
« Aucuns des amis du boucher homicidé ayant appelè Dangiens meurdrier, injurieusement, pour le dit fait, Dangiens les poursuivit en justice pour cette injure et en obtint réparation. Pour moy, dit encore le sire d’Esneval, « se (si) ce n’eust esté la délivrance que Guillaume Yon avoit obtenue par vertu du prévilège saint Romain, j’eusse fait prendre le dit Guillaume Dangiens son complice, quand il revint à Pavilly, pour lui fère fère raison et justice, si comme il eust appartenu. »
Ajoutons enfin que l’effet du privilège, relativement aux complices, ne se bornait pas à les absoudre du crime à raison duquel le principal coupable avait levé la fierte ; mais que, non plus que ce dernier, ils ne pouvaient être recherchés à raison d’aucun crime antérieur, quel qu’il fût. « Quant aucun est délivré par le dict prévilège, et a la fierte, dit l’enquête de 1394, il délivre et franchist (absout) de tous crismes précédens tous ceulx et celles qui ont esté complices et participans avec luy, et sont lessiéz et ont esté et sont demoréz quictes, délivres et paisibles des dits crismes, et restablis à leur bone fame (réputation) et renommée et à leurs biens meubles et héritages. » En sorte que la confiscation encourue par le prisonnier et ses complices était abolie par l’effet de la levée de la fierte. C’est ce que nous aurons occasion de remarquer ultérieurement plus au long. Dans des tems de désordre et d’anarchie, où tant de crimes se commettaient par des bandes d’hommes armés, que l’on calcule le nombre des malfaiteurs qui, seulement dans l’espace de trente et quarante ans, se trouvaient ainsi, coupables et complices, lâchés de nouveau dans nos cités, par suite de cette abolition générale de tous leurs crimes antérieurs, marchant la tête haute, le poing sur la hanche, et tout prêts à citer devant les tribunaux, à poursuivre en réparation civile l’honnête homme indigné qui leur dirait leur fait, et sans doute on sera effrayé de l’état d’alarme et de défiance où une si scandaleuse impunité plaçait les citoyens paisibles.
Au reste, ce privilège, qui, en 1469, avait encore une étendue si grande, finit par être restreint dans des bornes plus étroites. Il avait pris ces accroissemens au tems des échiquiers ambulatoires, qui, ne siégeant qu’à intervalles, et souvent composés d’officiers nouveaux, ne pouvaient exercer dans leur district une action continue et uniforme. Mais l’échiquier, devenu stationnaire en 1499, mit un terme aux empiétemens du chapitre ; et, sans doute, c’est à cette cour souveraine qu’il faut attribuer l’importante modification qui réduisit l’effet du privilège de la fierte aux seuls crimes confessés par l’impétrant, et, de plus, non indignes de cette grâce. Alors s’introduisit la formule de délivrance : « pour les seuls cas par lui confessés, et ainsi qu’il les a confessés. » On pense bien qu’à cet égard la condition des complices suivit celle du principal auteur du crime ; et, en outre, le parlement modifia encore le privilège, en arrêtant, lors de l’enregistrement de l’édit de 1597, que, pour participer aux effets du privilège de saint Romain, les complices devraient se présenter en personne, sans quoi ils seraient exclus de la grâce obtenue par le principal auteur du crime. En ces deux points, l’édit de 1597 dérogea encore à celui de novembre 1512. Car, par ce dernier édit, Louis XII avait ordonné que les prisonniers délivrés « seroient absouls et délivrés, sans aucune punition, de tous cas et crimes précédemment par eux commis, sans que jamais on en pût contre eus ou aucuns d’iceus, par justice ou autrement, faire poursuite ou réclamation aucune. » Et à l’égard des complices, il prononçait, du moins implicitement, la même absolution que pour le principal coupable, c’est-à-dire une absolution de tous les crimes passés, quels qu’ils fussent.
L’enquête de 1394 n’eut pas alors de grands résultats, le bailli Jean de la Tuile et le procureur du roi étant morts peu de tems après. Mais en 1406, un fait que nous allons rapporter força d’y avoir recours. Colin Guerout, de la paroisse du Val-de-la-Haie, près de Rouen, et un grand nombre de personnes qui étaient avec lui, eurent une querelle avec Jean Delacroix dit le Bastard, qui, lui-même, était accompagné de quelques amis. Des mots on en vint aux coups ; Jean Delacroix fut tué. Cette année même, Colin Guerout leva la fierte à raison de ce meurtre. Les magistrats ayant voulu procéder contre les nombreux complices de Colin Gueroult, et les biens de ces derniers ayant été saisis, le chapitre se plaignit au roi de ce nouvel attentat au privilège de saint Romain. Il invoqua l’enquête de 1394, qui avait si bien établi que les complices de l’impétrant du privilège ne pouvaient pas être poursuivis à raison du crime pour lequel il avait levé la fierte. Le roi déclara qu’il « vouloit conserver le dit gracieux prévillège et usage advenu et gardé de sy grant ancienneté à la loenge et honneur de Dieu et du glorieux saint Romain, et de toute l’Eglize, pour le quel Dieu fist plusieurs biaux et nottables miracles en sa vie et après, en la dicte ville de Roën et païs d’environ, et en plusieurs autres, en maintes mennières ; et a esté monstré par révélacion et expérience que saint Romain en est garde et patron. » Il manda donc, par ses lettres-patentes du 10 mai 1406, à Jean Davy, seigneur de Saint-Père, de se faire représenter l’enquête de 1394, faite par Jean de la Tuile ; d’examiner les dépositions qui y étaient contenues ; de récoler, sur ces dépositions, ceux des témoins qui seraient encore vivans, et « d’adjouster pleine foy à celles des tesmoins décédés, attendu que le dict feu Jean de la Tuile, bailly, estoit saige et preudomme. » Si, après avoir mûrement examiné cette enquête, avec ses conseillers et le procureur du roi, il voyait clairement que les complices dussent être faits participans du privilège, le roi lui ordonnait, en ce « as, de les en faire jouir, à présent et dans la suite, et de faire mettre en liberté ceux qui seraient en prison, sa majesté les relevant de la péremption par eux encourue. Le bailli obéit aux ordres du roi. Le droit du chapitre, relativement aux complices, fut établi de nouveau ; et, le 12 avril 1407, les complices de Jean Maignart obtinrent enfin une sentence de congé de cour, qui leur avait été jusqu’alors refusée. Les chanoines de Rouen « craignant que l’enquête de 1394 qui leur avoit grandement cousté, et qui, au temps advenir, pourroit donner forme et congnoissance de la manière de user, en ceste matière, ne feust perdue, ou empirée, pourrie ou corrompue à leur grant préjudice », obtinrent du roi Charles VI un ordre adressé au bailli, de donner au chapitre cette information « pour la mettre ou (au) trésor et avec les autres chartres et prévileiges de l’esglise de Rouen, pour la garder plus seulement, à perpétuelle mémoire. » Ce magistrat obéit. Grâces aux soins du chapitre, l’original de l’enquête de 1394 est parvenu jusqu’à nous, dans un état de conservation parfait ; et, comme les lecteurs ont pu le voir par ce qui précède, cette pièce n’est pas une des moins importantes où nous ayons puisé.
C’est ici le lieu de rapporter un fait qui se passa à la fin du xive siècle, sous le bailli Hue de Doncquerre. Des « prisonniers qui avaient été élus par le chapitre pour lever la fierte, et que ce bailli avait, on ne voit pas pour quel motif, fait ramener dans les prisons du château, parvinrent à s’échapper et eurent l’heureuse idée d’aller chercher asile dans la cathédrale. Le bailli se rendit en toute hâte à Notre-Dame. Quelqu’un qu’il rencontra, chemin faisant, lui dit ; « A l'église, pourréz vous po fère, car elle est moult spacieuse, mais vous pourrez y mettre gardes se vous voulez. » Arrivé dans la cathédrale, il trouva qu’il y avoit grant peuple. « Quant les prisonniers le virent, ilz montèrent sur la tombe du roy Charles-le-Quint[75] », récemment construite dans le chœur de la cathédrale. Comme il venait de donner l’ordre à deux sergens de savoir ce que devenoient les prisonniers, le doyen du chapitre et un chanoine vinrent le joindre, sous prétexte de conférer avec lui ; mais ils ne voulaient que l’amuser ; et, peu d’instans après, on vint l’avertir que « les chapelains estoient yssus du cuer et en avoient amené les prisonniers en la tour, par le commandement du chapitre. » Le bailli, se voyant joué, « commanda au doyen qu’il féist ouverture de celle tour, pour savoir des prisonniers se ilz vouloient forjurer (se bannir de la province) ou eulx rendre, selon la coustume de Normandie », et, en même tems, il déclara au doyen que « l’Esglize devoit garder les prisonniers jusquez que ilz eussent desclairé leur volenté. Adonc, le bailli s’achemina vers la tour, où il trouva des chapelains qui lui parlèrent orgueilleusement, et luy distrent que en la tour ne entreroit point. Lui, par son sérement, dist que siteroit, cuidant (croyant) tenir la porte. Et là, le tindrent par la poiterine, et le boutèrent (poussèrent) et sachèrent (tirèrent), et luy ostèrent son chapel, et tirèrent sa cornecte impéctueusement, disants que ilz seroient bien advoés, et le féirent saigner d’un doy, et à po qu’il ne l’abattirent (peu s’en fallut qu’ils ne le renversassent). » Le doyen étant survenu, le bailli se plaignit à lui de ses gens, et lui raconta ce qui venait de se passer, « lequel doyen ou, y la plainte du bailli, et ne s’en féist que moquer. » Sur la demande que le bailli fit des clés de la tour, « l’en se moquoit de lui, disant qu’elles estoient en lieux supposez, par moquerie. Luy fu fermée la porte de ceste tour, et chantoient les enfants de cuer par dérision : Actolite portas ; encore n’entrerez vous pas. » Il parvint enfin à se ressaisir des prisonniers ; et, par délibération du conseil, il ordonna que « ceux qui avoient mis la main à lui feûssent menéz en prison. » Mais deux de ses sergens, en voulant arrêter un chapelain, « furent trop bien frollèz et batus et traynéz. Un autre chapelain fu prins, présent le bailli ; mes les chanoines Alespée, la Porte et autres, le rescouïrent (le délivrèrent) violentement, et dist le chanoine la Porte au bailli : « Bailli, bailli, malgré vos dents, vous ne l’enmerréz point. » Et se prindrent à lui, et le injurièrent, et, par espécial, Alespée. » Plus tard, en vertu d’une nouvelle décision du conseil, tous les prêtres qui avaient commis des voies de fait dans la cathédrale, furent arrêtés et conduits au château. Admonesté par l’archevêque de Rouen, de lui rendre ces prisonniers, le bailli tarda tant qu’il en fu excomménié. Par représailles, il fit saisir le temporel du chapitre. Après bien des débats, on finit par transiger amiabiement, et cette affaire se termina comme toutes les autres. »
Nous avons vu le bailli offrir aux prisonniers de « forjurer le pays, ou d’eulx rendre, selon la coustume de Normendie. » C’est ici un des anciens usages judiciaires de la province, usage curieux, et qui mérite quelques détails. Dans notre ancien droit normand, lorsqu’un criminel, fuyant la justice, avait réussi à gagner asile dans une église ou dans tout autre lieu saint, il n’acquérait point, par là, une entière impunité, mais il avait à choisir entre deux résolutions : celle de se rendre aux officiers de justice, pour subir le sort qu’il avait encouru par son crime, ou de sortir de la province, sans y rentrer jamais, sous peine d’être regardé comme coupable, et traité comme tel, lors même qu’aucun jugement n’avait été prononcé contre lui. Neuf jours lui étaient donnés pour prendre un parti. Pendant ces neuf jours, il était loisible aux siens ou aux gens de l’église de lui apporter des alimens ; mais seulement ce qu’il lui en fallait pour soutenir sa vie. Des gardes placés dans l’église veillaient à ce qu’il ne pût s’échapper. Les neuf jours écoulés, on ne pouvait plus lui apporter de nourriture ; les gardes l’empêchaient rigoureusement, et il fallait qu’il se décidât ou qu’il mourût de faim. S’il désirait rester en Normandie, les officiers de justice s’emparaient de lui. S’il aimait mieux forjurer[76], c’est-à-dire se bannir de la province, il demandait chemin royal, ou voye de droict, ce qui était la même chose ; alors, on faisait venir les magistrats et quatre chevaliers, et devant eux, le prisonnier, ung pié sur le lieu sainct, et l’autre dehors, jurait sur les Évangiles qu’il partirait de Normandie, et que jamais il n’y reviendrait. Il devait alors partir immédiatement. Ses frais de route lui étaient payés jusqu’au point de la frontière par où il devait sortir du pays. Des officiers de la justice laie et de la justice ecclésiastique du doyenné d’où il partait pour l’exil, l’accompagnaient jusqu’au plus prochain doyenné. Là, d’autres officiers les relevaient, et convoioient l’émigrant jusqu’au doyenné le plus voisin, et ainsi de suite, de doyenné en doyenné, jusqu’aux limites de la province. Nous reproduirons ici le texte même de l’ancien coutumier, pour ceux de nos lecteurs qui aiment à voir les choses dans leur source. « Se (si) aulcun damné ou fuytif s’enfuyt à l’église ou en cymitière, ou en lieu sainct, ou s’il se aërd (attache) à une croix qui soit fichée en terre, la justice laye le doit laisser en paix par le privilège de l’église ; si, qu’elle ne mette la main à luy. Mais la justice doibt mettre gardes qu’il s’enfuye d’illec. Et s’il ne se veult dedans neuf jours rendre à la justice laye, ou foriurer Normendie, la justice ne souffrira d’illec en avant que on luy apporte que menger à soustenir sa vie, jusques à ce qu’il soit rendu à justice, pour en ordonner selon sa desserte (selon ce qu’il mérite), ou jusqu’à ce qu’il offre à foriurer le pays. Et le foriurera en ceste forme : Il tiendra ses mains sur les sainctz Évangiles, et jurera que il partira de Normendie, et que jamais n’y reviendra, qu’il ne fera mal au pays, ne aux gents qui y sont, pour chose qui soit passée, ne les fera grever ne grèvera, et mal ne leur fera ne pourchassera, ne fera faire ne pourchasser, par soy ne par aultre en aulcune manière, et que en une ville ne gerra (couchera) que une nuict, si ce n’est par grand défaulte de santé. Et ne se faindra (ne cessera) d’aller tant qu’il soit hors de Normendie, et ne retournera aux lieux que il aura passéz ne à aultres pour revenir, ains yra tousiours en avant. Et si commencera maintenant à s’en aller. Et si doibt dire quelle part il vouldra aller. Si lui taxera l’en ses journées, selon sa force et selon la grand quantité et longueur de la voye. Et s’il remaint (reste) en Normendie, depuis que le terme que on luy donnera sera passé, ou se il retourne une lieue arrière, il portera son jugement avec soy ; car dès qu’il sera allè contre son serment, saincte Eglise ne lui pourra plus aider[77]. »
Cette coutume, établie en Angleterre, par Édouard-le-Confesseur[78], avait été importée en Normandie, après la conquête de ce royaume, par Guillaume-le-Bâtard, et avait passé dans nos lois normandes.
Il était dans la destinée du privilège de saint Romain d'étonner les nouveaux gouvernemens qui se succédaient en Normandie. Le droit royal, dans les mains d'un corps ecclésiastique, leur paraissait étrange. Ils essayèrent successivement de le reprendre comme usurpé sur les prérogatives de la couronne. On a vu, en 1210, un officier de Philippe-Auguste se refuser à la délivrance du prisonnier élu par les chanoines ; le monarque ordonner une enquête sur ce point, et respecter prudemment la possession du chapitre, attestée par neuf témoins. Deux siècles après, lorsque, du tems de la démence du roi Charles VI, une partie considérable de la France subit le joug de l’étranger, et que la ville de Rouen, après six mois d’une résistance héroïque, eût été contrainte enfin d’ouvrir ses portes à Henri V, roi de France et d’Angleterre, le privilège de la fierte déplut, tout d’abord, aux officiers du nouveau maître. Dès l’an 1420, quelques jours avant l’Ascension, lorsque les chanoines députés allèrent, suivant l’usage, au château insinuer le privilège, Gauthier de Beauchamp, nouveau bailli préposé par Henri V, ignorant entièrement ce privilége « dont le roy et luy n’avoient eu, dit-il, aucune congnoissance depuis la joyeuse conqueste faicte par le roi Henri V, de la duchié de Normandie et la réduction de la ville de Rouen » témoigna une grande surprise, et refusa provisoirement de donner acte de l’insinuation du privilége. Il s’enquit s’il était vrai que le chapitre fût en possession de demander un prisonnier chaque année, le jour de l’Ascension. Une information eut lieu en sa présence et celle du cardinal de Wincester, oncle du roi. Le chapitre produisit des actes authentiques, et de plus les deux commissaires « trouvèrent, par le témoignage de plusieurs officiers, qu’un prisonnier debvoit estre délivré à l’église de Rouen. »
Toutefois, le bailli ne voulut rien prendre sur lui ; Henri V était à Mantes ; il lui écrivit pour lui demander ses ordres. Par une charte datée de Mantes, le monarque anglais répondit que « le dict privilège debvoit estre inviolablement gardé. » Dans ces lettres, Henri V se disait « bien informé du dict privilège, et comme les dicts chanoynes en avoient accoustumé jouir » et déclarait vouloir, « en l’onneur et révérence du dict glorieux confesseur monsieur sainct Rommaing, iceulx chanoynes estre maintenus et gardéz en leur possession et saisine au droict du dict préviliége. » Qui ne reconnaît ici la politique habile à laquelle, plus de deux siècles avant, avait obéi Philippe-Auguste ? Henri V, lui aussi, était un nouveau souverain en Normandie, un conquérant ; et voulant affermir sa domination qui n’agréait pas à tous, il n’avait garde de s’aliéner le haut clergé, si puissant dans cette vaste province dont l’occupation était encore bien récente. Fort de l’approbation du monarque, conçue dans les termes les plus rassurans pour le privilège de saint Romain, le chapitre, « par la délibération de monseigneur le cardinal de Wincester, » élut pour lever la fierte cette année, « Jehan Anquetil, prisonnier pour ravissement par luy faict à la personne de Guillemette Aubert. » Ces mots « par la délibération de monseigneur le cardinal d’Angleterre » semblent montrer que ce prélat étranger avait pris, dès-lors, un grand ascendant sur le chapitre de Rouen, qui, au reste, lorsque ses membres venaient à mourir, ne se recrutait, le plus fréquemment, que de prêtres anglais. Aussi, pendant les vingt-cinq années que dura l’occupation, la fierte fut-elle donnée souvent à des anglais. Le crédit qu’emploie ici ce cardinal, oncle du roi, à obtenir le privilège à un Guillaume Anquetil, ravisseur d’une fille, c’est-à-dire coupable de viol (car c’est là ce que signifie le mot rapt ou ravissement, dans le langage du tems), que ne le fit-il servir plus tard à obtenir la même grâce pour une femme bien autrement digne d’intérêt sans doute, l’héroïque et infortunée Jeanne d’Arc ? Mais alors il n’était plus dans ses jours d’indulgence ; et on le vit appliquer, au contraire, tout son pouvoir et toute son énergie à torturer les derniers instans de la vie de cette femme, et à dresser le bûcher sur lequel, après les plus horribles souffrances, elle exhala son ame héroïque. Ainsi, toutefois, fut reconnu et confirmé par un monarque étranger le droit de l’église de Rouen. Il se présenta bientôt, et encore à l’occasion de l’élection d’Anquetil, un incident qui se termina à l’avantage du chapitre. Anquetil avait eu un complice nommé Guillaume Lesueur, qui était détenu dans les prisons de Rouen. Après l’Ascension, les chanoines prièrent plusieurs fois le bailli de le mettre en liberté. Le bailli s’y refusait « pour ce qu’il n’estoit pas informé à plain que, par le dit préviliége, il deust estre ainsi faict. » Alors les chanoines produisirent « plusieurs chartres et escripturës anciennes et autres desclairations, et certaines informations autreffoiz faictes (celle de 1394 sans doute) sur la manière comme l’en avoit acoustumé user du prévilliége Saint Rommaing, en tielx cas et semblables. » De plus, « il s’enquist à plusieurs notables personnes, et anciens, tant du conseil du roy nostre dict seigneur, et mesmes des bourgoiz et conseillers de Rouen, comme autres de pays et duchié de Normendie, qui tous attestèrent que, par le moyen de celluy qui estoit délivré par le dit prévilliége, tous les complices et participans jouyssoient de la dicte délivrance comme luy. » Le bailli en référa au roi Henri V, qui se trouvait alors à Rouen, « pour, sur ce, ordonner et faire son plaisir et volonté. » Ce monarque, « soy disant bien informé du dit prévilliége et comment les diz chanoynes en avoient accoustumé jouyr, voulant, en l’onneur et révérence du dit glorieux confesseur monseigneur saint Roumaing, iceulx chanoines estre maintenus et gardéz en leur possession et saisine au droit du dit prévilliége, donna ordre de mettre Guillaume Lesueur en liberté. » Gautier de Beauchamp, déférant à cet ordre, s’empressa de donner congé de court à ce prisonnier, qui avait été retenu plusieurs mois dans les prisons de Rouen[79].
Plus tard on chercha chicane au chapitre sur une des formalités importantes suivies, jusqu’alors, dans la pratique du privilège. Le chapitre prétendait que les chanoines envoyés par lui aux prisons, les lundi, mardi, mercredi des Rogations, et jeudi jour de l’Ascension, pour recevoir les déclarations des aspirans à la fierte, devaient, pendant tout le tems que durait cet examen, être enfermés seuls avec les chapelains, et avoir dans leurs mains les diverses clés de l’intérieur de la prison. Les geoliers devaient sortir avec les clés des portes extérieures, afin que l’examen des prisonniers pût être fait avec tout le secret et tout le mystère qu’exigeait un acte qui, par sa nature, ressemblait beaucoup à une confession sacramentelle.
En 1424, le lundi des Rogations, les chanoines et chapelains désignés pour visiter les prisons et recevoir les déclarations des prétendans à la fierte, étant venus au château dans l’intention de remplir ce devoir, demandèrent au geolier ses clés qu’il tenait à la main. Il les leur donna, « non sachant se ainsi se devoit faire ou non, » parce qu’il était geolier depuis peu de tems. Mais, le même jour, après le départ des députés du chapitre, Pierre Poolin, lieutenant-général de Jean Salvain, bailli de Rouen, vint à la prison avec le procureur du roi ; et ces deux officiers, instruits de ce qui s’était passé le matin, dirent au geolier « qu’ils n’avoient point de congnoissance que iceulx chanoines deussent avoir les cléfz, mais suffisoit leur faire ouverture. » Le geolier ne pouvait qu’obéir. Les mardi, mercredi des Rogations, et jeudi jour de l’Ascension, il resta saisi des clés, et « ne les bailla aux chanoines, quoique sommé par eux plusieurs fois de les leur remettre. » Toutefois, l’élection du prisonnier et la cérémonie de la fierte se firent comme à l’ordinaire.
Mais l’année suivante (1425), le lundi des Rogations, lorsque les chanoines Guillaume de Baudribosc et Jehan Alespée, députés du chapitre, vinrent aux prisons, ils demandèrent les clès au concierge, en l’invitant à se retirer lui et ses gens, pour qu’ils pussent examiner secrètement les prisonniers. Le concierge, qui était depuis peu en fonctions, ayant dit qu’il ignorait l’usage à cet égard, le valet qui avait reçu l’année précédente la défense de remettre les clés, dit aux chanoines qu’ils devaient se souvenir que, « la dernière année, ilz ne les avoient pas eues. » Toutefois, pour satisfaire les envoyés du chapitre, le concierge alla prendre les ordres des officiers du roi, et revint bientôt dire qu’ils lui avaient expressément défendu de se dessaisir des clés. Les députés, ayant entendu cette réponse, se retirèrent sans avoir voulu interroger les prisonniers.
Le lendemain, lors de leur seconde visite, le concierge leur ouvrit tous les cachots, comme la veille, leur montra tous les prisonniers, « sans en céler et mucher aulcun, » et les invita à choisir dans la geole telle chambre ou salle qu’ils voudraient pour faire leur examen. Il leur offrit de faire sortir de la prison sa femme, ses enfans et ses gens, « afin que aulcun ne peust veoir ne oyr aulcune chose qu’ils voulsîssent (voulussent) faire. » Enfin, il les pria de l’enfermer lui-même avec ses clés dans une chambre, pour qu’il ne pût ni les voir ni les entendre ; mais, quant à ses clés, il ne pouvait les leur donner, en ayant reçu la défense expresse. Ce n’etait pas le compte des chanoines députés ; et ils sortirent des prisons, comme la veille, sans avoir rien fait. Mais le lendemain, mercredi des Rogations, ils revinrent avec quelques autres de leurs collègues, et parlèrent en termes impératifs. « Ilz voulloient, dirent-ils, avoir les cléfz ; estoit-on enfin résolu à les leur bailler ? » Le concierge répondit « qu’il seroit très courrouchié (fâché) en son cuer (cœur) que, pour les dictes cléfz, deust venir aucune esclandre ; mais il doubtoit (craignait) de faire préjudice au roy et qu’il n’en feust reprins et aprouchié (cité en justice). Pour oster le dit esclandre, s’ils voulloient, il leur bailleroit les cléfz, en les priant de ne le point dire, et sous le secret de la confession. » En disant ces mots, il donnait ses clès à « maistre Alespée, l’un des chanoines qui les tint ung poy (un peu), » mais les lui rendit aussi-tôt, en disant que « par celle voye (à cette condition) ils ne les prendroient point, se (si) il n’alloit dehors les dictes prisons. » Le geolier leur offrit encore de mettre dehors sa femme, ses enfans et ses gens, et de se laisser lui-même enfermer par eux à la clé, mais dans l’intérieur de la geole. Les chanoines refusèrent et partirent sans avoir vu ni interrogé aucun des prisonniers, quoique le concierge les suppliât « à genoulz » d’accepter les offres qu’il leur avait faites. Le jeudi, jour de l’Ascension, ils revinrent pour la dernière fois, et demandèrent au concierge s’il était décidé. Il leur fit la même réponse que la veille, « en soy mectant à genoulx devant iceulx, et les priant que ainsy le voulsîssent faire, et bailla et remist les cléfz ès mains de maistre Alespée, chanoine, lequel ne les voulut prendre et s’en ala avec ses confrères. » Ainsi le chapitre avait parlementé longuement pendant quatre jours avec les magistrats, sans avoir pu rien obtenir.
Cependant le lieutenant du bailli n’était pas sans inquiétude sur l’issue de tous ces pourparlers. L’engouement de la population de Rouen pour le privilège de saint Romain était toujours extrême ; il ne l’ignorait pas. Si la fierte n’était point levée cette année, que ferait cette multitude ardente et enthousiaste ; et si une sédition éclatait dans la ville, comme tant de faits qu’on lui avait rapportés ne lui donnaient que trop de sujet de le craindre, ne l’accuserait-on pas de l’avoir imprudemment provoquée en n’accordant rien à un chapitre pour qui étaient toutes les sympathies de la multitude ? Il se décida à tenter un moyen de conciliation. Le jour de l’Ascension, après que les chanoines députés furent sortis des prisons, le concierge du château se rendit, par son ordre, à la cathédrale. Introduit dans la salle capitulaire « où estaient grand nombre de chanoynes, et les frères de la frarie Sainct Roumaing aussi en grant nombre, » ce concierge « se mist à genoulx devant iceulx, » en leur disant, de la part du lieutenant du bailli, que, « si ils vouloient, les clèfz seroient mises ès mains de Guillaume Ferrier, notaire du roy et greffier de son conseil à Rouen. » Mais le chapitre était résolu à n’entendre à aucun accommodement. « Nous n’en ferons riens, s’écrièrent à la fois tous les chanoines, nous n’en ferons riens par celle voye ; nous voullons que chascun le saiche, et aultrement ne les prendrons. » Ils firent la même réponse à un membre du grand conseil, qui leur fut ensuite envoyé. De son côté, le lieutenant-général Poolin n’ayant pu se résoudre à accorder autre chose, le chapitre décida qu’il ne procéderait à aucune élection, et que la procession ferait le tour du manoir archiépiscopal, ainsi que cela avait lieu lorsque l’on ne délivrait point à l’église le prisonnier qu’elle avait élu. Les chanoines invitèrent les confrères de Saint-Romain à supporter patiemment les mauvais procédés des officiers du roi à l’égard du privilège de la fierte ; ils les exhortèrent à la paix, à l'union, à la concorde ; ils recommandèrent les mêmes sentimens à tous les chapelains de Notre-Dame, les invitant à servir Dieu et à se comporter, à la procession de ce jour, comme il convenait à des gens d’église. Mais c’était à la foule immense dont la ville était remplie, qu’il eût fallu adresser ces paroles de paix. Pendant toutes les négociations inutiles des jours précédens, le clergé de Notre-Dame n’avait pas manqué de faire les processions ordinaires des Rogations. Ces trois premiers jours, comme on ne connaissait encore que vaguement dans la ville les démêlés entre les magistrats et l’église, tout s’était passé fort tranquillement. Mais, le jour de l’Ascension, lorsque la procession sortit avec la châsse révérée de Saint-Romain, et que l’on sut qu’il n’y aurait point de prisonnier délivré pour la lever, « fu grant murmure de peuple contre les gens de justice du roy », et peu s’en fallut qu’il n’y eût une sédition. « Les gens de justice du roy, pour éviter commotion de peuple, faisoient cryer par les rues que ce n’estoit point par eulx qu’il n’y avoit pas de prisonnier délivré, mais par les gens de l’esglize qui voulloient avoir greigneur (plus grand) prévilleige que aultrefoiz[80]. » Ce mensonge, répandu à propos, tint la multitude en suspens, et le mouvement populaire s’arrêta presque aussi-tôt.
Le lendemain de l’Ascension, par ordre du chapitre, plusieurs chanoines, accompagnés de chapelains, allèrent au bailliage, et, s’adressant au lieutenant-particulier du bailli, lui dirent : « Monsieur le lieutenant, vous savés comme l’usage du prévilliége de Saint Romain vous a esté insinué aultreffoys, lequel n’a point encore sorti son effect. Et, pour ce, messieurs de chapitre nous envoient par devers vous pour vous signifier que se vous leur voullès baillier le prisonnier, comme ilz ont acoustumë de avoir, ilz sont tous prests de le recevoir. » Le lieutenant-particulier Henri Lancestre leur dit que le lieutenant-général du bailli s’était seul mêlè jusqu’à présent de cette affaire ; que, conséquemment, il ne pouvait leur donner de solution. Il leur promit de faire connaître leur demande aux lieutenant-général et autres officiers du roi, « lesquels, avec l’aide de Dieu, leur bailleraient telle bonne response qui serait agréable à Dieu, à monsieur sainct Roumaing et au chapitre. »
Dans l’attente de cette réponse, tous les jours le clergé de la cathédrale faisait dans la ville une procession solennelle que suivait une multitude innombrable de fidèles. Le vendredi, lendemain de l’Ascension, la procession se rendit à Notre-Dame de-la-Ronde ; les jours suivans à Saint-Godard, à Saint-Denis, à Saint-Martin-du-Pont, à Saint-Herbland, à la « Chapelle-Saint-Léonard, jouxte le moustier de Saint-Amand, » à Saint-Sauveur, à Saint-Ouen, à Saint-Maclou. La châsse de Saint-Romain figurait au milieu du cortège, environnée de tous les membres de la confrérie. Ces processions quotidiennes excitaient au plus haut degré l’intérêt des habitans de Rouen, toujours très-attachés au privilège de la fierte. Mais elles inquiétaient les officiers du roi d’Angleterre, et l’opinion publique se manifestant de plus en plus en faveur du chapitre, ces officiers comprirent enfin qu’il fallait céder. Le samedi 26 mai, veille de la Pentecôte, Jehan Salvain, bailli de Rouen, après avoir conféré avec l’évêque de Bayeux, dans une des chapelles de la cathédrale, ordonna à Pierre Poolin, son lieutenant-général, de lever l’empêchement apporté au privilège, d’abandonner, par provision, aux chanoines les clés de l’intérieur des prisons, et de faire retirer de la geole le concierge et ses gens pendant tout le tems que durerait l’examen des prisonniers par les députés du chapitre ; sauf à faire une information sur le point de savoir si, réellement, le chapitre avait eu, de tout tems, le droit d’exiger la remise des clés et la sortie du geolier. Le même jour, quatre députés du chapitre se rendirent aux prisons, où le concierge leur remit en effet les clés de l’intérieur, et sortit de la prison avec sa famille et ses valets. Deux chanoines interrogèrent des prisonniers dans une chambre haute. Leurs deux collègues en interrogèrent d’autres dans une chambre basse. L’examen se prolongea assez avant dans la nuit ; ils vinrent le terminer le dimanche de la Pentecôte au matin. Ce jour-là le chapitre choisit Geoffroy Coudebeuf, meurdrier, qui lui fut délivré, et ce prisonnier alla lever la fierte sur la place de la Vieille-Tour, « à grant solempnité et prédication faicte du prévilliége Saint Roumaing. » Dans ces sermons, on ne manqua pas de raconter au peuple, avec détail, la difficulté suscitée à tort par le lieutenant du bailli contre le privilége, et l’éclatante victoire du vénérable chapitre, protégé si visiblement par le saint patron de l’église de Rouen.
Cependant, dès le 16 mai, veille de l’Ascension, le lieutenant-général Poolin avait, de son chef, commencé une enquête sur le point débattu entre le chapitre et lui. Michel Durant, vicomte de Rouen ; Roger Mustel, vicomte de l’Eau ; Thomas Willugby, lieutenant du capitaine du château, assistaient, en cette occasion, le lieutenant-général du bailli, « avec grant nombre des conseillers de la dicte ville, des vingt-quatre et autres notables bourgeois d’icelle. » Commencée le 16 mai, cette enquête fut continuée les 17, 18, 19 et 21 du même mois. Plusieurs individus, actuellement ou précédemment employés dans les prisons de Rouen, furent entendus en témoignage sur le point de savoir si, lors de la visite des prisons, aux fins d’y examiner les prétendans au privilége, les députés du chapitre « debvoient avoir la saisine et pocession des clefs des prisons du roy nostre sire en la dicte ville, tant comme ilz estoient dedans les dictes prisons à examiner les prisonniers, pour en avoir l’un par le dict prévillége. » Les employés actuels déposèrent qu’aux dernières années les députés du chapitre n’avaient pas eu les clés ; et cela se conçoit, puisque nous avons vu les officiers du roi leur défendre de les donner ; un valet de la geole avait même été congédié pour avoir désobéi à cette défense. D’anciens geoliers ou valets de geole, qui avaient été employés avant ces derniers, et même à une époque antérieure à la conquête, déposèrent, non que les chanoines n’avaient pas le droit de se saisir des clés, mais seulement que, de leur tems, ces ecclèsiastiques ne les leur avaient pas demandées. « Oncques (dit l’un d’eux) je ne baillai ne vis bailler aucunes d’icelles clefs aux dictz de chapitre, ne ils les demandèrent ou voulurent avoir. » Tous s’exprimèrent dans le même sens, et presque dans les mêmes termes. C’est que, naguère, en possession paisible et incontestée du droit dont ils voulaient se prévaloir aujourd’hui, les chanoines avaient pu négliger, pendant un tems, de l’exercer à la rigueur, et que, résolus maintenant à le faire revivre, on leur opposait l’interruption de cet usage, pendant quelques années peut-être, comme une preuve qu’il n’avait jamais existé. Les officiers de Henri V, forcés, à leur grand regret, de respecter le privilége de saint Romain, et trouvant ce droit assez exorbitant en lui-même, avaient saisi avidement cette occasion de disputer au chapitre une des prérogatives particulières qui naissaient pour lui de l’exécution de ce privilége. D’ailleurs, les prisons de Rouen, qui anciennement avaient été près du château bâti par Philippe-Auguste, ayant été brûlées vers l’époque du siége de cette ville, par Henri V, comme nous l’apprennent les enquêtes de 1425, les prisonniers étaient, depuis ce tems-là, mis dans les prisons de l’Hôtel-de-Ville. De ce changement dans les localités, il avait pu résulter quelque différence dans les formes de la visite des prisons par les chanoines commissaires ; et les officiers du roi en avaient habilement profité.
Deux de ces dépositions nous offrent une circonstance qui nous a paru singulière, et que nous allons signaler à nos lecteurs. En 1424, le lundi des Rogations, le geolier ayant, comme nous l’avons vu, refusé les clés aux députés du chapitre, ceux-ci allèrent chez le président de l’échiquier, se plaindre du refus qu’ils venaient d’essuyer. Ce magistrat fit venir le geolier, et lui demanda « de par qui estoit que il avoit faict ledit reffuz des clefz. » Le geolier répondit que c’était par l’ordre du lieutenant du bailli, de l’avocat et du procureur du roi, et les appela de ce à garants. Le lieutenant-général Poolin, mandé à son tour, donna des explications qui, apparemment, contentèrent le président de l’échiquier ; car il demeura d’accord que les clés ne seraient point données aux députés du chapitre. Cette espèce de référe étant ainsi jugé, le lieutenant Poolin et les chanoines sortirent ensemble de l’hôtel du président de l’échiquier, et on s’achemina vers les prisons. Mais, dans une des rues qui y conduisaient, était une taverne portant pour enseigne le Lion d’Or, » et soit que la chaleur fût grande ce jour-là, soit qu’on se fût altéré en exposant, de part et d’autre, ses raisons au président de l’échiquier, Poolin et les chanoines « entrèrent de compaignie dans ceste taverne, et beurent ensemble. » Ce qui, assurément, montre peu de rancune de la part de ces bons prêtres qui venaient de perdre leur cause contre le lieutenant Poolin ; ceci soit dit à leur louange. Il y avait bien, dans les statuts capitulaires, un article qui défendait expressément aux chanoines « d’aller boire à la taverne en habist d’église, sous peine de dix sols d’amende[81] » et c’était en costume que nos deux chanoines étaient entrés au Lion-d’Or. Mais si le chapitre n’en sut rien, ou feignit de l’ignorer, qu’avons-nous à dire ? Quoi qu’il en soit, de retour aux prisons, ces ecclésiastiques interrogèrent les prisonniers, sans exiger les clés, pour cette fois, et l’on a vu que cette année la fierte avait été levée.
Mais en 1425, les clés ayant encore été refusées aux commissaires des prisons, le chapitre avait perdu patience. Dans une requête délibérée capitulairement, dès le lendemain de l’Ascension, après le refus des offres insuffisantes du lieutenant Poolin, les chanoines s’étaient plaints au roi Henri VI de ce que « ses officiers leur avoient faict et donné empeschement en aucunes des cérémonies de leur privilége, par quoy la dicte observance, usage, coustume et privilége n’avoient pu, au jour de l’Ascension dernière, estre mises à exécution, ne sortir leur effect, mais avoient esté délaissiéz, en contempnement de la révérence de Dieu et de monsieur sainct Romain. » Et, ce qui mettait le comble à l’attentat, « ses dis officiers, pour leur excusacion, avoient faict proclamer publiquement que par eulx n’avoit pas tenu, et qu’ilz n’y avoient commis aulcune coulpe, dol ou malice. Toutes ces choses, ajoutaient-ils, estoient à l’irrévérence de Dieu, injure de sainct Romaing et au très-grand esclandre du clergié et peuple de la cité de Rouen et du pays d’environ. »
Sous un roi en bas âge, sous une régence éphémère, la politique anglaise ne devait pas être moins circonspecte à l’ègard du chapitre de Rouen et du clergé en général, que sous Henri V, puissant et conquérant. L’information récemment faite par le lieutenant Poolin, de son chef, et sous son influence, n’était pas un acte auquel on dût s’arrêter, et qui résolût nettement la question débattue entre les officiers du roi et le chapitre. Henri VI, ou plutôt son conseil, « non voulant les sainctes introductions, dévotions et bons usages estre diminués, mais de mielx en mielx estre gardés et observés sans esclandre et turbacions », donna commission à l’évêque de Bayeux et à Raoul Le Sage, chevalier, seigneur de Saint-Pierre, d’informer sur les empêchemens suscités aux chanoines dans l’exercice de leur privilége, et leur ordonna de les en faire jouir comme ils en avaient joui et usé jusqu’à ce jour, « et ce le jour de la Penthecouste, ou de la Trinité prochainement venant, sans aulcune difficulté, en contraingnant ad ce viguereusement et sans déport (sans délai, sans contredit) tous ceulx qui seroient à contraindre. »
En exécution de cette charte de Henri VI, en 1425. date du 21 mai, on procéda, le 25 du même mois, et les 11, 13 et 18 juin, à une nouvelle enquête, à laquelle présidèrent l’évêque de Bayeux et le seigneur de Saint-Pierre, commissaires du roi. Outre que cette seconde enquête présente un caractère plus authentique à tous égards que la première, on y trouve aussi des renseignemens plus circonstanciés, dont le détail pourra ne pas déplaire au lecteur[82].
Les chanoines avancèrent que, « aux jours où ils examinoient les prisonniers des prisons du roi à Rouen, les clefs de ces prisons devoient leur être remises, et qu’ils les pouvoient garder tant qu’ils estoient dans les prisons pour interroger les détenus, afin qu’ils pussent faire leur examen secrètement, le geolier et sa famille hors d’icelle ou retraiz (retirés) en tel lieu qu’ilz ne peûssent veoir ne ouïr le examen que yceulx gens d’èglise faisoient. » Les procureur et avocat du roi soutinrent, au contraire, que les clés devaient demeurer en la main du geolier.
Dans cette nouvelle information, on entendit des témoins qui avaient été geoliers tant avant la conquête que depuis. Tous s’accordèrent à dire que, de leur tems, les clés avaient toujours été données par eux aux chanoines, les trois jours des Rogations et le jour de l’Ascension. Girot Dubosc, l’un d’eux, déposa que, l’année même de la prise de Rouen, lorsque les députés du chapitre étaient venus au château, « il leur avoit préparé une chambre près les prisons, où il mist deux pavios (deux pavillons ou dais), deux carreaux et une croix ; et illecques (là) le firent jurer iceulx gens d’église, s’il y avoit autres prisonniers aux dictes prisons ou autre part retrais (retirés) que ceulx qui estaient aux prisons ? Il leur jura loiaulment que non ; et adoncques (alors) leur bailla les clefz d’icelles prisons ; et se retray (retira) en sa chambre, luy et ses gens, dont il ne povoit veoir ne ouïr leur secret. » En cela il avait agi « par le congié et ordonnance du bailly d’alors, qui s’appeloit Jehan Quikle. » Un autre témoin attesta que, le lundi des Rogations, à leur arrivée dans les prisons, les députés du chapitre demandaient « tout d’abord le registre du geollier avecques les clefz d’icelles prisons ; lesquels registres et clefz il avoit veu tousiours bailler, sans contredit, par le dit geollier et mectre devant les diz chanoines. » Plusieurs autres anciens concierges et geoliers déposèrent dans le même sens. Cinq ou six chapelains, habitués, depuis fort long-tems, à la cathédrale, et qui avaient accompagné, quinze ou vingt années de suite, les députés du chapitre, lors de la visite des prisons, attestèrent l’ancien usage de donner les clès aux chanoines. Ces ecclésiastiques restaient seuls dans la prison avec les chapelains et le tabellion, qui, munis des clés, ouvraient successivement les cachots, et amenaient, l’un après l’autre, les prisonniers aux chanoines, qui les interrogeaient.
On appela ensuite quatre témoins plus indépendans par leur position que ceux entendus jusqu’alors. Le premier était maître Guillaume Blancbaston, vicomte de Montivilliers, âgé de cinquante ans. Son père avait été lieutenant-général de Jean de la Tuile, bailli de Rouen ; et, lui « demouroit alors avec sondit père, et apprenoit le stile de la court séculière. » Souvent il avait vu les chanoines venir visiter les prisons, les jours des Rogations ; et toujours le geolier leur avait donné les clés, « non de sa courtoisie, mais du commandement exprès du bailli » ; car il avait entendu plusieurs fois ce magistrat leur en intimer l’ordre. « Es ans 1392, 1393, 1394, il avoit veu la chose ainsi practiquier, et par tout le temps de M. de la Tuile, qui fut huit ou neuf ans bailli, et aussi du temps de messire Hue de Doncquerre, qui fut bailli environ six ou sept ans, et de messire Jehan Davy, après bailli deux ou trois ans. » Son père avait été lieutenant de ces divers officiers. « Lui qui estoit toujours demourant avec son père, et présent en court, n’en ouyt oncques débat sourdre (s’élever). Tousiours on bailloit les clés au tabellion du chapitre, qui les mettoit sur son bras, les clés d’une part, et la mache (masse) d’autre. »
Robert Le Vigneron, tabellion de la vicomte de Rouen, fit une déposition dans le même sens que celle qui précède, mais beaucoup plus détaillèe. Le lundi des Rogations, lorsque les députés du chapitre se rendaient aux prisons du bailliage pour interroger les prisonniers, il avait vu souvent le bailli les accompagner à leur arrivée, avec le geolier. Bientôt « le bailli sortoit avec le geolier, lessant yceulx gens d’église dedans. » Dans les dernières années du xive siècle, il entendit plusieurs fois le bailli Jean de la Tuile dire aux chanoines, en se retirant pour les laisser recevoir les confessions des prétendans au privilège ; « Messieurs, Dieu vous doint (donne) faire bonne eslection. Vous estes seigneurs de lèans (là dedans) ; allèz partout où il vous plaira. » Et le geolier, « qui s’en aloit n’emportant que une cléf qui pendoit à ung pié de cerf, disoit tout hault, oyant (entendant) le dict bailly, en luy joyant (se jouant) de sa dicte cléf : « Vécy quant que je ay maiz de cléfz (voici tout ce que j’ai de clés) ; je ne suy maiz (plus) geollier ; ilz sont seigneurs de lèans. » Le témoin « avoit veu et oy cecy, par plus de dix années, sous les baillis messire de la Tuile et messire de Doncquerre. Dedans la dicte geole, pendant la visite, ajouta-t-il, ne demouroient aucuns, fors les dictes gens d’esglize et les prisonniers, après ce que les dicts bailli ét geolier s’en aloient. »
Le troisième de ces témoins fut Andrieu Beaucompère, qui, dans les années 1406, 1407, 1408 et 1409, avait été lieutenant, d’abord de messire Jean Davy, puis de messire Carados (ou Caradas) Des Quesnes, baillis de Rouen. De son tems « ne demouroit que les chanoines ès prisons, avec iceulx prisonniers. S’en yssoit (sortait) le geollier et ses gens ; et enfermoit yceulx gens de l’esglise avec lesdictz prisonniers ; et puis s’en aloit esbatre (divertir) devant la fontaine ou à son hostel, sans soy efforcier de y entrer jusques que yceulx gens d’esglize le rappelassent ; et aussi comme le geollier fermoit les huis par dehors avecques les cléfz, semblablement les gens d’esglise fermoient par dedans à varroulz. »
Le dernier témoin entendu fut messire Guillaume de Houdetot, chevalier, seigneur de Houdetot, âgé de soixante ans ou environ.
Il déposa qu’il avait eu un oncle nommé Richard de Houdetot, bailli de Rouen, pendant huit ou neuf ans ; « avecques lequel oncle il avoit esté demourant par tout le temps qu’il fu bailli du dit lieu de Rouen. Pour lors, la geolle et prisons estoient devant le chastel de Rouen, et son dit oncle estoit demourant pour partie du dit temps ou (au) dit chastel, soubz messire Mouton de Blainville, mareschal de France et capitaine du dit chastel. Vit (il qui parle) le dit temps pendant (pendant ce tems-là) les diz gens d’église de Nostre-Dame de Rouen demander et obtenir à ycellui monsieur le bailli, son oncle, leur prisonnier, et venir certains jours, devant (avant) l’Ascension Nostre Seigneur, à la geole et prisons dessus dictes, pour examiner yceulx prisonniers. Pour faire le dit examen, M. le bailli leur faisoit bailler par le geollier le registre des prisonniers et les cléfs des dictes prisons, et, ce fait, lessoit les dictes gens d’église dedans ycelles prisons avecques les dites cléfs, et s’en yssoit (sortait) dehors, tiroit l’uis (la porte) de devant après lui, et les enfermoit dedans jusques ad ce qu’ilz eussent fait leur plaisir et qu’ilz le réappellassent. Et quand il partoit d’icelles prisons, n’en rapportoit fors (excepté) les cléfs de l’uis de devant, qui pendoient à un pié de cerf. Tant comme les dictz gens d’églize estoient léans, on leur apportoit une croix, vin et herbe et autres choses ; maiz il ne scet pas qui ce payoit et si ce estoit de la courtoisie du geollier. » (C’est que les députés du chapitre déjeunaient dans la geole, comme nous le verrons ailleurs plus au long). Messire Guillaume de Houdetot, étant devenu lui-même bailli de Rouen, après son oncle, délivra en son tems le prisonnier au chapitre, « et leur fist bailler les cléfz des prisons par le geolier, pour examiner les prisonniers, et ainsi et par la manière que aultrefoiz l’avoit veu faire par son dit oncle. » Jamais, jusqu’à ce jour, il n’avait vu de contestation, tant sur la délivrance d’un prisonnier au chapitre, que sur la remise à ses députés de toutes les clefs des prisons, sauf et excepté seulement la clef qui ouvrait par dehors la porte extérieure.
Des preuves aussi concluantes ne permettaient plus de doute sur le succès de la réclamation du chapitre de Rouen. Le droit qu’avaient ses députés d’exiger qu’on leur remît les clés lorsqu’ils allaient visiter les prisons, et que le geolier sortît pour les laisser interroger secrètement les prisonniers, fut enfin reconnu par les officiers qui l’avaient si opiniâtrement contesté. Alors, ce qu’ils avaient consenti, par provision seulement, le samedi 26 mai, veille de la Pentecôte, ils l’ordonnèrent définitivement pour l’avenir, et arrêtèrent que, désormais, la visite des prisons se ferait avec toutes les circonstances de l’ancien cérémonial. Aussi, en 1426 et les années suivantes, le geolier remit, sans difficulté, aux députés du chapitre, les clés de l’intérieur des prisons et le registre des écrous, et sortit, lui et toute sa famille, fermant à la clé les portes extérieures et les gardant par dehors[83]. Ainsi finit cette affaire qui nous a paru mériter les longs détails dans lesquels nous sommes entrés.
En 1426, un attentat involontaire au privilége de saint Romain fut réparé aussi-tôt que signalè. Jean Delamare, de Rouen, avait levé la fierte en 1422, à raison de l’homicide par lui commis sur un bourgeois de Paris. Accusé plus tard d’avoir, depuis l’Ascension, commis un larcin à Paris, il fut emprisonné dans cette dernière ville, mis en jugement, et son innocence fut reconnue. Mais les parties civiles, intéressées dans l’accusation d’homicide à raison de laquelle il avait obtenu le privilège, eurent le crédit de le faire retenir dans les prisons de Paris, pour assurer le paiement de leurs dommages-intérêts. Heureusement le chapitre de Rouen en fut averti ; à sa prière, le bailli écrivit au prévôt de Paris que les juges de Rouen étaient seuls compétens de règler les différends qui pouvaient exister entre un individu qui avait levé la fierte, et les parties civiles qui le poursuivaient pour le crime à raison duquel il l’avait levée. Il le priait, en conséquence, de lui envoyer Delamare, si effectivement ce prisonnier était innocent des crimes qu’on l’avait accusé d’avoir commis à Paris. Le prévôt de Paris s’empressa de déférer à une réclamation si fondée, et d’envoyer Delamare au bailli de Rouen.
En 1431, la fierte fut levée par Souplis Lemire, qui en 1429, avait violè Jeanne Corvière. Le récit de ce crime, tel qu’il se trouve littéralement dans un manuscrit du tems, ne sera peut-être pas sans quelque intérêt pour nos lecteurs.
« Le jour de la feste Saint-Clair, l’an de grâce 1429, en l’assemblèe accoustumée estre faite chacun an en la ville de Réville en Costantin, afin de loer serviteurs pour l’aoust ensuivant, Lemire s’adréchia (s’adressa) à Jehanne Corvière, en lui parlant de soy alouer à lui pour garder sa femme de gésine (en couche), laquelle femme il disoit estre preste d’acouchier, en faignant d’avoir très-grant haste de retourner en son hostel, jurant grant sèremens que il cuidoit (craignait) que ilz trouvassent sa dicte femme jà acouchiée. Et ce faisoit iceluy Lemire, pour parvenir à sa mauvaise et dampnable intention qu’il avoit désià conspirée ; car sa femme n’avoit esté aucunement, ne avoit esté, long-temps paravant, enchainte (enceinte) d’enfant. Mais Jehanne Corvière cuidant (croyant) ce que lui disoit le dit Lemire estre vray, et en intencion de garder sa dicte femme de gésine, se aloua (se loua) à lui, et pour la haste (l’empressement) que icellui disoit et affermoit (assurait) avoir, comme dit est, soy confiant en sa loiaulté, s’en ala avec luy, et la fist icellui Lemire monter derrière lui sur son cheval pour aler, comme il disoit, en sa maison, mais assez tost aprèz Lemire tourna hors de son droit chemin, et s’en ala par ung païs forain (écarté) et non habité de gens, tout couvert de buissons et bois, Jehanne Corvière cuidant qu’il prenoit le dict boscage pour abréviation de chemin. En alant lequel chemin, Lemire la requist et admonesta, par plusieurs fois, de lui faire villennie et d’avoir sa compaignie ; elle l’en escondit (refusa) tousiours. Néantmoins il la contraigny à soy descendre, et, tantost aprèz, Lemire se descendi et commencha à destachier ses chausses. Jehanne Corvière voyant la fole et outrageuse contenance de Lemire, s’enfouï, et Lemire après elle, et fist tant qu’il l’ataingny et la prinst au corps et aux draps (habits), en l’abatant à terre par plusieurs lois et en la traingnant (traînant) en diverses places, la féry et frapa de plusieurs orbes coups[84] plus de l’espace de quatre heures, et lui fist la char toute noire et murdrie en plusieurs parties de son corps, et tant fist que il oult (eut) violemment et oultre le gré d’elle sa compaignie par grant force et à plusieurs clameurs de haro, à l’occasion des quelles batures fut Jehanne Corvière long-tems après en main de mires (des médecins). » Cette scène s’était passée dans le village ou hameau de Manneville. Lemire fut arrêté et mis en prison à Valognes, ou on commença une procédure criminelle contre lui. Jeanne Corvière figurait au procès comme partie civile. Elle demandait qu’en cas de refus de l’épouser, Lemire fût condamné à lui donner mariage avenant. On appelait ainsi les dommages-intérêts que l’individu coupable d’avoir violé une vierge était tenu de lui payer lorsqu’il ne l’épousait pas. On donnait aussi à ces dommages-intérêts la qualification de dot et de douaire.
Lemire était parent de Pierre De la Roque, lieutenant-général du bailli de Cotentin, qui, dès l’abord, conduisit cette procédure avec une partialité si révoltante, que Jeanne Corvière demanda et obtint facilement le renvoi du procès à l’échiquier de Rouen. Alors la famille de Lemire fit jouer de nouveaux ressorts ; et, en 1431, Lemire fut choisi par le chapitre pour lever la fierte. On conçoit que cette élection n’était pas agréable à Jeanne Corvière, et que bien prit à Lemire qu’elle n’eût pas voix au chapitre. Le jour de l’Ascension, elle « fist une clameur de haro sur le prisonnier que les Prévost, Esquevin et frères de la confrarie Saint Roumaing menoient par les rues. » On peut imaginer l’indignation de ces pieux bourgeois en voyant ainsi troubler par un haro intempestif et sacrilège, à leurs yeux, une solennité si sainte. A l’instant, on alla en référé devant le bailli de Rouen. L’attentat au privilège était flagrant. Jeanne Corvière « fit amende (réparation) d’icellui haro, demanda pardon du dit cas et offence à iceulx Prévost, Esquevin et frères, ou aucuns d’eulx qui lui pardonnèrent. » Mais si elle dut reconnaître qu’à tort elle avait interrompu une cérémonie religieuse, elle ne renonça pas pour cela à ses poursuites contre un homme qui, non content de lui avoir ravi son honneur, l’avait encore, en présence des magistrats et du public, diffamée et calomniée avec la plus grande lâcheté. Dans le procès criminel qui avait été commencé avant que Lemire obtînt la fierte, et où Jeanne Corvière figurait comme plaintive de viol, et demandait des dommages-intérêts, Lemire avait fait plaider à l’audience de l’échiquier les choses les plus injurieuses pour cette fille. A en croire ses avocats, « elle estoit une femme commune et ribaude ; ung nommé Robin Lejumelin l’avoit maintenue et maintenoit (avait des privautés avec elle) comme aussi faisoient plusieurs aultres au païs ; elle avoit, aultrefois, faulsement et contre vérité, accusé devant justice ung nommé Michiel Cappon de l’avoir prinse ou voulu prendre à force, et estoit coustumière de ainsi faire. » Il ne se pouvait rien de plus infamant que ces allégations. Après que Lemire eut obtenu le privilège de saint Romain, Jeanne Corvière reprit l’instance contre lui, et, à sa première plainte relative au viol, enjoignit une autre pour injures et calomnies. Elle demanda que Lemire fût condamné « à luy cryer mercy (pardon) devant la court, à luy payer six cents salus[85] d’or, et à la pourveoir d’avenant mariage », c’est-à-dire d’une dot. Mais c’est à quoi Lemire ne voulut plus entendre. « Il n’estoit, dit-il, tenu désormais de respondre en aucune manière ; d’abord, parce que au jour de la feste de l’Ascension Nostre Seigneur, l’an 1431, les chanoines de l’esglise de Nostre-Dame de Rouen, chappelains de monsieur sainct Roumaing, en son temps archevesque d’illec, en usant de leur prévilliége, ainsi que de tout temps et d’ancienté avoient fait et acoustumé de faire (c’est assavoir d’avoir et choisir dans les prisons du Roi à Rouen, ung prisonnier criminel), l’avoient esleu et choisy pour joïr d’icellui prévilliége, et qu’il leur avoit esté delivré par le bailli de Rouen ; moyennant ce, il avoit porté a fierte de monsieur sainct Roumaing depuis le lieu de la Vieulx-Tour de Rouen jusques en l’église Nostre-Dame. Par ceste délivrance et prévilliége, il estoit, disoit-il, quicte, deschargé et absoubz du cas de rapt, et généralement de tous les cas par lui commis avant sa délivrance ; il avoit esté absoubz par le chapitre (en vertu du privilège), de paine et de couppe (faute) de tous les cas par lui commis avant la dite délivrance. De même il devoit estre quitte de toutes poursuites criminelles et de toutes satisfactions et demandes civiles qu’on auroit pu lui adresser pour des faits antérieurs à sa délivrance ; il en avoit esté ainsi usé notoirement, de si longtemps qu’il n’estoit mémoire d’omme au contraire. »
Quant aux injures dont s’était formalisée Jeanne Corvière, il n’avait fait que répéter ce que l’on disait communément de ses privautés avec plusieurs, « les quelles choses servoient à sa cause, veu mesmement (surtout) qu’elle demandoit son pucelage. » Tel fut le système de défense qu’adopta Lemire, après avoir levé la fierte. Voilà ce qu’il ne craignit pas de faire plaider à l’audience de l’échiquier de Rouen.
La réponse des avocats de Jeanne Corvière fut péremptoire. « En supposant, dirent-ils, que aus chanoines de Rouen, en la révérence du glorieux saint monsieur saint Roumaing, et pour l’auctorité de la fierte d’icelluy, on eust tollèré, ou que iceulx de chappitre eussent acoustumé de prendre et avoir, chascun an, ung prisonnier criminel et icellui délivrer, le jour de la dicte feste de l’Ascension, néantmoins de ce n’avoient les diz de chappitre aucun prévilliége, et aussi n’en avoient-ilz aucunement fait apparoir ; et se (si) de ce avoient aucun prévilliége, et que, par le moyen d’icellui, que du crime le prisonnier par eulx esleu fust quicte et deschargé, conviendroit que le prévilliége procédast du prince. » Mais leur privilège découlât-il de cette source, « Toutes foiz, quelconque prince, selon tout droit et bonne raison, ne povoit donner ou remectre et quicter le droit, desdommagement ou satisfaction de partie ; ne fu oncques ce veu (vu) par chartre ne autrement ; car ce seroit contre toute bonne raison, justice et équité. L’usage du prévilliége ne povoit donc aquicter Lemire, ne le descharger d’icelle satisfaction, ne du droit et amende des injures dictes et proférées par lui en jugement, et ne lui servoient, en ceste partie, les lettres et délivrance faictes par le bailli de Rouen et autres juges, dont aidé s’estoit pour ce qu’il n’y avoit aucune forfaicture par condempnation, car nul, en Normendie, n’estoit dampné (condamné) sans jugement ; et bien apparoissoit, par icelles lettres, que les dictes délivrances avoient esté faictes quant au crime seulment, et non pas de la satisfaction et amende civille et intérest de partie, et les prisonniers n’en pouvoient estre mis au délivre par les juges sans ouïr partie. Les dictes lettres ne contenoient pas que aucune partie eust esté appellèe ne oye en aulcune manière, et ne fu onques veu ne jugié en jugement contradictoire que les prisonniers délivrés par le moyen de la fierte deussent estre quictes ne deschargés des dommages-intérests touchans partie par eulx injuriée ou dommagée ; mais en avoient esté faictes plusieurs satisfactions par appointemens et traictés par amiables compositions et autrement. Se (si) par la puissance et auctorité du chapitre, aucuns avoient laissé à faire poursuicte de leur intérest, ce ne devoit estre ramené à conséquence ne préjudicier aux autres. »
Lemire insista. Jeanne Corvière ne pouvait, disait-il, attaquer aujourd’hui le privilège de la fierte, qu’elle avait accepté (c’est-à-dire reconnu) le jour de l’Ascension 1431, en demandant pardon à la confrérie de Saint-Romain, et en se désistant de son haro. Le croira-t-on, ce procès, commencé en 1430 ou 1431, se prolongea huit ans, et ce fut seulement le 17 décembre 1439 qu’intervint la sentence de l’échiquier, qui encore ne le termina pas entièrement. Lemire fut condamné à payer à Jeanne Corvière, en réparation des violences exercées sur elle, la somme de deux cent cinquante livres tournois, et à tenir prison jusques à plain paiement et satisfaction d’icelle somme. L’échiquier sursit à prononcer sur le chef des injures plaidées contre Jeanne Corvière, et pour cause, dit la sentence[86].
Il paraît tout simple que le criminel gracié, à quelque titre qu’il le soit, n’en demeure pas moins tenu d’indemniser ceux que son crime a préjudiciés. Après que l’offense publique est pardonnée et la peine remise, si le crime a causé à des particuliers quelque dommage, le coupable doit le réparer, et n’en saurait être dispensé par le pouvoir duquel sa grâce est émanée. Toutefois, comme on l’a vu, il se trouvait des gens prêts à soutenir que celui qui avait levé la fierte devait être exempté de toute réparation civile. Un privilège si saint, si efficace, qui effaçait tous les crimes antérieurs des prisonniers délivrés (nous avons vu que telle était alors sa puissance), ne permettait pas, disait-on, qu’après cette absolution illimitée on pût leur demander quelque chose à raison d’aucun de ces crimes, qui tous étaient remis et pardonnes à jamais, et dont le souvenir même était effacé. Il faut l’avouer, un pareil système une fois adopté par les magistrats, qu’eût-ce été, auprès du privilège de la fierte, que le droit de grâce appartenant aux rois, et le chapitre de Rouen ne devenait-il pas plus puissant, sous ce rapport, que le plus grand monarque, fût-il maître du monde ? Aussi les chanoines de Rouen, qu’après tout ces questions d’intérêt ne regardaient pas directement, laissaient passer doucement et sans les contredire, des maximes si favorables à leur droit et qui le relevaient si fort. Mais c’est à quoi les magistrats ne voulurent jamais entendre, malgré plusieurs tentatives faites en divers tems et auxquelles messieurs du chapitre n’étaient peut-être pas aussi étrangers qu’ils voulaient le paraître. On vient de voir ce qu’en pensait l’échiquier de Rouen, en 1439. Un siècle après (le 13 juillet 1540) la même prétention fut reproduite avec aussi peu de succès. Jean Gauthier, avocat à Caudebec, avait été tué par trois autres avocats de la même ville, qui obtinrent la fierte à raison de ce meurtre. Comme le père du défunt poursuivait les meurtriers en réparation civile, « iceulx défendeurs soustenoient que, au moyen du dict prévillége, ils n’estoient tenuz ne subjects à aucun intérest ne satisfaction cyville. » Mais le parlement en jugea autrement, et condamna les défendeurs, « chacun d’eux et l’un seul pour le tout, comme complices du dict homicide, à la satisfaction et intérest civil du dict homicide, adjugés au père de l’homicidé »[87].
L’arrêt de 1439 avait ordonné que Souplis Lemire « tiendroit prison jusques à plain paiement et satisfaction des deux cent cinquante livres tournois. » On ne voit pas cette clause dans l’arrêt de 1540. La jurisprudence variait sur ce point ; mais, en général, les individus qui avaient levé la fierte étaient laissés en liberté. Aussi se montraient-ils peu empressés de payer. En 1544, le procureur-général se plaignait de ce que les condamnations prononcées en faveur des parties civiles contre ceux qui avaient obtenu le privilège, étaient souvent illusoires. Beaucoup d’entre eux, « sitost qu’ils avoient esté mis en liberté, s’estoient deffuiz et absentéz, en sorte que les parties civiles, à grande difficulté, avoient pu obtenir sentence, et, icelle obtenue, avoir paiement de la satisfaction civile ; mesme aucuns des prisonniers esleus avoient voulu dire et soustenir que, par le moyen du privilége, ils estoient quittes et absous de la dicte satisfaction civile ; pretention ridicule, contraire à toute disposition du droict dyvin et humain, et qui n’estoit jamais venue à la pensée de ceulx qui avoient concédé le privilège »[88].
Il demanda qu’à l’avenir les prisonniers élus, avant d’être mis en pleine délivrance, fussent tenus d’élire domicile et de constituer procureur à Rouen, avec lequel, en cas de fuite ou absence desdits prisonniers, il pourrait, malgré leur absence, être procédé à la condamnation et liquidation des intérêts civils ; que, de plus, le chapitre fut obligé, avant de donner au prisonnier élu sa pancarte de délivrance, d’exiger de lui une sûreté et caution pour garantie du paiement de ce qu’il pourrait devoir aux parties civiles, sous peine, par le chapitre, de répondre, en son privé nom, des dommages-intérêts, au défaut du prisonnier délivré. On ne voit pas ce que le parlement décida sur ces conclusions. Le plus fréquemment, les élus du chapitre, poursuivis par des parties civiles, étaient, après l’élection, mis en liberté, du moins jusqu’à la liquidation des dommages-intérêts, sauf à être emprisonnés ultérieurement, s’ils ne payaient pas la somme fixée par le juge. Mais on ne les élargissait que sous leur caution juratoire, et après qu’ils avaient élu domicile. (Arrêt du 29 mai 1555.)
Les chanoines ne pouvaient souffrir que leurs graciés fussent retenus en prison pour la sûreté du paiement des dommages-intérêts dus aux parties. « Avant Louis XII, à les entendre, le prisonnier ne payoit point d’intérest aux parties civiles. » Cette assertion était erronée, l’arrêt de 1439 nous l’a prouvé. Louis XII, ajoutaient les chanoines, ayant, dans une charte confirmative du privilège, réservé son droit et celuy d’autruy, la partie civile pouvait, à la vérité, prétendre maintenant à des indemnités. Mais était-il permis, pour en assurer le paiement, de réintégrer le prisonnier dans son cachot après la cérémonie ? C’eût été contrevenir d’abord à une déclaration de Louis XII lui-même, qui voulait « que le prisonnier accordé au chapitre fust mis hors des prisons, à pure délivrance », et à une autre déclaration de 1561, par laquelle Charles IX avait ordonné que le prisonnier élu par le chapitre « seroit mis hors des prisons, et restitué dans ses biens, en satisfaisant aux parties civilement intéressées. » Que les biens du prisonnier délivré fussent saisis pour assurer le paiement de ces intérêts civils, à la bonne heure ; mais, pour sa personne, le privilége l’avait rendue inviolable et sacrée, tant qu’il n’avait pas commis de nouveaux crimes. Le parlement ne se payait pas de toutes ces raisons ; en accordant des dommages-intérêts aux parties civiles, il y condamnait par corps le prisonnier qui avait levé la fierte (arrêt du 17 juillet 1604) ; et lorsqu’il y avait plusieurs coupables, il les y condamnait, comme nous avons vu, par indivis, et l’un seul pour le tout (arrêts des 28 mai 1502 et 13 juillet 1540). Mais, nous le répétons, presque toujours le prisonnier accordé au chapitre comme digne du privilège était mis en liberté, du moins jusqu’à la liquidation des dommages-intérêts. Au reste, si les chanoines de Rouen avaient pu vouloir, dans les premiers tems, que leur privilège dispensât l’impétrant de toute réparation civile, ils finirent, dans la suite, par renoncer franchement à cette insoutenable prétention. En 1778, le chevalier de Varice, qui avait levé la fierte à la dernière fête de l’Ascension, ayant écrit au chapitre pour se plaindre des poursuites que dirigeaient contre lui ses parties civiles, le chapitre lui fit répondre que « l’effet du privilège de saint Romain étoit d’abolir le crime, de donner la vie et la liberté, d’anéantir la confiscation et autres peines pécuniaires ; mais qu’il n’atteignoit point l’action des parties civiles pour leurs dommages-intérêts »[89]. Dès long-tems, le chapitre avait reconnu ce principe, mais jamais il ne s’en était expliqué en termes aussi formels.
Reprenons maintenant la suite de notre récit.
Après l’enquête de 1394, et ce qui avait eu lieu en 1406, on peut s’étonner de voir, en 1434, se présenter encore une question relative aux complices du prisonnier ayant obtenu la fierte. Cette année-là, le jour de l’Ascension, le chapitre avait élu, et le bailli lui avait délivré Guillaume Banc, anglais, coupable du meurtre d’un sir Brilck, aussi anglais. Après la fête, avertis que Guillaume Pitre, compatriote et complice de Banc, était retenu dans les prisons, les chanoines prièrent, à plusieurs reprises, le bailli de le mettre en liberté, conformément à l’usage du privilège. Le procureur du roi combattit cette prétention. « Quelque narration que les chanoines de Rouen fassent en cette part, dit-il, ila n’ont oncques monstré ne exhibé aucuns privillèges par escrit ; et aussi, de vérité, n’en ont aucun. » Mais en supposant le droit du chapitre reconnu, on devait lui délivrer un seul prisonnier, et non pas deux ; ou si on lui délivrait les complices, du moins fallait-il qu’ils ne fussent accusés d’aucun autre crime. Il s’opposait donc à la délivrance de Guillaume Pitre, que l’on accusait d’autres crimes antérieurs au meurtre commis de complicité avec Banc. Le bailli hésita quelque tems, « n’estant pas informé à plain que, par ledit privillége deust estre ainsi faictque le disoient les chanoines. » Mais le chapitre « lui monstra plusieurs escriptures et déclarations anciennes, et certaines informations autrefois faictes sur la manière comme l’en avoit accoustumé user du dict privillège en tel cas… De plus, le bailli s’enquist et s’informa à plusieurs notables personnes et anciens, tant du conseil du Roy nostre seigneur et mesme des bourgeois et conseillers de la dicte ville, comme autres du pays et duché de Normandie », qui tous lui assurèrent qu’ils avaient toujours vu le privilége de la fierte profiter aux complices de l’impétrant comme à l’impétrant lui-même. Alors le bailli ayant reconnu que ni Guillaume Banc, ni Guillaume Pitre « n’estoient détenus et empeschéz pour crime de lèze majesté », donna congé de cour à Guillaume Pitre, et ordonna que les prisons lui seraient ouvertes[90].
En 1439, le jour de l’Ascension, le chapitre ayant élu Denisot Le Charretier, coupable de l’homicide d’Alipson Nicolas, lorsque les chapelains treJ*abandonné de Saint-Romain allèrent prier le bailli de leur délivrer ce prisonnier, cet officier s’en excusa. Louis de Luxembourg, archevêque de Rouen, chancelier de France (pour Henri VI), avait, dit-il, réclamé Denisot Le Charretier comme clerc et son justiciable ; et les juges séculiers avaient été admonestés par l’official de le rendre à la cour d’église. Malgré tout le désir qu’il avait de les contenter, il lui était donc impossible de leur délivrer ce prisonnier sans la permission du prélat. Pour complaire au chapitre, le lieutenant et les autres officiers du bailliage allèrent trouver M. de Luxembourg, qui déclara qu’il ne renoncerait point à sa juridiction sur Denis Le Charretier. Une seconde démarche, que fit faire auprès d’eux le chapitre, pour obtenir la délivrance de ce prisonnier, fut donc aussi inutile que la première. Une difficulté de cette nature ne pouvait pas être écartée si promptement. Le chapitre, voulant que les confessions faites à ses députés par les divers prétendans à la fierte demeurassent secrètes, fit fermer, sceller de son sceau, et mettre sous clé le cahier dans lequel elles avaient été consignées, en déclarant que le sceau ne serait brisé qu’après la conclusion de cette affaire ; puis des ordres furent donnés pour que la procession solennelle sortît, conformément à l’usage de tout tems observé. Mais comme il était facile de remarquer de l’irritation parmi les chapelains, les clercs de l’église, et surtout parmi les membres de la confrérie de Saint-Romain, ils furent tous appelés dans la salle capitulaire. Le chapitre les exhorta « à assister dévotement à la procession, sans murmure, à supporter avec patience le refus qu’on leur faisoit du prisonnier élu, et à prier Dieu pour sa prompte délivrance. » On les avertit que, le lendemain et les jours suivans, la procession sortirait comme aux jours des Rogations, et que leur devoir était d’y assister. Grâce sans doute à ces sages avertissemens, les clercs, les frères de Saint-Romain se continrent, et la tranquillité ne fut point troublée dans la ville, ce jour-là.
Le lendemain, par l’ordre du chapitre, des chanoines députés allèrent au bailliage ; et l’un d’eux dit au lieutenant du bailli : « Monsieur le lieutenant, vous savés que l’usage du préviliége de monseigneur saint Romain vous a esté insinué. Pourquoy messieurs de chapitre nous envoient par devers vous pour vous signifier que vous leur veullés délivrer le prisonnier par eulx esleu, ainsi qu’il vous est apparu par la scédule que ilz vous ont envoyée. » On leur répondit que l’empêchement au privilége de saint Romain ne venait point des officiers du roi, mais de l’archevêque Louis de Luxembourg, qui réclamait le prisonnier qu’ils avaient élu. S’ils avaient quelque chose à proposer contre la réclamation de ce prélat, messieurs du siége les entendraient volontiers, et feraient bonne justice. •
Aussi-tôt que le chapitre connut cette réponse, il donna des ordres, et la procession de Notre-Dame sortit solennellement avec la fierte de saint Romain, et se rendit à la Ronde. Les confrères de Saint-Romain environnaient la châsse ; une multitude innombrable la suivait. Le lendemain, la procession sortit encore et se rendit à Saint-Godard ; le dimanche, elle alla à Saint-Denis. Ce dernier jour, le chapitre « désirant, de tout son pouvoir, conserver entier le privilège de saint Romain », arrêta que, le lendemain, des députés iraient encore demander en son nom, au bailli, le prisonnier élu ; qu’en cas de refus, les processions seraient continuées, et que l’on prierait Dieu avec humilité et ferveur pour la délivrance du prisonnier. Cette nouvelle démarche n’eut aucun résultat. Le lieutenant du bailli répondit qu’il avait les mains liées par la réclamation de l’archevêque ; et le procureur du prélat, présent à l’audience, déclara que monseigneur n’entendait nullement se départir de son droit sur le prisonnier. Le chapitre n’avait pu rien gagner ; il fit donc sortir encore la procession ; et elle se rendit, ce jour-là, à l’église de Saint-Martin-du-Pont. Cependant, au conseil du roi, on sentit l’importance de terminer ce conflit, qui mettait la ville en rumeur et dont le dénouement pouvait être fâcheux. Le mercredi 20 mai, comme les chanoines étaient assemblés, on introduisit dans la salle capitulaire l’abbé de Fécamp et deux chevaliers ; l’un s’appelait André Ongart ; l’autre était l’illustre Talbot, dont le nom tient une si belle place dans l’histoire. Chargés, dirent-ils, par le roi et par messieurs du grand-conseil, de conférer avec l’archevêque, et d’aviser avec lui aux moyens de terminer le différend existant entre le prélat et son chapitre, ils venaient de voir monseigneur de Luxembourg, qui leur avait montré des dispositions pacifiques. Ils attendaient du chapitre des sentimens semblables. Le service du roi et la tranquillité publique demandaient que ces débats eussent un terme prochain ; que l’on vît surtout cesser des processions qui pourraient, à la fin, émouvoir le peuple ; et qu’il intervînt un accord à l’amiable entre le prélat et le chapitre, à moins que la question ne fût soumise à la décision soit du pape, soit du roi et de son grand-conseil. L’abbé de Fécamp, Talbot et le chevalier Ongart exhortèrent doucement le chapitre à la paix, et en leur nom propre et en celui du roi.
Le chapitre ne pouvait qu’être touché d’une démarche semblable, faite par de tels hommes et avec tant de convenance. Le trésorier remercia humblement les nobles envoyés, et les assura que, de leur côté, les membres du chapitre désiraient de tout leur cœur demeurer dans des rapports bienveillans et affectueux avec monseigneur de Luxembourg, chef de l’église de Rouen ; qu’ils ne désiraient pas moins conserver les droits du roi, et maintenir, de tous leurs efforts, parmi ses sujets, la tranquillité, l’union et la concorde. La compagnie allait donc s’empresser de délibérer sur ce que venaient de proposer les nobles députés ; et, Dieu aidant, elle donnerait telle réponse dont le seigneur roi, son grand-conseil, monseigneur l’archevêque et eux-mêmes auraient lieu de se contenter. En effet, après le départ des trois députés, le chapitre fit, à l’unanimité, des concessions qui annonçaient un désir sincère de prévenir les scènes tumultueuses que l’on avait pu craindre un instant. Désirant complaire au roi, à son grand-conseil et à monseigneur l’archevêque, ils convinrent de cesser les processions qui avaient été faites jusqu’à ce jour, en protestant, toutefois, qu’ils ne les avaient pas faites pour produire du scandale ni pour exciter la multitude à quelque soulèvement contre l’autorité du roi. Ils n’avaient eu d’autre intention que de pousser le peuple à dévotion et à prier Dieu et saint Romain pour obtenir la délivrance du prisonnier élu par eux selon leur conscience. Déjà ils avaient agi de même dans des cas semblables.
Quatre chanoines furent chargés d’aller, au nom du chapitre, chez monseigneur l’archevêque, le supplier humblement de vouloir bien, lui successeur de saint Romain, chef de l’église de Rouen et membre du chapitre, subvenir, en cette occurrence, à son église. Ils devaient lui demander son avis, et recourir aussi aux lumières de quelques anciens du chapitre, que des infirmités retenaient chez eux. Enfin, ils étaient chargés de rechercher dans les registres ce qui pouvait établir le bon droit de l’église de Rouen, et de consulter des théologiens et des jurisconsultes sur le point en litige.
Pendant ces préliminaires, un chanoine ayant vu monseigneur de Luxembourg, lui avait proposé un expédient propre, ce semble, à terminer le débat. Denis Le Charretier aurait renoncé à l’élection faite de lui par le chapitre, et aurait consenti à être rendu à l’archevêque de Rouen, son juge légitime. À ce moyen, le prélat aurait sollicité pour le chapitre la permission de procéder à l’élection d’un autre prisonnier, sous la condition, toutefois, que messieurs du chapitre iraient prier humblement le prélat de leur accorder, en cette occurrence, sa médiation auprès des officiers du roi. Monseigneur de Luxembourg ayant paru ne point répugner à l’expédient proposé par ce chanoine, le chapitre déclara l’agréer aussi ; et les députés qu’il avait chargés d’aller trouver monseigneur de Luxembourg furent autorisés à lui proposer, en son nom, cet expédient qu’il n’avait point paru rejeter à la première ouverture. Mais, au grand étonnement de ces députés, l’archevêque répondit sèchement « qu’il lui importait peu que le prisonnier élu par le chapitre renonçât ou non à son élection. Ce différend devait être jugé parle pape, par le roi, ou par le grand-conseil. » Louis de Luxembourg, chancelier de Henri VI, tout-puissant parmi les Anglais, était sûr de l’emporter ; il ne s’en cachait guère ; et il ne voulait point d’une victoire incomplète. Force fut donc aux chanoines d’en venir à des propositions plus humbles encore. « Ce prélat, se dirent-ils, est chef de l’église de Rouen, et chanoine comme nous. Le droit de délivrer un prisonnier a été accordé à ses prédécesseurs et à l’église de Rouen. Il est chancelier de France, issu d’une noble et illustre famille ; c’est un puissant seigneur, il doit et peut nous protéger et nous aider à conserver notre privilège dans son intégrité. D’une autre part, la modicité des revenus de cette cathédrale, revenus qui, chose déplorable, diminuent de jour en jour, par suite des malheurs de la guerre, ne nous permet pas de suivre un procès dispendieux. » La conclusion fut donc de céder, mais encore avec quelques restrictions. De nouveaux députés allèrent trouver monseigneur de Luxembourg ; ils le prièrent de se consulter avec l’abbé de Fécamp et le frère Jehan Favre, son confesseur, et d’ordonner ensuite ce qu’il lui plairait sur l’affaire en litige, le chapitre étant résolu à en passer par ce qu’il aurait décidé. Le prélat répondit, qu’intéressé personnellement dans ce différend, il ne lui appartenait point d’en être le juge. Si le chapitre ne consentait pas, purement et simplement, que Denisot Le Charretier fût rendu à sa juridiction archiépiscopale, le pape ou le roi en décideraient, à moins que le chapitre et lui ne s’en référassent à des arbitres. Le chapitre se voyant poussé jusque dans ses derniers retranchemens, sentit que le moment était venu de se soumettre aveuglément à la volonté de l’inflexible prélat. Outre les considérations que nous avons déjà fait connaître, les chanoines se dirent que s’ils engageaient un procès, il serait fort long, et que, pendant toute sa durée, Denis Le Charretier, qui était marié et avait des enfans, serait retenu dans les prisons, où peut-être il finirait misérablement ses jours. Enfin, ils consentirent que les officiers du roi rendissent à l’archevêque le prisonnier élu par le chapitre, à condition, toutefois, que les officiers du roi et le prélat agiraient de concert pour qu’il fût permis au chapitre d’élire un autre prisonnier, afin que le privilège de saint Romain reçût son effet cette année.
Après de telles concessions, on pense bien que monseigneur de Luxembourg ne tint pas rigueur plus long-tems. Quatre chanoines, maîtres Raoul de Hangest, Denis Gastinel, Jehan d’Esquay et Alain Kirketon, allèrent trouver le bailli, et, en présence de l’évêque de Meaux et de l’abbé de Fécamp, lui notifièrent l’accord qui venait d’intervenir entre l’archevêque de Rouen et son chapitre. Ils lui remirent un acte en forme de cette compagnie, qui abandonnait Denis Le Charretier au prélat, son juge légitime. En conséquence, ce prisonnier fut livré au promoteur de l’officialité, le chapitre se désistant du choix qu’il avait fait de lui pour lever la fierte.
On a déjà vu que les chanoines n’avaient pas entendu, par cette concession, renoncer, pour cette année, à l’exercice de leur privilége. Mais ils craignirent que leur seconde élection ne rencontrât des obstacles. Le bailli, le procureur du roi n’allaient-ils pas prétendre que le chapitre n’avait point dû varier dans son choix ; n’allaient-ils pas s’opposer à la délivrance du second prisonnier qui serait élu pour lever la fierte à la place de Denisot Le Charretier ? « Il en résulteroit, disaient-ils, que, ceste année, l’esglise n’auroit aulcun prisonnier, d’où pourroit sourdre et venir esclandre. » Dans cette conjoncture, ils eurent recours au Roi d’Angleterre et de France, qui était à Rouen. Ce monarque, « pour honneur et révérence de Dieu, voulant honnorer et favoriser l’esglize et obvier à tous inconvéniens, leur permit, par lettres-patentes (de l’avis de son grand-conseil), et pour ceste foiz seullement, d’eslire de nouvel ung des aultres prisonniers, pourveu, toutesfoiz, qu’il eust esté en ses prisons, lors de la feste de l’Ascension dernièrement passée. » Le mercredi 26 mai ayant été fixé pour la cérémonie, ce jour-là, le chapitre se fit apporter le cahier où avaient été consignées, le jour de l’Ascension, les confessions des prétendans à la fierte. Il fit briser les sceaux qui y avaient été apposés. Les diverses confessions furent lues successivement ; et, après les prières accoutumées, le chapitre, procédant à l’élection, désigna pour lever la fierte, Jehan Ellies, anglais, du diocèse de Cantorbéry, détenu pour larcin. Ce prisonnier ayant été délivré sans difficulté aux chapelains, la procession sortit de Notre-Dame et se rendit à la Vieille-Tour, où il leva la châsse de saint Romain, avec les solennités accoutumées. Ainsi finit ce débat, dans lequel le chapitre se vit contraint de s’humilier, sans doute à son grand regret, devant un prélat orgueilleux et opiniâtre, qui, enflé de son crédit et de sa puissance, ne voulut céder sur rien, et finit par l’emporter[91].
C’est ici le lieu de relever l’erreur qu’a commise De Bras de Bourgueville, en disant que « le privilége de saint Romain ne debvoit estre accordé aux larrons. » Nous venons de voir donner ce privilége à l’anglais Ellys, détenu pour larcin. Les anciens registres du chapitre nous offrent un assez grand nombre d’exemples semblables ; et on s’en convaincra en lisant la liste des prisonniers admis à jouir du privilége, liste qui figure à la fin du deuxième tome de cet ouvrage.
Dans le récit qui précède, nous avons vu le chapitre bien humble devant un prélat hautain et fier de son immense crédit. Cette compagnie montra plus d’énergie et eut aussi plus de succès dans un différend qui s’éleva en 1444 entre elle et le comte de Sursbérik[92], puissant seigneur anglais, gouverneur du Palais-Royal, récemment construit alors sur les bords de la Seine, connu depuis sous le nom de Vieil-Palais. Un nommé Vincent de Vernon, accusé d’un crime de lèze-majesté, avait été enlevé de l’église de Saint-Godard, où il était allé gagner franchise ; et on l’avait écroué au château. Aux Rogations, lorsque les chanoines commissaires des prisons se présentèrent au château, pour interroger les prétendans à la fierte, le connétable leur dit qu’il ne pouvait leur faire voir Vincent de Vernon, sans une permission du comte de Sursbérik. Ils allèrent au Palais-Royal trouver ce seigneur, lui présentèrent leur requête, et demandèrent, en même tems, à voir les prisonniers du Palais-Royal. Le comte répondit d’abord à cette dernière demande. Depuis quelques jours, on avait amené dans la forteresse confiée à sa garde, des Armagnacs[93] prisonniers de guerre, que les Anglais ne voulaient, pour rien au monde, laisser communiquer avec les habitans de la ville. « J’ay, leur dit-il, parlè avec le bailly, le viconte et les gens du roy ; et je treuve que le privilège ne s’estent fors (que) sur crimineulx estans èz prisons de la justice. » « Le privilège, répondirent les chanoines, se estent sur tous prisonniers détenus en prison, estant à Rouen en quelques lieux qu’ilz ayent esté mis, et de quelque condicion et estat qu’ilz soient. Ainsi a esté accoustumé ès temps passéz, et les ouïr en confession. » Le comte répondit : « Je vous certifie que je n’ay prisonnier céans qui ne soit Armignac. Et que je vous donne congié de parlera eulx, sans le congié du Roy, non feray. » Puis, les apostrophant avee colère, il ajouta ; « Voullèz vous parler avec Armignacz ? Par saint George, se vous parlès vous aller le grand chemin, gardés les bonnes coustumes et laissiés les maulvaises. » « Nous ne vouldrions, répliquèrent les chanoines, entreprendre ou faire chose qui deubt tourner ou (au) préiudice du Roy nostre sire, ne de sa seigneurie, ne au desplaisir de vous, monseigneur le comte ; et ce qu’il vous plaist à nous dire nous le reporterons à messieurs de chapitre. » En les congédiant, le comte leur dit ; « Au regard de Vincent de Vernon, vous savez que le jour est continué de son fait et son cas, jusques au premier jour de juing ; et vous venez plus tost de (que) son jour ; adviséz vous. »
Le lendemain, les députés du chapitre revinrent au Vieux-Palais, et supplièrent le comte de Sursbérik de les laisser exercer le droit dont ils avaient joui en tout tems, de visiter toutes les prisons de la ville, quelles qu’elles fussent. Cette fois encore ils ne purent rien gagner. Le comte s’était, de nouveau, consulté avec les officiers du roi, et il répondit aux chanoines, en présence du bailli de Rouen et du procureur de l’Hôtel-de-Ville, qu’il ne leur laisserait point voir des prisonniers qui étaient du parti contraire au roi. Le chapitre arrêta que l’élection d’un prisonnier serait sursise, jusqu’à ce qu’on eut permis à ses députés de voir tous les détenus. Lorsque des députés du chapitre allèrent au Vieux-Palais notifier cette résolution, Stafford, un des officiers du comte, leur répondit : « Monseigneur le comte vous a, autrefois, donné response que il a eu le conseil et oppinion du bailli, du vicomte et des deux advocas du Roy, et treuve que vous ne devés parler avec Armignacz ne prisonniers de guerre. Monstréz vostre privilége à justice ; et s’il contient que vous y doyés parler, monseigneur le comte vous fera raison. Et semble que vous veulliés faire commocion en la ville. » « Messeigneurs, répondit un des députés, ne vouldroient faire chose qui fust ou (au) préjudice du Roy nostre sire, ne de sa seigneurie. »
Le comte se prévalant toujours de l’avis des officiers du bailliage, plusieurs chanoines, députés du chapitre, se présentèrent, au nom de leur compagnie, à l’audience de ce tribunal, pour tâcher de ramener les magistrats qui le composaient à des dispositions plus favorables à l’église. Jehan Du Quesnay, docteur en théologie, l’aigle du chapitre, porta la parole en cette circonstance importante. Il allégua le droit canonique, et rappela les nombreux miracles opérés dans la ville de Rouen par le bienheureux saint Romain. On leur répondit que des commissaires avaient été choisis, parmi les officiers du roi, pour traiter cette affaire avec le chapitre. En effet, le même jour, Jehan de Saane, chevalier ; maître Jacques de Kalais, Stafford, et Jehan Sureau, vicomte de l’Eau, vinrent trouver le chapitre. Le comte de Sursbérik, informé, dirent-ils, que messieurs les chanoines voulaient faire, tous les jours, par la ville, une procession solennelle où serait portée la fierte de saint Romain, jusqu’à ce qu’on eût laissé leurs commissaires voir tous les prisonniers, les avait chargés de s’enquérir du chapitre si, en effet, telles étaient ses intentions, et à quelle fin il voulait faire ainsi sortir tous les jours une procession solennelle ? On leur répondit que le chapitre faisait faire ces processions à deux fins ; d’abord, pour prier Dieu de daigner accorder la paix au peuple ; et, en outre, parce que, de tems immémorial, toutes les fois que le privilège de la fierte avait été empêché, le clergé avait fait, chaque jour, des processions, avec la châsse de saint Romain. On avait dû en agir ainsi cette année, puisque les chanoines députés pour la visite des prisons n’avaient pu obtenir qu’on leur laissât voir tous les prisonniers détenus dans la ville.
Le comte de Sursbérik, lorsqu’on lui eût reporté cette réponse, manda au Palais-Royal des députés du chapitre, auxquels il fit attendre son audience pendant une grande heure. Il vint pourtant, et, après s’être entretenu peu d’instans avec eux, dans un préau du palais, il alla retrouver sa compagnie. Il y avait trois heures que les chanoines, en attendant une réponse définitive, se promenaient dans le Palais-Royal, lorsqu’enfin un officier du comte vint leur dire ; « Monseigneur le comte m’a commandé que je vous dye que aujourd’huy vous avés fait vostre requeste devant justice et en pleine escohue ; et pour ce aréz (aurez) demain vostre response au dit lieu de l'escohue, à dix heures. »
Dix chanoines, députés par le chapitre, allèrent donc à la Cohue[94], le lendemain, recevoir cette réponse qui leur avait été promise. Là, un des avocats du roi les invita, de la part du comte de Sursbérik, à se contenter d’interroger Vincent de Vernon, que ce seigneur consentait à leur laisser voir, quoiqu’il fût criminel de lèze-majesté, et, conséquemment, exclus du privilège. Quant aux prisonniers du Palais-Royal, ce n’étaient point des détenus ordinaires, mais des ennemis et adversaires du Roy nostre sire, qui ne pouvaient jouir d’aucun privilége, et bien moins encore de celui de saint Romain ; le chapitre devait donc renoncer à les interroger. Et, comme les chanoines représentèrent qu’ils ne pouvaient souffrir aucune atteinte au privilége de saint Romain, et qu’ils avaient le droit de voir tous les prisonniers, quelle que fût la cause de leur détention, le lieutenant les apostropha en ces termes : « Voulés vous parler aux anemis et adversaires de nostre sire le Roy ? Nul n’y doit parler par confession ne aultrement. » Dans les idées religieuses du tems, ces paroles étaient bien maladroites. Aussi furent-elles relevées promptement. « Gardés que vous dictes, s’écria un des chanoines, se ilz sont chrestiens, que l’en ne les doye confesser ! » Le lieutenant du bailli se repentit d’avoir parlè trop vîte ; force fut toutefois aux députés du chapitre de se retirer sans avoir pu rien obtenir. Le lieutenant du roi, qui aurait voulu effacer le souvenir de ce qu’il avait dit, défendit aux tabellions de délivrer aucun acte de ce qui venait de se passer. Mais trois cents personnes avaient assisté à cette audience ; et le propos imprudent du lieutenant circula aussi-tôt par la ville, ainsi que la réponse du chanoine, à laquelle tout le monde applaudit.
Le lendemain, un sergent royal vint défendre au chapitre, de la part du roi et de son bailli de Rouen, de faire dorénavant des processions par la ville, avec la fierte de saint Romain, sous peine d’une amende de mille marcs d’or. Ce sergent était à peine sorti, que le chapitre enjoignit à tous les prêtres de Notre-Dame de se revêtir de leurs aubes et de leurs surplis, et de s’échelonner depuis le portail de la cathédrale jusqu’à Saint-Herbland, où la procession se rendit ce jour-là, en traversant une foule immense de peuple. Le lendemain, ce fut bien autre chose, la procession se rendit à Sainte-Croix-des-Pelletiers. Sept cent soixante-sept prêtres, venus à Rouen pour le synode, y assistaient en surplis, avec tout le clergé de Notre-Dame. Au milieu de ce cortége imposant brillait la châsse de saint Romain, dont l’aspect redoublait la ferveur du peuple et son enthousiasme pour un privilége que des laïques, que des étrangers avaient osé attaquer. Aussi la ville était en rumeur ; et il devenait urgent de faire cesser cette agitation tumultueuse qui menaçait de s’accroître encore. Des députés du chapitre furent mandés au Palais-Royal, où ils trouvèrent le comte de Sursbérik, environné de tous les officiers du roi, des membres du conseil, d’une multitude de prélats et de chevaliers. A la prière de ce seigneur, les chanoines se retirèrent dans une salle à part ; et des médiateurs, qui, pendant plusieurs heures, portèrent, des deux côtés, des paroles de paix, obtinrent que le différend serait remis à la décision de six arbitres, dont trois stipuleraient pour le roi, et les trois autres pour le chapitre. Après de longs et vifs débats entre ces six plénipotentiaires, enfin le chapitre eut gain de cause. Autorisé désormais à visiter indistinctement tous les prisonniers détenus dans la ville, il envoya ses députés interroger les prisonniers de guerre, qui, on ne voit point pour quel motif, avaient été mis dans une maison du Vieux-Marché, à l’enseigne du Mouton-Rouge. Au château, ils interrogèrent également Vincent de Vernon, que l’on avait mis dans la grosse tour, et qu’ils trouvèrent chargé de fers. Enfin, le dimanche, dernier jour de mai, le chapitre élut, pour lever la fierte, Guillaume Mesnier, de la paroisse de Saint-Nicolas-du-Bois, meurtrier de Simon Mesnier son parent. Délivré, sans difficulté, aux chapelains de Notre-Dame, ce prisonnier leva la fierte le même jour, avec les solennités accoutumées. Mais, huit jours après, les amis de l’homicidé étant parvenus à faire arrêter Guillaume Mesnier, et à le faire emprisonner dans le château du Neufbourg, le chapitre, qui en fut averti, envoya en toute hâte son messager au Neufbourg, avec des lettres adressées au capitaine du château, pour l’inviter à relâcher ce prisonnier, que le privilège de saint Romain avait rendu inviolable. Le capitaine s’y refusa ; mais le chapitre y avait pourvu. Son messager se rendit immédiatement à Evreux, et alla trouver le bailli Robert Floquet, pour qui il avait aussi des lettres du chapitre. Ce bailli, agissant en cela comme bon juge, « tanquàm bonus judex, » se transporta, sur l’heure, au Neufbourg ; et, non content de faire mettre en liberté Guillaume Mesnier, donna une escorte au messager du chapitre, pour qu’il pût reconduire Mesnier jusqu’à sa demeure, sans avoir à craindre aucune attaque.
Le peu de succès des magistrats séculiers, dans leurs diverses entreprises contre le privilège, ne les empêchait point d’en tenter de nouvelles. Le nommé Martinet Canyvet, qui avait, de complicité avec plusieurs autres individus, tue le sieur de Greisges dans une batterie, ayant levé la fierte, en 1430, à raison de ce meurtre, ses complices avaient été, conformément à l’usage, délivrés comme lui, et main-levée leur avait été donnée de tous leurs biens. Cependant, plus tard, et sans doute après l’expulsion des Anglais, les héritiers du sieur de Greisges reprirent leurs poursuites contre ces mêmes individus, et le bailli de Caux se disposait à procéder contre eux. C’était une contravention manifeste au principe consacré par l’enquête de 1394, acte célèbre dont le souvenir aurait dû être encore si récent. Le chapitre se plaignit à Charles VII, qui, par des lettres-patentes, ordonna au bailli de Caux de vérifier si Canyvet avait effectivement levé la fierte à raison de l’assassinat du sieur de Greisges, et lui enjoignit, si ce fait était prouvé, de maintenir les complices de Canyvet dans l’exemption et décharge qui en résulterait en leur faveur.
Nous l’avons dit précédemment, le privilège de saint Romain étonnait les divers gouvernemens qui se succédaient en Normandie. Les officiers de Philippe-Auguste avaient voulu en empêcher l’exercice. Il avait paru étrange à ceux de Henri V, roi d’Angleterre. Lorsque Charles VII eut recouvré la Normandie, sans doute ses officiers en jugèrent de même ; car, dès le mois de mai 1450, quelques mois seulement après l’expulsion des Anglais, Guillaume Cousinot, chevalier, bailli de Rouen pour Charles VII, voulut voir les lettres et chartres en vertu desquelles le chapitre de Rouen délivroit tous les ans un prisonnier. Deux chanoines furent chargés d’aller les lui communiquer. Mais que purent-ils lui montrer ? Des actes qui etablirent leur ancienne possession, à la bonne heure ; mais le titre primordial du privilège, assurément non. Souvent déjà nous les avons vus sommés en vain de le produire ; comment montrer ce qui jamais n’avait existé ? Quoi qu’il en soit, l’église de Rouen demeura en possession paisible de son privilège.
En 1472, après l’insinuation du privilège, le chapitre, averti que dix ou douze individus, accusés de sortilége, venaient d’être amenés dans les prisons de Rouen, et que les juges se disposaient à procéder contre eux, envoya à ces magistrats des députés qui obtinrent d’eux qu’il n’attenteraient point au privilège de saint Romain[95].
En 1473, le chapitre défendit son droit avec énergie et succès, non plus contre un archevêque ou un gouverneur de château, mais contre un roi de France ; et ce roi était Louis XI ! Un mois avant l’Ascension, Etienne de Baudribosc, clerc, demeurant près de l’église de Saint-Pierre-le-Portier, à Rouen, ayant pris parti contre deux bermens (courtiers) qui voulaient s’emparer du cheval et de la charrette d’une de ses voisines, la querelle s’échauffa ; et Baudribosc, outré des injures que ces deux hommes lui prodiguaient, donna au nommé Le Chandelier, l’un d’eux, un coup de couteau, dont cet individu mourut presqu’immédiatement. Ce meurtre fit beaucoup de bruit dans Rouen, et parvint à la connaissance de Louis XI, qui était à Amboise. Louis XI avait d’autres griefs contre Baudribosc; il envoya à ses officiers, à Rouen, des ordres rigoureux contre ce prisonnier, qui s’était réfugié dans une èglise. Bientôt, ayant appris que Baudribosc prétendait au privilège de la fierte, et se flattait publiquement de l’obtenir, il écrivit au chapitre de Rouen la lettre qui suit :
» Nous avons esté advertis du grant cas et crime commis et perpétré par Etienne de Baudribosc de nostre ville de Rouen, en la personne de feu Jehan Le Chandelier, et comme il s’est vanté d’avoir la châsse sainct Roumain et de joïr du prévilége. Qui nous semble chose bien estrange et préjudiciable au dict prévilége, actendu que le dict Baudribosc tient franchise publiquement, et qu’il a commis le dict cas de courage délibéré. Et, pour ce que nous avons grant intérest en ceste matière, et que ne voullons que aucune chose soit faîcte par le dict Baudribosc à l’encontre du dict prévilége, nous vous avons bienvoulu advertir, affin que y ayés bon advis. Car se aucune chose se faisoit au contraire, nous ne serions pas contens[96]. »
Le roi avait-il voulu, par cette lettre, défendre au chapitre d’accorder le privilége à Baudribosc ? Cela est plus que probable. Mais la lettre n’était pas claire, et le chapitre ne l’entendit pas ainsi, ou feignit du moins de s’y méprendre ; et, aux approches de l’Ascension, c’était un bruit commun dans la ville, que la fierte serait donnée à ce meurtrier, qui avait encouru la haine d’un monarque si redouté. Le jour de l’Ascension, au matin, le chapitre assemblé délibérait sur l’élection d’un prisonnier, et déjà douze voix avaient été recueillies, lorsque Jehan de Montespédon, bailli de Rouen, demanda à être introduit. Admis dans la salle capitulaire, il dit qu’il venait entretenir messieurs du chapitre au sujet d’Etienne de Baudribosc, qui, il y avait trois semaines, s’était rendu coupable d’un meurtre qui avait fait beaucoup de sensation dans la ville. Sa Majesté ayant eu connaissance de ce crime, avait envoyé l’ordre d’arrêter le coupable, en quelque lieu qu’il fût, hormis en lieu saint, et de le lui amener à lui et à son grand-conseil, pour y être jugé selon l’énormité de son crime. Le roi lui avait écrit à ce sujet, et avait, sans doute aussi, fait connaître ses intentions au chapitre. En accordant le privilége de saint Romain à un homme dont le roi connaissait si bien le crime, et contre lequel il avait donné des ordres si formels, le chapitre encourrait l’indignation du monarque, et s’exposerait à de grands malheurs. En ce jour de l’Ascension, et au moment où messieurs du chapitre allaient procéder à l’élection d’un prisonnier, il avait cru devoir venir leur donner cet avertissement. Les chanoines lui répondirent, par l’organe du grand-chantre, qu’ils avaient toujours obéi au roi, et s’efforceraient toujours de lui obéir et de ne rien faire contre ses ordres. Quant au choix d’un prisonnier, ils y procéderaient selon Dieu et leurs consciences. Après le départ du bailli, on continua de recueillir les votes ; et il se trouva que ce même Etienne de Baudribosc, poursuivi par le roi avec tant d’acharnement, avait réuni l’unanimité des suffrages. Le nom de ce prisonnier fut donc inscrit sur un cartel, que deux chapelains allèrent, suivant la coutume, porter au bailliage. A la lecture de ce cartel, les magistrats se trouvèrent dans une grande perplexité. Car, d’un côté, si Louis XI n’était pas endurant, de l’autre, le chapitre était bien opiniâtre. Le bailli aurait vivement désiré que les chanoines renonçassent à cette élection et procédassent à un autre choix. Après une assez longue délibération, on retint les chapelains à la Cohue ; et Jacques de Croismare, lieutenant du bailli, alla trouver messieurs du chapitre. Il leur témoigna l’étonnement qu’avaient éprouvé les magistrats, en lisant sur le cartel le nom d’un prisonnier réclamé par le roi, qui, connaissant son crime, s’était attribué, à lui et à son conseil, le jugement de ce procès criminel. Le chapitre ne pouvait l’ignorer, puisque Sa Majesté lui avait écrit à cet égard. En tous cas, le privilège de saint Romain, accordé à l’église de Rouen par les ancêtres du roi, ne pouvait s’étendre aux clercs ; les clercz n’estoient capables de ce privilége. Il y avait dans les prisons du roi d’autres criminels laïques, auxquels le chapitre pouvait accorder le privilège ; mais il ne pouvait être donné à Etienne de Baudribosc, « le Roy ayant retenu à soy la cognoissance du crime perpétré par ce prisonnier, » accusé, en outre, d’autres crimes que Sa Majesté connaissait seule, et qu’elle seule aussi voulait punir. Il venait donc, au nom du bailli et des autres officiers du roi, prier messieurs du chapitre de se désister du choix qu’ils avaient fait d’Etienne de Baudribosc, les inviter à procéder à une nouvelle élection, ou du moins à différer la procession et suspendre l’effet du privilége, jusqu’à ce que les officiers du roi eussent pu consulter Sa Majesté et mieux connaître les intentions du monarque. Messieurs du chapitre témoignèrent au lieutenant Croismare leur vive gratitude envers les officiers du bailliage, pour tout ce qu’il y avait eu d’obligeant, de charitable et de fraternel, dans les avertissemens qu’ils avaient bien voulu donner au chapitre. Ils protestèrent de leur soumission profonde au roi, et de leur éloignement pour tout ce qui pouvait lui déplaire. Mais le privilège de la fierte était un privilège accordé par le Dieu tout-puissant, en considération des mérites de son très-glorieux confesseur saint Romain, à l’église de Rouen, dont naguère ce grand saint avait été l’évêque, et dont il était aujourd’hui le patron. Ce privilège était plutôt divin qu’humain ; sa vertu était connue, non seulement des habitans de cette ville, mais de tous les Français. Les aïeux de Sa Majesté l’avaient reconnu et protégé, comme tous les autres privilèges des églises de France, et en avaient été récompensés par les bénédictions du ciel. Ce privilège, à le bien prendre, était moins le privilège de saint Romain que celui du Dieu tout-puissant et de son église de Rouen. Le roi actuellement régnant avait-il entendu y déroger ? Sa lettre au chapitre ne permettait pas de le croire. Les chanoines de Rouen avaient élu Baudribosc, unanimement, saintement, justement, canoniquement, selon Dieu et leur conscience, après avoir chanté l’hymne : Veni creator, et invoqué l’assistance de Dieu et du Saint-Esprit. Jamais, quoi qu’il pût arriver, ils ne rétracteraient une élection ainsi faite. Toutes les lois divines et humaines leur faisaient, au contraire, un devoir impérieux de la maintenir. Quant à surseoir à l’exécution du privilège, outre que l’honneur de Dieu et la solennité du jour ne leur permettaient point de suspendre la procession ; si cette procession ne sortait pas, le peuple saurait bien à qui s’en prendre, et poursuivrait de ses murmures ceux qu’il accuserait de ce trouble apporté à des solennités qu’il aimait avec passion ; et alors il pourrait y avoir dans la ville du bruit et du scandale, ce qu’à Dieu ne plût ! Le chapitre entendait donc faire ses processions accoutumées et défendre son privilège énergiquement et par les moyens ordinaires ; et il suppliait les officiers du bailliage de faire en sorte que ce privilège sortît son effet en ce jour qui lui était spécialement affecté. Il n’y avait homme vivant qui eût jamais vu susciter au privilège de la fierte des obstacles dont, à la fin, il n’eût triomphé par la volonté de Dieu et la force de la justice. Fallait-il attendre des magistrats actuels des sentimens moins favorables à l’église ? M. de Croismare, lui qui était né en cette ville de Rouen, et qui, mieux que tout autre, avait appris à connaître la vertu et l’efficacité du privilège de saint Romain, se montrerait (le chapitre aimait à le croire) véritable enfant de l’église ; et, en reportant au bailli la réponse qu’il venait d’entendre, ferait tout, auprès des officiers du roi, pour que le privilége de saint Romain ne reçût point d’atteinte, et eût, au contraire, son plein et entier effet. Au reste, ils croyaient devoir le prier d’avertir messieurs du bailliage « qu’il alloit, peut-estre, arriver du scandale en l’esglise, et esmotions entre les peuples, si on ne leur délivroit le prisonnier qui avoit esté esleu. » Cette menace, ou si l’on veut, cette crainte, argument final du chapitre, n’avait que trop de portée. Combien de fois déjà n’avait-on pas vu le peuple de Rouen s’émouvoir, lorsque le choix des chanoines avait éprouvé quelque résistance ! combien de fois on avait vu ces ecclésiastiques adroits et opiniâtres haranguer le peuple, sous couleur de prêcher sur le privilège, adresser ses doléances amères à une multitude ignorante et passionnée, qu’ils disposaient ainsi à ne point souffrir que « l’on attentât au privilége de saint Romain », c’est-à-dire, que l’on contrariât le clergé de Notre-Dame ? Une sédition étant, après tout, le plus grand danger que l’on pût craindre, le bailliage, sur le rapport de ses députés, délivra enfin aux chanoines le prisonnier qu’ils avaient élu. Tous les officiers du siége vinrent, avec les confrères de Saint-Romain et les deux chapelains, amener Baudribosc dans la cathédrale ; et là, en présence d’une multitude innombrable de peuple, ils rendirent au chapitre ce prisonnier, qui leva la fierte, peu d’instans après, à la Vieille-Tour. On ne voit pas que Louis XI ait jamais réclamé contre cette délivrance d’un homme qui paraissait avoir encouru sa haine redoutable. Mais encore un mot sur cette affaire : les officiers du bailliage avaient dit au chapitre, on l’a pu remarquer, que « les clercs n’estoient capables du privilège de saint Romain. » Le chapitre avait répondu que « ce privilège s’estendoit à toutes sortes de personnes. » Une réponse aussi vague et aussi générale semblait indiquer que, jusqu’alors, la fierte n’avait été donnée à aucun clerc, ou que, du moins, on n’en avait point gardé le souvenir ; car, s’il en était autrement, le chapitre ne devait-il pas s’empresser de citer les noms des clercs qui, précédemment, avaient joui du privilège de saint Romain ? n’était-ce pas la réfutation la plus péremptoire de l’assertion des officiers du bailliage ? Nous ne nous arrêterons pas à établir qu’on ne voit aucune raison plausible qui dût exclure les clercs du bénéfice d’un privilège institué pour rehausser la solennité d’une grande fête religieuse. Nous ferons plus en disant que, dans les registres du chapitre, des xive, xve et xvie siècles, on trouve un assez grand nombre de clercs élus et délivrés pour jouir du privilège. Et si, par cette appellation de clercs, les officiers du bailliage entendirent désigner les prêtres, nous citerons les noms de deux prêtres qui, à des époques différentes, mais postérieurement au débat dont on vient de lire le récit, furent admis à lever la fierte. Le premier fut Martin Néel, curé de Placy, qui la leva en 1574, comme complice d’un meurtre commis dans l’église de Vire. Le second fut Me. Nicolas Lefort, curé de Sideville, en Cotentin, qui obtint le privilège en 1601, comme complice du meurtre du curé de Bréville.
Nous voici arrivés à une époque où le privilège de saint Romain brilla du plus vif éclat.
Le 14 avril 1485, le roi Charles VIII, âgé de quinze ans, fit sa joyeuse entrée dans sa bonne ville et cité de Rouen, où il devait séjourner quelque tems. Jamais on n’avait vu fête plus belle, ni cortège plus nombreux, plus leste et plus brillant. On était comme enchanté de ces pompes royales qui succédaient tout-à-coup aux alarmes et aux parcimonies du sombre règne de Louis XI, comme un premier jour de printems vient réjouir le monde à la suite d’un hiver triste et nébuleux. Au lieu de ce vieux roi songeur, farouche et difficile à vivre, c’était vraiment un charme que de voir caracoler gaîment sur son destrier un jeune monarque de quinze ans, à la taille svelte, aux yeux vifs, gai, insouciant, aventureux et confiant comme on l’est à cet âge, éblouissant dans ses ornemens royaux, ébloui lui-même d’un éclat tout nouveau pour lui, et dont les quatorze ans de sa vie recluse dans le château d’Amboise ne lui avaient pas donné l’idée. La ville de Rouen, voulant fêter son jeune souverain, avait équipé richement vingt-quatre enfans de bourgeois et marchands, qui, « bien montés sur beaux chevaulx, suivoient ce monarque de leur âge, conduits par le roy d’Yvetot, capitaine du pont de Rouen, le quel, dit la chronique, portoit les cléfz de la ville[97] » Mais à tous ces ébattemens, à tous ces joyeux spectacles, succédèrent bientôt de plus sérieuses pensées. L’échiquier de Pâques allait tenir ses assises à Rouen ; et on avait senti quelle autorité donnerait à ce tribunal la présence du roi au milieu de tous ces juges assis en jugement.
Le 18 avril, Charles VIII vint prendre séance à l’échiquier, environné de toute sa cour. Le chancelier de France, dans une harangue aux magistrats, leur fit sentir tout le prix de l’honneur qu’ils recevaient, et leur rappela les devoirs sacrés que leur imposait leur auguste ministère. « Le roy nostre seigneur, dit-il, voulant exalter sa souveraine court de l’eschiquier de Normandie, est venu en icelle, à cette fin, pour y présider et faire honneur. Présidens, conseillers, et vous tous qui auréz à faire les jugemens, considéréz les sermens que vous avez faictz, et que, tout ainsi que vous jugeréz, vous seréz jugiez. Entendez à garder les droiz des églises, des femmes, des veufves, les droiz du roy ainsy que subgietz y estes, selon les loiz et coustumes[98]. » Charles VIII ne se contenta pas de prendre séance une fois parmi les maîtres de l’échiquier. La ville de Rouen émerveillèe, vit pendant plusieurs jours un jeune roi de France, assis au milieu des juges, prenant part à leurs travaux, autorisant et encourageant, par sa présence, ces magistrats qui tenaient de lui leurs pouvoirs.
Cependant, la fête de l’Ascension approchait, et le tems était venu où le privilège de saint Romain devait être insinué selon l’usage. Déjà, antérieurement, mais à des époques reculèes, ce privilège avait été insinué devant des rois de France ; car, dans l’enquête de 1394, le chapitre, parlant de l’insinuation annuelle, « elle se faict, disait-il aux officiers du roy nostre seigneur ; elle se faict aucunes foys à nostre dict seigneur le roy, à sa propre personne, se il est à Roën. » Aujourd’hui que la ville de Rouen possédait le roi dans ses murs, quelle favorable occasion pour faire reconnaître authentiqueraient le privilège par ce monarque, en l’insinuant devant lui, dans un lit de justice ! C’est ce qu’avait fort bien compris le chapitre. Le mercredi 27 avril, dix chanoines, envoyés par lui au château, demandèrent à être admis dans la grande salle de l’échiquier. L’ordre ayant été donné de les introduire, ils entrèrent, suivis de plusieurs chapelains de Notre-Dame et de tous les frères servans de la confrérie de Saint-Romain. Là un spectacle imposant s’offrit à leurs yeux ; tous les barons, les évêques, les abbés, les prieurs de Normandie ; tous les baillis, les procureurs du roi, les vicomtes, les verdiers et autres officiers de justice de la province, étaient assis, pressés les uns contre les autres, sur les bancs du parquet d’en bas, et en si grand nombre que la vaste grand’salle du château pouvait à peine les contenir. Au-dessus de cette multitude de nobles personnages, on voyait les maîtres de l’échiquier, et, à leur tête, l’évêque de Lombez, abbé de Saint-Denis, président civil, et Christophe de Carmonne, président criminel ; plus haut encore, le duc d’Orlèans, qui régna depuis sous le nom de Louis XII ; le duc de Bourbon, connétable de France ; le duc de Lorraine ; le sire de Beaujeu ; le comte de Richemont, qui, trois mois après, régna en Angleterre sous le nom de Henri VII ; le comte de Vendôme ; le seigneur de Bresse ; le comte d’Albret ; le prince d’Orange ; le comte de Ricquebourg ; le chancelier de France ; et au-dessus d’eux tous, sous un dais, Charles VIII, « séant en sa chaire. » Pour un tel auditoire, la formule ordinaire de l’insinuation eût été bien sèche. Aussi « maistre Estienne Tuvache », chancelier et chanoine de l’église cathédrale de Rouen, l’un des plus habiles du chapitre, n’avait-il pas été désigné sans dessein par sa compagnie pour porter la parole en cette circonstance solennelle, au nom de l’église de Rouen. Après s’être incliné avec respect devant le monarque : « Sire, lui dit-il, nous vous remonstrons, par grande humilité, le prévillége dont a esté, de grande ancienneté, usé en l’esglize de Rouen, par les mérites et dessertes de monsieur sainct Romain. Ce grand saint, constant et durant le temps qu’il régna archevesque de Rouen, délivra icelle ville et le païs d’environ d’un serpent ou dragon qui dévouroit chacun jour plusieurs personnes, à la grande désolacion dudit païs ; lequel serpent ou dragon fut, en la vertu de Dieu, mis par ledit monsieur sainct Romain en telle subgection, qu’il en délivra la dicte ville et le païs ; et fut aprèz ce que plusieurs personnes, doubtans la mort et danger dudict serpent, olrent esté reffusans d’aler avecques lui ; et ce voiant ledit monsieur sainct Romain, pour ce qu’il trouva que deux prisonniers avoient esté condempnéz à mort pour leurs démérites, iceulx prisonniers lui furent bailliez pour aler avecques lui, dont l’un d’iceulx prisonniers fist reffuz, et néantmoins procéda oultre, et, après que mon dict sieur sainct Romain olt conjuré la dicte beste ou serpent, lui mist une estolle au col et la bailla à mener au dict prisonnier qui estoit en sa compaignie, jusques au pont de Saine, et de dessus icelui pont fut gectée en la rivière ; et, à ce moyen, depuis ne fist aucun mal ne inconvénient au peuple, et octroya le roi qui estoit en icelui temps, que, en nom de Dieu et d’icelui monsieur sainct Romain, seroit délivré ung prisonnier. »
Après ce récit merveilleux, qui avait captivé au plus haut degré l’attention du roi et de l’illustre assemblée, le chancelier du chapitre, venant enfin à l’objet direct de sa mission, dit « qu’aucun prisonnier estant ès prisons du roy en icelle ville de Rouen, ne debvoit estre interrogué, questionné, molesté, ne transporté de lieu en autre, jusques à ce que icellui prévilliége eust eu lieu et sorty son effect. » (Telle était alors la formule de l’insinuation.) L’orateur du chapitre ajouta que « les archevesque, chanoines, chappelains et colliége (chapitre) d’icelle esglise avoient joy de ce prévilliége, de tel et si longtemps qu’il pouvoit estre mémoire. Nous supplions, dit-il, et requérons à Sa Majesté ici présente qu’il luy plaise permettre icellui prévilliége avoir lieu, et ordonner les cléfz estre délivrées aux députés du chapitre, toutes foiz qu’ilz vouldront àller interroguer et examiner les prisonniers durant le temps dessus dict aux fins de l’exécution du prévilliége. » Le procureur du roi, invité de déclarer « s’il vouloit mectre aucun contredit à la dicte requeste, répondit qu’il ne débatoit point que le dict prévilliége n’eust lieu à en user à la manière accoustumée. » Alors la cour d’échiquier prononça « qu’elle ne mectoit aucun contredit que le prévilliége saint Romain n’eust lieu et sortist son effect, à en user ainsi et de la manière accoustumée sans riens innover ; et de ces choses fu octroyé lettres (acte) au chapitre, à fin deue. » Cet arrêt, prononcé au nom du roi, en présence du roi lui-même, doit être regardé comme une reconnaissance authentique et solennelle du privilège de saint Romain. A en croire le président De Thou, mal informé, disons-le en passant, des affaires de la fierte, Charles VIII, qui aimait les Normands, aurait confirmé le privilège de saint Romain par des lettres-patentes datées d’Alençon[99]. Mais où sont ces lettres-patentes ? Si le chapitre de Rouen en eût obtenu de semblables, aurait-il manqué de s’en prévaloir dans les nombreux procès qu’il eut à soutenir depuis, et où il vantait les diverses confirmations du privilège qui lui avaient été successivement accordées par les rois de France ? Il n’a jamais parlé de ces prétendues lettres-patentes données à Alençon. On n’en trouve aucune trace dans les inventaires de ses titres, où sont énumérées et analysées avec tant d’exactitude et de détail les chartes favorables au privilège. Ces inventaires n’oublient pas le procès-verbal d’insinuation que nous venons de reproduire, et citent avec raison cet acte comme une confirmation du droit de l’église de Rouen par Charles VIII. Sans aucun doute, c’est la seule qui soit émanée de ce monarque ; et le président De Thou, en confondant cette reconnaissance de Charles VIII à Rouen, avec de prétendues lettres-patentes données à Alençon, aura commis une erreur, qui, de peu de conséquence dans l’immense et consciencieuse histoire que nous lui devons, ne pouvait toutefois être dissimulée dans un ouvrage spécial sur la fierte[100].
Au reste, le privilège devait, cette année même, et pendant le séjour de Charles VIII à Rouen, recevoir une sanction non moins solennelle que celle dont nous venons de parler. La présence du roi dans la capitale de la Normandie y avait amené une multitude d’officiers attachés à sa personne et aux princes et grands de sa suite. Sous un roi jeune et facile, ces gens-là se croyaient tout permis ; plusieurs habitans de Rouen eurent à se plaindre d’eux ; mais voici un fait plus grave que tous les autres. Le 2 mai, deux palefreniers des écuries de l’amiral de France, logés dans le faubourg Saint-Gervais, s’approchèrent d’un jeune homme nommé Cornelay, et l’un d’eux le pria de le débarrasser d’une paire de tenailles qu’il lui présentait, en la tenant sans doute avec précaution. Le jeune homme crédule saisit les tenailles ; elles étaient brûlantes, il se blessa beaucoup la main ; et, irrité par la douleur, il n’épargna pas les invectives aux imbécilles auteurs d’une si cruelle plaisanterie. Mais, quelques heures après, ces deux palefreniers, pour se venger peut-être des injures que Cornelay leur avait adressées, revinrent à cheval caracoler autour de lui en le bravant, et un des chevaux lui foula les pieds. Outré de ces mauvais traitemens qu’il n’avait pas mérités, Cornelay asséna deux ou trois coups de bâton à un de ces insolens, qui tomba de cheval, mortellement blessé, et expira la nuit suivante. Le lendemain, comme le chapitre était assemblè, on vint lui apprendre ce qui s’était passé à Saint-Gervais. Cornelay était arrêté ; le prévôt de l’hôtel allait le juger comme meurtrier et le faire exécuter dans la journée, si on n’y donnait ordre. Le tems pressait ; le chapitre se hâta d’envoyer au grand-prévôt des députés qui lui représentèrent qu’il ne pouvait passer outre sans porter atteinte au privilége de saint Romain. Ils lui dirent en quoi ce privilége consistait, et crurent le rendre plus respectable à ses yeux, en ajoutant qu’il avait été insinué tout récemment, en présence du roi lui-même. Ils le supplièrent avec instance de ne point attenter à leur droit et aux libertés de leur église ; mais on ne put rien gagner sur l’inexorable prévôt. Il répondit que le coupable allait être jugé, et serait exécuté dans la journée, sans remise. En effet, deux ou trois jours après, la sentence fatale était rendue, une charrette était à la porte des prisons, le bourreau attendait, les gardes menaçaient le geolier qui avait refusé d’ouvrir ; encore un instant, la porte de la geole allait être forcée, et le condamné arraché de son cachot et traîné au supplice. Mais l’échiquier, averti à tems par le chapitre, avait député vers le roi, et un messager royal vint signifier au prévôt, de l’ordre exprès de sa majesté, une défense formelle d’attenter au privilége, et l’injonction de surseoir à l’exécution de la sentence de mort, jusqu’à ce que le privilége de saint Romain eût eu son effet. Cet ordre de Charles VIII eut le succès qu’on devait en attendre, et il fut convenu que Cornelay resterait dans sa prison jusques après la fête ; mais on put alors espérer pour la vie de ce malheureux jeune homme. Toute la ville s’intéressait vivement à son sort. A la vérité, ce meurtre était bien excusable, eu égard aux circonstances dans lesquelles il avait été commis. De plus, Cornelay était normand ; et les anciens de la ville, après avoir vu, pendant les vingt-cinq années de la domination anglaise, la fierte levée assez fréquemment par des Anglais, ne pouvaient plus souffrir qu’on la donnât à d’autres qu’à des gens de la province. Et quel prisonnier y avait plus de droits que Cornelay ? Le jour de l’Ascension, si impatiemment attendu, arriva enfin. Le matin, tous les chanoines, assemblés dans la salle capitulaire, délibéraient sur l’élection d’un prisonnier, lorsqu’on leur annonça que M. De Mouy, bailli de Rouen, demandait à parler au chapitre de la part du roi. Comme si chacune des circonstances du cérémonial du privilège eût dû avoir, cette année-là, quelque chose de plus solennel qu’à l’ordinaire, Charles VIII, qui, les jours précédens, avait entendu parler de la procession de la fierte comme d’un spectacle des plus curieux, éprouvait un vif désir de la voir ; et il envoyait le bailli prier les chanoines de donner des ordres pour que le cortège sortît de bonne heure de la cathédrale, et passât de jour par le château où il serait avec toute sa cour. Les chanoines, qu’un tel message comblait de joie, protestèrent, tout d’une voix, de leur empressement à déférer aux désirs du roi. Après le départ du bailli, ils reprirent leur délibération, et désignèrent unanimement l’élu de la ville, ce Pierre Cornelay qui avait vu la mort de si près. L’échiquier ayant accueilli cette élection sans difficulté, Cornelay fut délivré au chapitre, et leva la fierte à la Vieille-Tour, avec les solennités accoutumées. Restait maintenant à satisfaire au désir du roi. En partant de la Vieille-Tour, la procession, au lieu de rentrer de suite à Notre-Dame comme à l’ordinaire, prit sa marche par la rue du Grand-Pont et la rue aux Gantiers, pour se rendre au château. Toutes les paroisses de la ville étaient là avec leurs bannières, leurs croix et leurs châsses, au milieu desquelles la fierte de saint Romain et le prisonnier qui la portait attiraient tous les regards. Les religieux de Saint-Ouen et ceux du prieuré de Saint-Lô étaient venus, par ordre du roi, grossir encore l’innombrable cortège, au-dessus duquel planaient les deux gargouilles aux gueules béantes. Cette procession, conduite par l’archevêque Robert De Croismare, revêtu de ses ornemens pontificaux, entra dans le château par la porte de devant, sortit par celle des champs, et revint à Notre-Dame par la porte Bouvreuil, après avoir défilé lentement devant Charles VIII et devant une cour nombreuse, où l’on remarquait, outre tous les princes et seigneurs que nous avons vus figurer à l’échiquier, plusieurs princesses, et surtout Anne de France, dame de Beaujeu, sœur du roi, et toutes les dames de sa suite. Ce fut une belle journée pour le privilège. Jamais il n’avait brillè d’un si vif éclat : un vieux chroniqueur nous l’assure, et il n’est pas difficile de l’en croire, cette cérémonie intéressa vivement Charles VIII, le duc d’Orléans, le comte de Richemont, les princes, les seigneurs, les chevaliers et les nobles dames. Dans cette cour jeune et brillante, il fut long-tems parlè de la ville aux cent tours, de saint Romain son saint évêque, de la gargouille dont on ne riait pas encore alors, de ce chapitre qui faisait grâce aux meurtriers, de la magnifique procession et de ses deux dragons, de la fierte merveilleuse, et enfin du pauvre Cornelay, qui, tout en portant dévotement la châsse de Saint-Romain sur ses épaules, avait, dans la cour du château, regardé de travers, chemin faisant, le prévôt de l’hôtel, à qui il semblait reprocher de s’être tant démené pour l’empêcher d’être de la fête.
Une reconnaissance si flatteuse du privilège de la fierte n’était pas faite pour rendre les chanoines de Rouen plus endurans sur les atteintes dont ce privilége pourrait être l’objet. Douze ans après (en 1497), les députés du chapitre, en visitant les prisons, les trois jours des Rogations, s’aperçurent qu’un archer, nommé Colinet Pitrelay, écroué depuis l’insinuation, ne s’y trouvait pas. La personne de cet archer intéressait peu le chapitre, bien résolu d’avance à choisir, cette année, Henriette De Noyon, coupable de meurtre, qui effectivement fut élue et délivrée le jour de l’Ascension. Mais le privilége semblait avoir reçu une atteinte, puisqu’un prisonnier écroué depuis l’insinuation ne se trouvait dans aucune des prisons, et avait sans doute été transporté ailleurs. Aussi, dès le lendemain de la fête, des députés du chapitre vinrent se plaindre au bailliage, de cette infraction à la règle qui s’opposait à ce qu’aucun prisonnier pût être enlevé de Rouen après l’insinuation du privilège. Ils demandèrent réparation de cet attentat, afin que la délivrance de Pitrelay « ne pust porter préjudice au privilége ni à l’usage d’iceluy, se réservant, au besoing, de user de monicions, censures, et fulminacions sur ceulx qui l’avoient délivré ou transporté, s’ils veoyoient que bien fust. » Mais les conjectures du chapitre étaient mal fondées, et ses menaces hors de propos. Deux sergens, chargés, par ordre supérieur, de transférer Pitrelay d’une des prisons de Rouen dans le château de la même ville, avaient mal surveillé le prisonnier, qui s’était enfui dans le trajet. Une enquête était commencée, sur cette évasion ; on avait arrêté un des sergens, l’autre était en fuite. Le droit qu’avaient les officiers du roi, de faire, après l’insinuation du privilège, comme avant, transférer les détenus d’une prison de la ville en une autre, sise également dans la ville, était incontestable. La négligence ou malice des sergens ne pouvait être imputée qu’à ces derniers, et, en cela, le privilège n’avait reçu aucune atteinte. Telle fut, en somme, la réponse que le procureur du roi fit au chapitre, au nom du bailliage. Les chanoines députés se hâtèrent d’assurer que « se (si) les sieurs de chapitre, qui les avoient envoyez, eussent sçeu et congneu la vérité estre telle comme il venoit d’estre déclairé par le procureur du Roi, ilz n’en eussent faict aucune quérimonie (plainte). » Mais, comme il fallait que toutes choses tournassent au profit du privilége, ils demandèrent acte de ce qui venait de leur être dit, « afin qu’il feust congneu, au temps advenir, qu’il n’y avoit eu aucune interruption au privilège de monsieur Sainct Romaing. » Cet acte leur fut accordé.
« Jusques icy, Dieu, par sa singulière providence, a conservé nostre privilége entier, sans aucun deschet de son ancienne splendeur, ce qui est un tesmoignage certain et asseûré de la saincteté, j’ose dire de la divinité de nostre dict privilége : car les choses purement humaines ne se peuvent maintenir ainsi entières sans aucune altération par un si long temps. »
« Je feray cest advértissement, qu’il y a danger que MM. les ecclésiastiques perdent ce beau privilège, à cause qu’il s’y commet le plus souvent des abus, parce qu’il se doit donner en cas pitoyable et non par authorité ou faveurs de seigneurs. »
UN échiquier permanent avait été établi à Rouen en 1499. A dater de cette époque, le privilège de saint Romain rencontre plus de résistance et de difficultés. Du tems des échiquiers ambulatoires et temporaires, les maîtres qui y siégeaient, investis d’un pouvoir éphémère et limité, n’avaient garde de se commettre avec un chapitre riche, puissant, autorisé dans la ville. Ils auraient craint d’attaquer un usage cher aux habitans de Rouen, à la province tout entière. Souvent, d’ailleurs, ces échiquiers étaient composés d’officiers nouveaux qui n’entendaient parler du privilége que pour la première fois, et ignoraient les abus que l’on avait pu commettre sous son nom. L’échiquier permanent se trouvait dans une toute autre sphère. Première cour souveraine en Normandie où il représentait le roi, investi du droit de rendre sans appel la justice au nom du monarque, ce tribunal dut voir d’un œil peu favorable un autre droit encore plus auguste que celui qui lui avait été délégué, le droit de faire grâce, exercé, chaque année, avec beaucoup d’éclat et de solennité, par un collège de prêtres, et devenu, en leurs mains, à l’égard du prisonnier élu et de ses complices, plus étendu et plus efficace qu’il ne l’était dans les mains du souverain. Dans l’intérêt de la couronne, dont les droits étaient confiés à sa garde, l’échiquier dut s’opposer aux accroissement d’un pouvoir déjà assez exorbitant ; il dut même mettre en question ce pouvoir lui-même, lorsque les rois de France venaient à mourir ; le nouveau souverain lui paraissant bien le maître, à son avènement au trône, de reprendre son droit royal, que ses prédécesseurs avaient pu aliéner pour eux, mais non pour lui. D’ailleurs, cette cour étant stationnaire, voyant les choses sans cesse et de près, et prenant note exacte des abus, avait, à la fois, et les moyens et le tems de les poursuivre. Ajouterons-nous qu’une compagnie puissante, investie d’un ministère de justice et de rigueur, pouvait ne pas voir sans quelque chagrin un autre corps, bien inférieur à elle dans la hiérarchie politique, balancer son importance par des actes de grâce et de pardon, et prendre même une sorte d’ascendant sur elle, puisqu’il pouvait soustraire de grands coupables aux justes condamnations qu’elle avait prononcées, qu’elle avait dû prononcer contre eux ?
Dès l’an 1500, les chanoines de Rouen se plaignirent au roi Louis XII de ce que « puis naguères on s’estoit efforcé de les inquiéter et troubler dans la jouissance de leur privilége. » On voit que l’échiquier n’avait pas perdu de tems. Louis XII, par des lettres-patentes du 5 mars 1501, adressées aux gens de son échiquier, aux bailli et vicomte de Rouen, et à tous ses autres justiciers, leur manda que « s’il leur apparoissoit que les chanoines de Rouen et leurs prédécesseurs eûssent accoustumé de jouir et user du privilége, par tel et si longtemps qui pût attribuer possession valable, ils eûssent à les en laisser jouir pleinement et paisiblement, en ses circonstances et dépendances, ainsi qu’ilz en avoient jouy de tout temps. » Malgré des lettres si expresses, l’échiquier fit arrêter, cette année même, trois des complices d’un sieur De Martainville, qui avait levé la fierte pour crime de rapt. Sur de nouveaux ordres du roi, cette cour n’en voulut relâcher que deux, prétextant que le troisième était retenu pour un autre fait ; et, de plus, le procureur-général Robert De Villy protesta, en présence des députés du chapitre, que « sy aux prisons du Roy y avoit quelques criminelz chargiéz de crime de lèze-majesté, ou contre le bien public, ou autre grant crime, il empescheroit qu’ilz ne fûssent délivréz au moyen du dict prévillège. »
Dans sa requête à l’échiquier, pour obtenir la mise en liberté de ces prisonniers, le chapitre avait dit « qu’il estoit faict inhibition (défense) à messieurs de l’eschiquier de retenir prisonniers les sieurs N… » Cette expression, qui naguère avait pu paraître sans conséquence à des tribunaux temporaires, choqua beaucoup l’échiquier devenu permanent : il ordonna qu’elle serait immédiatement corrigée, et qu’au dos de la requête du chapitre, serait transcrit l’arrêt qui en ordonnait la suppression. Défense fut faite aux chanoines « d’user désormais, en semblables lettres, du terme d’inhibition. » Dans cette occasion, les chanoines avaient produit diverses chartes et informations, pour prouver que les complices d’un prisonnier qui avait levé la fierte, devaient être mis en liberté. L’échiquier ordonna qu’ils communiqueraient au procureur-général un double de ces titres et informations, « afin que, pour le temps advenir, les officiers de l’échiquier fûssent advertis de l’usance du dict prévilège. » Voilà des juges qui voulaient y voir clair, connaître bien les antécédens sur le privilège, et établir une jurisprudence fixe sur un usage qui, précédemment, avait donné lieu à tant de débats. Ils voulaient surtout amener le chapitre à solliciter des lettres de confirmation du privilège. C’était à ce but que tendaient tous leurs efforts. Par là, d’abord, l’autorité royale rentrait pleinement dans ses droits ; et, en supposant que le chapitre obtînt une confirmation de son privilège, il paraissait impossible qu’une déclaration nouvelle n’exceptât pas du pardon ces grands crimes dont l’impunité indignait les magistrats et effrayait la société.
Les chanoines de Rouen ne pouvaient se résoudre à solliciter une confirmation en forme. Ces prêtres avisés craignaient, non sans fondement, de voir modifier ou même anéantir la plus belle, la plus glorieuse de leurs prérogatives, par le premier roi qui la regarderait de trop près ; et puis, à leur sens, ce privilège, qu’ils faisaient remonter à Dagobert, et auquel ils donnaient une origine céleste, était, par cela seul, perpétuel, irrévocable, inamissible. En demander la confirmation au roi, même le plus bienveillant, c’était, dans le présent, méconnaître eux-mêmes la source toute divine de leur droit ; et, pour l’avenir, mettre tout à l’aventure. Car ce qu’un roi aurait bien voulu consentir à confirmer, un autre roi n’aurait-il pas la fantaisie de le détruire ? Mais on les pressait vivement, et il fallut bien se résoudre. Combien alors ils s’applaudirent de ce que cette difficulté leur était suscitée sous le règne de Louis XII ! Le chapitre avait auprès de ce monarque un protecteur tout puissant et plein de zèle : C’était le cardinal Georges D’Amboise, premier du nom, « qui gouvernoit du tout le roy et le royaume de France, pour avoir esté l’un de ses plus familiers lorsqu’il estoit monsieur D’Orléans[101]. » Archevêque de Rouen, Georges D’Amboise ne pouvait, en une semblable circonstance, faillir à son église qu’il aimait. Ce prélat, qui « gouvernoit paisiblement le cœur et oreille de Louis XII, son maistre[102], » servit, dans cette conjoncture, son chapitre avec un zèle affectueux et paternel. Mais il mourut (en 1510) avant d’avoir pu procurer à l’église de Rouen les lettres-patentes qu’elle désirait. Heureusement le siége épiscopal de Rouen fut occupé, après lui, par son neveu, qui hérita de son zèle pour l’église, et continua les démarches du cardinal son oncle. Ses efforts devaient être couronnés d’un complet succès. Au mois de novembre 1512, Louis XII, étant à Blois, signa une déclaration confirmative du privilège de saint Romain. Cette déclaration étant un des monumens les plus importans de l’histoire du privilège, nous devons donner ici quelques détails.
Dans le préambule de ces lettres, figure, comme nous l’avons dit précédemment, le récit détaillé du miracle de la gai-gouille. Peut-être le chapitre, en le faisant insérer dans des lettres-patentes revêtues du seing et du sceau royaux, espéra-t-il l’avoir rendu plus sacré, plus inattaquable ; on a vu plus haut quelle foi mérite ce récit. Il est suivi d’une description abrégée de la pratique ou du cérémonial du privilège. Quant à l’insinuation, à la visite des prisons, à l’élection du prisonnier, à la levée de la fierte, ces points seront traités ailleurs avec beaucoup de détail. Vient enfin ce qui, dans cette pièce, émane véritablement de l’autorité du roi, ce qui fixe, pour l’avenir, le sort du privilège de saint Romain.
. . . . « Les choses dessus dictes considérées, attendu que le dict privilège tend totalement à la louange de Dieu et à l’utilité des pauvres prisonniers estant constituéz en péril et danger de mort, et à la délivrance d’iceulx, qui est œuvre de pitié et de miséricorde, digne de grande recommandation ; et, comme roy très chrestien, vrai zélateur de la foy catholique et conservateur des privilèges donnéz aux églises de nostre royaume, désirant iceulx privilèges, droictz, usages et possessions ainsi donnéz à l’exaltation de la dicte foy catholique et à la dicte église, en l’honneur du dict glorieux sainct Romain, en laquelle le cœur de nostre très cher sieur et progéniteur de bonne mémoire, le roy Charles cinquième de ce nom (que Dieu absolve), repose, et où nous avons singulière et spéciale dévotion, estre entretenus, observéz et gardéz sans enfreindre, et sans y estre donné empeschement en aucune manière, après ce que nous avons faict voir par les gens de nostre grant conseil, les dictes informations, sentences et arrêts concernant le dict privilège et jouissance d’iceluy, et de ce deuement informéz ;
« Nous avons les dicts privilèges, franchises, libertéz et usages, louéz, ratifiez, confirméz et approuvéz, et avons pour agréables. . . . Voulons et nous plaît que, dorénavant et à tousjours mais, ilz puissent délivrer un prisonnier ou prisonnière, par chacun an, ses complices, adhérans et alliéz et chacun d’eulx, le dict jour de l’Ascension nostre Seigneur. Et, de nostre plus ample grâce, avons déclaré et déclarons que les dicts doyen, chanoines et chapitre, ores et pour l’advenir, jouissent du dict privilège, jouxte et en la forme et manière que dessus, ainsy qu’ilz ont accoustumé jouir et jouissent encores de présent, sans que par aucun de nos justiciers et officiers de nostre royaume, soit de nos cours de parlement, échiquiers, baillis, vicomtes ou autres, y puisse estre donné aucun destourbier ou empeschement, que le dict privilège ne sortisse pleinement son effect...... et outre voulons que les complices et adhérans des prisonniers esleuz par le chapitre pour avoir le dict privilège, tant du temps passé que du temps à venir, soient faicts jouir du dict privilège, en ensuivant les usages et possessions d’iceux de chapitre ci-dessus récitées. » Le roi mandait à tous ses officiers, « de laisser jouir et user pleinement du privilège les chanoines et. les prisonniers par eux esleuz, avec leurs complices tant du temps passé que du temps à venir, de délivrer ceux qui pouvoient estre encore détenus, etc. »
Certes, on ne pouvait désirer une confirmation plus expresse. Le privilège de saint Romain avait subi une épreuve critique ; grâceau cardinal Georges d’Amboise, et à l’archevêque son neveu, il en était sorti intact et sans atteinte. Dans les lettres-patentes que ces zélés prélats avaient su obtenir du roi, point de modifications ou d’exceptions ; point de distinctions entre les crimes énormes et les crimes dignes de pardon. Le chapitre était maintenu dans le droit « de délivrer tous les ans, un prisonnier… pour quelconque cas ou crime qu’il fût détenu… Ce prisonnier estoit absouls et délivré de tous cas et crimes précédentement par lui commis, avec tous ses complices et participans des dicts crimes, sans que jamais on en pût, contre eux ou aucun d’iceulx, par justice ou autrement, faire poursuite ou réclamation aucune. » Il ne se pouvait rien de plus fort. Ce privilège, que l’échiquier avait voulu faire modifier ou peut-être anéantir, non seulement n’avait rien perdu, mais s’était, au contraire, fortifié d’une sanction royale qui le consacrait, et décidait à l’avantage de l’église de Rouen des points jusqu’alors controversés.
Cet édit, donné au mois de novembre, et fait uniquement pour la ville de Rouen, fut envoyé aussitôt à l’échiquier ; mais ce tribunal ne se pressa pas de l’enregistrer, nous saurons bientôt pourquoi. Le 14 janvier 1512, le chapitre entend dire que MM. de l’échiquier, assemblés en robes rouges, au palais, vont monter aux hauts siéges, pour la publication d’un édit relatif aux privilèges de quelques églises du royaume. Les chanoines se disent les uns aux autres que sans doute ce rapport est inexact ; qu’il ne se peut agir que de l’édit de novembre, qui a confirmé si pleinement le privilège de saint Romain, et que, déjà tant de fois, l’échiquier a été vainement sollicité d’enregistrer. Mais bientôt ils sont désabusés, et ils apprennent que l’on vient de vérifier un édit postérieur d’un mois[103], tenu secret jusqu’à ce moment, et défavorable aux franchises des églises.
« Il est venu à nostre congnoissance (disait le roi dans ce nouvel édit) que aucuns chappitres des églises métropolitaines et cathédrales de nostre royaulme prétendent avoir par privilège ou ancienne coustume, soubz l’honneur et tiltre des saincts révérez ès dictes églises, droict ou faculté de délivrer ou faire délivrer tous les ans, à certaine journée, ung prisonnyer criminel… et icelluy prisonnier mettre à pure et pleine délivrance. Soubz coulleur des dictz privillèges ou coustumes dont on ne debvroit user qu’en cas piteux et rémissibles, afin que les criminelz ne prînssent hardiesse de mal faire, il se treuve, par expérience, que, en faveur des dictz criminelz ou de leurs parens et alliez, ou par la négligence de nos officiers, non ayans, en ce, le zèle de justice tel qu’ilz doibvent, ont faict délivrer aucuns criminelz de grandz et griefs crimes, au très grand dommaige et scandalle de la chose publicque ; ce que nous estimons estre desplaisant à Dieu et aux dictz sainctz ; et aussy, que nous mesmes et nos prédécesseurs des quelz ilz dient avoir obtenu les dictz privilèges, n’eussions voulu ne permis empescher la punition des dictz grandz et exécrables crimes. . . A ceste cause, voulons que les dictz privilèges et coustumes ne se puissent estendre à la délivrance, grâce et rémission des criminelz détenus pour crimes de hérésie, de lèze-majesté, faulse monnoye, et homicide commis et perpétré par industrie et de guet apensé, desquelz cas et de chacun d’eulx, que nous réputons estre des plus grandz et exécrables, voulons que justice et punition en soit faicte telle qu’il appartient, sans avoir regard aus dictz us et coustumes, que l’on peult dire et réputer mieulx abbuz et corruptèles que privillèges ou coustumes, de quelque temps que ce soit. . . sans préjudice, entre autres choses, des dictz prétendus privilèges, ainsy qu’ils en auront justement et raisonnablement usé. » Malgré le silence absolu de cet édit sur la fierte de Rouen, le chapitre, voyant l’échiquier se hâter de l’enregistrer, et ajourner encore celui (antérieur d’un mois) qui confirmait pleinement le privilège de saint Romain, pressentit que toute cette affaire était une manœuvre des magistrats contre le privilège de l’église de Rouen. Peu de jours après, ce soupçon devint une L’échiquier certitude. Le 26 janvier, jour désigné par l’échiquier pour enregistrer enfin l'édit de novembre, ce tribunal montra à découvert son mauvais vouloir contre, le droit de l'église de Rouen. Après avoir fait lire l’édit de novembre, qui, comme on l’a vu, confirmait le privilège de la fierte sans aucune restriction, et le déclarait perpétuel et irrévocable, on entendit le premier président, Jean de Selve, prononcer un arrêt concerté d’avance, et conforme, on le devine sans peine, aux conclusions du procureur-général. « La court (dit ce magistrat) ordonne l’enregistrement de l’édict qui vient d’estre leu, pour en jouyr par les impétrans, selon sa forme et teneur, saufz les crimes d’hérésie, de lèze-majeslé, de faulse monnoye, et d’homicide pourpensé (prémédité), les quelz sont réservéz et exceptéz par l’édict publié en ceste court le 14 du présent moys. De plus, les complices du prisonnier admis à lever la fierte ne jouiront, comme luy, du privilége, que pour le crime à raison du quel il aura levé la fierte, et non pour les autres crimes qu’ilz pourroient avoir commiz. »
Évidemment, depuis l’envoi à Rouen, de l’édit de novembre, l’échiquier avait agi sous main contre le chapitre. Pendant une absence de l’archevêque Georges d’Amboise neveu, on avait surpris à Louis XII l’édit de décembre, pour s’en servir plus tard contre le privilège de saint Romain. Y faire mentionner nommément ce privilège, eût été compromettre l’autorité royale, en lui faisant reprendre bien subitement ce qu’elle avait, peu de jours avant, si solennellement et si authentiquement donné ; ou c’était peut-être éveiller les soupçons, et s’ôter les moyens d’obtenir l’acte désiré. Au moyen des termes généraux du nouvel édit, on se promettait bien d’atteindre le privilège de la fierte ; et on n’y manqua pas, nous venons de le voir. Cette lenteur affectée à enregistrer l’édit de novembre, cet empressement étrange à vérifier préalablement celui de décembre ; puis enfin l’arrêt d’enregistrement, rendu le 26 janvier, qui confondait, à dessein, et fort injustement, deux édits bien distincts, étrangers l’un à l’autre, et modifiait le premier, confirmatif du privilège, et tout spécial, par le second qui n’en parlait pas, et que l’on avait surpris à la religion du prince : voilà, ce nous semble, des preuves d’une manœuvre de l’échiquier pour faire déchoir les chanoines de Rouen de tous les effets de la déclaration de novembre. Mais avait-on pu se flatter d’un succès durable ? Le chapitre poussa un cri de détresse, et ce cri fut entendu. L’archevêque Georges d’Amboise partit immédiatement de Gaillon pour Blois, où était la cour. L’hôtel-de-ville de Rouen, dans une assemblée générale, se déclara ouvertement pour un privilège cher à la cité, et envoya trois députés à Blois ; ces députés, quatre chanoines qu’envoya le chapitre ; d’anciens maîtres de la confrérie de saint Romain qui se joignirent à eux ; enfin, l’archevêque Georges d’Amboise et M. de Brézé, grand-sénéchal, très-zélè pour l’église de Rouen, plaidèrent avec chaleur la cause du privilège, auprès de Louis XII, que la reine, Anne de Bretagne, avait, à l’avance, disposé à les écouter favorablement. Tant d’efforts ne furent point inutiles, et, par un nouvel édit (du 25 février) « perpétuel et irrévocable », Louis XII déclara que le privilége du chapitre de Rouen, par lui précédemment confirmé, « auroit lieu et sortiroit son plein et entier effect, juxte (selon) la teneur de ses précédentes lettres de confirmation, sans que la déclaration du 20 décembre, ny l’enregistrement d’icelle à l’échiquier de Rouen, ny la forme du lecta et publicata mis sur icelles, pussent tourner à aucun préjudice, dommage ou diminution du dict privilège, en quelque manière que ce fût. »
Le roi révoquait cette déclaration (de décembre) « en tant qu’elle pouvoit toucher au dict privilège de sainct Romain. » Il révoquait aussi l’arrêt d’enregistrement de la déclaration de novembre, confirmative du privilège. Ce nouvel édit n’était pas moins favorable au privilège que la déclaration de novembre. Il parlait de « la grande dévotion et affection que le chapitre et généralement tout le peuple de Rouen et pays d’environ avoient au glorieux sainct Romain. » — « Nous ne voulons, (disait le roi) dyminuer le privilège de la dicte églize, ains iceluy augmenter, à l’honneur de Dieu, louenge et récordation d’icelluy sainct. D’ailleurs (ajoutait-il), ce privilège, en ce qui concerne son usage, est en la conscience des chanoynes de l’églize de Rouen, qui sont en grand et notable nombre, les quelz, après l’invocation du sainct Esprit, procèdent à l’eslection du dict prisonnier, et dont nous ne saurions estimer (craindre) aucune affection (passion). »
Avant d’envoyer cet édit à Rouen, Louis XII écrivit à MM. de l’échiquier, pour les blâmer d’avoir attenté à la déclaration de novembre.
« Nos améz et féaulx, leur disait-il, vous estes assez advertiz que naguères confirmames le prévileige de sainct Romain, qui, d’ancienneté, est en l’église cathédralle de Nostre-Dame de Rouen, et en octroyasmes noz lettres-patentes en forme de chartre. Toutesfoys, depuis peu, comme nous avons sçeu, soubz umbre et couleur de quelque mandement de nous obtenu en termes généraulx, vous estes efforcez rëtraindre le dict prévillège, ce que nous n’entendismes jamaiz. Et, à ceste cause, après avoir ouy les remonstrances que de ce nous en a faictes nostre amé et féal cousin l’Archevesque de Rouen, avons, de rechief, octroyé autres nos lettres-patentes, confirmatives et déclaratives de nos dictes lettres de chartre. Et pour ce qu’elles vous pourront estre monstrées, et ostension faicte, vous mandons et commandons expressément, que en icelles ne veuillez mettre difficulté, ains laissez joyr et user ceulx de la dicte église d’iceluy prévilleige comme ilz ont faict par cy devant, sans y mettre aucune difficulté. Car ainsy nous plaist il estre faict[104]. »
Dans le même tems[105] Louis XII écrivait à Jean de Selve, premier président de l’échiquier, une lettre qui prouve de plus en plus que l’édit de décembre, relatif aux priviléges de quelques églises de France, avait été surpris. Voici cette lettre :
« Nostre amé et féal, assez estes adverty comme naguères, à la prière et requeste de nostre amé et féal cousin et conseiller l’Archevesque de Rouen, qui à présent est, confirmâmes le préviliège sainct Romain en l’église de Nostre-Dame de Rouen, et en octroyâmes noz lettres en forme de chartre à nos chiers et bien améz les doyen et chanoynes de la dicte esglise ; et, néantmoins, depuis, au pourchatz d’aucuns, fut de nous obtenu ung mandement en termes généraulx, en vertu du quel nostre court de l’échiquier a voulu limiter et restraindre le dict préviliége et nos dictes lettres de chartre, que n’entandimes jamais que ainsy se deust faire. Par quoy, avons, de rechef, octroyé autres noz lettres de déclaration des dictes lettres de chartre ; et, pour ce que pourroit estre monstré et insinué à nostre court de l’échiquier, vous en avons bien voulu escripre, à ce que, de vostre part, fessiez que empeschement aucun ne soit donné aus dictz doyen et chanoynes, ains les laisséz joïr et user du dict préviliège, comme par le passé ont faict, et selon et en ensuyvant nos dictes lettres de chartre. Car ainsy l’avons voulu et voulons, et n’y faictes faulte. »
En effet, quelques semaines après[106], un huissier du grand-conseil, envoyé tout exprès de Blois à Rouen, par le roi, se présenta, dès sept heures du matin, au Palais-Royal (on appelait ainsi alors le Palais-de-Justice). Il était porteur de l’édit du 25 février, qu’il avait charge « de monstrer à la court, pour qu’elle n’eust à ignorer ne mettre en doubte, en ce, le vouloir de Sa Majesté. » Le roi adressait, en outre, à MM. de l’échiquier, une seconde lettre close[107] encore plus expresse que la première. « Noz améz et féaulx (leur écrivait-il), assez estes advertis comme à la requeste de nostre cousin l’Archevesque de Rouen avons, puis naguères, confermé le prévilège estant de tout temps et de grande ancienneté en l’èglise Nostre-Dame du dict Rouen, dict et appellé le prévilège sainct Romain, et en avons octroyé nos lettres-patentes en forme de chartre ; et, depuis, avons octroyé autres nos lettres confirmatives et corroboratives d’iceluy prévilège, à icelles atachées soubz nostre contre-scel, par les quelles avons déclairé et déclairons que nostre vouloir et intention est que icelui prévileige sortisse son plein et entier effect, nonobstant certaines limitacions et restrictions faictes au lecta et publicata des dictes lettres de chartre, comme le tout vous pourra à plain apparoir par la teneur de nos dictes lettres, lesquelles vous envoyons insinuer et monstrer par ce porteur nostre huissier en nostre grant conseil, à ce que n’ayez à ignorer ne y mettre en doubte en ce nostre vouloir ; par quoy vous prions et néantmoins commandons que en iceluy prévileige ny mettiez aucun destourbier et empeschement, ains en laissiez joyr et user iceulx du chapitre de Nostre dicte Dame de Rouen, selon et en ensuivant nos dictes lettres de chartre et confirmation ; et n’y faictes difficulté quelconque, car ainsi l’avons voulu et voulons, et tel est nostre plaisir. Donné à Blois, le 9e jour d’avril 1513.La cour d’échiquier, après avoir lu la lettre close et vu la déclaration du 25 février, retint la première, et fit rendre l’édit à l’huissier du conseil. Cet officier demandait qu’on lui donnât « certiffication comme il avoit présenté à MM. de l’échiquier la lettre missive et les lettres-patentes. » L’échiquier lui fit dire « qu’il ne falloit point de certiffication de la présentation des dictes lettres, ne autre response, et que quant MM. du chapitre de Rouen demanderoient l’entérinement des lettres-patentes du 25 febvrier, la court leur feroit response. » Le lendemain, sur une nouvelle instance de l’huissier du conseil auprès de Jean de Selve, premier président, ce magistrat lui répondit « qu’il ne lui feroit point bailler de certiffication, la court n’ayant coustume de bailler certiffications des lettres missives qui luy estoient envoyées par le Roy. »
Au surplus, l’échiquier ne voulut jamais enregistrer les lettres-patentes du 25 février. Telle était, sans doute, la réponse qu’il s’était promis de faire à MM. du chapitre.
Comme on l’a vu, l’édit du 12 décembre 1512 parle « d’aucuns chapitres de cathédrales prétendants droict ou faculté de délivrer, tous les ans, à certaine journée, ung prisonnier criminel, et icelluy mettre à pure et pleine délivrance. » Anciennement, en effet, l’église de Rouen n’était pas la seule qui délivrât, à certain jour, un prisonnier. Sans nous arrêter à l’évêque de Genève, qui eut long-tems le droit de délivrer qui il voulait, même, après condamnation capitale, de l’arracher au supplice et de le mettre en liberté[108] ; et, pour nous borner à la France, qui n’a pas entendu parler du droit qu’avaient les évêques d’Orléans de mettre en liberté, le jour où ils prenaient possession de leur siége, tous les prisonniers indistinctement qui se trouvaient détenus dans les prisons d’Orléans, soit qu’ils fussent tombés dans les mains de la justice, soit qu’ils fussent venus volontairement se constituer prisonniers, pour jouir du bénéfice de l’entrée épiscopale[109] ? L’évêque de Laon, le jour de sa prise de possession, avait eu, dans l’origine, le droit de rappeler tous les bannis de Laon. Une ordonnance de Philippe-de-Valois (rendue en 1333) en excepta les individus « bannis pour cas de crime[110]. » L’église de Vendôme délivrait, tous les ans, un prisonnier, le jour de Saint-Lazare, en exécution d’un vœu solennel de Louis-de-Bourbon, comte de Vendôme, qui était sorti en 1448, à pareil jour, des prisons d’Angleterre[111]. Tous les ans, le dimanche des Rameaux, l’évêque de Paris délivrait un prisonnier du Petit-Châtelet, lorsque la procession de Notre-Dame revenait de l’abbaye de Sainte-Geneviève[112]. On sait enfin que l’archevêque d’Embrun jouit long-tems du droit de grâce et de quelques autres droits royaux. Mais, dit un vieil auteur : « Les roys de France couppoient les aîles à ceux qui, dans leurs terres, vouloient voler si hault[113]. » L’église d’Embrun, perdit de bonne heure ses prérogatives royales ; le droit des évêques d’Orléans fut notablement modifié par Louis XV, en 1753, comme nous le verrons plus tard. Long-tems avant la révolution, les évêques de Laon ne jouissaient plus de leur prérogative[114]. Pour l’évêque de Paris, quand cessa-t-il d’exercer son droit ? nous l’ignorons, et peu importe ; il suffit que nous ayons cité quelques unes des églises auxquelles l’édit du 12 décembre 1512 faisait allusion ; cette digression n’avait pas d’autre but, et nous la terminons pour reprendre la suite de notre histoire.
Sous le règne de François Ier. on fit souvent des chicanes au chapitre de Rouen, sur la dignité ou indignité des prisonniers élus par lui pour lever la fierte. On lui objectait sans cesse l’édit de décembre, et l’on semblait regarder comme non-avenue la déclaration spéciale de novembre 1512, et les lettres-patentes si expresses du 25 février suivant. Le chapitre tenait bon, et ne se montrait pas scrupuleux dans ses choix ; il donnait la fierte à des hommes chargés de meurtres nombreux, à des femmes qui avaient fait assassiner leurs maris, à un tuteur qui avait abusé de sa pupille, à un homme qui était allé jeter un enfant nouveau-né, dans une marnière. Il fallait que le parlement (François Ier. avait donné, en 1515, ce titre à l’échiquier de Rouen), il fallait, dis-je, que le parlement, malgré toutes ses répugnances, en passât par où les chanoines voulaient ; sans quoi, des mouvemens populaires étaient inévitables dans une ville éprise du privilège de la fierte.
En 1528, le jour de l’Ascension, après que Jean Auvray de la Poterie, élu par le chapitre, amené devant le parlement, et interrogé sur la sellette, eut confessé cinq ou six meurtres, dont le moindre méritait la mort, les juges se firent donner lecture des déclarations de Louis XII, de novembre, décembre et février 1512[115]. L’avocat-général Laurent Bigot dit que plusieurs des crimes avoués par Auvray, ayant été commis, de guet-à-pens, et ces crimes étant exclus par la déclaration du roi, « il contredisoit, au nom de S. M. que le dict Auvray fût faict jouir du dict privilége, sauf au chapitre à élire un autre prisonnier. » Le procureur-général représenta « qu’il avoit esté faict autrefoiz semblable difficulté, et qu’il avoit esté lors dict (attendu la grande multitude du peuple qui estoit lors assemblè), qu’il en seroit parlé au roy, pour y estre, à l’advenir, pourveu. » Ce dernier parti étoit le plus prudent ; le parlement déclara aux chapelains de Saint-Romain que, « pour le présent, pour éviter à l’inconvénient du peuple, Auvray leur seroit délivré par provision, sans tirer à conséquence pour l’avenir. » Auvray en fut quitte pour une semonce du premier président Saint-Anthot « qui lui remonstra les cas qu’il avoit perpétrez, les quelz estoient si griefs, qu’il n’en avoit esté commis de semblables » ; mais enfin, il fut délivré au chapitre.
En 1531, Laurent Bigot voulait encore que le parlement rejetât le choix qu’avait fait le chapitre, d’un sieur De La Boullaye, coupable d’assassinat. « Ce crime, disait-il, estoit des cas exceptéz par le roi. Si on le faisoit jouir du privilège, il protesteroit. » M. de Marcillac, premier président, remontra aux chapelains et confrères de Saint-Romain « qu’il n’y avoit apparence d’avoir esleu De La Boullaye, pour joyr du privillège, considéré qu’il avoit occis ung gentilhomme, de propos délibéré. » Puis il ajouta : « Toutes fois, la cour le vous délivre, mais sans préjudice des conclusions et réserves du procureur-général. » Il n’y avait pas jusqu’aux faux-monnayeurs que le parlement ne fût forcé de délivrer aux chanoines, lorsque le choix du chapitre venait à tomber sur eux. Toutefois, dans les idées du tems, ce crime était des plus énormes ; il rentrait dans la classe des crimes de lèze-majesté ; et il était passé en coutume, presque par toute la France, de faire mourir dans l’eau bouillante, les infortunés qui en étaient convaincus[116]. Nous avons vu que, lors de l’enregistrement de l’édit de novembre, l’échiquier avait formellement exclu les faux-monnayeurs de la grâce du privilége. Mais, toutes ces résolutions ne pouvaient tenir devant un chapitre entreprenant, soutenu par une multitude prête à se soulever au moindre semblant que l’on eût fait de toucher aux immunités de l’èglise. En 1515, Nicolas Dusault, de Beaumontle-Roger, faux-monnayeur, élu par le chapitre, lui fut délivré par le parlement.
On a dû remarquer, au commencement de cette histoire, que dans l’année où Richard-Cœur-de-Lion avait été prisonnier en Autriche, il ne fut point délivré de prisonnier aux chanoines, « à cause de la captivité de ce monarque », c’est-à-dire en signe de deuil public. En 1525, dans une occasion semblable, on en agit autrement. Le février, François Ier. avait été fait prisonnier à Pavie, et amené à Madrid, où il fut prisonnier pendant un an. La perte de la bataille de Pavie était une grande calamité, et le mot célèbre ; Tout est perdu fors l’honneur, montre assez quelle portée avait l’échec que la France venait d’essuyer.
Certes, c’était encore, non plus seulement pour la Normandie, mais pour la France tout entière, le cas d’un deuil universel et douloureux. Toutefois, cette année-là, le chapitre demanda et obtint, comme à l’ordinaire, la délivrance d’un meurtrier. La fierte fut levée par Pierre-Nicolas Courtil, barbier à Rouen, coupable d’homicide.
L’année suivante, la fierte fut levée par un des hommes les plus indignes qu’ait jamais élus le chapitre. Il n’était, toutefois, âgé que de vingt-quatre ans ; mais, si sa jeunesse put paraître un titre à l’indulgence, ne dut-elle pas aussi effrayer sur la perversité d’un homme qui, presque adolescent encore, était déjà chargé de crimes de toute nature, dans lesquels l’audace le disputait à la méchanceté. Il se nommait Gilles Baignart, sieur de Juèz, et était du diocèse de Lisieux. « Depuys huyt ans ou envyron, il fréquentoit avec les adventuriers, tant au pays de Picardie que par de-là les mons, et aillieurs, et prenoit la souldaye du roy, comme les autres adventuriers »[117]. Or on sait ce que c’était que les aventuriers, milice indisciplinée qui, après avoir dévasté le pays ennemi, de retour en France, y continuait ses excès et ses brigandages. C’étaient, dit une ordonnance de 1523, « gens vagabondz, perdus, flagitieux, meurtriers, rapteurs de femmes et de nlles, renieurs de Dieu…, loups ravissants, les quels estoient coustumiers de manger et dévorer le peuple ; le dénuer, le dépouiller de tout son bien, mutiler, chasser et mettre le bonhomme hors de sa maison, tuer, meurtrir et tyranniser les pauvres sujets. » Rabelais nous les peint « guastans et dissipans tout par où ilz passoyent, sans espargner ny pauvre ny riche, ny lieu sacré ni prophane : emmenans beulz, vaches, taureaulx, veaulx, genisses, brebis, moutons, chièvres et boucqs, poulles, chappons, poulletz, oysons, jards (mâles des oies), porcs, truyes, gourretz (jeunes porcs), abattans les noix, vendangeans les vignes, emportans les seps, croullans (abattant) tous les fruictz des arbres[118]. »
Gilles Baignart était digne en tous points d’appartenir à cette milice désordonnée et malfaisante. Damoiselle Marie De Courseulles, sa mère, ayant épousé en secondes noces un sieur De Chantelou, Baignart, qui avait alors dix-neuf ou vingt ans, vit cette union d’un œil peu favorable, et commença à harcelerle sieur De Chantelou et à lui prodiguer, en toutes rencontres, les menaces et les outrages, sous prétexte que lui et la dame De Courseulles refusaient de lui donner ce qui lui appartenait de la succession de son père. Un jour qu’il était à Port, près Caen, un sergent étant venu lui signifier une sauvegarde obtenue en chancellerie par le sieur De Chantelou, « Baignart monta à cheval et alla guéter le dict sergent prèz ung moulin, et illec il l’assaillist, et de son espée le frappa par le bras, à playe et sang. Quoy voyant, le dict sergent, accompaigné de Jehan Maynfray, tous deux prîndrent la fuylte, et Baignart les poursuyvist jusques aux portes de Caen pour les cuyder oultrager. » Ce n’était pas mal pour un début, mais ce qui va suivre est plus fort. Bientôt « accompaigné de Raoulin Baudet du Pont-de-l’Arche, Henry Langloys du Vaudreuil, Jehan le Chevalier de Saint-Paër, et de beaucoup d’autres, il alla en la maison qui avoit appartenu à feu son père, en la quelle lors demouroient sa mère et Chantelou qu’elle avoit espousé en secondes nopces. Le quel Chantelou tinst main forte en une chambre d’icelle maison, contre luy et sa bende. Pendant le débat, survyndrent l’abbé de Montbaye et autres gens de bien, voysins ; les quelz apaisèrent Baignart, au moyen de ce que sa mère et Chantelou se partirent de la dicte maison, et se retirèrent en la dicte abbaye de Montbaye, et le dict Baignart demoura en sa dicte maison. » Un décret de prise de corps fut lancé contre lui, « aucuns sergents accompaignéz de huyt ou neuf vingtz personnes, vindrent au lieu de Juèz pour apréhender Baignart Mais, à l’aide de ses compaignons, il les rechassa, avec des saquebutes, arbalestres et autres bastons, jusques aux portes de Bayeulx. » C’était une expédition vraiment militaire. Mais en voici une autre qui la vaut bien. Sa mère et son beau-père, chassés de leur domicile, avaient emporté quelques provisions dans l’abbaye de Montbaye. « Baignart, accompaigné de ses amys, alla en icelle abbaye, et, pour la résistence qu’on luy féist de y entrer, rompist les portes, et entrèrent dedens ; trouvèrent grant nombre de blé bastu, duquel il prinst et feist emporter deux charetées. Et, combien qu’il sçeust que le dict Chantelou avoit faict porter du blé en icelle abbaye, toutes foys ne sçavoyt si le blé qu’il prinst estoit du blé du dit Chantelou ou de la dicte abbaye. Pour laquelle résistence fut blécé ung homme d’èglise par le dict Baignart, du plommeau de son espée. Et l’un des religieux d’icelle fust abatu sur le fumyer. » Un témoin de cette scène avait déposé devant les magistrats, à la requête de l’abbé de Montbaye. Baignart « accompaigné de ses serviteurs, ayant trouvé le dict tesmoing dedens le cimetière de Juèz, luy donna ung coup d’espée et l’occit. » Il obtint pour ce dernier crime « une rémission à l’entrée de la royne à Nantes, au moyen de laquelle rémission se fist constituer prisonnier pour soy ayder des dictes lettres, les quelles luy furent contredictes par les officiers du roy. Et néantmoins, depuys, à la poursuilte et caucion d’aucuns gentilzhommes du pays, Baignart fut eslargy, à la submission de soy restablir toutes foys que requis en seroit. De quoy faire il fut reffusant, combien qu’il eust esté, par plusieurs foys, sommé de soy restablir. »
C’était, du moins, le cas de se faire oublier de la justice. Baignart au contraire ne tarda pas à se signaler par un acte de prouesse qui effaçait tous ses hauts faits antérieurs. Se trouvant au village de l’Hôtellerie, près de Lisieux, « en la maison où pend la Corne de cherf », son valet fit la partie d’aller, avec d’autres, tirer aux pies ; mais, changeant de dessein, ces maraudeurs se mirent à tuer toutes les poules qu’ils purent trouver. Le lieutenant du vicomte tenait précisément, ce jour-là, son audience à l’Hôtellerie. Les villageois lui ayant adressé leur plainte, il fit arrêter les chevaux de Baignart, et mit du monde sur pied pour l’arrêter lui-même. Mais bientôt on vit arriver une bande « d’adventuriers » à la tête desquels Baignart chargea deux ou trois cents paysans armés. Lui et ses compagnons « se ruèrent sur eulx, et en blessèrent grant nombre jusques à ung cent ou envyron, desquelz en eust ung tué. Après le quel conflict, Baignart eschauffé entra dedens le prétore (prétoire) en quel le dict lieutenant estoit en siége, tenant sa jurisdiction ; et, incontinent, tenant ung pongnart en sa main, prinst le dict lieutenant par le collet violentement, et le tyra hors de la chaire, et le mena par force jusques au logis où ses chevaux estoient arestéz ; le quel lieutenant, oultre son gré, délivra les dictz chevaulx, les quelz Baignart prinst et s’en alla. Depuys le quel temps, et envyron deux moys aprèz, M. le grant séneschal, lieutenant du roy en Normandie, à la persuasion et requeste de monsieur maistre Jehan Brynon, président en la court de parlement, commist ung prévost des maréchaulx nommé Floquet, pour apréhender le dict Baignart lors estant à Bayeulx. Et lors Baignart, de ce adverty, et que le dict Floquet, accompaigné de dix-sept ou dix-huit archiers, estoit logié à l’Escu de France, aux faulxbours de Bayeulx, icelluy Baignart, accompaigné de cinq ou six amis, alla au dict logis, et, là, assaillist le dict Floquet et ses gens, et en blècèrent d’aucuns, tellement que le dict Floquet et ses gens prindrent la fuylte ; et le dict Baignart, avec ses compaignons, les poursuyvirent jusques à l’église cathédralle de Bayeulx. A raison de quoy, M. le grand séneschal envoya cinq cens hommes de pié en la maison du dict Baignart, pour le prendre et apréhender. De quoy adverty, Baignart se parstist de sa dicte maison, et s’en alla en court, pensant obtenir du roy sa rémission, ce que jamais il ne put faire, pour parens et amys qu’il eust, ne mesmes au Vendredy Sainct. Pendant la quelle poursuilte, il eust débat avec Pierre Montrichard, à raison de quelque fille qu’il avoit autrefoys hanté à Lyon, et se convoyèrent à batre l’un l’autre, hors les pontz de Blays, en quel lieu il tua le dict Montrichart.
» Envyron huyt jours aprèz, comme Baignart alloit, de nuyt, par les rues de Blays, sans lumière ; encores qu’il fust défendu aller à telle heure sans porter lumière, il fut rencontré du guet, qui voullust l’apréhender. Lors, il se mist en défense, et, avec luy estoient Guillaume De Chantereau, de Paris, fils de l’armurier du roy, ung nommé Le Petit Denys, du dict lieu de Paris ; l’un des laquetz du roy, nommé La Mote, et le laquet de monseigneur De Saint-Pol, nommé Henry ; les quelz tuèrent le conducteur du dict guest, nommé Des Granges. »
Prenons patience, Baignart n’est pas encore au bout de ses exploits. « Estant en ung village nommé Longueraye, au diocèse de Bayeulx, sur ce que les habitans du dict lieu, hommes et femmes, s’efforçoient de l’apréhender (sans doute pour quelque nouvelle prouesse), y eust une bonne femme tenant ung enfant en ses bras, qui cuyda prendre Baignart par les cheveulx... Celuy-ci, en se débattant, frappa le dict enfant, le quel, ung jour ou deux après, mourust. »
Une autre fois « estant à Bayeulx, il prinst une fille publique nommée Guillemette Guendon, de la quelle il avoit autreffoys eu la compaignye ; et, pour ce qu’elle récusoit aller avec luy, il la mena, oultre son gré, en la maison d’un cuysinier et la fist monter en une chambre où il eust sa compaignye.
Estant au lieu de Juèz où estoient lors plusieurs gens d’armes, deux des dictz gens d’armes qui estoient logiez cheux ung nommé Jehan Viel, dirent à Baignart que le vicaire de la paroisse entretenoit la femme du dict Viel, et qu’ilz en povoient aussi bien avoir comme luy ; et ung soir que la dicte femme estoit couchée avec le dict Viel son mary, les ditz gens d’armes, en la complicité de Baignart et de ses serviteurs, entrèrent en la chambre du dict Viel, le quel, de paour qu’il eust, s’enfouyt. Et, lors, les dictz gens d’armes, par force, eurent la compaignye de la dicte femme. Pour le quel cas, les ditz gens d’armes furent du depuys exécutés par justice.
Une autre fois, à la prière du sieur De Beufville, ayant assemblè envyron quarante adventuriers, il les conduysist jusques à Argentan prèz Allençon ; et, en passant, vivoient sur le commun, et sonnèrent le tambourin au dict lieu de Argentan, etc. »
Cet homme de bien était clerc, et il ne manqua pas de se prévaloir de ce titre, lorsqu’il fut arrêté, enfin, et écroué à la conciergerie de Rouen. Mais on lui répondit qu’il ne pouvait jouir du privilège clérical, « pour ce qu’il avoit prins la souldaye du roy », et parce qu’en outre, lorsqu’il avait été arrêté « il estoit en habit de adventurier. » Enfin, en 1526, il sollicita la fierte, et l’obtint.
En 1539, malgré François Ier., elle fut donnée à Pierre Le Clerc sieur de Croisset et de Quevilly, fils d’un a-ncien échevin de Rouen, qui, de complicité avec ses laquais, avait tué, près de la boucherie de Beauvoisine, un sergent royal chargé de l’arrêter. Avant l’Ascension, Enguerrand de la Broize, était venu présenter au chapitre une lettre du 31 mars précédent, par laquelle François Ier. défendait d’élire le sieur De Croisset et ses domestiques, s’ils se trouvaient dans les prisons royales. On avait répondu à l’envoyé du roi que le chapitre n’était pas pour l’heure en nombre suffisant, et qu’il en serait délibéré le jour de l’Ascension. Le jour de la fête, les chanoines, réunis en grand nombre, avant de procéder à l’élection d’un prisonnier, protestèrent que si, à l’occasion du choix qu’ils allaient faire, quelqu’un d’entre eux était vexé, molesté ou inquiété, le chapitre lui subviendrait en tous points ; et que si on mandait en cour quelqu’un d’eux, ses distributions quotidiennes lui seraient payées comme s’il eût assisté aux offices. Cette protestation annonçait une résolution bien arrêtée d’élire le prisonnier que le roi avait voulu exclure ; et, en effet, M. De Croisset fut demandé par le chapitre, et délivré par le parlement.
Le 19 avril 1540, quelques jours avant l’insinuation du privilége, le procureur-général demanda qu’après cette insinuation, qui devait se faire prochainement, on continuât de procéder contre les prisonniers accusés d’hérésie, de lèze-majesté, de fausse monnaie et d’homicide par guet-à-pens, ces quatre crimes estant, disait-il, exclus du privilége par la déclaration de Louis XII, en date du 12 decembre, enregistrée au parlement. Il demanda que la cour n’eût aucun égard à l’élection que le chapitre pourrait faire, de prisonniers accusés de quelqu’un de ces quatre crimes, malgré une prétendue déclaration que cette compagnie disait avoir obtenue depuis, et qui, à l’en croire, comprenait ces crimes comme tous les autres, et n’exceptait que le seul crime de lèze-majesté. Le parlement ordonna que le chapitre produirait, dans la huitaine, sous peine de saisie de son temporel, l’édit de Louis XII qui dérogeait à celui de décembre, sur les asiles, et qui déclarait les crimes précités susceptibles du privilège. Faute de justifier, dans ce délai, dé la dite déclaration, le parlement n’aurait aucun égard à l’élection qu’ils feraient d’un prisonnier chargé de quelqu’un des crimes précités, et statuerait conformément à l’édit qui les exceptait. On croirait, en lisant l’arrêt qui précède, que cette cour n’avait jamais eu communication des lettres-patentes qu’elle sommait le chapitre de produire ; et cependant nous avons vu, en avril 1513, un envoyé de Louis XII paraître à l’audience de l’échiquier, et montrer à ce tribunal, par ordre du roi, l’original de la déclaration de février, original que l’échiquier retint pendant quelques heures, et rendit à l’huissier, sans faire de réponse. Il paraît qu’en cette nouvelle conjoncture, le chapitre ne s’empressa point de déférer aux ordres du parlement. Car, le 6 mai suivant, jour de l’Ascension, deux huissiers du parlement se transportèrent à Notre-Dame, furent introduits dans la salle capitulaire, où le chapitre était assemblè pour l’élection d’un prisonnier, et déclarèrent au chapitre « que son temporel estoit par eux prins, saisy et mis en la main du roy, en faisant défense aux chanoynes de attempter contre icelluy saisissement. » On dit à ces huissiers de sortir, pour que le chapitre pût délibérer et leur faire réponse. Une demi-heure après, on les fit rentrer, et on leur remit, non l’original, mais un duplicata des lettres demandées par le parlement, qu’ils portèrent immédiatement au procureur-général ; ce qui n’empêcha pas que, deux jours après, les mêmes huissiers, par ordre de la cour, signifièrent aux chanoines receveurs et distributeurs des deniers la saisie du temporel du chapitre.
Le chapitre était consolè de ces tracasseries par des lettres affectueuses que lui adressaient, chaque année, les plus grands personnages du royaume, les princes et les fils des rois, pour le supplier d’accorder à leurs amis, à leurs protègés ce privilège si débattu par les gens de robe. Presque tous les ans, Henri, dauphin, fils de François Ier., Charles, duc d’Orlèans, son frère, d’autres princes et les plus puissans seigneurs imploraient humblement le chapitre en faveur de quelque grand coupable que le roi n’avait pas voulu gracier. En 1540, c’est-à-dire l’année même de la saisie de son temporel, le chapitre se vit sollicité, à la fois, par Henri, dauphin ; par le duc d’Orléans, son frère ; par le roi de Navarre et par le duc d’Étouteville, en faveur des quatre fils du baron d’Aunay, prisonniers à la conciergerie, sous le poids de plusieurs accusations capitales. Le dauphin les recommandait comme prisonniers pour « cas pitoiable, et pryoit bien fort les chanoynes que, pour l’amour de luy, ils les voulussent avoir pour recommandée[119]. » Le jeune duc d’Orléans, son frère, fit plus en faveur de ces quatre gentilshommes. Par son ordre, Jean de Luxembourg, évêque de Pamiers, abbé d’Ivry, se rendit à Rouen, et vint au chapitre, quinze jours avant la fête de l’Ascension, suivi de nombre de gentilshommes et de protonotaires. Le prélat exhiba une lettre de créance du duc d’Orléans, et dit au chapitre ce que ce prince l’avait chargé de dire. Connaissant toute l’efficacité du privilège de saint Romain, et prenant en considération l’extrême besoin qu’avaient les quatre pauvres nobles barons d’Aunay, détenus à la conciergerie du palais, d’être secourus par ce privilége, le prince l’avait envoyé vers messieurs du chapitre de Rouen, pour les supplier d’avoir en singulière recommandation ces quatre malheureux gentilshommes, lors de l’élection prochaine. Le prince, incapable de rien demander qui ne fût juste et équitable, avait pris des informations scrupuleuses sur le procès à raison duquel les barons d’Aunay étaient détenus, et n’y avait rien vu qui les rendît indignes du privilége de la fierte. Des membres du parlement de Normandie, consultés à cet égard, avaient répondu qu’ils en passeraient par ce que déciderait le chapitre.
La réponse du chapitre au duc d’Orléans fut très-convenable. « Ne congnoissant les mérites et qualitéz de l’affaire contenue en vostre lettre, nous ne pourrions, monseigneur, pour le présent, vous faire plus particulière et expresse response, fors que, en ce que nous pourrons, selon Dieu et conscience, vous faire service, nous nous y emploierons en toute obéissance[120] ». Le roi de Navarre « sçachant que les ditz barons estoient jeunes gentilzhommes des quelz le roy pourroient tyrer beaucoup de services, et en considération aussy qu’ilz estoient alliez du comte de Créance son cousin, » écrivait aux chanoines « qu’ilz feroient œuvre louable, et plaisir, non à luy seulement, mais aussy à beaucoup d’autres princes, les ayant pour recommandéz au privilége de saint Romain[121]. A la prière de la comtesse de Créance, cousine germaine des barons d’Aunay, le duc d’Étouteville recommandait instamment au chapitre ces quatre jeunes seigneurs « depuis assez longtemps prisonniers à Rouen, et, sans l’ayde de Dieu, en dangier de souffrir beaucoup. » Cette comtesse suppliait les chanoines « d’avoir ses cousins en leur dévotion et souvenance, à la grâce qu’ilz avoient pouvoir de donner par vertu du privilliége de saint Romain. » Le duc d’Étouteville appuyait sa prière. « Il me semble, disait-il, que ce sera œuvre très charitable pour l’honneur de gentillesse (de la noblesse) de les gecter et mettre ors de la captive misère où ils sont. » Fils de noble homme Jehan Des Essars, baron d’Aunay, ces quatre jeunes gentilshommes si bien recommandés avaient déjà à se reprocher bien des crimes. La dame Des Essars, leur grand’mère du côté maternel, étant veuve, « s’estoit remariée pour son plaisir à ung nommé Alexandre Dumouchel, qui avoit esté toute sa vye serviteur de la maison de ceste dame. » Maltraitée par lui, elle en avertit le baron Des Essars qui envoya ses fils Charles et Antoine chercher leur grand’mère avec une litière. Comme ils l’emmenaient, elle fut « poursuyvie et rescousse » et, pour l’avoir ainsi « prinse et admenée, ils furent accusés de rapt. » Jusque-là, ils étaient fort innocens, mais « par despit de ce, ilz alèrent dans la maison de Chantelou, où ils prindrent et emportèrent les biens meubles appartenans à leur grand’mère, oultre le gré et volonté du dict Dumouchel son mary. » Ce fut le premier crime de ces jeunes gens ; en voici un autre plus grave :
Étant allés à Saint-Avon « pour deffendre ung gentilhomme nommé Contremoulins, qui estoit assailly par la commune du dict lieu, ilz meirent les mains aux espées, et repoulsèrent de faict et de force la dicte commune, dont il advint que, en la presse du dict débat, il tomba ung homme et une femme dedans ung puitz, et en moururent. »
Une autre fois, Charles et Antoine, accompagnés de Guy leur frère, partant pour aller à la guerre, rencontrèrent, entre Aunay et le pont de la Mousse, « ung nommé Macé Carrel, lequel ilz prindrent et lyèrent comme criminel de faulse monnoye (ce qui était controuvé), et ilz donnèrent des coups à sa femme lors enceinte d’enfant, à cause de quoy elle advança le terme de son enfantement. »
Peu après, leur grand’mère étant morte, outrés contre Dumouchel son second mari, qui avait déjà fait décréter la terre des Essars et voulait faire décréter la baronnie d’Aunay, ils allèrent aux Essars « estans garniz d’arbalestres bandées, espées et rondelles. » Leur père leur avait recommandé « qu’ilz frétassent bien Dumouchel et luy ostassent ses escriptures. Inclins à la suggestion paternelle, et irrités de ce qu’en les voyant arriver Dumouchel s’estoit écrié : « Véez cy les meschans Des Essars, il les fault prendre », ilz méirent les mains aux espées, tous troys ; et l’un d’eux lui donna deux coups d’espée, l’ung dans l’estomac, l’autre par le costé dextre, dont il mourut incontinent. »
Les quatre frères, accompagnés de douze ou quinze gentilshommes, étant allès pour arrêter l’assassin du protonotaire Beauchesne, assiègèrent une taverne où il s’était réfugié, et le maître ayant voulu défendre sa maison dont ils forçaient les portes, Charles le frappa « d’ung coup d’estoc à travers le corps, dont il mourut présentement. »
Un jour, ils chargèrent, entre Aunay et Beauquay, des sergens envoyés par le premier président, pour faire les criées de la baronnie d’Aunay. Ces sergens, épouvantés, s’enfuirent et laissèrent leurs chevaux, dont les barons d’Aunay s’emparèrent. Étant parvenus à arrêter un de ces sergens, « ils le fouettèrent d’espines. »
Une autre fois, l’un d’eux, « ayant veu ung homme caché en ung buysson, pour l’espier (à ce qu’il croyait), il lui coupa les cheveux avec son espée, et luy blessa le front jusques à effusion de sang. » Sans entrer dans le détail d’une multitude d’autres actes de violence dont ces jeunes gens s’étaient rendus coupables, nous ajouterons seulement que Charles, l’un d’eux, confessa « avoir logé très souvent cheulx des laboureurs et autres gens des champs, sans payer aulcune chose, et prins leurs chevaulx, malgré eulx. »
Aussi, ayant fait solliciter leur grâce du roi, « le jour du Vendredi sainct », le roi rejeta leur demande. Ils avaient été arrêtés dans l’église d’Aunay, où, « arméz de leurs rondelles et arbalestres, ils résistèrent long-temps aux trente-six ou quarante soldats chargés de se saisir d’eux, et en blessèrent aucuns de plusieurs coups à sang et playe. » Malgré tant de crimes, ces quatre jeunes gentilshommes, protégés, comme nous l’avons vu, par des princes et par de puissans seigneurs, furent élus par le chapitre et délivrés par le parlement.
L’année suivante, le dauphin écrivit, à un mois d’intervalle, deux lettres pressantes au chapitre, pour lui recommander le sieur De Saint-Remy, à qui « il estoit advenu une fortune (un malheur). » — « Le plus seûr et le meilleur moyen que je voye de le saulver (disait le jeune prince), est qu’il puisse avoir la fierte, espérant que vous ne vouldréz, en cela, moins faire pour moy, ceste année, que vous féistes l’année passée. » Un mois après, le dauphin écrivait encore aux chanoines de Rouen : « Affin que mieulx vous cognoisséz de quelle affection je désire retirer le sieur De Sainct Remy de l’inconvénient où il est tombé, j’envoye devers vous le présent porteur, pour, de rechef, vous prier bien fort, de ma part, que vous veuillez tant faire pour l’amour de moi, que de faire avoir, ceste année, la fierte au sieur De Sainct Remy, en quoy faisant, povéz estre asseuréz que me feréz bien grant plaisir. » Le jeune duc d’Orléans, joignant ses instances à celles du dauphin son frère, priait le chapitre « d’estre aydant, pour l’amour de luy, au dict sieur De Sainct Remy, de sorte, disait-il, qu’il se puisse sentir du prévillége que vous avéz, le jour Sainct Romain, à la descente de la châsse. » Il semblerait, en lisant ces lettres, que l’on n’eût à reprocher au sieur De Saint-Remy que quelque crime fortuit, fruit presque involontaire d’un de ces mouvemens de colère dont il est difficile, à des militaires surtout, de se rendre toujours entièrement maîtres. Mais nous avons lu sa confession au chapitre, et nous y avons trouvé, de compte fait, quarante-deux crimes, tant vols à main armée, que meurtres, viols, actes de violence, commis presque tous en France, et surtout en Normandie, non loin de Falaise dont il habitait les environs. Sans entrer dans le fastidieux détail de ces quarante-deux crimes, parmi lesquels, encore, ne figuraient point ceux commis par les domestiques du sieur De Saint-Remy, en vertu de ses ordres, nous dirons que ce gentilhomme, étroitement lié avec les quatre jeunes barons d’Aunay, que nous avons vus lever la fierte l’année précédente, s’était distingué par une infinité de prouesses dignes de ses quatre amis. Dès l’âge de seize ans, il battait et tuait les sergens qui venaient lui signifier des exploits. On l’avait vu figurer avec ses compagnons de désordre, dans une multitude de combats où avaient péri des gentilshommes et des bourgeois. Un jour il avait mis le feu à une maison de Gisors, et pendant qu’elle était en proie aux flammes, il avait lié le propriétaire à un arbre, et l’avait fouetté de verges d’osier. Il avait forcé des maisons, « rompu des huis, coffres et fenestres ; » il avait violé des femmes ; il avait assassiné de guet-à-pens ; il donnait des coups d’épée à ceux que lui désignaient ses amis. Assiègé dans le château de Montgardon, par ordre de la justice, il s’était défendu en désespéré, et avait tué des arquebusiers. Au Neufbourg, à la Ferté-Macé, à Lisieux, à Dun-le-Roy, dans un village près de Bourges, et dans d’autres lieux, lui et ses camarades avaient soulevé par leurs excès l’indignation des habitans, qui, tous, s’étaient réunis en armes, au son du tocsin, pour les chasser. Dans ces divers conflits, Saint-Remy avait « donné des coups d’espée à tort et à travers, » et beaucoup d’hommes avaient péri. Qu’après tant de crimes, dont nous ne donnons, toutefois, ici, qu’une idée fort incomplète, Saint-Remy, malgré tous ses protecteurs, n’eût pu obtenir sa grâce du roi, on le conçoit sans peine. Mais le chapitre se montra moins inexorable ; et, en 1541 il accorda la fierte à ce prisonnier protégé du dauphin.
L’année suivante, ce prince fit, en faveur du sieur De la Boissière, homme d’armes de la compagnie de M. De Villebon, une démarche qui fut moins heureuse. « Sans vostre ayde (écrivait-il au chapitre), ce gentilhomme ne peult avoir grant espérance de longue vye. Je désirerois, en cela, le secourir, tant en faveur du sieur De Villebon, que aussy en faveur des services que luy et ses prédécesseurs ont faictz au roy mon seigneur et père. » Charles, duc d’Orléans, son frère, écrivit aussi en faveur du sieur De la Boissière. Enfin, l’amiral D’Annebaut recommandait énergiquement ce gentilhomme « qui estoit (disait-il) en gros danger de sa vie. » — « Le sieur De la Boissière, ajoutait-il, est homme pour faire bon service au roy, et aussy de race qui en a beaucoup faict à la couronne. » Mais toutes ces sollicitations furent inutiles ; et la fierte fut donnée, cette année-là, à Jehan Onfray, du diocèse de Bayeux, coupable d’avoir défloré Jacqueline Lévesque sa pupille. On sait qu’alors ce crime était puni du dernier supplice[122].
François Ier mourut le 31 mars 1546 (1547 nouveau style). Avait-il confirmé le privilége de la fierte ? Je ne trouve point de lettres de confirmation émanées de ce monarque. L’histoire n’en parle pas, et jamais le chapitre n’en allègua aucune dans ces volumineux inventaires où sont cités avec tant de complaisance les titres favorables au privilège. Toutefois, le fait de la confirmation semblerait résulter de quelques paroles de l’avocat-général Bigot et du procureur-général Morelon, que nous allons bientôt rapporter. Le 2 mai 1547, lorsque les députés du chapitre vinrent au parlement insinuer le privilège, Laurent Bigot s’exprima ainsi :
« Nous avons tousiours précédemment déclaré, dit-il, que nous ne voulions empescher le dict privilège, mais refformer les abus qui y sont commis. Certes, le roi qui a concédé ce privillége, n’a entendu icelluy extendre aux cas si horribles, détestables et inhumains, dont estaient coupables ceulx que le chapitre a précédemment esleus, cas si exécrables, que, pour iceulx, mesmes le vendredy sainct, le roy ne vouldroit donner grâce ne rémission. » C’était une allusion à l’usage où étaient alors les rois de France, de délivrer tous les ans, au jour de la passion de Jésus-Christ, un prisonnier convaincu de crimes irrémissibles[123], et cela en mémoire du pardon que naguère, à pareil jour, Jésus-Christ avait obtenu pour le genre humain ; nous avons vu ci-dessus la fierte donnée à de grands coupables auxquels le roi avait refusé leur grâce le jour du Vendredi-Saint. Il ajouta que, pour l’autorité du roi et le bien public, « la justice devoit estre administrée, nonobstant le dict privillége, attendu que le roy Henry deuxième, en advenant au trône, avoit ordonné la continuation de la justice et n’avoit pas confirmé le privilége. » Étrange équivoque, et peu digne, assurément, d’un homme aussi sincère et aussi éclairé que Laurent Bigot de Thibermesnil ! Henri II, à son avènement au trône, avait écrit au parlement de Rouen, comme aux autres cours souveraines du royaume ; « Vous continuerez, nonobstant ceste présente mutation intervenue, la séance de nostre parlement[124]. » Mais le sens de cette lettre était clair, et Bigot avait-il pu s’y méprendre ? C’était anciennement une question controversée, que celle de savoir si, à la mort d’un souverain, les magistrats, les corps délégués par lui pour rendre la justice, pouvaient continuer de la rendre, tant qu’ils n’avaient pas reçu de pouvoirs du nouveau roi. Avant Henri II, et après lui, on voit, aux nouveaux avénemens, le parlement de Normandie demander et obtenir du nouveau monarque la confirmation royale. C’était cette confirmation, cette institution, que Henri II avait accordée par sa lettre du 31 mars 1546. « Vous continuerez, nonobstant ceste présente mutacion intervenue, la séance de nostre parlement », avait-il dit ; c’était déclarer que le parlement était maintenu, que ses membres devaient continuer leurs fonctions. Mais qu’y avait-il là qui regardât le privilége, qui en changeât la nature, et pût l’empêcher de produire les effets qu’il avait produits jusqu’à ce jour ?
Un des chanoines ayant représenté que le chapitre « avoit usé du privilége, de tel et si long-temps qu’il n’estoit mémoire du contraire », — « La coustume, ne l’usage, répliqua Laurent Bigot, ne doibvent rien oster à l’auctorité royale… pourquoy, s’il n’appert du vouloir exprès du roy, la justice ne doibt cesser. » C’est toujours le même argument ; on a vu ce qu’il valait ; il est étonnant que les chanoines députés ne relevassent point cette étrange confusion. « Nous n’avons accoustumé, répliqua l’orateur du chapitre, de prendre confirmation des roys. Et, néantmoins, nous en avons jouy tousiours paisiblement. C’est une dignité concédée au chapitre de nostre église, et cela est perpétuel. Il suffit que les rois, en faisant leur entrée et venant en l’esglise, ayent juré garder les droictz et privilléges de la dicte esglise. » Laurent Bigot soutint que le privilége « estoit suspendu », et demanda que l’on continuât de procéder à la perfection des procès. Ce débat fut renvoyé aux chambres assemblées, où les chanoines furent entendus, ainsi que le procureur-général. On convint que, le jour de l’Ascension, un prisonnier serait délivré aux chanoines, mais qu’on leur dirait, en le leur délivrant, que c’était « par manière de provision seulement. » La fierte fut levée, cette année-là, par « noble homme Jean Le Forestier, qui avoit occis sa femme lors en gésine (en couches). » Ce choix, il faut l’avouer, était peu fait pour ramener le parlement à des dispositions plus favorables au privilége de saint Romain.
Aussi, lorsque les chanoines députés vinrent, l’année suivante (le 23 avril 1548), insinuer le privilège au parlement, le procureur-général Morelon fit de nouveau des difficultés. « Il n’apparoist de ce privilège (dit-il) ; en tout cas, il est personnel ; on ne produit point de confirmation du roy Henry deuxième à présent régnant. Il avoit été confirmé par le roy Françoys défunct, à la bonne heure ; mais il n’a peu sortir de la personne de ce monarque. Le roy Françoys n’a peu obliger les roys ses successeurs à aliéner les droictz attachés à leur couronne. » Malgré toutes ces raisons, le parlement décida que, « par provision, le privilége demeureroit insinué et que le chapitre en jouyroit. » Le 9 mai suivant, jour de l’Ascension, le parlement reçut des lettres-patentes du roi, qui lui enjoignaient de surseoir à l’exécution du privilége, et de ne point délivrer de prisonnier aux chanoines, « attendu qu’ils n’avoient eu confirmation du privilége. »
Ces lettres furent immédiatement notifiées au chapitre. Ce n’était pas le parlement qui les avait sollicitées ; c’était M. Morelon, procureur-général, en dépit de l’arrêt rendu quinze jours avant, contre ses conclusions. Trois députés du chapitre vinrent représenter au parlement que les lettres-patentes qui leur avaient été notifiées ne leur défendaient pas d’élire, par provision, un prisonnier, et d’user du privilége. Ces lettres laissaient entier l’arrêt du 23 avril, qui les avait autorisés à faire cette délivrance par provision. « Le temps estoit si brief et si instant, qu’il leur seroit impossible de se pourvoir par devers le roy. Ils demandèrent d’estre autorisés à user de leur dict privilége et élection du prisonnier, franchement et librement, aux termes de cet arrêt. » C’était maître Combault, chanoine et trésorier de Notre-Dame, qui portait la parole pour le chapitre ; il finit, en priant le parlement de maintenir le chapitre dans son privilége, « sans avoir regard à des lettres impétrées par le , procureur-général, par subreption et obreption, je ne veulx pas dire, ajouta-t-il, par faulx donné à entendre, mais le contraire de ce qui y est allégué sera justifié : nous ne sçavons quo spiritu le procureur-général à impétré les dictes lettres… Dieu le congnoist. » Ces paroles un peu acerbes piquèrent au vif le procureur-général. Il demanda acte de ce que les chanoines venaient de dire contre lui. « Je n’ay point, dit-il, sollicité ces lettres : seulement j’ai envoyé au roy et au chancelier les copies de toutes les pièces dont le chapitre s’est aydé, jusqu’alors, dans l’intérêt de son privilége. Maistre Combault n’auroit pas dû adresser ces paroles : Quo spiritu à la personne de moy procureur-général ; et, certes, j’en advertiray le roy comme de injure à luy faicte en la personne de son serviteur et procureur-général ; au surplus, je n’ai faict autre chose, dans toute cette affaire, que de prier le roy d’y pourveoir sous son bon plaisir. Le chapitre, qui accuse les autres, ne s’est-il pas montré trop paresseux de n’avoir voulu se retirer, depuis un an, vers le roy, pour luy demander confirmation de son prétendu privilége ? C’est une trop grande impertinence à ces Messieurs de soustenir, la teste levée, qu’ils n’ont point besoin de lettres de confirmation, la cour les en ayant encore admonestés l’année dernière. Je somme et interpelle les députés du chapitre de déclarer si ce corps n’entend pas se retirer par devers le roy, pour obtenir confirmation du privilège de la fierte, et s’il ne demande pas un délay pour faire cette démarche. »
Le chanoine Combault cherchait à biaiser. Mais le premier président l’interpella, lui et ses deux collègues, de déclarer « s’ilz n’entendoient pas se retirer par devers le roy pour lui faire entendre la qualité du privilége de la fierte. » — « Le chapitre, répondit l’abbé Combault, se propose de faire remarquer au roy la qualité de son privilége et la possession qu’il en a depuis mille quarante-deux ans ; et il demande temps et délay pour ce faire. Qu’on nous laisse jouyr de nostre privilège, et, dans le délay de six mois, nos députés se retireront par devers le roy. » On vient de l’entendre, le chapitre, à l’en croire, jouissait du privilège, précisément depuis mille quarante-deux ans. L’erreur était par trop grossière ; car en consentant, contre toute vraisemblance, à faire remonter le privilège jusqu’à saint Romain, mort, nous l’avons vu, de 638 à 648, c’était encore faire le privilège plus vieux, d’un siècle, qu’il ne pouvait l’être, à moins de vouloir dire qu’il avait été octroyé cent ans avant saint Romain, et sous l’épiscopat de Flavius. Mais, laissant passer, sans le remarquer peut-être, ce révoltant anachronisme, « Considérez, s’écria le procureur-général, que MM. du chapitre ne veulent passer oultre à dire qu’ilz sont tenus de demander la confirmation de leur privilège. Déclarez, je vous prie, messieurs les chanoines, si vous ne vous retirerez pas devers le roy, afin de luy demander la confirmation de vostre privilège. ». — « C’est précisément là le procès entre vous et nous, reprit l’abbé Combault, la court le jugera, nous vous demandons délay pour remonstrer au roy la qualité de nostre privilége ; nous demandons, de plus, à jouyr, par provision, du dict privilége. » Le procureur-général reprit : « Quelque monition que l’on fasse à messieurs du chapitre, ils ne veulent recongnoistre leur supérieur et leur maistre. Tout seroyt finy, s’ils eussent consenty à demander leur confirmation et à faire remonstrance au roy de leurs droicts et possessions. Pour moy, je n’ay jamays entendu les leur tollir (enlever) ; ains (mais) seullement les assujettir à prendre confirmation. Après avoir entendu la volonté du roy, ny le parlement, ny moy, ne leur ferons plus aucune difficulté. » Il invita la cour à leur fixer un délai pour se pourvoir auprès du roi, et à prononcer que, à faute de ce faire, leur temporel serait saisi, et que leur insinuation ne serait plus reçue par le parlement. « Cependant (ajouta-t-il), pour éviter au tumulte du peuple, et veu que aucuns m’ont adverty que je suis en danger d’estre tué ; veu aussy que les lettres-patentes n’ont esté apportées que depuis vingt-quatre heures, je consens que, par provision, il soit baillè au chapitre ung prisonnier, ainsy qu’il est accoustumé ; mais je requiers qu’il leur soit enjoinct de se retirer par devers le roy, aux fins d’obtenir leur confirmation pour l’advenir. » Le parlement ordonna que, dans les trois mois, « les chanoines seroient tenus, sous peine de saisie de leur temporel, de se retirer par devers le roy, pour luy faire entendre la qualité du privilège de saint Romain, leurs droits et possessions, et leur différend avec le procureur-général, sur ce qu’ils se prétendoient dispensés de demander confirmation du dict privilége… »
Cependant, « par manière de provision, eu égard au consentement du procureur-général et aussi au temps de la présentation desdites lettres (la veille de l’Ascension), le parlement ordonna que le chapitre auroit, ce jour, délivrance du prisonnier qu’il esliroit, à la charge de le représenter toutes foys que de par le roy ou la dicte cour seroit ordonné ; et à charge par le dit prisonnier de faire au greffe les soumissions accoustumées. »
Tous ces débats avaient pris bien du tems ; et les trois députés se hâtèrent de retourner au chapitre, pour procéder à l’élection du prisonnier. Les suffrages tombèrent sur Jacques Sore, détenu pour homicide. Le parlement le délivra au chapitre, « mais à la charge de le restablir en l’estat qu’il estoit, toutes fois qu’il seroit ordonné par le roi, la court de parlement, ou autrement. » Le chapitre prit ses sûretés avec Jacques Sore, dont le père et le beau-père souscrivirent, le lendemain de l’Ascension, un acte par lequel ils s’obligeaient à le représenter au chapitre, lorsqu’ils en seraient requis, ou, à faute de ce faire, à payer solidairement au chapitre la somme de « mille escus d’or au soleil. » Quelques détails sur le fait qui avait mis Jacques Sore dans la nécessité de recourir au privilège de la fierte, ne seront pas sans intérêt pour le lecteur. Dans le mois de mars 1547, la duchesse de Nevers, comtesse d’Eu, avait fait « son entrée dans la ville et chasteau d’Eu, accompaignée de plusieurs gentilzhommes et officiers. » Quinze jours après, « le dimanche des Rames », dans une rue voisine de la place, une rixe eut lieu entre les officiers de la princesse et quelques habitans de la ville d’Eu ; on se battit ; les officiers eurent le dessus, et prirent à leurs adversaires vaincus, « leurs espées, manteaulx, cappes, courtes-dagues et guiternes. » Jacques Sore survint, et fut reconnu par quelques uns de ses parens, qui étaient au nombre des battus, et ils implorèrent son assistance. « Jacques Sore, soy adrécha aus diz officiers en doulces et bénignes parolles », en les priant de restituer ce qu’ils avaient pris à ses cousins. Ces officiers ne lui répondirent que par cinq ou six coups d’épée, qu’il para avec beaucoup de bonheur. « Et de ce conflict le bruit fut tellement, en ung instant, publié en la ville, qu’il vint en la congnoissance des prochains parents et amys de Jacques Sore… et cryoit le commun peuple par la ville d’Eu : « C’est Jacques Sore, que les gens de madame la comtesse tuent, et sont quinze ou seize contre luy. » — « A laquelle clameur populaire, et pour subvenir à Jacques Sore, survinrent plusieurs habitans, muniz de hallebardes, javelines, espées et autres bastons invasibles », qui contraignirent les officiers de la comtesse à se retirer, les uns au château, et les autres dans l’hôtellerie du Mouton d’or où ils étaient logés. Mais ils emportaient avec eux les manteaux et les armes de ceux qu’ils avaient précédemment vaincus. Alors les bourgeois d’Eu « eurent parolles ensemble des excèz, malfaçons, pilleries et emportz de leurs biens, que leur avoient faictz les dictz officiers… l’ung disoit sa cappe luy avoir esté ostée ; l’autre son manteau ; l’autre sa guiterne[125] ; l’autre son chapeau : l’autre sa courte-dague : et tous s’escryoient « qu’ilz estoient bien malheureux d’endurer estre ainsy traictéz, eux qui estoient enfans de la ville, par les dictz estrangers ; qu’il ne leur seroit loisible, à l’advenir, aller nuitamment par la ville, sans danger d’estre pilléz ou robéz, et que telle injure à eux faicte ne debvoit demourer invengée. » Tous ces propos les ayant échauffés, Jacques Sore, une pertuisane à la main, se mit à leur tête : ils allèrent à l’hôtellerie du Mouton d’or, en brisèrent les portes, blessèrent mortellement un nommé Lejeune qu’ils trouvèrent en bas. Puis ils montèrent, et enfoncèrent la porte d’une chambre. Là, un triste spectacle s’offrit à leurs yeux. Un chirurgien était occupé à panser et médicamenter les officiers de la comtesse, qui venaient d’être blessés il y avait une heure. Un cordelier confessait Lejeune, presque mourant des coups qu’il avait reçus. Jacques Sore donna au barbier « ung coup de courte-dague par le nez, à sang et à plaie, disant ; « Sang-dieu, mort-dieu, es-tu icy, coquin ? qui t’amaine yci ? tu es plus prest à panser ces gens icy que les gens de la ville ; va te panser toy-mesme. » Un autre donna un coup d’épée à Lejeune, qui se confessait, en lui disant : « Sang-dieu, mort-dieu, coquin, c’est par toy que toute la noise est venue. » Un troisième frappa du plat de son épée le cordelier qui confessait Lejeune, en s’écriant : « Ces malheureux apostatz porteront plustost faveur à ung tas de coquins que aux enffans de la ville. » Les bourgeois d’Eu, qui avaient figuré dans ces scènes déplorables, firent des démarches multipliées pour avoir leur grâce du roi ; mais la duchesse de Nevers les empêcha de rien obtenir. « C’est, (dirent-ils au chapitre, dans leur confession, pour avoir la fierte), c’est que si nous estions apréhendéz par justice, et avions aucune sentence criminelle à l’encontre de nous, la confiscation viendroit et appartiendroit à la dicte dame, qui est la cause pour la quelle elle nous tient la main, et ne prétendons avoir aucune grâce du prince pour l’advenir, si elle ne nous est faicte et donnée de Dieu, sa benoiste mère, monsieur saint Romain, et messieurs de l’esglise. » Jacques Sore, comme nous l’avons vu, obtint la fierte pour lui et ses nombreux complices.
Le court délai de trois mois, donné aux chanoines de Rouen pour obtenir du roi quelque acte favorable au privilège, touchait presque à son terme, et le chapitre n’avait encore pu rien faire. Vers le milieu du mois de mai, Henri II avait quitté Paris pour se rendre dans la Savoie, dans le Piémont, puis enfin à Turin, d’où sans doute il épiait Milan. Vers la fin de juillet « n’estoit encore aulcunes nouvelles ne espoir de son retour… » Les chanoines de Rouen exposèrent au parlement que « leroy estoit à six ou sept vingt lieues et d’advantaige, et qu’ilz ne pourroient faire le dict voyaige sans grand travail de leurs personnes et despenses sumptueuses, à leur grand dommaige et préjudice, eulx qui estoient chargéz de décimes et aultres charges onéreuses. » Ils demandèrent une prolongation de délai. Le parlement leur accorda jusqu’à la Saint-Martin.
Toutefois, le 13 mai 1549, jour 1519. où le chapitre envoya faire l’insinuation, le roi n’avait encore rien prononcé sur le privilège. Le procureur-général Morelon, toujours zélè pour les droits de la couronne, et qui peut-être aussi gardait rancune au chapitre, demanda que « les chanoines députés ne feûssent point reçeus à faire l’insinuation de leur privilége, faute d’avoir obéi aux arrêts de la cour et de monstrer qu’ils en eussent fait aucune diligence. » Il demanda que l’on continuât les procédures criminelles, et qu’il fût défendu aux « concierges et geôlliers de laisser les dictz de chappitre entrer ès dictes prisons en vertu du dict prétendu privilége, sur les peines au cas appartenantes. » Les chanoines présens attestèrent que le chapitre « avoit faict toute deue diligence vers le roy. » Le cardinal d’Amboise, neveu, archevêque de Rouen, le pénitencier, le grand-chantre de la cathédrale, et deux chanoines, étaient encore à la cour du roi, où ils sollicitaient activement des lettres-patentes. Mais, à raison de l’indisposition de monseigneur le chancelier, notoire à la cour, ils n’avaient encore pu avoir expédition. Ils supplièrent le parlement de recevoir l’insinuation, et de permettre que le jour de l’Ascension, il leur fût délivré un prisonnier, « ainsy qu’il estoit accoustumé de tout temps et ancienneté. » Le parlement déclara recevoir l’insinuation, « par provision et sans tirer à conséquence pour la délivrance du prisonnier. » A la cour des aides, on se montra plus exigeant. L’insinuation n’y fut reçue que par provision, et il fut arrêté, en outre, que le chapitre ne pourrait prendre aucun prisonnier dans la conciergerie de cette cour, qu’après avoir justifié des secondes lettres de Louis XII (du 25 février) ou de nouvelles lettres de confirmation émanées du roi régnant. Mais, pendant tous ces pourparlers, on avait agi en cour dans l’intérêt du privilège, et le 30 mai, jour de l’Ascension, le chapitre était en mesure. Ses députés se rendirent au palais, et exhibèrent une lettre close du roi Henri II, donnée à Paris le 27 du mois, et adressée au parlement. « Nos améz et féaulx, leur écrivait ce monarque, nous avons esté advertis par nostre très-cher et très-amé cousin le cardinal d’Amboise, de l’empeschement donné par nostre procureur-général au chapitre de Rouen sur la joïssance du prévillége sainct Roumain. Et, pour ce que les chanoines sont venuz devers nous, et ont mis les lettres de leur dict prévillége par devers nostre conseil, où si promptement ceste affaire ne se peult décider, au moins avant le prochain jour de l’Ascension nostre Seigneur, à ceste cause, nous voullons et vous mandons que vous aiéz à ne les troubler et empescher en leur ellection accoustumée, mais les en laisser user au dict prochain jour de l’Ascension, ainsy qu’ilz ont faict par cy-devant, en actendant que, leurs dictes lettres veues en nostre dict conseil, et leur droict bien entendu, il y ait esté par nous aultrement pourveu. »
Le parlement ne pouvait qu’obéir ; et le chapitre procéda à son élection avec l’entière certitude d’obtenir un prisonnier, sans les réserves qui, les années précédentes, lui avaient été opposées. Le cardinal d’Amboise, qui présidait, ce jour-là, le chapitre, lui donna un conseil fort sage. C’était lui qui avait obtenu les lettres closes du 27 mai ; et, en cour, il avait entendu proférer des plaintes très-vives sur l’abus que les chanoines faisaient du privilège ; on lui avait même dit que si ces abus continuaient, l’église de Rouen se verrait infailliblement dépouiller de son privilège. Il exhorta donc le chapitre à faire une élection qui ne lui attirât point de nouveaux reproches, et qui ne nuisît point à l’effet des démarches actives qu’il avait commencées auprès du roi Henri II, et qu’il allait continuer pour obtenir de lui la confirmation définitive du privilège de la fierte. Les chanoines déférèrent à ce conseil sage et paternel. La fierte fut donnée à Jacques Vallée, qui avait tué Simon Vallet, mais dont le crime n’offrait point de circonstances aggravantes.
En lisant la confession de Georges de Prestreval, qui avait levé la fierte en 1545, on ne peut douter que cette élection scandaleuse ne fût un des plus grands griefs du conseil du roi contre le privilège de saint Romain. Après des vols audacieux que ce gentilhomme avait commis chez son père, forçant les coffres, emportant argent et chevaux, contraignant, le poignard sur la gorge, les fermiers de son père à lui remettre les fermages dus à ce dernier, contrefaisant son écriture pour se procurer de l’argent, il était allé s’établir de force dans le château de Mesmoulins appartenant à son père. Il l’avait fortifié ; et, de ce repaire, lui et dix-huit ou vingt scélèrats, ses dignes compagnons, faisaient de fréquentes sorties dans les environs, pillant, rançonnant tous les villageois « qu’ilz avoient tellement assubjectiz qu’ils n’eussent ozé refuser ce qu’on leur demandoit. » Ils s’attachaient surtout aux comestibles, et en particulier à la poulaille, « des quelles poulailles et aultres biens mal prins ilz vivoyent et entretenoient des femmes en lubricité. » Bientôt, le prévost, accompagné de cent ou cent-vingt hommes armés, était venu avec de l’artillerie devant le manoir de Mesmoulins, pour déloger Prestreval et les siens. Mais ceux-ci s’étaient défendus à coups de haquebutes à crochet, et d’arbalestres, avaient tué des hommes du prévôt, blessé plusieurs autres, et mis enfin cette troupe en déroute. L’élection de ce Prestreval, coupable d’autres crimes encore, avait excité des réclamations universelles ; et elle avait particulièrement provoqué les plaintes menaçantes dont le cardinal d’Amboise avait paru s’inquiéter.
Aussi, on ne se pressait point, en cour, de confirmer un privilége source de tant d’abus ; et les gens du roi harcelaient toujours le chapitre, qui ne cherchait qu’à gagner du tems. En 1551, lorsque les chanoines députés vinrent au parlement pour insinuer le privilège, l’avocat-général Jacques Lefebvre dit « qu'il avoit touiours soustenu et qu’il soustenoit encores, de présent, le dict privilége ne pouvoir avoir lieu, ny l’insinuation d’icelluy debvoir estre reçeue, jusques à ce que le chapitre eût obtenu du roy confirmation du dict privillége ; mais les chanoynes n’en avoient voulu faire aulcune diligence, combien qu’ilz se feûssent submiz à ce faire, et qu’il leur eust esté donné par la court plusieurs délays à ceste fin. » Les députés du chapitre se justifièrent par la lettre du roi adressée au parlement en 1543, lettre qui prouvait que le chapitre avait fait « toute diligence deue, et mis par devers le roy et son conseil privé, les chartes et pièces relatives au privilège, afin que le monarque pût déclarer son bon vouloir et plaisir sur le faict du dit privilége. »
Le parlement reçut l’insinuation, mais sans préjudice du contredit du procureur-général. Un nouveau délai de six mois fut accordé aux chanoines, pour se retirer auprès du roi, ce qui leur fut enjoinct et ordonné estroictement, avec déclaration qu’à faute de ce faire, la court feroit droict sur le contredit du procureur-général, ainsy qu’il appartiendrait. » Malgré l’opposition du procureur-général, le parlement délivra au chapitre, le jour de l’Ascension, le nommé Jehan Mondely, de la paroisse de Saint-Nicaise de Rouen, qui avait tué un paroissien de Saint-Godard, sans doute par suite de la vieille mésintelligence qui existait entre les habitans de ces deux quartiers de Rouen.
L’élection de l’année suivante offre un incident qui n’est pas sans intérêt. Le samedi 7 mai 1552, trois voleurs condamnés à mort furent amenés dans un tombereau, sur la place vulgairement appellée a Viel-Tour de Rouen, pour y être pendus en vertu d’un arrêt du parlement. Leur crime était d’avoir volé, de complicité, plusieurs pièces de drap. Les nommés Bellenger et Sainte-Adresse, deux d’entre eux, « furent réaulment et de faict exécutez au dict lieu de la Viel-Tour. Et, sur ce que Jehan Le Marié, âgé de vingt ans, leur complice, estoit prochain et prèz de l’eschelle, pour estre pendu et estranglè comme les deux autres, il fust adverty par aucuns de dire qu’il estoit clerc tonsuré, ce qu’il déclara au greffier, combien que, à la vérité, n’estoit clerc tonsuré ; mais ce qu’il en disoit estoit pour prolonger sa vye. Veu laquelle assertion, fust ramené du dict lieu de la Viel-Tour au bailliage de Rouen, et, à l’instant, au parlement[126]. » Dès le lundi suivant, il était notoire pour les magistrats que Le Marié avait fait un mensonge ; et on allait donner des ordres pour le faire pendre. Mais, ce jour même, les députés du chapitre étant venus insinuer le privilège de saint Romain, l’exécution fut nécessairement ajournée jusqu’après l’Ascension. Le Marié était enfant de la ville ; il n’avait que vingt ans ; les chanoines qui l’interrogèrent, lors de la visite des prisons, trouvèrent dans son crime quelques circonstances qui prouvaient qu’il avait été entraîné par des voleurs aguerris. Bref, élu, le jour de l’Ascension, pour jouir du privilège de saint Romain, et délivré par le parlement, il alla lever la fierte à la Vieille-Tour, et recouvra la vie, précisément au même lieu où, peu de jours avant, on avait vu dressé l’instrument de son supplice.
Dans l’attente des ordres du roi sur la fierte, le parlement voulait toujours s’en tenir à son arrêt du 26 janvier 1519, qui déclarait indigne du privilège l’homicide de guet-à-pens. Le nommé D’Imbleval, élu par le chapitre en 1553, amené devant le parlement et assis sur la sellette, ayant été forcé de s’avouer coupable de deux homicides commis proditoirement (par trahison) de guet-à-pens et par insidiation (embûche), le parlement déclara aux chanoines que ce prisonnier ne leur était délivré que par provision seulement, à la charge de le représenter actuellement prisonnier en la conciergerie, dans un certain tems fixé par l’arrêt. Dans l’intervalle, les chanoines devaient se retirer par devers le roi, sous peine de la saisie de leur temporel, pour lui faire entendre la qualité de leur privilége, leurs droits et longues possessions, et le différend existant entre eux et le procureur-général.
En 1554, toujours par suite de ce système du parlement sur les crimes exceptés, le procureur-général, quelques jours avant l’insinuation du privilège, avait fait enlever de la conciergerie du palais et des prisons du bailliage, et transporter hors de la ville les individus accusés des crimes que cette compagnie voulait exclure de la grâce du privilége. Le chapitre se plaignit au roi de tous ces procédés du procureur-général « tendants à anéantir et annuller le privilége. » — « Si on les tolère, disait-il au roi, iceluy privilége demeurera illusoire, inutile et de nul effect, contre l’intention de vos prédécesseurs, et à la grande dyminucion de l’honneur concédé à l’église de Rouen, en commémoration de monsieur saint Romain. Vostre procureur-général nous troublant chaque jour, nous recourons à vous comme protecteur des esglises de vostre royaulme. » Dans les derniers jours d’avril 1554, le chapitre obtint, non pas encore des lettres-patentes de confirmation en forme, mais un brevet, expédié par ordre du roi, portant l’entière confirmation du privilége de saint Romain. Voici cette pièce :
« Aujourd’huy 28e. jour d’avril, l’an 1554, estant le roy à Ennet, a accordé à monseigneur le cardinal deVendosme, archevesque de Rouen, l’entière confirmation du privillége monsieur Sainct Romain, tant pour luy que pour ses successeurs et le chapitre de sa dicte église, pour en jouyr par eux irrévocablement, et délivrer ung prisonnier le jour de l’Ascension, ainsy qu’ilz ont accoustumé de tout temps et d’ancienneté, et sans aulcune diminution ny retardement d’icelluy, et que pour l’advenir leur soit besoing d’obtenir aultre déclaration ny confirmation du dict privillége, et, pour ce faire, m’a commandé expédier au dict sieur et à son dict chapitre toutes lettres ad ce requises et nécessaires, en la présence de messeigneurs le cardinal de Lorraine, duc de Guise, et duc de Montmorency, connestable de France.
Dès lors, le sort du privilège put paraître assuré pour toute la durée du règne de Henri II, et ce monarque déclarant « confirmer entièrement le privilège, sans aulcune dimynution, et ainsy que les chanoines avoient accoustumé d’en jouyr, de tout temps et d’ancienneté, » il ne fallait plus songer à critiquer leurs élections, sous couleur d’indignité. Ce brevet replaçait leur privilège dans l’ancien état, où aucun crime n’en était exclus. La déclaration de décembre 1512, l’arrêt du 26 janvier se trouvaient ainsi comme non avenus. Le chapitre avait à cœur de le prouver ; et c’est ce qu’il fit en 1555, en choisissant pour lever la fierte, Charles Vauquelin, seigneur des Yveteaux, et trois autres gentilshommes qui, de complicité avec Guillaume Vauquelin, seigneur de Boissey (décédé depuis le crime), et accompagnés d’un grand nombre d’hommes armés, avaient assassiné, de guet-à-pens, à la foire de Guibray, Robert Poret, serviteur de Julien De Rotours. Il fallut bien que le parlement les délivrât, et ils en furent quittes pour une dure semonce que leur adressa M. De Saint-Anthot, premier président.
Au mois de mai 1557, le chapitre attendait encore les lettres-patentes qui lui avaient été promises, lorsque le cardinal de Bourbon écrivit au chapitre, peu de jours avant l’Ascension, la lettre que voici ; « Messieurs, j’ai reçeu lettre de madame la duchesse de Valentinoys, par la quelle elle me prie, comme aussi faict de sa part monsieur de Meaulx[127] grand aulmosnier, pour faire donner le privilége de lever la fierte sainct Romain, le prouchain jour de la feste d’Ascension nostre Seigneur, à ung gentilhomme nommé Bièvredent, qui s’est trouvé avec le sieur D’Auzebosc à quelques jeunesses, depuis huit ou dix ans, desquelles il a esté peu curieux se purger. Dont la dicte dame a telle affection, qu’il n’est possible en faire plus instante prière qu’elle me faict par sa lettre, me priant de tant faire vers vous, que nul aultre ne soit esleu au dict privilège. Qui m’a faict vous envoyer la présente, avec ce gentilhomme exprèz, pour vous prier très-affectueusement qu’en cest endroict vous veuillès congnoistre combien la dicte dame peult pour nous et nos affaires communes et particulières, et, à ceste cause, l’en favoriser et gratiffier, comme je m’asseûre vous désiréz et feréz très-voulontiers, et, en ceste confidence, je prye Dieu, etc. »
En recevant cette lettre, les chanoines de Rouen s’estimèrent trop heureux de pouvoir faire quelque chose pour l’illustre bienfaitrice de leur église, pour une femme toute puissante sur l’esprit du roi, et qui, reconnaissante de leur empressement à condescendre à ses désirs, ne manquerait pas de solliciter, et obtiendrait certainement du monarque les lettres-patentes annoncées et si impatiemment attendues. Mais leur joie redoubla, et leur espoir s’accrut encore, lorsqu’ils reçurent à la fois une lettre de Diane de Poitiers elle-même, témoignage irrécusable du haut prix qu’elle mettait au succès de sa demande, et une lettre du roi Henri II, qui n’avait pu refuser cette démarche aux instances de son amie.
« Messieurs (leur écrivait la duchesse de Valentinois), pour le désir que j’ay de faire plaisir, en ce que me sera possible, à mon nepveu D’Ozebosc, j’ay escript au sieur De Draqueville, maistre des requestes ordinaires de l’hostel du roy, vous dire de ma part ce en quoy je suis advertie que vous le povéz grandement gratiffier, pour le mettre hors de ses affaires qu’il a par de là, et luy donner le moyen de continuer à faire service au roy. Ce que je vous prie vouloir faire en ma faveur, et croire ce que le dict sieur De Dracqueville vous en fera entendre ; vous asseûrant que toute fois que l’ocasion se pourra présenter, je le recognoîtray pour vostre compaignye en général et particulier, d’aussi bon cueur que je prie le créateur vous donner, en santé, bonne et longue vie[128]. »
Le roi, dans sa lettre, affectait de ne point nommer le neveu de la duchesse de Valentinois, et ne parlait que du sieur De Bièvredent, complice de ce gentilhomme. « Nous avons (disait-il) esté très-instamment et humblement requis, de la part des parens et amys d’un nommé Bièvredent prisonnier à Rouen, que nostre plaisir feust le faire joïr du privilége de sainct Romain, et, en cela, vouloir bien estandre et impartir nostre bonté et clémence ; ce que, pour plusieurs bonnes considérations, luy avons acordé, et de vous en escripre en sa faveur, vous priant, à ceste cause, comme de chose que nous aurons très agréable, estre contans de le nommer et présenter pour lever et porter la châsse de saint Romain, à ce prochain jour et feste du dict sainct, et, en cela, le préférer à tout aultre, retenant, pour vostre descharge, la présente signée de nostre propre main, qui servira de tesmognage certain de nostre vouloir et intention en cest endroict. Henry. »
Ces diverses lettres furent présentées par des gentilshommes et des conseillers au parlement, qui exposèrent de vive voix, au chapitre, les détails du fait à raison duquel les sieurs De Bièvredent et D’Auzebosc sollicitaient la fierte. Ces lettres, ces démarches, eurent tout le succès qu’on avait dû en attendre ; et, le jour de l’Ascension, le sieur De Bièvredent, qui seul était dans les prisons, leva la fierte. Il avait commis plusieurs crimes que les registres du chapitre n’indiquent point, non plus que ceux du parlement, par égard, peut-être, pour la duchesse de Valentinois, tante du sieur D’Auzebosc son complice. Ce dernier vint, dès le samedi suivant, remercier les chanoines assemblés. Près de partir pour la cour, il offrit au chapitre ses bons offices auprès du roi et de la noble duchesse de Valentinois. Ses offres de services venaient trop à propos pour ne pas être acceptées avec empressement ; et la conjoncture étant très-favorable, deux chanoines furent chargés de se rendre à Monceaux, avec le sieur D’Auzebosc, pour solliciter du roi la confirmation du privilège de saint Romain. Cinquante écus d’or leur furent alloués pour ce voyage. Cette nouvelle démarche fut couronnée d’un entier succès ; et, le 14 juin suivant, Henri II signa, à Reims, les lettres-patentes qu’il avait tant fait attendre. « Ayant esgard à la dévotion et affection que l’archevesque, les chanoines, chapitre, et généralement tout le peuple de la ville de Rouen et pays des environs, avoient au glorieux sainct Romain, le roi déclaroit vouloir que l’archevesque et le chapitre de Rouen jouissent du privilége de la fierte, ainsy que leurs prédécesseurs en avoient par ci-devant jouy et usé, et qu’il estoit contenu ès-lettres et éditz de déclaration de son ayeul Louis XII, et pussent, en conséquence, eslire chaque année, au jour de l’Ascension, un prisonnier ou prisonnière criminel, pour quelque cas ou crime qu’il fut détenu. » Pour le passé, le défaut de lettres de confirmation ne pourrait porter aucun préjudice au privilége ; et, à l’avenir, Henri II ne voulait pas que le chapitre fût tenu de demander aucune confirmation aux rois ses successeurs. Toutefois, autant que besoin était, il le ratifiait et approuvait, révoquant tous les arrêts modificatifs de ce privilège, arrêts qu’il cassait par le présent édit. Le chapitre ne serait plus tenu, à l’avenir, de solliciter aucunes lettres de confirmation, ni de demander, soit au parlement, soit ailleurs, aucun enregistrement de quelques lettres que ce fût, même des présentes lettres-patentes, Sa Majesté les tenant et voulant qu’elles fussent tenues entérinées et publiées de sa grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale.
Le chapitre s’était empressé de communiquer ces lettres-patentes au parlement, qui les lui fit rendre sans réponse et sans lui donner aucun acte de l’arrêt rendu sur ces lettres. Cet accueil n’était pas d’un augure favorable pour le chapitre ; et, en effet, l’année suivante il eut à lutter contre de nouvelles difficultés, provoquées, au reste, il le faut avouer, par une élection peu faite pour mériter la faveur.
Le prisonnier élu, cette année-là, se nommait Guillaume Le Sens, et était né à Reviers (diocèse de Bayeux). A l’en croire, deux frères, du nom De Bordeaux, ayant voulu épouser Barbe et Péronne De la Rivière, sœurs de sa femme, il s’y était opposé de tout son pouvoir, parce qu’ils n’étaient pas riches « et qu’il désiroit l’augmentation des biens et honneurs de ses dictes sœurs. » Irrités de son opposition, ils avaient (disait-il) cherché, par l’espace d’un an, l’occasion de le tuer. « Ce que craignant, et fasché d’estre ainsy agité, et quasy désespéré, il mist le feu à la maison de ses deux belles-sœurs, et ce pour se venger des dictz De Bordeaulx et leur donner crainte de ne plus le charcher pour luy mal faire, ny ses deux belles-sœurs pour les espouser. » Admirable expédient sans doute, et bien imaginé surtout de la part d’un homme qui « désiroit si passionnément l’augmentation des honneurs et des biens de ses belles-sœurs ! »
Arrêté à raison de ce crime, condamné à la torture par les juges de Vire, il appela de cette sentence au parlement, fut conduit dans les prisons de Rouen, et sollicita la fierte en 1558. Mais lorsque les députés du chapitre vinrent l’interroger dans les prisons, après leur avoir avoué le crime que nous venons de rapporter, il en confessa un autre bien plus affreux, commis sept ou huit ans auparavant. Par suite d’un complot ourdi entre lui et cinq autres scélérats, il était venu tout exprès de Bayeux, à Caen, avec eux pour épier un enquesteur de Caen nommé Robert Godes, dont lui et ses complices prétendaient avoir à se plaindre, parce qu’il avait refusé de leur prêter de l’argent. A l’en croire, « il avoit esté délibéré entre eux, non de le tuer, mais seulement de luy bailler trois ou quatre coups d’espée ou de dague sur les bras et sur les jambes. » On voit bien que ce n’était qu’une plaisanterie. Mais les six bandits « se pourmenant de soir, à Caën, près du carrefour de l’Espinette », aperçurent Robert Godes qu’ils guettaient ; et ce malheureux vieillard, assailli par Le Sens, le bâtard d’Essy et les quatre autres assassins, tomba percé de coups d’épée et de dague, et mourut à l’heure même. Le bâtard d’Essy, arrêté immédiatement après le meurtre, et mis en jugement, avait eu la tête tranchée à Caen. Le Sens confessa ce crime au chapitre « de paour que semblable pugnicion ne se fit de luy que du bastard d’Essy », et, en vérité, il méritait bien le même sort. Toutefois, le chapitre l’élut pour lever la fierte. Mais Le Sens, en croyant qu’un aveu volontaire de ce second et horrible crime allait avoir, auprès du parlement, autant de succès qu’auprès du chapitre, avait trop espéré de ces magistrats, impatiens, depuis longtems, de découvrir tous les assassins de Robert Godes. Le parlement déclara aux envoyés de l’église de Rouen « qu’il délivreroit Le Sens pour le regard seulement de l’incendie, mais que pour le regard du meurtre commis de guet-apensé, par insidiation et machination préméditée, sur la personne de Robert Godes, le procureur-général estoit autorisé à le faire appréhender au corps, luy et ses complices. » L’arrêt fut si bien exécuté, que le jour même de la fête, après que Le Sens « eût faict le tour de la procession accoustumée », il fut arrêté par deux huissiers du parlement, dans la maison du maître en charge de la confrérie de saint Romain, où il soupait, selon l’usage, et ramené à la conciergerie où on lui mit les fers aux pieds. Le parlement, comme s’il n’eût pas déjà montré assez de mauvaise volonté contre le privilége « fit, au grant scandalle et vitupère de la dicte eslection, et diminution du dict privilège, publier son arrest par les carefours de Rouen, à son de trompe, ce qui causa dans Rouen beaucoup de rumeur. » Puis on procéda contre Le Sens, par examens et interrogatoires ; MM. Le Georgelier, conseiller, et Laurent Bigot, avocat-général, furent envoyés en commission à Caen, pour informer plus amplement sur l’assassinat de Robert Godes, tant contre Le Sens que contre ses complices. On imagine facilement l’indignation du chapitre et l’empressement avec lequel il dénonça à Henri II cet attentat à un privilége que Sa Majesté avait si expressément confirmé sans aucune modification. « Nostre privilége (écrivait le cardinal de Bourbon) a esté si bien confermé par cy-devant, que eûsse tousiours estimé pour l’advenir ne s’en debvoir faire instance. » Ce prélat, la duchesse de Valentinois, M. de Brézé, évêque de Meaux et grand-aumônier, appuyèrent si énergiquement les dolèances du chapitre, que le roi ordonna au parlement « de lui envoyer par écrit les causes et raisons qui l’auroient meu à donner cette décision », et lui défendit de passer outre, quant à présent, à l’exécution de l’arrêt. Le parlement suspendit les procédures ; mais, au lieu de se hâter d’envoyer au roi les motifs de son arrêt, il dressa longuement les articles de remontrances verbales qu’une députation irait faire au roi sur cette affaire, et ce « au grant retardement de la délivrance du prisonnier Le Sens, scandalle et diminution d’un si louable et dévot prévilleige. » Pendant toutes ces longueurs, Le Sens était toujours prisonnier à la conciergerie, où il resta long-tems « détenu en grande calamité et misère. »
Le chapitre, dans ses assemblées, s’occupait chaque jour de cette affaire. Mécontente, à l’excès, de l’avocat-général Laurent Bigot, cette compagnie se défiait d’un de ses membres, fils de ce magistrat ; et elle mit en question si ce chanoine, si proche parent d’un homme qui, en toute rencontre, montrait sa mauvaise volonté contre le privilège de saint Romain, devait être présent aux délibérations où étaient concertées les mesures propres à garantir le privilège des vives attaques auxquelles il était en butte. Après une longue discussion, on permit à l’abbé Bigot d’assister aux assemblées. Mais il fut obligé de promettre solennellement, et de jurer même qu’il ne révélerait à son père l’avocat-général rien de ce qui aurait été résolu ou dit, en chapitre, relativement à cet objet.
Bientôt le chapitre adressa au roi un mémoire apologétique de l’élection par lui faite de Le Sens pour lever la fierte. Souvent, disait le chapitre dans ce mémoire, souvent le parlement a admis à jouir du privilége, des prisonniers chargés de plus grands crimes que ceux imputés à Le Sens. Au reste, le choix à faire, par les chanoines, d’un prisonnier pour lever la fierte, était, la plupart du tems, fort difficile, en ce que le parlement et les autres juges royaux « pour frauder le privilége, l’énerver et tascher de le mettre au néant » faisaient, tous les ans, plusieurs jours avant l’insinuation, transporter tels prisonniers qu’ils voulaient, des prisons de Rouen en d’autres prisons hors la ville. Ils ôtaient ainsi aux chanoines la liberté d’élire « tel prisonnier qu’ils désireroient à leur advis et conscience. » Il était arrivé plusieurs fois que ces prisonniers, ainsi transportés « en autres prisons et geôles peu seûres et mal gardées, s’estoient évadés et soustraits aux peines qu’avoient encourues les horribles maléfices et exécrables crimes par eux commis. » Une année entre autres, il s’en était enfui, en une seule fois, un plus grand nombre que le chapitre n’en eût pu délivrer pendant dix ans en vertu du privilège. Mais, pour ne parler que de l’année présente (1558), on avait fait transporter hors de la ville tant de prisonniers, qu’il ne s’en était trouvé que trois dans les prisons, qui prétendissent au privilège, savoir : un nommé Orson, de Vire « le plus insigne et notable voleur qui fût en France, fabricateur de faulse monnoye, dont deux frères avoient récemment esté exécutez sur la roë, à Paris, par sentence du prévost des maréchaux. » Le second « povre homme, laquet de tripot, avoit, par cas fortuit, tué ung sien compaignon, d’ung petit cousteau, en rixe, et, en se défendant des coups et oultraiges qu’il lui faisoit. » Le chapitre avait dû reculer devant l’énormité des crimes dont le premier s’était rendu coupable. L’homicide commis par l’autre lui avait paru pouvoir être remis par des lettres du prince ; ce qui était arrivé, en effet, peu de tems après. Le choix des chanoines n’avait donc pu tomber que sur le troisième prétendant, qui était Le Sens ; si ce choix était mauvais, était-ce au chapitre qu’il fallait s’en prendre, ou aux magistrats, qui avaient fait transporter tant d’autres détenus, parmi lesquels le chapitre eût pu en trouver de plus dignes du privilège de la fierte ? Quelques membres du parlement prétendaient que Le Sens s’était, dans sa confession au chapitre, accusé de l’assassinat de Godes, commis par d’autres qui l’avaient excité à s’en accuser, afin que, s’il obtenait la fierte, son arrêt d’absolution leur profitât ; ce qui, en vérité, n’avait guère de vraisemblance. Mais, en tout cas, que pouvait à cela le chapitre ? Le fait, vrai ou non, lui était entièrement étranger. Qui oserait garantir que les témoins qui n’avaient pas chargé Le Sens comme complice de cet assassinat, avaient fait une déposition complète et sincère ? Le fait de l’homicide étant notoire, et un prisonnier venant s’en accuser volontairement, ils l’en avaient cru coupable, et l’avaient élu. Le Sens avait fait les mêmes aveux devant le parlement, tant le jour de l’Ascension que dans les interrogatoires qu’on lui avait fait subir depuis. S’il était innocent de ce crime, pourquoi donc l’avait-on rétrudé en prison, puisqu’il avait été jugé capable et digne du privilège, pour le crime d’incendie par lui confessé et dont il était convaincu ? Au reste, il était juste que le roi fit vérifier si la confession de Le Sens était sincère ou frauduleuse et faite par un innocent, pour profiter aux vrais coupables qui n’osaient se montrer. Le chapitre le demandait lui-même hautement, ayant le plus puissant intérêt à ce que l’on découvrît l’illusion que Le Sens aurait pu faire à ses députés. Si la fraude était prouvée, le chapitre ne s’opposerait pas à ce que l’on poursuivît ces coupables, malgré le privilège de la fierte, dont un imposteur aurait voulu leur faire un manteau ; et Le Sens condamné à de grosses amendes pour avoir « illudé (trompé) justice, et dérobé le privilège de monsieur sainct Romain. » Mais, en tout cas, il devait jouir du privilége, qui, au jour de l’Ascension, lui avait été conféré de bonne foi ; et son emprisonnement était illégal et tortionnaire. Ces réclamations eurent l’effet que le chapitre avait pu en attendre.
Le 9 mars 1559, le roi étant à Villers-Coterets donna, en faveur du privilége de saint Romain, de nouvelles lettres-patentes, encore plus expresses que les premières. Il confirmait et renouvelait les lettres-patentes de Louis XII, celles données par lui-même au mois de juin 1557 ; et déclarait que les chanoines de la cathédrale de Rouen pourraient « délivrer tous les ans tel prisonnier qu’il leur plairoit, quelque cas et crime qu’il eust commis, réservé seulement le crime de lèze-majesté divine et humaine ; et ce, nonobstant les réserves faictes par l’eschiquier contre les crimes de faulse monnoye et d’homicide pourpensé. » Par ces mêmes lettres-patentes, Henri II ordonnait la mise en liberté immédiate de Le Sens, et celle du sieur D’Imbleval, qui, malgré des ordres antérieurs, très-formels, était encore dans les prisons.
Et comme le parlement, toujours pour restreindre le privilège, avait défendu, les années précédentes, aux geoliers et concierges de Rouen, de recevoir dans les prisons, des prisonniers volontaires, le roi levait cette prohibition, et de plus défendait au parlement de faire désormais transporter hors de la ville de Rouen aucun prisonnier, au préjudice du privilége. Henri II mourut quatre mois après ; le parlement n’avait pas encore enregistré l’édit du 9 mars 1559 ; et, alors, on dut craindre qu’il ne profitât de cet événement pour gagner du tems. En effet, au mois de novembre 1560, Louis Le Sens était toujours dans les prisons du palais ; on avait même arrêté, depuis peu, Jacques Hays, un des complices de l’assassinat de Robert Godes, et la procédure marchait activement. Mais le cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen, obtint du jeune François II un ordre exprès, adressé au parlement de Normandie, pour qu’il eût à se conformer aux lettres-patentes données par son père. « D’autant (disait le jeune roi) que pour le trespas advenu de nostre feu seigneur et père, vous pourriez faire difficulté de vérifier et entériner les lettres de confirmation par luy accordées au chapitre de Rouen, pour la délivrance d’un prisonnier tous les ans, le jour de l’Ascension, nous vous mandons et très-expressément enjoignons, que vous ayez à vériffier et entériner les dictes lettres de confirmation, et faire souffrir et laiscer jouir le chapitre du contenu en icelles, selon et ainsy qu’elles se portent et contiennent, sans y faire aucun refus ny difficulté. » Ces lettres de François II sont du 6 novembre 1560, et datées d’Orléans où il mourut un mois après, à l’âge de dix-sept ans. Peut-être le parlement se fit-il un scrupule de contrevenir aux derniers ordres qu’il eût reçus d’un jeune roi dont la mort était si prématurée ; ce qu’il y a de certain, c’est que, peu de tems après, Louis Le Sens et Jacques Hays son complice furent interrogés sur la sellette, et enfin mis en liberté.
En 1560, aux Rogations, le nommé Guillaume Quibel vint se présenter aux chanoines qui visiaient les prisons, et sollicita d’eux la fierte, non pour lui seul, mais pour toute sa famille, mais pour un village entier, dont les habitans avaient tous pris part au meurtre pour lequel il demandait grâce à l’église de Rouen. Ce village était celui du Mesnil-sous-Saint-Georges, près la Vaupalière. M. De Radepont y avait une portion de fief ; et quelques pièces de prairie sises dans cette paroisse étaient en litige entre les habitans et lui. En 1559, un dimanche de juin, pendant la messe, M. De Radepont et quinze ou seize hommes de sa suite, tous armés, vinrent au Mesnil, et voulurent emmener des troupeaux « de bestes à cornes et chevalines » qui paissaient dans les prairies contentieuses. D’abord, ils se saisirent des gardiens qui résistaient, et ils s’efforcèrent de les conduire en prison. Mais les cris que poussèrent ces gardiens furent entendus de l’église du Mesnil. Aussi-tôt le tocsin fut sonné. Tous les habitans, hommes et femmes, se rendirent « au lieu et prairie du Maresc des Carrières », où un combat eut lieu entre eux et les gens du sieur De Radepont. Comme on se battait, survint Guillaume Quibel, qui, voyant son père, sa mère et ses sœurs grièvement blessés « meu de juste douleur, prinst ung baston de saux, de cinq à six pieds de long, et se rua sur les gens du dict sieur De Radepont, des quieulx en jecta trois par terre, dont l’ung fut apporté à Rouen, et mourust le jour mesme, entre les mains des barbiers. » M. De Radepont et ses gens furent mis en fuite. Mais bientôt commencèrent des procédures rigoureuses contre tous les habitans du village. Guillaume Quibel, que l’on parvint à arrêter, fut condamné à mort. De cent ou cent dix autres habitans, décrétés de prise de corps ou ajournés personnellement, vingt ou vingt-deux furent exécutés par effigie sur le Vieux-Marché de Rouen. « En telle façon (dit Guillaume Quibel, dans sa confession) que pour le jour d’huy, le pauvre villaige du Mesnil est rempli de pauvres enffans, orphelins, femmes veufves, à cause de la fuite des pères et mères qui ont plus cher aymé habandonner leurs biens, familles et héritages, que de tumber ès mains de justice. » C’était au nom de tous ces malheureux, comme au sien, que Guillaume Quibel demandait au chapitre la vie et la liberté. Ses prières furent écoutées ; et le jour de l’Ascension, élu par les chanoines et délivré par le parlement, il leva la fierte pour lui et pour tous ses complices, c’est-à-dire pour le village du Mesnil tout entier.
Les quatorze années du règne agité de Charles IX offrent quelques faits curieux pour l’histoire du privilège de la fierte. Ce privilège avait dès-lors des ennemis et des détracteurs. Le cardinal de Bourbon, qui voyait se former l’orage, écrivait, en 1561[129], au chapitre : « La fierte va estre sollicitée, ceste année, par plusieurs qui vous pourront esmouvoir à si grande pitié que n’en pourriez esconduire ung seul, si tant vous estoit loisible en eslire. Mais puisqu’à ung se fault résouldre, me semble très-nécessaire de considérer les cas les plus pitoyables, et choisir les personnes qui, par aultres mérites d’eulx ou des leurs, peuvent estre agréables tant au peuple qu’à ceulx qui ne cherchent qu’occasion de nuyre au dict privilège ; affin que, par telle eslection, ils puissent estre vaincus de leurs affections contraires, et s’abstenir (au respect des personnes et du cas) de l’impugner et calomnier ; surtout en ce temps où il y faut plus prendre garde qu’en aucun autre que nous ayons veu. » Cette lettre, on le voit, n’indiquait point le nom des protégés du cardinal ; mais l’archidiacre Saint-Désir, qui arrivait de Gaillon où le prélat lui avait tout dit, était chargé de les nommer, de vive voix, au chapitre. C’étaient les trois barons De Pellevé de Flers, gentilshommes d’une des plus anciennes et des plus illustres familles de Normandie, gravement compromis dans une très-fâcheuse affaire.
« Ung jour et feste de Chandeleur, plusieurs individus, au nombre de huyt ou dix, armez et esquipéz d’armes à feu et de toutes autres armes, s’estoient apostés à la porte de l’église de Flers, avec propos délibéré de tuer noble homme Henry De Pellevey de Caligny, baron du dict lieu de Flers ; comme de faict, à l’issue de la messe, faisant la révérence au dict sieur De Caligny, luy tirèrent plusieurs coups de pistollet, et tuèrent ung gentilhomme appartenant au sieur De la Poupelière, et une levrette estant prèz le dict sieur De Caligny ; sans, toutes foiz, pouvoir tuer ce dernier. » Alors, les assassins s’étaient enfuis. Seulement, Perrin Hénard, l’un d’eux, ayant été pris par les gens du sieur de Caligny, avait été amené au château de Flers, où on le retint prisonnier, dans l’espérance « de tirer de luy la congnoissance des noms et surnoms de ceulx qui avoient tiré sur le sieur De Caligny. Mais, par désespoir, au bout de quelques jours, il se pendist par le moyen d’une corde et lien de foin qui luy avoit esté baillè au lieu de feurre, à soy coucher. » Dans la mêlèe du jour de la Chandeleur, on avait reconnu les nommés Raguenel, Nicolas Delamare (cousin de De Bras de Bourgueville), Thomas Ourson et Jean Le Harivel. M. De Caligny les dénonça à la justice comme les auteurs du guet-à-pens dont il avait failli être victime. Guillaume De la Cour sieur des Marescs, et Pierre De la Cour sieur de Grainville, gentilshommes nourris dans la maison du feu sieur De Pellevé de Tracy, étaient demeurés au service du sieur De Pellevé-Caligny son fils ; et ce fut le sieur Des Marescs qui fut chargé de suivre le procès existant au bailliage de Caen entre le baron De Pellevé-Caligny et les sieurs Delamare, Raguenel, Ourson et Le Harivel. De là, ces derniers conçurent pour le sieur Des Marescs une haine violente qui se manifesta par mille procédés insultans, et enfin par une tentative d’assassinat. Le baron De Flers, fatigué des chicanes de ces trois hommes et des outrages continuels qu’ils prodiguaient aux sieurs De la Cour ses agens, dit un jour, en présence du sieur De Pellevé-Tracy son frère et du sieur De Saint-Remy son ami : « Par le corps Dieu, frère, je vouldroys qu’ilz feûssent tous mortz. » Le sieur De Saint-Remy s’écria que « s’il les trouvoit à propos il les chastieroit bien. » Des Marescs n’oublia point ce propos ; et, à quelques jours de là, il dit au sieur De Saint-Remy que « s’il pouvoit dépescher Delamare et ses complices, il feroit beaucoup pour le baron De Flers. » Saint-Remy y ayant consenti avec empressement, restait à trouver une occasion. Bientôt elle s’offrit d’elle-même. Delamare et les siens devaient passer, un certain jour, au pont de Landes, pour venir à Caen obéit à une assignation qu’ils avaient reçue dans leur procès avec le baron de Flers. Guillaume De la Cour, qui les avait fait assigner, donna cette indication au sieur De Saint-Remy, et chargea en outre Saugrenée, l’un de ses affidés, de lui désigner les victimes, et de l’assister lors du crime. Il leur recommanda « de ne point faillir à exécuter leur entreprinse, les priant bien fort de ne point faillir ceste belle occasion, et jurant qu’il estoit bien marry qu’il n’y pouvoit estre lui-mesme, estant contrainct estre à Caën, à raison de son proceds. » Les armes, la poudre furent fournies par lui à Saugrenée. Au jour et à l’heure indiqués, Saint-Remy, Saugrenée et un allemand soldé par Guillaume De la Cour étaient embusqués au pont de Landes. Delamare, Ourson et Le Harivel étant venus à passer, les trois meurtriers sortirent de leur cachette, les assassinèrent, et, comme cela avait été convenu, se saisirent de leurs papiers qui étaient dans une bougette de cuir. MM. De Pellevé étaient, en apparence, étrangers à ce crime odieux. A en croire Guillaume De la Cour (un peu suspect, on l’avouera), M. De Pellevé-Tracy, l’un d’eux, et son frère le protonotaire (qui depuis devint évêque de Pamiers), étant survenus au pont de Landes peu d’instans après l’assassinat ; à la question : Qui vous mayne ? adressée par l’un d’eux au sieur De Saint-Remy, qu’il paraissait étonné de trouver là, ce gentilhomme avait répondu : Amour et guerre, et les deux frères n’avaient rien soupçonné. A en croire encore De la Cour, le baron De Flers ne reçut sa confidence que quelque tems après l’événement. Cependant, le jour même de l’assassinat, Guillaume De la Cour, qui avait été forcé de rester à Caen, à raison des mêmes affaires pour lesquelles les sieurs Ourson, Delamare et Raguenel y étaient cités, avait tenu des propos étranges. Avant de se rendre à la cohue, on l’avait entendu dire, dans son hôtellerie ; Je m’en vois faire appeler mes pingeons ; mais je sçay bien que tous ne se trouveront point. Plus tard on se souvint de ces paroles imprudentes, et on s’assura de sa personne. L’Allemand, arrêté avant lui, mis en jugement et convaincu, avait été exécuté à Caen. Le sieur De Saint-Remy avait été arrêté aussi, mais s’était évadé des prisons. Au mois de mai 1561, Guillaume De la Cour vint à Rouen solliciter la fierte, à raison de l’assassinat des sieurs Delamare et autres, crime commis, on l’a vu, avec la préméditation la plus froide et la plus calculée.
Compromis dans la procédure criminelle instruite à raison de cet assassinat, auquel il était bien difficile de les croire étrangers, les Pellevé envoyèrent Guillaume De la Cour solliciter la fierte à Rouen, et mirent tout en usage pour assurer une élection à laquelle ils étaient si intéressés. Il ne faut pas s’étonner que le cardinal de Bourbon regardât cette élection comme étant de nature à servir la cause du privilège de saint Romain. Qu’on se rappelle quelle était alors l’illustration et l’importance de la noble maison De Pellevé. Il y avait des Pellevé dans les premiers rangs de la noblesse militaire et du clergé. Le grand crédit dont ils jouissaient, dès lors, leur permettait d’espérer, dans un avenir assez prochain, les premières dignités de l’état. Le privilège de saint Romain, si l’on continuait de l’attaquer, pourrait alors trouver en eux de zélès, de puissaus protecteurs.
Au reste, le faible cardinal de Bourbon n’était pas le seul personnage éminent que les Pellevé fussent parvenus à intéresser en leur faveur. A leur prière, Charles IX écrivit au chapitre de Rouen :
» Ayant entendu la coustume qui s’est observée de long-temps, le jour des Rogations, en l’honneur et révérence de la fierte sainct Romain, et ce que aquiert de privilège celuy qui liève et porte la dicte fierte ce jour-là, désirant, pour certaines considéracions, que ce soit le sieur De Sainct-Remy ou autre de sa complicité, nous vous prions que vous le veuillèz, en ce, préférer à tout aultre, pour joyr d’icelluy prévillége, et en tirer le fruict et l’impunité. »
C’était « à la requeste d’aulcuns de ses espéciaulx serviteurs » que le roi avait adressé cette recommandation au chapitre. C’est ce que nous apprend une lettre de Catherine de Médicis, qui accompagnait celle de son fils, et qu’elle terminait en assurant que l’élection du sieur De Saint-Remy et de ses complices « estoit une chose que le Roy son seigneur et filz désiroit et qu’il auroit bien fort agréable. » Antoine, roi de Navarre, père de Henri IV, recommandait aussi le sieur De Saint-Remy, qui, disait-il, « avoit prins norriture en sa maison. » Le moyen de résister à de tels protecteurs et de repousser de tels prétendans !
Le chapitre élut Guillaume De la Cour pour lui et ses complices. Le parlement délivra ce prisonnier, mais par provision seulement. Guillaume De la Cour figura à la procession et leva la fierte ; mais il avait été déclaré indigne par une clause secrète de l’arrêt ; et, après la cérémonie, il fut saisi par des archers et replongé dans les cachots de la conciergerie du Palais, où l’on transféra aussi Saugrenée, un de ses complices, qui, avant, était dans les prisons de la Cour des Aides ; et il fut décidé que, malgré l’élection du chapitre, on procéderait contre eux « tout ainsy que s’ilz n’avoient esté nommés et esleuz pour joyr du dict privilège. » Le chapitre, après bien des difficultés, fut contraint d’envoyer au greffe du parlement la confession faite par ces prisonniers pour obtenir la fierte. Le cardinal de Bourbon se plaignit amèrement au roi. Charles IX, qui était alors à Reims où il venait d’être sacré, envoya au parlement de Rouen, par un gentilhomme de confiance, l’ordre très-exprès de mettre en liberté Saugrenée, « si tant estoit que le dict Saugrenée fust de la complicité du sieur De Grainville qui avoit levé la fierte ceste année. » Cette lettre de Charles IX était très-favorable au droit du chapitre. Le monarque y déclarait vouloir « que le privillége de la fierte, de si long-temps octroyé aux sieurs du chapitre de Rouen, fût inviolablement observé. »
Le cardinal de Bourbon, qui avait obtenu cette lettre close, écrivait au chapitre : « Sa Magesté vient d’escripre à messieurs de sa court de parlement pour leur faire entendre le vouloir et intention qu’il a, que le dict privilége, comme des plus solennelz et authenticques, soit, selon sa forme et teneur, observé et gardé ; à quoy je vous prye, tant en général que chacun de vous en particulier, et d’autant que vous congnoissez estre des plus antiens et singuliers privilèges, vouloir tenir la main qu’il n’y soit, en aulchun article, aulchunement dérogé. Et, où il sera besoing d’en avoir aultre et plus ample jussion ou déclaration (comme je prétendz faire, et eusse volontiers faict sans la doubte que j’ay de tropt retarder ce gentilhomme présent porteur), je vous asseûre y faire tout debvoir[130] ».
Antoine, roi de Navarre (père de Henri IV), écrivit au parlement de Rouen, pour « le prier de bien bon cœur, que, suyvant le voulloir et intention du roy, il fist incontinent mectre Saugrenée à plaine et entière liberté. Vous ferez par là (disait-il) congnoistre à monsieur le cardinal, mon frère, que ne voullez, de son temps, restreindre aucunement les prévilléges cy-devant donnez et octroyez par les feuz roys aux chanoines et chappitre de l’esglise de Rouen, mais les continuer en la forme et manière qu’ilz ont esté cy-devant donnez et octroyez[131] ».
Peut-être ces lettres parvinrent-elles trop tard au parlement de Rouen. Saugrenée avait été mis en jugement ; la procédure révéla un grand nombre de crimes dont il s’était rendu coupable. Chose assez piquante, il fut prouvé qu’abusant du privilége de saint Romain, plusieurs fois il était venu confesser des assassinats pour lever la fierte, et sauver, par ce moyen, « aucuns nobles qui les avoient commis[132] » La lettre du roi, ou arriva trop tard, ou ne lui servit de rien ; il fut condamné à la roue, et exécuté sur la place du Vieux-Marché. On peut juger de l’indignation du chapitre et de la vivacité des plaintes qu’il s’empressa d’adresser au roi. Charles IX écrivit au parlement, et lui reprocha d’avoir, « en cest endroict, violè le privilége. » Il est à craindre, « ainsy que l’on nous a faict entendre (ajoutait-il), que vous en veuilléz autant faire des aultres individus estant de la dicte complicité, ce qui seroit contre et au préjudice du dict privilége, qui ne s’est jamais veu enfraindre depuis qu’il a esté premièrement accordé et institué, chose que nous ne saurions trouver sinonfort estrange, comme nous faisons aussy, la façon dont vous avéz proceddé à l’encontre du dict Saugrenée. » — « Voulant que le privileige sainct Romain fûst entièrement entretenu, gardé et observé », le monarque ordonnait au parlement de mettre en pleine liberté, et de laisser jouir de la grâce « et effect du privilège tous ceulx généralement qui estoient de la complicité du sieur De Grainville, avec défense expresse de procéder davantage contre eulx. » Vient ensuite une clause qui étonne ; « Ou bien, là où vous ne vouldriéz nous satisfaire et obéyr, en cest endroict, vous ne fauldréz (manquerez), incontinent la présente reçeue, de nous advertir des causes et occasions qui à ce vous meuvent. Et cependant vous ne procedderéz à l’encontre des dictz complices, jusques à ce que par nous en soit autrement ordonné. » Le parlement s’opiniâtrant à ne point vouloir faire mettre ces scélèrats en liberté, le chapitre, soutenu par le cardinal de Bourbon, adressa de nouvelles plaintes au roi, qui manda une députation du parlement. C’était précisément ce qu’avait désiré cette cour. MM. Le Georgelier et Laurent Bigot furent députés. Bodin, qui était alors en commission à Rouen pour la réformation générale de Normandie, fut témoin de toute cette affaire qu’il suivit avec intérêt ; il nous apprend que « l’advocat du roy Bigot fit grande instance au conseil contre l’abus et entreprise sur la majesté du roy. Mais, ajoute-t-il, le temps y estoit mal propre ; et, quelque remonstrance que l’on fist, le privilège est demeuré aux chanoines de Rouen[133] ». En effet, le 28 juin, un arrêt du conseil, rendu en présence des deux députés du parlement, ordonna que Guillaume De la Cour, dit Grainville, Orlando De Courseulles, Jean, Henri et Richard De Pellevé, jouiraient en cette circonstance, « et pour les dictz homicides seulement, du privilège de sainct Romain, et seroient mis en liberté. » À cette fois, les Pellevé sont indiqués par leur nom, et il n’y a plus moyen de douter qu’ils ne fussent au moins très-compromis dans cet horrible procès.
MM. Le Georgelier et Bigot, étant en cour, avaient vu la reine-mère, et avaient eu occasion de s’entretenir avec elle de cette affaire. Comprirent-ils bien ce qu’elle leur dit, ou bien jugea-t-elle à propos de se rétracter, par des motifs que l’on ignore ? A leur retour à Rouen, ils dirent au parlement que cette princesse leur avait fait entendre que, nonobstant tous arrêts du conseil, la compagnie ne devait pas se désister de procéder à l’encontre du sieur De Grainville et de ses complices, et qu’elle voulait que le parlement n’eût aucun égard « ni à ces arrêts ni à quelques lettres qui lui feûssent pour ce escriptes. » On ne se pressa donc point d’obtempérer à l’arrêt du conseil. Mais bientôt le parlement reçut une lettre de Catherine De Médicis, en date du 8 juillet. Elle disait « n’avoir jamais tenu tous ces propos aux dictz Georgelier et Bigot, et n’en avoir eu aucune occasion. Son intention n’estoit, en cest endroict, autre que celle du conseil, contenue dans l’arrêt du 28 juin… elle désiroit donc que le sieur De Grainville et ses complices jouîssent du privilège, et fûssent immédiattement mis en liberté. » On peut choisir entre les assertions uniformes et expresses de deux magistrats parmi lesquels etait Laurent Bigot, et la dénégation d’une femme telle que Catherine De Médicis. Le parlement voulut encore incidenter ; mais un nouvel arrêt du conseil lui interdit la connaissance du fait commis par Grainville et ses complices, les déclara purgés, et ordonna leur mise en liberté immédiate. Il fallut obéir.
L’année suivante, les conjonctures n’étaient pas, à beaucoup près, aussi favorables pour le privilège. Dans la nuit du 16 avril, les religionnaires s’étaient rendus maîtres d’une grande partie de la ville de Rouen, et y avaient commis beaucoup d’excès. Le couvent et l’église des Célestins avaient été pillés, et les religieux accablés de mauvais traitemens ; l’Hôtel-de-Ville, le Vieux-Palais et le Château étaient au pouvoir des insurgés : M. de Villebon, bailli de Rouen, avait été chassé de la ville. Le parlement députa un de ses membres vers le roi pour l’instruire de ce qui se passait ; le désordre était grand, et il était facile de prévoir qu’il allait s’accroître encore. Cependant, le lundi 20 avril, jour consacré, de tems immémorial, à l’insinuation du privilège, le chapitre ne crut point devoir déroger à un usage si ancien. Les chanoines Jean Nagerel, archidiacre du Vexin normand, Robert Busquet, Pierre Lambert, pénitencier, et Jean Lesueur, accompagnés de quatre chapelains, et précédés de leur messager, vinrent au palais insinuer le privilége de saint Romain à messieurs du parlement assemblés (le duc de Bouillon était présent) ; puis ils se rendirent au bailliage et à la cour des aides, « à la manière accoustumée ; et, partout, paisiblement furent reçeuz, et leur requeste accordée[134] » Mais l’insinuation du privilège ne devait avoir, cette année, aucune suite. Les premières violences commises par les religionnaires n’avaient été que le prélude d’excès plus grands encore. Dans les premiers jours de mai, devenus entièrement maîtres de la ville, ils entrèrent de force dans toutes les églises et dans tous les monastères, brisèrent les autels, les croix, les statues, les grilles, les chaires, les stalles, les jubés, et firent main-basse sur les innombrables objets de prix dont la piété de plusieurs siècles avait doté nos temples ; tout fut en proie. Le parlement, qui n’était plus, désormais, en sûreté, quitta la ville, et alla tenir ses séances à Louviers, où il resta plusieurs mois. Beaucoup de chanoines de Notre-Dame, et presque tous les prêtres, étaient en fuite. Le culte catholique avait cessé entièrement dans la ville de Rouen, et devait n’y être rétabli que cinq ou six mois après. La fête de l’Ascension ne fut donc point célèbrée ; on ne délivra point de prisonnier : la fierte ne fut point levee : que dis-je ? bientôt le trésor de la cathédrale fut pillè ; et cette fierte, cette châsse de saint Romain, si révérée des catholiques, n’en attira que davantage l’attention des dévastateurs, dont la cupidité était d’ailleurs excitée par la richesse d’un si magnifique morceau d’orfèvrerie. « Le mercredy 8 juillet, le président D’Emandreville, Noël Cotton et plusieurs autres, vindrent, de matin, en la sacristie de l’esglize cathédralle de Rouen… ilz descouvrirent la châsse ou capse de sainct Romain, couverte de lames d’or et pierres précieuses, et enrichie de plusieurs agneaulx (anneaux) d’or… qu’ilz mirent en pièces, ainsi que d’autres objets, et, parmy eulx, la châsse de saincte Anne... ilz en emplirent trois grands penniers que l’on porta à la monnoie[135]… » Les ossemens des saints, ceux de saint Romain, entre autres, furent ramassés confusément, brûlés au portail de la Calende ; et de pieux catholiques, qui vinrent la nuit fouiller dans le bûcher éteint, ne trouvèrent plus que des cendres et quelques fragmens méconnaissables. En 1638, Louis XIII voulant former un reliquaire pour sa chapelle, fit écrire à M. De Harlay, archevêque de Rouen, « qu’il luy feroit un plaisir signalè de luy donner une petite quantité des reliques de Sainct Romain, approchante tout au plus de la grosseur du bout d’un petit doigt de la main[136]. » Bientôt, le pieux monarque écrivit lui-même à ce prélat, « qu’estant en volonté d’orner son oratoire de reliques asseûrées, il avoit désir d’en avoir de sainct Romain. » Le chapitre répondit « que, au désastre des hérétiques, ils avoient volé tous les trésors de l’esglise de Rouen, et mesme, avec impiété, découvert les châsses d’or et d’argent et tous les reliquaires, dont ils avoient pris les corps et ossements des sainctz qui y estoient en dépost, notamment le corps de sainct Romain qui y estoit entier, et les avoient bruslès dans le parvis de la Calende, et qu’on n’en avoit pu ramasser que les cendres et quelques fragments, sans les pouvoir discerner en particulier[137]. » Nous verrons, en 1776, M. Terrisse donner au chapitre de Rouen, dont il était le doyen, un ossement de saint Romain, qui, en 1179, avait été accordé à l’abbaye de Saint-Victor, par Rotrou, archevêque de Rouen.
Reprenons, maintenant, la suite de notre récit, et hâtons-nous de dire que les profanations de 1562 ne tardèrent pas à être expiées par leurs auteurs. Après un siége meurtrier de plusieurs mois, la ville de Rouen fut, le 26 octobre, prise d’assaut par l’armée royale, et traitée en cité conquise, c’est-à-dire qu’elle fut pillée à discrétion[138] et le pillage dura trois jours ; le président Dubosc d’Emandreville et Noël Gotton, qui s’étaient signalès lors de la dévastation des églises, furent condamnés à mort et exécutés sur le Vieux-Marché.
Le parlement revint ; et, dans nos églises dévastées, la religion put, de nouveau, célébrer paisiblement ses mystères.
Les chanoines, qui n’avaient pas eu de prisonnier en 1562, voulurent, l’année suivante, en avoir deux. Dès le 4 mai, les députés envoyés au parlement pour insinuer le privilége, annoncèrent que le chapitre demanderait, cette année, deux prisonniers, l’un pour l’année présente, l’autre pour l’année 1569. On leur dit de communiquer aux gens du roi les titres sur lesquels ils entendaient fonder cette demande. Les jours suivans, les gens du roi et plusieurs membres du parlement montrèrent des dispositions peu favorables à cette prétention. Le 20 mai, jour de l’Ascension, ce point étant encore indécis, l’avocat et le procureur du chapitre vinrent, dès le matin, présenter au parlement assemblè une requête de ce corps, « tendante à avoir deux prisonniers pour estre faietz jouyr du privilége de monsieur sainct Romain. » Laurent Bigot, avocat-général, se déclara contre cette demande ; le parlement ordonna « que le procureur-général du roi, ensemble les ditz doyen, chanoynes et chappitre seroient oys au premier jour sur leur dicte requeste, pour leur estre, sur ce, faict droict, ainsy que de raison » ; mais, pour l’heure, « ne permit aus doyen, chanoynes et chappitre de procéder qu’à l’élection d’un prisonnier seullement, suyvant leur privilège et ainsi qu’il estoit acoustumé, sans préjudice, toute foys, de leurs droictz et raisons ausquels ils estoient réservés. » A huit heures du matin, lorsque le chapitre s’assembla pour procéder à l’élection, il connaissait déjà la décision du parlement. Mais, avant tout, il n’en délibéra pas moins sur le point de savoir s’il élirait un seul prisonnier, ou bien deux, l’un pour l’année présente, l’autre pour l’année 1562, « où l’esglise de Rouen n’avoit pu jouyr de son privilège, empeschée qu’elle avoit esté par la sédition, la ville estant alors au pouvoir des factieux. » Les chanoines Prudhomme et La Place soutinrent vivement que le chapitre, sachant ce qui s’était passé le matin au parlement, ne devait demander qu’un seul prisonnier ; ils déclarèrent que si le chapitre persistait à vouloir en élire deux, ils ne prendraient, cette année, aucune part à l’élection. Tous les autres chanoines ayant été d’avis, au contraire, que l’on devait élire deux prisonniers, les archidiacres Bignes et Nagerel allèrent, au nom du chapitre, remontrer au parlement que « le peuple de la ville comptoit voir deux prisonniers lever la fierte en ceste journée. » Le chapitre était donc résolu de les élire ; et ils venaient prier instamment la cour de les leur délivrer tous deux pour esviter une esmotion populaire. On leur répondit qu’il y avait arrêt, et que la cour s’y tenait. Chose remarquable ! le chapitre, pour obtenir deux prisonniers, allèguait le danger d’une sédition dans la ville ; et, de son côté, le parlement repoussa la demande du chapitre « pour obvier à l’esmotion et sédition du peuple. » Cette crainte des magistrats était peut-être fondée. Et en effet, quelle joie bruyante les catholiques n’auraient-ils pas manifestée, si, dans cette belle cérémonie qu’ils aimaient tant, et dont les religionnaires les avaient privés l’année précédente, ils eussent vu figurer, outre le prisonnier élu pour l’année présente, l’autre prisonnier dont ces mêmes religionnaires avaient, en 1562, empêché la délivrance ! A leurs cris d’allégresse et de triomphe, n’aurait-on pas entendu se mêler les imprécations, les défis et les insultes ; surtout lorsqu’on pense que la châsse de Saint-Romain, brisée naguère par un marteau sacrilège, reparaissait, cette année, dégradée, mutilée, recouverte d’une étoffe, au lieu du riche faîte d’argent doré qui la décorait autrefois, triste monument de la fureur des calvinistes ; et dans l’état d’exaspération où, de part et d’autre, étaient les esprits, n’y avait-il pas lieu de craindre que les deux partis n’en vinssent aux mains, et qu’un jour de grâce et de fête ne se changeât en un jour de sang et de deuil ? Quoi qu’il en soit, lorsque les deux archidiacres, de retour au chapitre, eurent annoncé que le parlement s’en tenait à sa première résolution, le chapitre s’écria, tout d’une voix, qu’il s’en tenait aussi à la sienne. Il faut, toutefois, excepter les chanoines Preudhomme et La Place, qui, comme ils l’avaient annoncé, sortirent de la salle capitulaire, ne voulant point prendre part à l’élection, vu l’arrêt du parlement. L’archidiacre Nagerel sortit aussi ; après le message dont il avait été chargé le matin, et le parlement venant de lui notifier à lui-même sa décision, il ne voulait point paraître la braver, en prenant part à une double élection. En vain ces trois chanoines furent interpellés et sommés, à diverses reprises, de rentrer dans la salle capitulaire ; ils s’y refusèrent absolument. Le chapitre, en punition de leur désobéissance et de leur rebellion contre la décision de la majorité, arrêta que, pendant six mois, ils n’auraient aucune part aux distributions capitulaires. Alors, procédant à l’élection, ils choisirent, pour l’année présente (1563), Guillaume Duchesne, du faubourg Saint-Gervais, coupable de deux meurtres ; et, ensuite, ils élurent, pour 1562, un autre prisonnier dont le nom et le crime n’ont jamais été connus ; seulement le registre nous apprend que c’était une femme. Le nom et le surnom de cette prisonnière, avec sa confession ou déposition, demeurèrent au coffre secret du chapitre. Le chapelain de Saint-Romain alla porter au parlement un cartel où était inscrit le nom de Guillaume Duchesne, élu pour l’année présente. Mais, au-dessous de ce nom, on lisait ce qui suit : « Messieurs, suyvant que autrefoys s’est faict en semblable cas, et que le peuple désyroit, nous avons esleu ung second prisonnier, lequel nous ne nommons point, pour obvyer à l’esmotion, protestans nous pourveoir en temps et lieu. » Guillaume Duchesne fut délivré par le parlement, et leva la fierte avec les solennités accoutumées.
Les chanoines avaient protesté qu’ils se pourvoiraient contre le refus qu’on leur avait fait d’un second prisonnier. En effet, immédiatement après la fête, ils eurent recours au cardinal de Bourbon. Ils le supplièrent de tout faire pour obtenir du roi des lettres qui enjoignissent au parlement de leur délivrer le prisonnier élu pour 1562, « ou autre, en cas qu’il eust souffert la mort ; affin, dirent-ils, que ceulx de la nouvelle religion ne facent gloire et puissent se vanter, comme ilz font, chascun jour, d’avoyr empesché l’effect du prévilliége, mesmes les processions et cérémonies louables accoustumées estre faictes au temps des Rogations. » Pour exciter le prélat, ils ajoutèrent « qu’ilz avoient entendu, de la pluspart de messieurs du parlement qu’ilz n’empescheroient l’effect d’icelles lettres ; quoy faisant, Dieu seroit honoré, et son esglize maintenue en ses franchises et libertéz. » Bientôt Charles IX envoya l’ordre de délivrer au chapitre un second prisonnier ; et le parlement ne se mettant pas en devoir d’obéir, le chapitre s’en plaignit au roi. « En pareil cas, disait-il dans sa requête, nous devons avoir deux prisonniers, comme nous en eusmes deux, une année, du temps du roi Richard-Cœur-de-Lion. » Ils supplièrent le roi d’envoyer au parlement de nouveaux ordres, pour qu’il eut à « limiter le temps au chapitre de procéder à nouvelle élection d’un second prisonnier, et de le leur délivrer. » Il ne paraît pas que Charles IX ait envoyé de nouveaux ordres, et ainsi le chapitre n’eut qu’un prisonnier. Si ses démarches pour en obtenir deux eussent eu du succès, il n’aurait pas manqué de se prévaloir de ce fait dans les nombreux procès qu’il eut depuis. Dans ces procès, il a toujours parlè des deux prisonniers qu’il avait eus du tems de Richard ; et jamais il n’a dit en avoir eu deux en 1563.
Tout le monde connaît les malheurs de ce règne, les haines ardentes et profondes qui divisaient alors les Français. A Rouen, comme dans presque toutes les villes de France, la mesintelligence entre les catholiques et les religionnaires était extrême ; dans le sac de 1562, qui avait duré trois jours, les soldats de l’armée royale, enivrés par une victoire long-tems disputée, s’étaient rués avec fureur sur tout ce qui s’était offert à leur convoitise ; tout avait été pillè, saccagé, détruit, sans distinction entre les biens des catholiques et ceux des religionnaires. Brantôme avait vu ce pillage ; quinze ou seize mois après, lorsqu’il revint à Rouen à la suite de Charles IX, à l’en croire « l’on n’y trouvoit plus rien à redire pour le sac, et la royne mère s’en estonna, tant ceste ville s’estoit bien remise, et estoit autant ample et opulente que devant, sy (tellement) ajoute-t-il, qu’il ne nous y manqua rien[139] ». Mais les dommages se réparent, et les souvenirs demeurent. Les catholiques ne pouvaient pardonner à leurs adversaires, auteurs de tous leurs maux ; et, de leur côté, ceux-ci n’avaient point oublié le supplice de leurs ministres et de leurs principaux chefs. Chaque jour on voyait les deux partis aux prises ; chaque jour, quelque scène nouvelle décelait de plus en plus une antipathie profonde, d’amers ressentimens, et annonçait, pour l’avenir, de nouveaux malheurs plus grands que ceux que l’on déplorait déjà. Pour ne parler ici que de ce qui se rapporte à l’objet de cet ouvrage, au mois de septembre 1563, il y eut une querelle violente à Rouen, au Port-Morand, près la cathédrale, entre un commis de la rue de l’Épicerie, nommé Larchevêque, clerc tonsuré, et un sergent nommé Carie, Larchevêque était un catholique exalté ; Carie un sectateur ardent de la réforme. Sous prétexte que Larchevêque « avoit sa dague à sa ceincture », le sergent Carie s’adressa à lui « jurant, blasphémant, renonçant le nom de Dieu ; et lui dit : Sçais-tu pas bien les édietz du Roy, et qu’il est deffendu de porter armes ? et, en parlant ainsi, il « desgayna sa dague » dont il menaçait Larchevêque. Aussi-tôt le peuple accourut à la défense de ce dernier. Mort Dieu ! s’écria Carie, voicy des papistes qui soustiennent des razéz ; il les fault tous tuer. Puis, brandissant son épée et sa dague nues, il criait à haute voix : Meschantz papistes, n’aurons-nous jamais la fin de vous ? Irrités par ses menaces et ses injures, les catholiques lui jetèrent des pierres, et le poursuivirent jusqu’au près de la Grande Crosse. Larchevêque, avec qui avait commencé la querelle, était un des plus échauffés ; c’était lui qui poursuivait Carie de plus près ; ce fut lui qui lui porta le coup mortel. Lorsque Carie fut tombé à terre, Larchevêque le foula aux pieds et l’acheva.
Deux ans après (en 1565) il sollicita la fierte, et l’obtint sans peine « parce qu’il avoit tousiours tenu et entendoit tenir le party de l’esglize catholique et romaine. » Lors de la cérémonie, les catholiques témoignèrent par leurs acclamations bruyantes combien cette élection leur était agréable.
On pense bien que le peuple, si ardent contre la réforme, n’aurait pas souffert que l’on donnât à des religionnaires un privilége qui, il faut le reconnaître, devait en effet, par sa nature, être réservé à des enfans de l’église. Ce qui arriva, cinq ans après, le montre assez.
En 1570, le jour de l’Ascension, il y eut beaucoup d’agitation dans la ville pendant que le parlement délibérait sur le sort du prisonnier demandé par le chapitre pour lever la fierte. Ce prisonnier était Claude Goubert, dit Filleul, de la paroisse de Montville, près Rouen, « coupable de plusieurs crimes, meurdres et pilleries. » L’année précédente, accompagné de quelques gentilshommes et de plusieurs domestiques du baron de Clères, il s’était rendu à Préaux pour aider les sieurs De Braque et De Dranville à tirer vengeance d’insultes qu’ils prétendaient avoir reçues dans ce village. Lui et ses dix complices, armés d’épées, de dagues et de poignards, s’étaient rués à l’improviste sur des villageois qui « estoient en table où ilz prenoient leur réfection. » Ils avaient frappé et blessé ces malheureux qui « estoient sans verges, bastons, ny défense. » Plusieurs étaient restés sur la place ; un prêtre avait été blessé ; la femme Morel, âgée de soixante ans, avait été atteinte et tuée au moment où elle cherchait à faire à ses fils un rempart de son corps. Le crime en lui-même, malgré toute son horreur, malgré la préméditation et la lâcheté avec lesquelles il avait été commis, n’aurait probablement pas suffi seul pour soulever le peuple et l’irriter contre les coupables ; car, à ses yeux, l’énormité du forfait ne faisait que relever la grandeur et l’efficacité d’un privilége qui lui était cher. Mais quelques gentilshommes, dont les opinions en matière de religion lui étaient suspectes, se trouvaient compromis dans cette affaire. Le baron de Clères, dont les veneurs et les varlets de chiens y avaient trempé, ne passait pas non plus pour assez bon catholique, lui que naguère les religionnaires avaient regardé comme un émissaire des Guise, comme un persécuteur de la religion. De là, beaucoup de fermentation parmi le peuple, qui ne pouvait oublier les excès dont les protestans s’étaient souillés en 1562, les mauvais traitemens qu’ils avaient prodigués aux catholiques, les malheurs d’un siége de trois mois, et l’horreur d’un pillage de trois jours, qui avait ruiné un grand nombre des habitans de la ville. Ce peuple aurait pu s’en rapporter aux chanoines de Notre-Dame, aussi peu enclins que lui, on le croira sans peine, à favoriser du privilége ceux qui en avaient, huit ans auparavant, empêché l’effet. Mais la veille de l’Ascension (mercredi des Rogations), un prédicateur nommé Leharenger avait monté les têtes, en répétant en chaire, avec une affectation marquée, « qu’il n’estoit plus raisonnable d’eslire des huguenotz. » Ces paroles avaient volé de bouche en bouche, commentées de mille manières. Ce que disaient alors les prédicateurs était pour le peuple parole d’évangile, quoique malheureusement, à cette époque, il s’en manquât de beaucoup, la plupart du tems ; et, le lendemain, une multitude passionnée, répandue dans les rues, sur les places, et surtout dans les avenues du chapitre et du Palais-de-Justice, faisait entendre des murmures, et criait que « Goubert estoit ung huguenot. » Un énergumène nommé Bigot, suivi de quelques hommes de sa trempe, parcourait la ville, criant « sy on nomme des huguenotz pour lever la fierte, ilz n’en jouyront point. » Il était faux que Goubert et ses complices eussent embrassé la religion nouvelle. Quelques individus, qui prétendaient au privilège de saint Romain, en concurrence avec eux, voulant les rendre odieux au chapitre et les faire exclure de cette grâce, avaient méchamment fait répandre ce mensonge. Mais Claude Goubert et ses complices, avertis à tems, s’étaient adressés aux curés de Montville, de Clères, d’Anceaumeville, de Heugleville et de Saint-Remy-des-Lettes, qui tous s’étaient empressés de rendre le témoignage le plus favorable des sentimens religieux de ces onze prétendans au privilége. Des actes notariés qui attestaient le catholicisme de ces prisonniers, et même leur éloignement marqué pour les opinions nouvelles, avaient été, en tems utile, présentés au chapitre, qui, indigné des menées et des calomnies employées contre ces prétendans, les avait désignés pour lever la fierte. Les séditieux étant parvenus, on ne sait par quelle voie, à pénétrer le secret du cartel, firent de nouveau retentir la ville de vociférations et de menaces, dans l’espoir d’intimider les magistrats, et de les forcer à rejeter le choix du chapitre. Le parlement, occupé à examiner le procès des prisonniers élus, fut averti que les sieurs De Vaudrimare, sergent-major, et Le Seigneur, conseiller de ville, demandaient à être introduits pour une communication pressée. Admis dans la grand’chambre, ces deux députés dirent « qu’il se préparoît un grand tumulte. » M. De Carouge, gouverneur, connaissant les dispositions du peuple, les avait chargés de déclarer au parlement « qu’il y avoit danger d’esmotion. » MM. du parlement devaient y donner ordre ; il les en suppliait au nom de la ville tout entière. Si Goubert était élu « il estoit à craindre qu’il ne fust tué », et « y avoit grand danger d’esmotion périlleuse. » Le nom du baron de Clères était prononcé dans toutes ces vociférations ; le peuple disait « qu’il avoit esté tué des gens de Rouen chez luy, et qu’il ne permettroit point que luy ou les siens jouîssent du privilége. » Après que les sieurs De Vaudrimare et Le Seigneur se furent retirés, les gens du roi dirent que si Goubert était huguenot « il n’estoit raisonnable qu’il eust la fierte. » Il existait un arrêt qui défendait d’élire des huguenots. « Il falloit avoir esgard au public et éviter au tumulte et sédition. » Le parlement fit venir Goubert, et après lui avoir fait jurer, la main sur l’évangile, de dire la vérité, l’interrogea, avec beaucoup de détail, sur sa croyance. Goubert protesta qu’il n’avait jamais été de la religion réformée, et avait toujours porté les armes pour le roi. On lui demanda s’il voulait s’en rapporter à son curé sur la question de savoir où il avait fait ses Pâques depuis l’an 1562. Il répondit qu’il les avait faites ailleurs, mais fort exactement ; et il produisit en effet des actes passés par-devant notaires, et attestant qu’il avait reçu la communion pascale, tantôt à Montville, tantôt à Fresquienne, tantôt à Quincampoix ; il ajouta, ce qui était vrai, que pas un de ceux qui avaient figuré avec lui dans l’affaire de Préaux n’était huguenot.
Le procureur-général Péricard dit que, puis que des menaces de mort avaient été proférées, il y allait de l’autorité du gouverneur ; M. De Carouge devait être mandé par la cour « pour entendre de luy s’il avoit moyen de séder (apaiser) le peuple. Quant au faict particulier (l’affaire de Préaux), il n’estoit sy aygre ny si malheureux que celuy de l’an passé, dont les auteurs avoient levé la fierte. De plus, Goubert justifioit suffisamment de son catholicisme ; il n’empeschoit donc pas que ce prisonnier jouît du privilége, ainsi que ceux de ses complices qui ne seroient de la religion nouvelle. » Le parlement envoya dire à M. De Carouge que la compagnie « ne sçavoyt les forces des mutins ; elle n’avoit forces à sa disposition ; ains elles estoient en la puissance de M. De Carouge qui avoit les troupes du roy. » Lorsque la cour saurait quelles troupes il avait pour réprimer la sédition, elle prononcerait son arrêt. C’était à lui d’y donner ordre pour le service du roi et du public. Toutefois, la cour pensait qu’il n’y avait lieu d’inviter le chapitre à faire une nouvelle élection, « parce que les chanoines avoient disné, et que le prisonnier par eux esleu se purgeoit de n’estre de la nouvelle opinion. » Pendant ce message, le parlement avait sursis à prononcer sur le cartel. Peu après, les sieurs De Vaudrimare et Le Seigneur revinrent dire au parlement que M. De Carouge avait mandé les capitaines des arquebusiers, et qu’il avait lieu d’espérer que ce mouvement populaire n’aurait point de suite ; seulement, s’il y avait quelques uns des complices de Goubert qui fussent de la religion, il suppliait la cour de ne les point comprendre dans l’arrêt. Alors, on alla aux voix. Le parlement arrêta que Goubert jouirait du privilége « pour luy et ses complices estant de la religion catholique, apostolique et romaine. » Les prévisions de M. De Carouge ne furent point trompées ; la cérémonie s’acheva paisiblement, et sans aucune entreprise contre les prisonniers.
Toutes les élections du chapitre n’étaient pas de nature, comme les deux dernières dont nous venons de parler, soit à flatter, soit à choquer les opinions de la multitude. Le plus fréquemment la fierte était donnée à des hommes coupables de crimes quelquefois énormes, mais qui ne touchaient en rien aux idées politiques ou religieuses de l’époque. Par exemple, en 1573, le choix du chapitre tomba sur François De Beaufort, baron de Montboissier, chevalier de l’ordre du roi, grand seigneur du pays d’Auvergne. Il avait tué Florie d’Apchier sa femme. Mariés depuis vingt ans, jamais ils n’avaient vécu en bonne intelligence ; Florie d’Apchier, d’une conduite plus que légère, avait souvent, sans motif, quitté la maison conjugale, même pendant des maladies de son mari, et d’autres fois pendant qu’il était à la guerre ; « c’estoit une femme haultaine qui ne faisoit que ce qu’elle vouloit. » Toutefois, après bien des scènes violentes, les deux époux paraissaient réconciliés. « Le jour de Pasques 1572, ilz avoient reçeu, en une mesme table, chrestianement et dévotement leur créateur. » Ils étaient alors chez le seigneur de Beauvoir leur parent et leur voisin, « et avoient beu et mengé aimablement ensemble, en la compaignye du sieur De Beauvoir, de sa damoiselle, de plusieurs autres honorables personnes, et mesmes du curé du lieu. La nuict du mardy des festes de Pasques, estant couchéz en ung lit, sur ce que le baron de Montboissier requéroit de sa femme la bénévollence et debvoir que les femmes doibvent à leurs espoux et marys, elle le luy dénya, avec paroles rigoureuses et injurieuses, disant : « Vous estes ung bélistre, ung sot, une beste, ung babouyn, ung punays, ung guénard et ung polletron, qui ne vallez rien. Par Dieu, devant qu’il soit peu de temps, je vous feray coupper bras et jambes et rompre la teste par mes parentz et amys ; et vous en tenez tout asseûré. » Alors, Montboissier, « comme ung homme forcené et tout transporté de rage, se saisit d’ung petit pougnard qu’il avoit accoustumé pendre au chevet de son lict, et qu’il monstra à sa femme pour luy faire paour », à ce qu’il dit depuis. Florie d’Apchier ne fit que redoubler d’invectives, saisit son mari au collet, et lui arracha son poignard, dont elle chercha à le frapper. Montboissier l’eut bientôt ressaisi, et, tout hors de lui, « en frappa plusieurs coups sa dicte femme, dont elle mourut incontinent. »
Page d’honneur de Henri II, dès l’âge de douze ans, toujours au service de ce monarque et des rois ses successeurs, depuis cette époque, Montboissier avait, dans ces derniers tems, porté les armes contre les rebelles. Il s’était signalé, surtout en 1568, lors de la défense de Chartres contre les protestans, commandés par le prince de Condé ; c’était en cette occasion qu’il avait reçu le collier de l’ordre du roi. Mais l’assassinat d’une épouse, d’une femme de la noble maison d’Apchier, n’était pas un crime dont il pût espérer la rémission par les voies ordinaires. « Je m’asseûre, dit-il au chapitre de Rouen, que tous les services que je peulx avoir faictz ne pourront induyre le roy à me donner pardon de mon crime. Par quoy, désespérant de la faveur des hommes, auxquelz ne veux avoir recours, je jecte mon espoir et actente du tout à la miséricorde de Dieu, par l’intercession de sa bienheureuse et digne mère et de tous les benoitz sainctz de paradis, et signantement de monseigneur sainct Romain, confessant que, en une seule heure, j’ay mérité ung million de foys perdre la vye. » Le profond repentir de Montboissier, et ses longs services, intéressèrent le chapitre en sa faveur. On savait d’ailleurs que Charles IX, qui lui avait refusé sa grâce, l’avait, toutefois, fait conduire de Nemours à Rouen par le prévôt de l’hôtel et des archers, évidemment pour le mettre à portée de solliciter la fierte. Le chapitre lui donna donc ses suffrages, le jour de l’Ascension. Au parlement, ce choix rencontra quelque opposition. L’avocat-général Emeric Bigot ne fut pas favorable au prisonnier. « Le cas est détestable, dit-il ; le baron de Montboissier l’avoue lui-même. Encore vous a-t-il fait une confession telle qu’il l’a voulu faire ; il a dit beaucoup de choses que rien ne prouve. La cour ne peut pas se payer d’une déclaration telle que la faict un prisonnier. Au fond, il est clair qu’après une réconciliation hypocrite et sacrilège, il a tué inhumainement sa femme. Le privilège est restreint à quelques crimes dont celui-cy n’est point. En tout cas, le baron de Montboissier n’est pas domicilié en Normandie, la connoissance du crime qu’il a commis appartient au parlement de Paris, le roy n’en ayant pas attribué la connoissance à celuy de Rouen. Dès lors, il semble que ce dernier parlement ne peut rien soit pour, soit contre luy. » Malgré ces raisons, le parlement délivra le baron de Montboissier au chapitre.
Reconnaissant de la grâce qui lui avait été accordée, le baron de Montboissier vint, le lendemain, déclarer au chapitre que son intention était de lui donner six cents livres tournois « pour faire mettre une lame d’argent par-dessus la châsse de Saint-Romain. » N’ayant point actuellement d’argent, il offrait de donner une obligation par écrit. Les chanoines le remercièrent, en lui déclarant qu’ils ne voulaient de lui aucune promesse ni obligation, et le prièrent de « n’envoyer aucun argent, se rapportans à luy de faire décorer la dicte châsse, ou faire tel autre présent à l’esglise, qu’il adviseroit bien estre. » Le baron de Montboissier persista-t-il dans ses intentions bienfaisantes ? Nous aimons à le croire ; mais toujours ne fit-il point « mettre une lame d’argent par-dessus la châsse de sainct Romain. » Car cette châsse, découverte en 1562 par les protestans, et recouverte, en 1563, au moyen d’un drap d’or, était encore en cet état en 1640, comme le prouve un manuscrit de la bibliothèque du roi[140], et même en 1659, comme on le voit dans la Normandie Chrestienne, imprimée alors.
Le crime du baron de Montboissier rentrait dans la classe des crimes privés qui appartiennent à tous les tems et à tous les lieux. L’élection de 1574 va nous révéler des faits d’une autre nature, propres à donner une idée assez exacte des passions qui agitaient les Français vers la fin du xvie siècle. Dans ces tems de troubles et de guerres civiles, où les catholiques et les religionnaires se menaçaient, s’injuriaient, se battaient sans cesse, et où tant de crimes étaient commis au nom de la religion qui les désavouait, souvent on se battit pour l’église dans l’église même, et sur les degrés du sanctuaire. L’église de Vire fut le théâtre d’une scène de ce genre. Dans la matinée du 16 septembre 1573, on vit arriver à Vire vingt-cinq ou trente gentilshommes à cheval, portant des armes prohibées par les édits. On les reconnut bientôt pour des religionnaires qui s’étaient signalés dans les troubles ; on remarqua surtout parmi eux le sieur De Bressey, qui, en 1562, sous les ordres de Montgommery, « avoitfaict piller, par trois voyages, la ville et esglize de Vire, et mesme assisté à faire pendre plusieurs gentz d’esglize, cordeliers, et autres bourgeoys de la dicte ville, jusques au nombre de vingt-cinq. » Leur présence, surtout en si grand nombre et avec des armes, aurait suffi pour troubler les habitans d’une cité qu’ils avaient autrefois si mal traitée. Mais la conduite qu’ils tinrent n’était point faite pour rassurer. Quelques gentilshommes catholiques, qu’ils rencontrèrent dans les rues de Vire, furent l’objet de leurs railleries insultantes, et reçurent les épithètes de capitaines des neiges, de petits galands qui n’avoient point le droict de porter l’espée argentée. Ces gentilshommes, si odieusement outragés, étaient allés au château trouver M. De Malherbe, chevalier de l’ordre, capitaine de la ville et du château de Vire, et se concertaient avec lui sur les moyens de réprimer ces insolences, lorsque survinrent « maistres Loys Gaudry et Thomas Mariette, vicaires de l’esglise de Vire, et avec eux le sieur Annette, eschevin de la confrarye de la Passion de nostre Seigneur Jésus-Christ. » Sur leurs visages se peignait l’effroi, et ce sentiment n’était que trop de saison ; car les gentilshommes huguenots venaient d’entrer dans l’église de Vire, dans ce temple que naguère ils avaient dévasté ; et quel pouvait être leur dessein ? Le sieur De Bressey, l’un d’eux, était tenu à de certaines rentes envers la fabrique ; n’y avait-il pas lieu de craindre qu’il ne fût venu, ainsi accompagné, pour enlever les titres de ces rentes ? Cette appréhension paraissait d’autant plus légitime, que le sieur De la Forêt, gendre du sieur De Bressey, venait de placer des soldats tout près de la trésorerie où étaient les contrats de l’église. De plus, le bruit courait que le beau-père et le gendre voulaient s’emparer d’une obligation que le comte de Montgommery avait signée, pour tranquilliser les habitans, lorsqu’il avait enlevé les reliques de l’église de Vire. Les trois députés supplièrent M. De Malherbe et ses amis de venir au secours de l’église, menacée encore une fois par les huguenots. La religion à défendre, leurs injures personnelles à venger, il n’en fallait pas tant. Malherbe « partit de cholère », suivi de ses amis au nombre de quinze ou dix-huit. Comme il entrait dans l’église, le sieur De Villiers, l’un des gentilshommes protestans, le frappa dans l’estomac en lui adressant des injures ; alors « Malherbe tira sa dague, et luy donna une estocade dont il mourust à l’instant mesmes. »
Des ecclésiastiques, des gentilshommes, des artisans à qui l’on avait dit que les huguenots saccageaient l’église de Vire, y étaient accourus avec des armes, au son du tocsin, et l’église devint un champ de bataille. Plusieurs personnes périrent dans la mêlée. Martin Néel, curé de Placy, y fut vu l’épée à la main, avec deux autres prêtres, défendant l’église, dont ils croyaient, dirent-ils depuis, que les huguenots voulaient enlever les contractz. Enfin le peuple les sépara ; et « ils s’en allèrent, ayant trémeur (tremblans de crainte) pour raison du lieu où ils estoient. » Poursuivis par la justice et condamnés à mort par contumace, ils vinrent à Rouen solliciter la fierte. Les sieurs De Florimont, parens d’un des homicidés, avaient obtenu du roi une évocation au parlement de Paris, et l’ordre de faire amener sûrement Malherbe et ses complices aux prisons de ce parlement. De plus, avertis que leurs adversaires auraient recours au privilège de la fierte, ils obtinrent du roi une défense formelle, adressée au chapitre de Rouen, d’élire le sieur De Malherbe et ses complices. « Nostre intention (leur écrivit le roi) est que le contenu en nos lettres d’évocation ait lieu et porte effect, et que justice soit faicte des dessus dicts, selon le mérite de la cause. Nous vous enjoignons expressément, par ceste présente signée de nostre main, de ne concéder ny promettre la fierte aux dictz Malherbe et complices, ains laisser le différend des dictes parties au jugement de nostre court de parlement de Paris, à la quelle nous voulons et entendons que toute court et jurisdiction en soit entièrement attribuée. » Cette lettre, en date du 11 mai et donnée au bois de Vincennes, dut parvenir au chapitre avant l’Ascension, qui ne tombait cette année que le 20 du même mois. Mais ni le parlement ni le chapitre n’eurent égard à ces défenses. Charles IX se mourait ; et on tenait peu de compte de ces actes in extremis, surpris à son état de faiblesse et d’épuisement. Au parlement, il fut décidé « que les prisonniers que le sieur De Florimond prétendoit faire enlever de la conciergerie y demeureroient jusques à ce que le privilège eust sorty son effect, nonobstant les lettres d’évocation et de jussion obtenues par le dict sieur De Florimond. » Le chapitre, charmé de cet arrêt, ordonna « que de sa part seroit délivré à monseigneur le premier président deux gallons de vin et ung pain ; à messieurs l’avocat et procureur du roi chascun aultant, et à monsieur Godefroy, commis-greffier à la grand’chambre, ung gallon de vin et ung pain. » Le jour de l’Ascension, les suffrages unanimes du chapitre tombèrent sur le sieur De Malherbe et ses complices. Au parlement, ces prétendans, au nombre de dix, ayant été interrogés minutieusement, il résulta de l’ensemble de leurs réponses qu’il n’y avait eu aucune préméditation de leur part ; que le danger qui avait paru menacer l’église de Vire les y avait seul attirés, et avait amené une rencontre dont les suites avaient été si funestes. En conséquence, il fut arrêté que Malherbe jouirait du privilège de saint Romain, ainsi que ses complices, à la charge que ceux d’entre ces derniers qui étaient à Rouen et sollicitaient aussi le privilège, assisteraient tous à la procession du jour, une torche à la main.
Nous voici arrivés à une époque où l’on abusa du privilège de la manière la plus scandaleuse. La première élection qui eut lieu sous Henri HI ne fut que le prélude de choix plus crians encore. Vers 1567, Claude Du Lac, jeune gentilhomme de l’Orléanais, avait reçu un coup d’épée du sieur De la Landre, gentilhomme de ses voisins, sans doute par suite d’une querelle antérieure. Pendant six années entières, Du Lac dissimula son ressentiment. Enfin, vers Noël 1573, averti que De la Landre était seul dans sa maison de la Regnardière, il sortit de son château de la Guette, accompagné de Bertran et Hector Du Lac ses frères, et de Pierre Delaporte son domestique. Il arriva au château de la Regnardière, situé à une demi-lieue du sien ; il n’était que sept heures du matin ; on leur dit que le sieur De la Landre était encore couché ; et sans doute ils l’avaient espéré ainsi ; ils montèrent, en toute hâte, à sa chambre où ils le trouvèrent au lit ; tous quatre fondirent sur lui, l’épée à la main. De la Landre s’efforça de se lever pour prendre son épée et se mettre en défense ; mais ses quatre assassins ne lui en laissèrent pas le loisir ; ils le percèrent de coups d’épée, et l’infortuné expira peu d’heures après. En 1576, Pierre Delaporte, domestique et complice des sieurs Du Lac, fut envoyé à Rouen pour y solliciter la fierte, tant pour eux que pour lui. Les sieurs Du Lac étaient neveux du sieur De Chardon, chevalier de l’ordre du roi, l’un des chambellans du cardinal de Bourbon ; l’un d’entre eux était gentilhomme de la chambre du cardinal. Ce prélat écrivit au chapitre une lettre très-pressante en faveur des trois frères. Pas un mot, dans cette lettre, qui ait trait à l’horreur, à la lâcheté d’un assassinat commis, avec la plus coupable préméditation, sur un homme nu et désarmé ; non. « Je suis bien asseûré, écrivait le prélat à son chapitre, que, pour la seule considération du rang que les sieurs Du Lac tiennent près de moy, vous ne vouldréz faillir, à ce besoing, faire sortir les effectz de la bonne affection que vous m’avez tousiours monstrée à l’endroict de tous mes domestiques ; si veulx je bien vous prier avoir le dict Du Lac (Claude) en sy estroicte recommandation, qu’il ne soit frustré de l’espérance qu’il a fondée sur vous[141]. Le chapitre ne put résister à une sollicitation si pressante ; mais le parlement, moins facile, ordonna, vu la préméditation du crime, que Delaporte ne serait délivré que par provision.
Ce succès incomplet ne rebuta point le chapitre ; et, l’année suivante, il fit un choix plus scandaleux encore, dans la personne de Jacqueline (ou Jacquemine) Du Boysrioult, dame noble du pays de Bretagne.
Dès son jeune âge, Jacquemine Du Boysrioult avait été promise en mariage au sieur De Kargouët de Vauvert, jeune gentilhomme « à qui elle portoit grande amitié. » Mais les parens de Guy de Guite, sieur de Vaucouleurs, firent tant auprès des oncles de la jeune fille, que ces derniers « rompirent leur promesse, et contraignirent leur nièce de fiancer et d’espouser, à la mesme heure, le sieur De Vaucouleurs. » Elle alla demeurer à Dinan avec son mari. Cette union forcée devait être fatale aux deux époux. Vaucouleurs, non content d’entretenir chez lui des filles de mauvaise vie, contraignait sa femme à les souffrir assises à sa table. Elle n’osait résister, tant elle craignait les violences de son mari, qui souvent « l’avoit chassée hors de la maison, et quelquefois même l’avoit enfermée prisonnière dans une chambre secrète. » De là, dans le cœur de cette femme outragée, une haine violente et une soif de vengeance qui devaient amener une catastrophe. Briant de Chateaubriand, puîné de la maison de Beaufort, venait souvent chez Vaucouleurs, dont il paraissait rechercher la sœur en mariage. Mais ses assiduités s’adressaient à Jacquemine Du Boysrioult, dont il était épris. En proie au désir de la vengeance, Jacquemine Du Boysrioult dénonça un jour à Chateaubriand les mauvais traitemens que lui prodiguait son mari. Elle osa lui demander un crime affreux ; sa main, son cœur étaient à ce prix. A peu de jours de là, le sieur De Vaucouleurs fut assassiné, comme il revenait de Broons à Dinan ; et trois mois après, Chateaubriand était l’époux de Jacquemine Du Boysrioult. Cependant, la justice avait informé sur l’assassinat du sieur De Vaucouleurs. L’horrible vérité avait fini par se faire jour. Châteaubriand et le sieur De Beaucorps, son beau-frère, long-tems fugitifs, étaient, après cinq ans de vaines poursuites, tombés enfin entre les mains de la justice ; et, convaincus de l’assassinat de Vaucouleurs, avaient eu la tête tranchée à Rennes, sur un échafaud. Dénoncée par eux, dans leur testament de mort, Jacquemine Du Boysrioult, qui s’était réfugiée en Normandie, avait été condamnée par le parlement de Bretagne (le 25 septembre 1574) à estre bruslée vifve. En 1576, elle vint à Rouen se jeter aux genoux des députés du chapitre, et leur demander la fierte. Elle fut élue.
Amenée devant le parlement, et assise sur la sellette, elle se garda bien d’abord d’une sincérité qui ne pouvait que la perdre.
Elle dit qu’à l’âge de douze ans elle avait été mariée au sieur De Vaucouleurs, qui « la traictoit mal, vivoit en concubinage avec des filles, et la maltraictoit bien fort. » Après quinze ans d’union, le sieur De Vaucouleurs était mort, lui laissant trois enfans. Quelques mois après, et du consentement de ses parens et de ceux de son mari décédé, elle avait épousé en secondes noces le sieur Briant de Châteaubriand. Mais dans la suite, ce dernier fut accusé d’avoir fait assassiner M. De Vaucouleurs son premier mari. Le parlement de Bretagne lui fit son procès ainsi qu’aux sieurs De Beaufort et Des Noës ses complices ; ils furent condamnés à mort et eurent la tête tranchée. Pour elle, qui avait toujours ignoré le crime de son second mari, elle avait été soupçonnée d’abord de complicité, et même arrêtée ; mais, relâchée bientôt, elle s’était retirée chez des parens du sieur De Vaucouleurs son premier mari, qui l’avaient bien reçue, certains qu’ils étaient de son innocence. Depuis quelque tems elle était en Normandie ; et sachant qu’en Bretagne on en était revenu à la soupçonner de complicité dans l’assassinat de son premier mari, et que même le parlement de Rennes l’avait condamnée à mort par contumace, « craignant la justice de Bretaigne, elle estoit venue à Rouen, pour avoir le privilège et éviter la rigueur de justice. » Elle protestait de son innocence, « n’ayant pas (elle le confessait) esté marrie de la mort de son premier mary, veu qu’il la maltraictoit, mais n’ayant jamais connivé à cet assassinat qu’elle détestoit et qu’elle avoit même ignoré long-temps. »
L’avocat-général Bigot dit que Jacquemine Du Boysrioult avouait « qu’elle n’avoit pas esté marrye de la mort de son premier mary » mais niait toute complicité avec les auteurs de l’assassinat ; rien ne prouvait cette complicité ; et « puisqu’il estoit reçu que les estrangers joyssoient de ce privilège », il ne s’opposait pas à ce qu’elle fût délivrée au chapitre pour lever la fierte.
Le parlement commençait à délibérer, et allait certainement rendre un arrêt favorable, lorsque Jacquemine du Boysrioult, qu’on avait fait retirer, envoya un huissier annoncer « qu’elle vouldroit bien dire encore quelque mot à la cour. » Devant les commissaires du chapitre, elle avait confessé son crime ; et l’on vient de voir qu’au contraire devant le parlement elle l’avait nié ; mais elle s’en était repentie presque aussi-tôt, et, dans sa perplexité sur l’issue de la délibération de la cour, elle espéra se sauver par un aveu plus sincère. Assise de nouveau sur la sellette, elle dit « qu’elle avoit cédé à ceulx qui avoient faict l’homicide ; oultrée qu’elle estoit contre son mary qui luy estoit ainsy maulvais et estrange, qui la battoit, la mettoit en prison, pour raison des g... qu’il avoit avec luy à pain et à pot chez luy, en sa présence, couchant avec elles, en sa maison ; elle lui avoit faict des remonstrances, mais il ne s’en divertissoit (corrigeait) point. Le sieur De Chateaubriand luy ayant demandé s’elle vouloit qu’il l’en délivrast, elle s’en estoit rapportée à luy, disant qu’elle ne se soucyoit qui mourust d’eux deux. » Le sieur De Chateaubriand l’avait tué ou fait tuer, mais à son insu ; depuis elle l’avait épousé en secondes noces, du consentement de sa famille et de celle de son mari décédé ; mais « il avoit attendu long-temps après à luy dire qu’il avoit tué le sieur De Vaucouleurs son premier mary. »
Cet aveu imprudent et encore incomplet, changeait bien la face des choses. Emeric Bigot se leva de nouveau et tonna contre l’épouse homicide et sans doute adultère. « Tout ainsy, dit-il, que les Athéniens n’avoyent mis de loys aux parricides, ainsy les rois de France n’en ont faict pour ung cas sy meschant que celuy que vous venez d’entendre. Il y a véhémente présomption d’adultère, Chasteaubriand ayant espousé Jacqueline Du Boysrioult après avoir tué son mary. » L’homme du roi déclara que si la prisonnière était du ressort du parlement de Normandie, lui et ses collègues poursuivraient la punition de ses forfaits ; mais appelè seulement à parler sur le privilège invoqué par elle, il concluait à ce qu’elle fût déclarée indigne de cette grâce.
Le parlement, dont les révélations imprudentes qu’il venait d’entendre avaient changé les dispositions, déclara que la « damoyselle Jacqueline Du Boysrioult et ses complices et adhérens estoient indignes de joyr du privilége de monsieur Sainct Romain, et que, nonobstant l’eslection faicte de sa personne par le chapitre pour en joyr, il seroit procédé contre elle et ses dictz complices, tout ainsy que sy elle n’avoit esté esleue. » Il fut convenu, toutefois, que « Jacqueline Du Boysrioult seroit délivrée par provision pour estre menée en la procession et solennitéz accoustumées, afin d’éviter à la commotion populaire, à charge d’estre ressaisie ensuite et remise sous la main de justice. » Alors furent introduits les chapelains et les confrères de Saint-Romain ; on ne leur lut que la clause de l’arrêt qui ordonnait que la dame Du Boysrioult serait délivrée par provision. Étonnés de ces expressions, qui leur parurent, non sans cause, cacher quelque arrière-pensée, ils dirent « qu’ilz ne pouvoient prendre la prisonnière à ceste charge. » Mais on leur répondit qu’ils n’avaient pas de procuration du chapitre pour faire cette requête, « et, sans aultrement délibérer per vota, il fut, unanimi voto de la compaignye, arresté qu’il leur seroit dict qu’ilz eussent à emmener la prisonnyère. » Jacquemine Du Boysrioult figura donc à la cérémonie du jour, et leva la fierte ; mais les soupçons des chapelains et maîtres de la confrérie de saint Romain ne furent que trop justifiés ; et le soir, au moment où la noble prisonnière sortait de la cathédrale, sa couronne de fleurs sur la tête, se croyant libre désormais, elle fut saisie par des archers, et ramenée à la conciergerie du parlement.
C’était, en deux années, deux échecs que recevait le privilége. Au chapitre, on se plaignit fort de « messieurs de la court qui ne taschoient que à énerver, voire du tout anéantir le dict privilége. » Le chapitre écrivit au cardinal de Bourbon, et le pria de solliciter du roi « des lettres qui enjoignissent au parlement de faire joyr du privilège ceux qui estoient esleuz, suyvant l’octroy d’icelluy, sans y mectre aulcunes modifications.
Le cardinal de Bourbon eut recours à Henri III, qui, dès le mois de juin, donna des lettres-patentes plus favorables, ce nous semble, au privilège qu’aucunes de celles émanées des rois ses prédécesseurs. « Considérant, dit-il, que si les homicides pour penséz (prémédités) estoient distraictz du privilége sainct Romain, il seroit du tout inutile, estant les autres homicides remis par la voie ordinaire de nostre puissance, et, par ce moyen, la grâce du bénéfice d’iceluy privilège seroit abolie… Ensuivant la saincte intention de nos prédécesseurs, voulans estre imitateurs de leur dévotion et piété, etc., avons confirmé, ratifié et approuvé le privilège sainct Romain, et les lettres-patentes du feu roy nostre très-honoré sieur et frère, du mois de mars 1559 ; voulons qu’elles sortent leur plein et entier effet, sans aucune restriction et modification ; que le chapitre puisse élire tous les ans un prisonnier, quelque crime qu’il ait commis, réservé le crime de lèze-majesté divine et humaine, et que le prisonnier délivré soit mis en toute liberté sans pouvoir être puni ni recherché pour les crimes auparavant faicts. » Le roi, par cet édit, mettait au néant les arrêts rendus en 1575, relativement à Delaporte, et en 1576, relativement à Jacquemine Du Boysrioult ; il ordonnait la mise en liberté immédiate de ces prisonniers, et la main-levée de leurs biens.
Certes, il ne se pouvait rien de plus favorable au privilège que cet acte royal. Depuis les deux édits de Louis XII, le privilége n’avait pas encore été confirmé d’une manière si formelle. Louis XII lui-même, inspiré par le cardinal d’Amboise, n’avait pas poussé les choses à une précision si rigoureuse, et il faut en louer le monarque et son ministre. Ne doit-on pas s’étonner, en effet, de voir dans des lettres-patentes cette clause en forme d’argument : « Si les homicides pourpenséz estoient distraictz du dict privilège, ce privilège seroit du tout inutile, les autres homicides estant remis par la voie ordinaire de la puissance royale ; et ainsy la grâce du privilège seroit abolie. » Le privilège ne devait donc être donné qu’à des assassins, c’est-à-dire à des hommes coupables d’homicides commis avec la plus grande réflexion, avec la plus froide préméditation ; certes, on ne pouvait le dire plus clairement. Ainsi, au-dessus « de la voie ordinaire de la puissance royale », il y avait le privilège du chapitre de Rouen ; et un roi parlait de cela naturellement, et comme de la chose la plus simple du monde ! Enfin, il ordonnait la mise en liberté de Pierre Delaporte complice des Du Lac, et celle de la dame Du Boysrioult ; et, pour tout finir en une fois, et n’être plus contraint de revenir sur ce sujet, il ajoutait qu’on devait s’empresser de « délivrer de mesme ceux qui, dans l’avenir, seroient dans le mesme cas. » Assurément, on ne pouvait faire une condition plus favorable aux assassins, ni meilleur marché des droits de sa couronne et de la sûreté publique.
Le 14 mai 1577, le parlement ordonna l’enregistrement des lettres-patentes données par Henri II en 1559, et par Henri III en juin 1576, pour en jouir par le chapitre de Notre-Dame de Rouen, « saouf, toutes foys, en jugeant par la cour les cas particuliers, d’avoir esgard aux circonstances d’iceulx, ainsy qu’il appartiendroit par raison. » Le parlement, conformément aux ordres du roi, fit mettre en liberté Pierre Delaporte et ses complices. Mais Jacquemine Du Boysrioult, dont le roi avait aussi ordonné la mise en liberté, fut retenue dans les prisons, malgré les lettres-patentes qui ordonnaient si expressément sa délivrance. Elle ne fut relâchée qu’en juin 1578, en vertu de nouvelles lettres-patentes, plus énergiques encore que les premières ; et encore ne recouvra-t-elle sa liberté qu’à la charge « qu’elle assisteroit, par quatre années prochaines, portant ung cierge à la main, en la procession qui se faict par chascun an, par le clergé, le jour et feste de l’Ascension. » Elle y assista une année ou deux, et y envoya à sa place, les années suivantes. Nous avons vu plusieurs actes signés d’elle, qui se rattachent à cette obligation, qu’on lui avait imposée, de figurer à la procession, une torche à la main ; et à la permission qu’elle demanda, plus tard, de s’y faire remplacer par des personnes munies de sa procuration.
En 1582, elle envoya vingt écus « pour l’augmentation de la confrairie et chapelle de monsieur sainct Romain. » Le chapitre ordonna qu’avec cette somme « il seroit fait une image d’argent, pour mectre sur la châsse de mon dict seigneur sainct Romain. » Mais il paraît résulter des registres du chapitre que ces vingt écus servirent à payer une croix d’argent que le chapitre fit faire à cette époque.
Enhardis par la faiblesse et l’insouciance du monarque, ceux qui disposaient du privilège semblaient prendre à tâche de ne l’appliquer qu’aux prétendans les plus indignes. Le parlement de Rouen déplorait ces abus ; il avait souvent adressé des représentations au roi, et l’avait prié instamment d’arrêter, de bonne heure, cette impunité qui croissait de jour en jour. Le parlement de Paris, qui voyait le mal s’étendre dans son voisinage, avait fait aussi des remontrances sur cet objet. Le conseil recevait souvent des plaintes[142]. En 1577, la fierte fut donnée au sieur Le Marchand du Grippon, qui, de complicité avec six autres, avait assassiné de guet-à-pens le sieur De Villarmois, capitaine des légionnaires de la Basse-Normandie. Dans ces tems malheureux de troubles civils, le sieur De Villarmois, zélé catholique, royaliste fidèle, s’était signalè parmi les gentilshommes qui servaient en Normandie sous M. De Matignon. De Thou le nomme plusieurs fois, et le met de pair avec Fervaques, Lavardin et les autres lieutenans de ce chef militaire. En 1574, il s’était distingué au siége de Domfront, et avait beaucoup contribué à l’importante arrestation de Montgommery[143]. M. De Matignon, indigné de cet assassinat, poursuivit activement les coupables. Il parvint à faire arrêter le sieur Du Grippon, « qu’il fist détenir misérablement par force dans les prisons d’Avranches. » En vain le parlement de Normandie évoqua l’affaire ; Du Grippon fut retenu prisonnier à Avranches, malgré des arrêts de la cour, qui ordonnaient qu’il serait amené à Rouen, à la conciergerie du Palais. M. De Matignon tenta même un jour, mais en vain, de le faire enlever par les vibaillis de Caen et de Cotentin, pour le faire transférer au château de Caen où il l’aurait faict juger à sa dévotion. Ce n’était pas chose rare, alors, que ces enlèvemens de prisonniers par des chefs de parti qui voulaient leur donner des juges de leur choix. Vers 1562, les sieurs Chéverie, Putot, De Chus, et autres meurtriers de Pierre Bisson, secrétaire de Montgommery, ayant été arrêtés et conduits à Rouen, Montgommery, « pour empescher que la court de parlement n’en prinst plus avant congnoissance », s’était rendu en toute hâte à Rouen, accompagné de trente ou quarante hommes à cheval, s’était fait livrer, de force, ces prisonniers par les geoliers de la conciergerie du Palais, et les avait menés à Alençon, où le bailli Rabodanges, juge à sa dévotion, s’était empressé de les juger et de les faire décapiter[144]. Il était triste de voir de pareils moyens employés par M. De Matignon, lieutenant du roi dans la province. En cela, n’était-il animé que du désir de venger un de ses meilleurs lieutenans, ou voulait-il, comme l’en accusèrent ses ennemis, faire périr le sieur Du Grippon « pour s’accommoder, par après, de la terre du Grippon qui estoit à sa convenance, » ? Lorsqu’il apprit que Richard Le Sotynier, complice de Du Grippon, était parvenu à échapper à toutes poursuites, et sollicitait la fierte à Rouen, il fit d’incroyables efforts pour l’empêcher d’être élu. Mais il ne fut point écouté. Au chapitre et au parlement, on fut assez peu touché de ses regrets passionnés pour le sieur De Villarmois, « homme fort craint au pays, et qui exécutoit ses vengeances promptement. » On se souvint peut-être que ce catholique exalté avait assassiné, en 1562, sur la route de Saint-Lô, le sieur Hermésis, religionnaire, qui allait rejoindre Montgommery, son chef[145]. Le Sotynier fut élu et obtint la fierte, pour luy et ses complices.
Cette élection fut, dans le conseil, en butte à de vives attaques. En 1578, quelques jours avant l’Ascension, le cardinal de Bourbon écrivait, de Gaillon, à son chapitre ; « Aux alarmes qui nous sont faictes, nous avons besoing d’opposer ung faict pitoiable (digne de pitié) et nous fortifier de personnaiges qui nous puissent ayder à conserver nostre privilége » ; et, comme à l’ordinaire, le prélat indiquait au chapitre un de ses protégés. On va voir ce que c’était que ce cas pitoiable ; ce fait tient encore aux passions de l’époque. Un nommé Verdun, réfugié de la Rochelle, errant, fugitif, était venu, après la réduction de cette ville, s’échouer à Audierne, petit port de Bretagne. François Du Ménèz, dit La Montaigne, fils du gouverneur de cette petite ville, se mit dans la tête que ce réfugié était un espion ; il fallait le faire arrêter, et sans doute on aurait découvert ses desseins. Mais, dans ces tems de dissentions, les voies de justice n’étaient guère d’usage. Du Ménèz aima mieux pousser à outrance ce réfugié, le harcelant, l’injuriant, lui prodiguant les menaces et les outrages. Il le contraignit, de son propre aveu, à mettre l’épée à la main, « du premier coup d’estoc il le frappa à l’œil. » Verdun tomba ; Du Ménèz, le voyant à terre « luy bailla encore plusieurs coups d’estoc dans plusieurs parties de son corps. » Enfin, Verdun expira. La nuit suivante, Du Ménèz et deux de ses amis « le jetèrent, une pierre au col, en la mer. » Mais, le lendemain matin, la mer s’était retirée, et on vit le cadavre gisant sur la grève. Dès 1577, le cardinal de Bourbon avait recommandé le sieur Du Ménèz au chapitre, qui lui préféra les assassins du sieur De Villarmois. En 1578, le cardinal écrivit de nouveau en faveur de son protégé. « Sa cause estoit si recommandable, disait le prélat, que le chapitre eût bien dû l’embrasser, l’année précédente (c’est un reproche à peine déguisé sous la forme du regret) ; mais, puisqu’il se présentoit maintenant semblable occasion de gratifier le sieur Du Ménèz de la Montagne, il leur recommandent de nouveau ceste cause si favorable. » — « Je vous prie d’y avoir esgard (ajoutait-il) et considérer qu’aux alarmes qui nous sont faictes nous avons besoin d’opposer ung faict si pitoiable, et nous fortifier de personnaiges qui nous puissent aider à conserver nostre dict privilége. » Au bas de sa lettre, le cardinal avait écrit de sa propre main : « Messieurs, je vous recommande ce personnaige, parce qu’il est très-catholique. » C’était le mot du guet ; dès lors, la ligue ne gardait presque plus de mesure, et, dès-lors aussi, être bon catholicque, c’était être voué aux Guise par-dessus tout, envers et contre tous.
Cependant, l’élection de Du Ménèz était douteuse. Le cardinal fut averti que « aucuns du chapitre s’en proposoient d’autres à leur fantasie, ou à la poursuite de gens qui ne se soucioient à quel prix ils le pouvoient obtenir. » Il était si difficile, en effet, de trouver des prisonniers plus dignes d’intérêt que Du Ménèz de la Montagne ! Le prélat se hâta d’écrire au chapitre. « Vous entendrez, disait-il, par le rapport du grand-archidiacre, présent porteur, et par la lettre que m’a escripte M. le cardinal de Birague, en quelz termes les affaires du privilliége de monsieur sainct Romain sont réduiz. C’est à nous à faire eslection, doresnavant, de personnes qui n’en puissent continuer ces altérations. L’eslection du sieur Du Ménèz seroit très-agréable et encore plus favorable au dict privilliége. » Les ducs de Guise et de Mayenne écrivirent aussi en faveur du sieur De la Montagne. Le duc de Mayenne, surtout, s’intéressait vivement à ce gentilhomme, « qui l’avoit, en toutes ces guerres dernières, suyvi, mesmement (surtout) au siége de Brouage où il n’avoit perdu une seule occasion pour le service du roy. » — « Je vous prie bien fort affectueusement, écrivait-il au chapitre, de luy vouloir, pour l’amour et en faveur de moy, permectre de joyr du prévilége de monsieur sainct Romain. »
Quel moyen de résister plus long-tems aux vives instances d’un cardinal de Bourbon, faisant cause commune avec le duc de Guise, le duc de Mayenne, et Puy Gaillart, si célèbre alors par mille excès contre les religionnaires ! Du Ménèz de la Montagne leva la fierte, et retourna absous à Audierne, que son crime avait épouvanté. A entendre le cardinal de Bourbon répéter si souvent que lefaict de ce prisonnier estoit pitoiable, on se demande ce qu’il fallait donc avoir fait pour être jugé indigne d’intérêt et de pitié ; et pourtant, il faut bien l’avouer, la fierte fut sollicitée et obtenue, l’année suivante, pour un crime plus odieux encore, en lui-même et par ses circonstances particulières.
Dans une nuit du mois d’août 1577, le sieur De Harcourt de Juvigny avait été assassiné par les nommés David Hébert et Laurent Quentin, soldés par la femme de ce gentilhomme pour commettre ce crime. Mais ces scélérats avaient eu deux complices, Jean Lorier, curé de Juvigny, et François Lorier son frère, qui habitaient le château, parce qu’il n’y avait point de presbytère. Ce fut ainsi qu’ils reconnurent l’hospitalité qui leur était accordée par le sieur De Juvigny ; l’un d’eux aida même à enfouir le cadavre dans un jardin ; puis, trois mois plus tard, à l’exhumer pour l’enfouir dans la campagne. David Hébert et Laurent Quentin, arrêtés peu de tems après l’assassinat, furent jugés à Caen, condamnés, rompuz et mys sur la roè. On ne voit pas ce que devenait, pendant ce tems, la veuve du sieur De Juvigny ; mais la complicité des frères Lorier se découvrit par les aveux que firent Hébert et Quentin, lorsqu’avant le supplice, on les appliqua à la question. Le curé de Juvigny fut arrêté, et l’on instruisait son procès lorsque François Lorier son frère, qui s’était soustrait aux poursuites, alla à Rouen en 1579 solliciter la fierte, et, chose étonnante ! l’obtint sans la moindre difficulté. Mais quoique les chanoines, par leur cartel d’élection, eussent désigné François Lorier et ses complices, l’arrêt de délivrance prononcé par le parlement ne fit mention que de François Lorier seul, en sorte que le curé de Juvigny, qui n’était ni plus ni moins coupable que son frère, se voyait à la veille de périr sur l’échafaud. C’eut été un échec pour le privilége ; et, de plus, il s’agissait d’un prêtre. Le chapitre s’empressa de recourir au roi, qui, par lettres-patentes du 4 février 1580, ordonna au parlement de Rouen de faire jouir du privilège de saint Romain tous les complices de François Lorier, que sa majesté déclarait « décharger du dict homicide, crime et délict. » Le 30 avril suivant, le parlement, les chambres assemblées, enregistra ces lettres-patentes, et ordonna que « tant François Lorier que tous autres adhérens, participans et complices, chargés et accusés de l’assassinat du sieur De Juvigny, jouiroient du privilège de sainct Romain et seroient mis en pleine liberté. » Les termes généraux de ces lettres-patentes et de l’arrêt d’enregistrement semblent se rapporter à d’autres complices qu’au seul curé de Juvigny ; et, sans doute, l’effet des lettres et de l’arrêt fut de rendre la grâce du privilège commune à la coupable veuve du sieur De Juvigny.
Tous ces choix discréditaient le privilège de saint Romain dans l’esprit des premiers magistrats du royaume. On s’occupait toujours, au conseil, du procès des assassins du sieur De Villarmois, qui, en 1577, avaient été, quoique fort indignes, admis à lever la fierte. Chacun des choix faits depuis fournissait un argument de plus aux détracteurs du privilège.
L’abbé De la Rocque, chanoine de Notre-Dame de Rouen, envoyé à Paris pour solliciter l’affaire du sieur Du Grippon dans l’intérêt du chapitre, écrivait à ses collègues[146] : « Je vous advertis qu’il y a plusieurs du conseil qui me parlent diversement (défavorablement) du privilége, et assez ouvertement, disantz que l’on procède au dict privilége par trop grande faveur. Vous m’excuserez, s’il vous plaist, si je vous dys les propos qui m’ont esté tenus, jusques à me dire que si la compaignye ne regardoit de plus près, et si elle ne faisoit en sorte QUE POUR LE MOINS IL Y EUST UNE MEURE ENTRE DEUX VERDES, ce seroit cause de faire casser et annuller vostre privilège. Je tasche, par tous les moyens, de leur remonstrer de quel zèle et de quelle affection toute la compaignye y procède ; et croyéz qu’il est besoing d’amys. »
C’était, il nous semble, ne pas trop exiger des chanoines que de vouloir que, sur les choix de trois années, il y en eût un qui fût supportable ; toutefois l’avis ne leur profita guères ; en effet, dans la quelle de ces deux classes des meûres et des verdes, les lecteurs rangeront-ils l’élection qui fut faite par le chapitre, cette année même, huit ou dix jours seulement après avoir lu la lettre qui précède ? En 1579, dans un après-dîner d’été, en plein jour, les sieurs Jérôme Maynet et le capitaine Maynet de la Vallée, son frère, étaient allés attendre sur le pont de Rouen les gentilshommes avec lesquels ils avaient eu querelle. Le pont avait été choisi pour la vider. Là, en plein jour, les épées avaient été tirées ; on s’était battu, cinq contre cinq, longtems et avec acharnement, en présence de la foule qui affluait sur le pont, à cette heure, « pour se pourmener et prendre le frays. » Les sieurs De Lisle et De Vieufossé avaient été tués sur la place. Jean Bellet, domestique du capitaine Maynet la Vallée, qui avait mis l’épée à la main avec ses maîtres, et tué lui-même le sieur De Vieufossé, obtint la fierte pour lui et pour les deux sieurs Maynet qui se cachaient. L’impunité d’un double meurtre commis avec tant d’audace indisposa plus que jamais les membres du conseil ; et l’abbé De la Roque entendit des paroles qui le firent trembler pour le privilège. Toutefois, à ces angoisses, il y avait des compensations. Cette même année 1580, le pape Le pape Grégoire XIII écrivit, dès le mois de juillet « à ses chers fils les chanoines de l’église de Rouen », pour leur recommander un gentilhomme, et les prier de lui accorder, l’année suivante, le bénéfice du privilège de la fierte. Ce gentilhomme était du pays de Bretagne et se nommait Du Plessis Mélesse. Après avoir servi dans les armées catholiques sous le sieur de Martigues, et s’être distingué aux batailles de Montcontour, de Saumur, de Châteauneuf, et au siége de Saint-Jean-d’Angély, il s’était retiré aux environs de Rennes. En 1570, accompagné de huit ou dix personnes, il tua le sieur De la Haye Saint-Hilaire, protestant, en voulant se saisir de lui pour le livrer au roi, comme rebelle aux édits. De là il s’était enfui à Padoue où il tua un gentilhomme padouan, nommé Horatio Merserro, « dans ung combat, en chemise, avec une espée et ung poignard, en pleine place publique, en présence de cent ou six vingtz gentilzhommes françoys. » En 1577, traversant le village de Milecru ou Mileru, près de Séez, à la tête de gens de pied qu’il avait levés pour le service du roi, et se voyant attaqué par des cavaliers et des gens du pays qui lui tuèrent deux de ses soldats, il fut forcé de combattre, et il y eut plusieurs de ces villageois tués, tant par lui que par les siens. En 1574, étant retiré dans le faubourg Saint-Germain, à Paris, « en une chambre secrète, à cause des querelles qu’il avoit, il fut attaqué par des incongnus ; contrainct de mettre la main à la dague, il frappa celuy qui le tenoit, puis s’enfuyt par une fenestre, ne saichant s’il avoit donné ung coup mortel. » — « Grandement contrict et marry de tous ces crimes, et en sentant sa conscience chargée, Du Plessis Mélesse s’estoit retiré par devers monsieur le pénitencier de Romme, qui luy avoit enjoinct pour pénitence aller visiter les sainctz lieux en Hiérusalem, ce qu’il avoit faict ; et, au retour, estoit allè baiser les piedz de sa saincteté nostre Saincl Père le Pape, auquel il avoit rendu raison de son voyage ; et luy ayant faict congnoistre les nécessitez aux quelles il s’estoit trouvé, à cause de ses précédentes fortunes, sa saincteté luy avoit enfin promis le favoriser de son auctorité pour la recouvrance de sa liberté. » Le souverain pontife tint parole ; et il adressa aux chanoines de Rouen, un bref que je traduis exactement :
» Salut et bénédiction apostolique.
» Jean Du Plessis, de la province de Bretagne, a la réputation d’un bon catholique et d’un sujet fidèle au roi très-chrétien. Accusé, depuis longtems, d’un meurtre et d’autres crimes, et ne voulant point courir les chances d’un jugement au parlement de Rouen, dont les membres lui sont suspects, il a recours à votre protection, et attend de vous l’impunité et une sécurité entière. Il m’a exposé qu’en vertu d’un ancien privilège, vous avez le droit de délivrer tous les ans des prisons, et de mettre en liberté, un prisonnier accusé d’un crime capital, et que vous choisissez ainsi que bon vous semble. Il vous supplie de lui conférer, l’année prochaine, le bénéfice de ce privilège. Nous recommandons à votre charité cet homme que l’on dit n’être pas indigne de la faveur qu’il sollicite, et dont on nous assure que les services ne sont pas inutiles au roi très-chrétien.
» Donné à Rome, à Saint-Pierre, sous l'anneau du pêcheur, le 23e. jour de juillet 1580, et la neuvième année de notre pontificat. »
Le cardinal de Bourbon reçut personnellement du souverain pontife un bref dans le même sens et presque dans les mêmes termes. Trois cardinaux écrivirent, de Rome, au chapitre, en faveur du sieur Du Plessis Mélesse. Peu de tems après, Henri III écrivit au chapitre, en faveur du même gentilhomme, auquel il s’intéressait « à cause des signaléz services que le feu roy Charles, son frère, et luy-mesme avoient reçeus de luy. Désirant singulièrement de le voir hors d’un procès qu’il avoit à cause d’un homicide qu’on luy imputoit, procès qui empeschoit qu’il ne peust librement luy faire service aux occasions qui se présentoient, le monarque pryoit bien affectueusement le chapitre de permettre, pour l’amour de luy, au sieur Du Plessis (lequel pour sa valeur il estimoit beaucoup) de lever la fierte à Rouen, afin que, joyssant du privilleige, il demeurast absous du dict homicide ; et de le préférer à tout aultre, pour luy faire congnoître (disait le roi) que nostre recommandation ne luy a esté inutille en vostre endroict ; dont nous recevrons ung grand plaisir et contentement. »
L’année suivante, quelque tems avant l’Ascension, le roi, qui était à Blois, envoya au chapitre de Rouen un gentilhomme nommé La Saulsaie, avec une lettre close encore plus détaillée et plus pressante que celle qui précède. Il y parlait de la prière que « nostre sainct père le Pape luy en avoit faict faire. » Il se prévalait de « l’affection qu’il avoit tousjours portée à la conservation du privilége de sainct Romain, et des arrests favorables à ce privilége, qu’il avoit faict rendre par le conseil. » Le jour même de l’Ascension, le cardinal de Bourbon montra une troisième lettre de Henri III, écrite de la propre main du monarque, et une lettre de la reine mère. Le vicaire-général de Pontoise, envoyé à Rouen par le roi, harangua le chapitre au nom de sa majesté. Jamais prétendant à la fierte n’avait été protégé par des patrons aussi puissans, et recommandé avec tant d’instance, que le fut, en cette occasion, le sieur Du Plessis Mélesse ; aussi leva-t-il la fierte cette année.
En 1582, le clergé de Rouen recueillit les fruits de sa condescendance aux désirs du roi. Le choix du chapitre était tombé, cette année-là, sur Claude D’Aubigny, baron de la Roche, chevalier de l’ordre, qui s’était rendu coupable d’un grand nombre de meurtres, dans ces combats entre des bandes de gentilshommes, comme on en voyait tant alors. Il serait trop long de détailler ici tous ses meurtres ; je me bornerai à en raconter deux.
Les sieurs De la Baulée, De la Bellière et autres avaient été condamnés à être exécutés en effigie pour des crimes commis envers les sieurs De Pennentéz ; mais, la nuit, ils abattaient et brisaient les effigies ; et un jour, par vengeance, ils brûlèrent une maison du sieur De Pennentéz. Ce dernier résolut de les surprendre. Accompagné de plus de trente gentilshommes, parmi lesquels était D’Aubigny, baron de la Roche, il alla se mettre en embuscade pendant la nuit, non loin d’une place où de nouvelles effigies avaient été exposées. Vers minuit, les sieurs De la Baulèe ne manquèrent pas de venir en cet endroit, accompagnés de quarante ou cinquante cavaliers armés ; au moment où ils se mettaient en devoir de briser encore une fois les effigies, les sieurs De Pennentéz, D’Aubigny et leurs compagnons, sortirent de leur embuscade, et tirèrent sur eux des coups d’arquebuse. Le sieur De la Lusignière, blessé mortellement, mourut presqu’aussi-tôt. Passons au récit du second fait.
D’anciennes querelles existaient depuis longtems entre lui et le sieur De la Roche d’Aillon ; et, sachant que ce dernier marchait toujours accompagné de trente gentilshommes armés et à cheval, dans l’intention de l’attaquer, D’Aubigny ne sortait, de son côté, qu’assisté d’un nombre ègal de gentilshommes. Un jour, ces deux bandes étant venues à se rencontrer, elles s’attaquèrent au même instant « et se chargèrent les ungs les aultres, de telle sorte que du party du sieur D’Aillon, il en demoura sur la place troys qui furent tuez, assavoir le sieur De Millepied, ung nommé Le Gascon, le sieur De Bigarreau, et envyron dix ou douze blessez. » Le sieur De la Roche d’Aillon eut les deux bras cassés d’un coup d’arquebuse ; D’Aubigny reçut un coup de pistolet au visage, et deux autres de sa troupe furent blessés. Après l’action, on sut qu’un basque du sieur d’Aubigny, qui s’était écarté pour accoupler les chiens, avait eu la gorge coupée par le sieur De la Roche d’Aillon. Aux grands jours de Poitiers, on avait réuni les deux procès criminels instruits contre D’Aubigny, à raison de ces deux meurtres, à trois ou quatre autres procès pour des crimes du même genre, commis par lui antérieurement, et il avait été condamné par contumace à la peine capitale et à la confiscation.
Le baron de la Roche vint à Rouen solliciter la fierte ; il était chaudement appuyé par le duc de Guise, qui écrivit au chapitre en sa faveur.
Bientôt, averti que le chapitre faisait difficulté de rien promettre au baron d’Aubigny « pour ung mauvais rapport qui luy avoit esté faict de la religion de ce gentilhomme », le prince se hâta d’écrire au chapitre : « Je vous dis avec toute vérité que j’ay tousiours veu et congneu le baron de la Roche, tant aux batailles de Jarnac et Montcontour que aultres occasions, s’employer avec aultant de zèle et affection pour le service du roy et de nostre religion catholicque, qu’aultre que je sçaiche ; vous pouvant rendre ceste asseûrance, comme tesmoing oculaire. C’est pourquoy je vous prie, messieurs, ne retarder, pour ce subiect, la bonne volonté que je me promectz de vous en cest endroict. » C’était le cardinal de Bourbon, qui, sur des rapports inexacts, avait pris et donné à son chapitre des impressions défavorables au sieur De la Roche. Enfin, désabusé, ou ne voulant point se mettre en opposition avec le duc de Guise, il écrivit au chapitre :
« Puisque monsieur mon nepveu a faict cest honneur au sieur baron de la Roche, d’avoir voulu tesmoigner du contraire de ce que l’on m’avoit voulu rapporter, qu’il estoit de la religion, je vous prye de faire, en ce qui luy est nécessaire, tout ce que vous pourréz, à ce qu’il puisse obtenir ce qu’il désire, mais si doulcement et accortement que personne ne puisse congnoistre l’affection que je porte à ceste affaire ; les lettres que j’ay par cy-devant escriptes au contraire, a esté sur les rapportz qu’on m’avoit faictz qu’il estoit de la religion réformée : de quoy j’ay esté, depuis, satisfaict du contraire. »
Cette lettre rendait au chapitre sa liberté, et il choisit le baron de la Roche pour lever la fierte. Le parlement le délivra aux chapelains de saint Romain ; mais l’arrêt de délivrance était conçu en des termes qui semblaient déceler une arrière-pensée et des desseins ultérieurs. En effet, le sieur D’Aubigny ne tarda guères à être inquiété par la justice. Il recourut au chapitre, qui lui promit de se plaindre au roi ; mais par qui faire appuyer, en cette circonstance, ses dolèances auprès du monarque ? Le cardinal de Bourbon, malgré sa dernière lettre, passait toujours pour contraire au sieur D’Aubigny. Mille bruits divers avaient circulè, à ce sujet, dans le chapitre et dans la ville, lors de l’élection de ce gentilhomme. Heureusement, on finit par découvrir que ces bruits avaient été méchamment semés par des compétiteurs intéressés à le faire exclure. Plusieurs, députés du chapitre, qui avaient été envoyés à Gaillon pour pressentir le prélat, rapportèrent à Rouen les paroles les plus favorables à l’élection qui avait été faite. Le cardinal n’en était pas resté là. Dans une lettre (du 24 juin) il exprimait son chagrin de ce qu’on eût pu « doubter de sa vraie intention, encore que sa lettre en rendist certain tesmoignage. Et, davantage, ajoutait-il, je vous diray qu’en eslisant le sieur D’Aubigny, vouz avez faict chose qui m’a esté très-agréable ; ce que vous congnoistréz en l’affection que j’emploieray pour assister ceulx qui ont charge de faire poursuyte auprès du roy pour la confirmation de vostre nomination. » L’effet suivit de près la promesse ; et, le 18 septembre 1582, grâces au prélat, le chapitre obtint de Henri III des lettres-patentes, où on lit : « Disons et déclarons que nostre vouloir et intention est que le dict droict et privilège de la châsse et fierte sainct Romain de Rouen soit inviolablement entretenu, suivi et gardé, et que d’icelle les archevesque, chanoines et chapitre du dict Rouen, ensemble les dictz D’Aubigny, prisonnier dernier élu, avec ses complices, jouyssent et usent comme il a esté faict de tout temps et ancienneté. » C’était une nouvelle confirmation du privilège, aussi formelle qu’aucune de celles obtenues jusqu’alors par le chapitre.
Mais dans ces tems de troubles, d’inconstance et d’irrésolution, un point décidé la veille était, le lendemain, remis en question. Ce privilège, si énergiquement confirmé en 1582, reçut, dès 1583, un coup sensible. Dans une assemblée réunie à Saint-Germain-en-Laye, aux mois de novembre et décembre, et composée des princes, des grands du royaume, d’évêques, de conseillers-d’état, de membres du parlement de Paris, et où il fut question de réformes à opérer dans le clergé, dans la noblesse, la justice, le gouvernement civil et les finances, on parla des droits du roi. « À ce propos, Jean De la Guesle, président au parlement de Paris, fit une harangue dans laquelle il insista sur la nécessité de rétablir l’ordre judiciaire. Il se plaignit de l’impunité des crimes, ce qui le conduisit à parler du privilège de saint Romain. Il se déchaîna avec force contre cet usage, qu’il qualifia de détestable. Le cardinal de
Bourbon avait entendu le commencement du discours avec une impatience très-marquée, mais à ce mot de détestable, il entra en fureur (dit le président De Thou) ; s’élançant de sa place, il courut se jeter aux genoux du roi, avec autant d’empressement, dit encore De Thou, que s’il se fût agi de sa dignité, de ses biens et de son salut éternel, suppliant humblement sa majesté d’obliger le président La Guesle à lui donner satisfaction, ainsi qu’à l’église de Rouen, sur l’outrage sanglant qu’il venait de leur faire. Henri III, un peu ému de cette scène qui tenait du tragique, se contenta cependant, pour l’heure, de dire au cardinal de se relever et de demeurer tranquille[147]. Le faible prélat, qui avait déjà des engagemens avec la ligue, tenait beaucoup à ce privilége, parce qu’il lui donnait de l’importance dans le parti, en lui offrant les moyens de sauver quelques personnages qui avaient servi la cause ou qui s’y attachaient par reconnaissance du bienfait reçu. Tout ce qu’il y avait, en France, de scélérats qui désespéraient d’obtenir leur grâce de la clémence du roi, couraient en foule à cet asyle, et recherchaient la faveur du cardinal de Bourbon pour y être reçus ; et ce cardinal, que les factieux commençaient à flatter de l’espérance de la couronne, n’accordait cette grâce qu’à leur recommandation. Par ce moyen, ces scélérats, déjà chargés de crimes, ne faisaient aucune difficulté de s’engager à en commettre de nouveaux, et entraient sans peine dans la conspiration formée contre le roi et contre l’état. » On conçoit maintenant l’indignation du président La Guesle contre un usage, source d’abus si monstrueux ; on conçoit aussi la colère du vieux prélat, en voyant attaquer avec véhémence, la plus belle prérogative de son siège épiscopal, un privilége « dont il faisoit, dit Pasquier, son propre faict envers et contre tous. » En effet, chaque année, comme on l’a vu par ce qui précède, et comme la suite le montrera encore, le chapitre recevait du cardinal de Bourbon, du cardinal de Vendôme, son neveu et son coadjuteur, des ducs de Guise et de Mayenne, les lettres les plus pressantes, presque toujours en faveur des mêmes prétendans à la fierte. Nous avons sous les yeux un nombre considérable de ces missives. Souvent, au bas de ces lettres, minutées par des secrétaires, on voyait quelques mots affectueux et pressans, écrits de la main des prélats ou des princes de la maison de Lorraine. Le cardinal se disait toujours « l’adfectionné confrère et amy de ses chanoines. » Le duc de Guise étoit « leur très affectionné amy à jamays » ; le duc de Mayenne, « leur très affectionné, fidèle à leur obéir. » Outre ces formules caressantes, les princes mettaient, toujours de leur propre main, quelques mots, pour montrer combien ils désiraient que leur recommandation fût suivie d’un complet succès. Dans une de ces apostilles, le duc de Guise disait : « Messieurs, je vous prie voulloir gratiffier ceulx que je vous recommande, car ilz sont mes serviteurs. » Dans une autre, le cardinal de Bourbon disait : « Je ne penseray point que vous m’esmiéz (m’aimiez) sy vous ne faictes ce dont je vous prye en faveur du sieur de… » Deux cardinaux, issus du sang de nos rois, traitaient de simples prêtres d’amis et de confrères. Des princes, illustres par cent faits d’armes, et dès-lors plus puissans que les rois, écrivaient à ces mêmes prêtres dans les termes de la plus affectueuse égalité, et sollicitaient d’eux, avec instance, des grâces pour leurs protégés. C’était de quoi tourner la tête à un aréopage, et le chapitre de Rouen n’y savait pas résister. Aussi, presque tous ceux qui levèrent la fierte à cette époque étaient-ils bien plus les élus de ces princes que ceux du chapitre lui-même, qui, caressé par ces hommes habiles, suivait en aveugle le mouvement qu’ils lui avaient imprimé.
L’élection de 1583 fut encore leur ouvrage. La fierte fut accordée à Chrestien De Gommer, sieur du Breuil, et à son frère, coupables d’assassinat de guet-à-pens. Mais les corconstances dans lesquelles ce crime avait été commis les mettaient hors de ligne. C’étaient des fils qui avaient vengé leur père odieusement assassiné, quelques années avant, en la présence de l’un d’eux. Ce fait mérite d’être raconté avec détail. En 1568, le père de ces gentilshommes, qui était grand-maître des eaux et forêts au duché de Château-Thierry, ayant su que Nicolas Delacroix, abbé (laïque) d’Orbais, recelait chez lui une grande quantité de bois mal pris dans les forêts du roi, alla au château où Delacroix faisait sa demeure, et ordonna, de par le roi, aux domestiques de lui ouvrir les granges. Ce château était un lieu fort ; les domestiques se sentant en sûreté, ne répondirent d’abord au grand-maître que par des injures et des menaces. Mais bientôt le guichet s’ouvrit, et on vit sortir du château Delacroix et six domestiques, « tous garnis d’armes, espieux et hallebardes, signamment (principalement) le dict abbé ayant ès mains une espée nue et une rondace, les quelz tous ensemble se jectèrent furieusement sur le sieur Du Breuil et sur ceulx qui l’accompaignoyent. » Un gentilhomme et un sergent restèrent sur la place ; plusieurs officiers de la forêt furent blessés et estropiés pour leur vie ; et le grand-maître, le sieur Du Breuil, fut tué « après avoir esté navré (blessé) en plusieurs endroictz de son corps, de huict à neuf plaies, avoir eu les deux yeux crevéz, la teste percée de coups de hallebarde, la gorge couppée, et avoir reçu trois ou quatre coups d’espée dans le corps. » Après ce massacre, Delacroix fit assembler plusieurs personnes, entr’autres des tanneurs, et il leur dit, en leur montrant les cadavres gisans sur la place, que « s’ilz vouloient achapter les peaulx de ces bestes, il leur en feroit bon marché. » Le jeune Chrestien Gommer, sieur du Breuil (l’un des fils du grand-maître), âgé alors de treize ou quatorze ans seulement, avait éte témoin de cette horrible scène. Les assassins de son père l’avaient poursuivi lui-même, malgré son âge tendre, « fouillans partout, jusque ès foirres (dans la paille) des lictz », disant, avec d’affreux blasphèmes, que « ce n'estoit pas assez d’avoir tué le père, et qu’il falloit exterminer toute la race. » Le jeune Chrestien Du Breuil ne dut son salut qu’à la pitié d’une vieille femme qui le cacha dans sa chaumière ; on sut qu’après s’être éloigné quelque tems, l’abbé d’Orbais était revenu, avec ses gens, dans les lieux témoins de ce massacre ; « qu’ils y avoyent faict faire feuz de joye en signe de trophée, dansans autour du feu, ayans des bonnets rouges et plumes de coq, en dérision du sieur Du Breuil et de sa maison. » (Les bonnets rouges et les plumes de coq étaient alors une partie nécessaire du costume que l’on prenait pour faire des folies, pour jouer la mascarade[148]). — On peut imaginer la vive impression que de pareilles horreurs firent sur un jeune homme de treize ou quatorze ans, sur un fils. Les magistrats devaient faire justice d’un crime commis avec des circonstances si atroces ; et l’on ne peut expliquer que par le désordre affreux qui régnait alors en France la scandaleuse impunité dont l’abbé d’Orbais continua de jouir long-tems encore. Cependant le fils de sa victime grandissait. « Il se trouvoit ordinairement en bonnes compaignyes et avec grandz seigneurs ; on luy mectoit devant les yeulx la mort de son père ; on luy disoit que l’abbé d’Orbaiz s’estoit vanté de faire mourir le filz comme le père ; et, de faict, le jeune Du Breuil le veoioit souvent passer et rappasser en armes prèz de sa maison. » Plus le jeune homme avançait en âge, plus les instances des gentilshommes pour l’exciter à venger son père, devenaient pressantes. Enfin, à vingt-trois ans, « ne s’osant plus trouver en bonnes compaignyes, pour la vergongne qu’on lui faisoyt, Gommer du Breuil se résolut d’avoir la raison de ce crime, soit par justice, ou autrement. » Dès-lors, il ne marcha plus qu’armé, et accompagné de bon nombre de ses parens et amis, épiant et faisant épier l’abbé d’Orbais. Il sut que ce dernier, averti de ses desseins et de ceux de son frère, avait dit que « ce n’estoit que des enfantz et qu’il leur bailleroit le fouet. » Ces menaces méprisantes, si cruelles pour l’amour-propre d’un adolescent, excitèrent en eux la soif de la vengeance. Un jour, accompagnés de seize à dix-huit cavaliers, ayant aperçu l’abbé d’Orbais et ses gens, ils se mirent à leur poursuite, et reconnurent, à la piste des chevaux, une maison du village de Verdon où leurs ennemis s’étaient cachés. Ils allumèrent un feu à la porte de cette maison, ce qui effraya un des valets de l’abbé d’Orbais, qui ouvrit la porte pour s’enfuir. Cette porte étant ouverte, l’abbé d’Orbais tira un coup de pistolet sur Du Breuil et sa suite. Chrestien Du Breuil, François De Gommer, son frère, et De Malherbe, leur beau-frère, se précipitèrent sur l’abbé, l’épée et le pistolet à la main ; l’abbé tomba mort.
Ces jeunes gens ainsi échauffés, et les parens de ceux qu’avait tués naguère l’abbé d’Orbais, se précipitèrent sur son cadavre, et criblèrent ce corps inanimé de coups d’épée et d’arquebuse. « Aulcuns d’iceulx marchèrent dessus, le foullant aux pieds. » En ce moment, Chrestien Du Breuil tomba à genoux, les larmes aux yeux, les mains levées vers le ciel, en s’écriant : « D’ores en advant, je pourray aller la teste haulte, ayant eu la raison de l’homicide commis en la personne de deffunct mon père ; et, cela faict, s’en alla à son esglise, faire son oraison à Dieu. » Mouvement étrange, qui contrastait fort avec l’assassinat prémédité qu’il venait de commettre ! Mais ce mélange d’idées de vengeance et de sentimens religieux peint à merveille l’esprit du tems. En vain l’Évangile avait flétri énergiquement la maxime : « Œil pour œil, et dent pour dent. » A cet égard, la France, la noblesse surtout, en étaient encore à l’Ancien Testament. Cependant, force fut aux Du Breuil de se soustraire aux poursuites des magistrats. A la vérité, le duc de Guise et d’autres grands seigneurs n’auraient pas laissé périr sur l’échafaud ces gentilshommes qu’ils protégeaient ouvertement. Mais il fallut se cacher quelque tems, et laisser passer l’orage. « Aulcuns des complices de l’assassinat de l’abbé d’Orbais décédèrent misérablement.. ; aultres estoient fugitifs çà et là, habandonnants père et mère, leurs biens et leur pays. » Les deux frères Du Breuil, et De Malherbe, leur beau-frère, « n’osoient se monstrer, et Chrestien ne pouvoit prendre party (se marier), combien qu’il en fûst requis en bons lieux, pour la crainte de la rigueur et sévérité de justice. » Dès 1582, ils avaient sollicité la fierte, mais on leur avait préféré le baron de la Roche. Après encore une année de souffrances, ils se présentèrent de nouveau en 1583, et les recommandations ne leur manquèrent pas. Ce fut en leur faveur que le duc de Guise écrivit, de sa propre main, au chapitre de Rouen, ces mots que nous avons déjà rapportés ; « Je vous prye les voulloir gratiffier ; car ilz sont mes serviteurs. » Par cette lettre, le prince « prioit les chanoines de Rouen, bien fort affectueusement, de vouloir bien, pour l’amour de luy, avoir les sieurs Du Breuil pour recommandéz, et leur faire tous les plaisirs qu’ilz pourroient. » Le duc d’Alençon, frère de Henri III, et les cardinaux de Vendôme et de Bourbon s’intéressaient aux Du Breuil, et les recommandèrent vivement. On avait dit au chapitre que le sieur De Malherbe, leur beau-frère, n'estoit pas bon catholique. Le duc De Guise le sut, et s’empressa de rassurer cette compagnie par une lettre où il se rendait garant des sentimens religieux de ce gentilhomme, qui avait servi sous ses yeux, dans les batailles de Jarnac et de Montcontour. Enfin, chose assez piquante, l’illustre Etienne Pasquier avait écrit, en faveur de ces jeunes gentilshommes, à Emeric Bigot de Thibermesnil, président au parlement de Normandie, son ami, son ancien condisciple[149]. De pareilles recommandations méritaient qu’on s’y arrêtât. Des fils qui avaient vengé leur père, assassiné avec tant de barbarie, inspiraient un vif intérêt. On ne ressentait que de l’horreur pour l’infame abbé d’Orbais, meurtrier atroce, avare sordide et sacrilège, qui avait chassé de son abbaye les quatre moines-prêtres et les deux novices qui la desservaient ; à l’époque où il était mort, il y avait huit ans que ces malheureux étaient logés et nourris chez les sieurs Du Breuil, fils de la victime de l’abbé d’Orbais. Le chapitre se laissa persuader par les puissans et nombreux protecteurs de ces gentilshommes, et leur accorda la fierte, ainsi qu’à leurs complices.
Peu de tems après, Étienne Pasquier, écrivant au président Bigot de Thibermesnil, pour le remercier, lui disait : « Je ne fis jamais de doute que ma requeste ne fust par vous entérinée, non seulement pour l’amitié qui est dès pieça (dès longtems) contractée entre nous, mais aussi pour la justice de la cause qui se présentoit devant vous ; car, encores que le faict, de soy, fust irrémissible, pour avoir esté commis de guet-à-pens, à port d’armes et assemblée illicite, et autres telles circonstances qui rengrégeoient (aggravaient) grandement le meurdre, si est ce que puisque le privilège de vostre fierte est introduict pour acquérir pardon et oubliance de tels actes, je croy qu’entre ceux qui se présentent en vostre ville, il n’y en eut jamais un plus excusable que cestuy, entre les inexcusables, parce que, selon les lois de la noblesse de France, il sembloit que ceux dont je vous escrivy devoient une juste vengeance à la mémoire de leur père qui avoit esté homicidé par celuy que, depuis, ils tuèrent[150]. » Le nom de ces gentilshommes n’est point écrit dans la lettre de Pasquier, et cette lettre n’est pas datée ; mais que l’on combine la date de l’élection des Du Breuil avec l’époque où Bigot de Thibermesnil était président au parlement de Normandie (de 1578 à 1584) ; que l’on compare le récit du crime des Du Breuil, tel que nous venons de le rapporter d’après leur confession, avec ce qu’Étienne Pasquier écrivit à son ami en faveur de jeunes gentilshommes qui avaient vengé leur père, en tuant son assassin, et on demeurera certain que ce fut bien en faveur de Gommer du Breuil et des siens que Pasquier écrivit au président Bigot. Pasquier avait alors des relations familières avec les princes de la maison de Lorraine, protecteurs déclarés des frères Du Breuil : il était membre du conseil d’administration de leurs biens ; de plus, il possédait la terre du Châtelet, dans la Brie, pays de ces jeunes gentilshommes ; ces deux circonstances, jointes à son intimité bien connue avec le président Bigot, motivent assez la lettre qu’il écrivit à ce magistrat en leur faveur.
Les élections de 1584 et de 1585 n’offrirent rien de remarquable. Il n’en fut pas de même de celle de 1586. L’élu était un fratricide. Raoul Coignet, Coignet, secretaire du roi, et François Coignet son frère aîné, étaient en procès l’un contre l’autre, relativement à la terre de Pontchartrain, près de Neaufle-le-Château, dépendant d’une succession à partager entre eux. François soutenait que cette terre était un fief, et devait lui revenir, puisqu’il était l’aîné ; Raoul prétendait au contraire qu’elle était en roture, et que, conséquemment, elle devait être partagée. L’affaire était pendante au parlement de Paris, qui avait récemment nommé un conseiller commissaire chargé de voir les lieux et d’entendre des témoins. Les deux frères étaient brouillès et ne se voyaient pas. Dans ces circonstances, Raoul Coignet, accompagné des sieurs De Flavigny et Graffort, ses beaux-frères, et de deux autres gentilshommes, étant allé faire visite à un sieur Des Mouceaux, près Neaufle, rencontra sur le chemin François, son frère, et un sieur De Florimont, qui chassaient, suivis de plusieurs chiens. Ils passèrent les uns auprès des autres sans se dire autre chose qu’un froid bon soir. Mais un des chiens de François Coignet étant venu dans les jambes de Raoul, le flairer, le caresser peut-être, ce dernier, « craignant, à ce qu’il dit depuis, que ce chien ne le mordît, luy donna un coup de plat d’espée, dont le chien se print à crier », et s’enfuit vers son maître, en hurlant. François, se retournant vers Raoul, lui demanda pourquoi il avait frappé son chien ? Sur ces paroles il s’éleva une querelle, et on se battit. Raoul Coignet, accompagné de quatre ou cinq gentilshommes armés, devait avoir le dessus. Le sieur De Florimont, ami de François Coignet, fut tué sur la place ; et François Coignet lui-même reçut de son frère Raoul une blessure dont il mourut quelques jours après. On peut imaginer le bruit que fit cette affaire. Le parlement de Paris procéda immédiatement contre Raoul Coignet et ses complices, qui étaient en fuite ; ils furent condamnés par contumace à avoir la tête tranchée sur la place de Grève. Ayant en vain sollicité leur grâce du roi, ils recoururent au privilège de saint Romain. Les cardinaux de Bourbon et de Vendôme écrivirent plusieurs fois au chapitre et au parlement en leur faveur ; le cardinal de Vendôme signalait Raoul Coignet comme très-bon catholique, et comme digne, à ce titre, du privilége. Raoul Coignet avait des protecteurs zélés dans « aucuns des premiers du conseil. » Il était surtout recommandé par le célèbre Pomponne Bellièvre, qui, chargé alors de toutes les négociations importantes, jouissait d’un immense crédit.
« Je pense, écrivait le cardinal de Bourbon à son chapitre, qu’obligeans ces Messieurs du Conseil du bienfaict qu’ilz désirent de vous, nous acquérerons beaucoup d’amys et de support pour nostre esglize ; c’est pourquoy vous ne me sçauriez faire plus de plaisir que de favoriser le sieur Coignet. » Le prélat avait écrit, de sa propre main, ces mots qu’on lit au bas de la lettre : « Je vous prye, Messieurs, de panser que ce que je vous escrips est pour le honneur et profict de nostre esglize. » Le chapitre choisit Raoul Coignet ; et le parlement le délivra, ainsi que ses complices. Le cardinal de Bourbon s’empressa de remercier le chapitre. « Je vous puis asseurer, écrivait-il, qu’en ce faict, vous avéz obligé tant d’honnestes personnaiges de qualité qui avoient en recommandation le sieur Raoul Coignet, que cela pourra beaucoup servir pour le support et conservation du prévilège et tous aultres droictz de nostre esglise. » Raoul Coignet et ses beaux-frères étaient du ressort du parlement de Paris, et souvent déjà la fierte avait été donnée à des hommes étrangers à la Normandie et appartenant à des provinces fort éloignées. Mais, en général, les normands voyaient ces élections avec défaveur. Il leur semblait qu’un privilège particulier à la Normandie, établi, disait-on, en l’honneur et mémoire d’un saint évêque du diocèse de Rouen, devait être réservé pour des habitans de la ville ou du moins de la province. Il leur était pénible de voir monter sur l’échafaud des concitoyens dont les crimes offraient quelquefois des circonstances propres à mériter quelque indulgence, tandis que, grâces à la faveur, à la protection, des étrangers, chargés de crimes souvent horribles, injustement préférés aux enfans du pays, marchaient, absous et couronnés de fleurs, dans une ville à laquelle ils ne tenaient en rien, et sortaient de ses murs, la tête levée, assurés désormais d’une inviolable impunité. Dans l’assemblée des trois états de la province, qui eut lieu à Rouen cette année même (1586), quelques députés firent mettre, dans le cahier des doléances, une requête tendant à ce que le chapitre de Rouen ne pût dorénavant choisir, pour lever la fierte, que des personnes de la province. Ces députés étaient, en cela, les interprètes de leur province et même de la France tout entière. « Je souhaiterais, écrivait, à cette époque même, le judicieux Pasquier, je souhaiterois que le privilège n’eust lieu que pour les crimes commis dedans la province de Normandie, et pour les prisonniers justiciables, soit en première ou seconde instance, du parlement de Rouen[151]. » Mais le chapitre ne pouvait supporter cette idée. Il était si flatteur pour cette compagnie d’être dépositaire et unique arbitre d’une grâce que, chaque année, on venait solliciter humblement de tous les points du royaume, et de pouvoir (bien plus puissante en cela que le parlement) donner le pardon et la vie, là où cette cour souveraine n’avait pas même le droit de punir ! Aussi, le cardinal de Rourbon et les chanoines réclamèrent-ils vivement contre la demande des députés ; « c’estoit, dirent-ils au roi, un vœu émis par gens mal affectionnez envers l’esglise de Rouen et poulséz de quelque maulvaise passion. » Le privilège de la fierte, ajoutaient-ils, devait s’appliquer à tous les catholiques, de quelque province qu’ils fussent, « puisque, comme catholiques, ils estoient capables des grâces et faveurs de l’esglise. Il se trouvoit, dans les pancartes et registres de l’esglise de Rouen, qu’antiennement le filz d’un roy de Danemarc, reduit en une misérable condition, avoit eu recours au dict privilège et joy d’iceluy, comme avoient faict plusieurs estrangers et autres de toutes les provinces de ce Royaulme, au grand honneur d’iceluy et tesmoignage de la piété de nos Roys. » Ils demandèrent que le privilège ne fût point restreint, au mépris de la possession immémoriale où ils étaient de nommer « telles personnes de tel pays qu’ils adviseroient bien estre. Le privilège n’avoit point esté octroyé aux Normantz particulièrement, ains en faveur de l’esglise, pour nourrir la mémoire des vertus et mérites de Sainct Romain. » Le chapitre supplia le cardinal de Bourbon de s’efforcer de parer ce coup. « Il est dur, écrivait cette compagnie au prélat, de voyr le privilège de Monsieur Sainct Romain assailly, en ce malheureux temps, par tant de manières diverses. Nostre espérance est en vous contre tous ces assaulx. Vous avez esté nostre seul rampart ; nous vous supplions très humblement de tenir ferme ce que vous avez tant prins de peine à bien arrester. » Le cardinal intervint à tems ; la demande des députés n’eut pas de suites, et le chapitre ne fut point troublé dans la possession où il était de faire un libre choix parmi les criminels de toutes les provinces.
Ce fut, sans doute, pour mieux constater ce droit, qui lui avait été contesté, que cette compagnie choisit encore, l’année suivante, un prisonnier étranger à la province. En 1587, la fierte fut donnée à Gaspard Des Aubuz, sieur de Morton, gentilhomme des environs de Loudun, coupable de plusieurs meurtres. Dès l’an 1584, ce gentilhomme avait voulu se rendre à Rouen pour solliciter la fierte. Mais le cardinal de Vendôme, qui protégeait un sieur De Beuvereil, avait déterminé Morton à se désister pour l’heure. « Il a sçeu (écrivait alors ce prélat aux chanoines de Rouen) qu’aiant accoustumé de ne disposer de ce privilège que par la voye du Sainct Esprit et selon vostre conscience, vous préféreriés le sieur De Beuvereil qui est de vostre patrie et apporte en cela tous les mérites que vous sçauriés désirer. Il s’est donc désisté de sa poursuite, ce qui faict penser que le Sainct Esprit opère déjà en ceste affaire pour vous délivrer d’importunités, et mettre hors de peine pour la digne ellection que vous sçaurés (je m’asseure bien) faire du dict sieur De Beuvereil, comme je vous en prie. Le sieur De Morton a pensé que, la patience estant un moyen pour mériter ceste grâce, il s’en rendroit plus digne, attendant jusques à l’année qui vient. » Mais le sieur De Beuvereil n’avait pu être élu ni en 1584 ni depuis, malgré les recommandations du puissant duc de Guise et du cardinal de Vendôme ; et en 1587, Morton, repoussé les années précédentes, se présentait encore pour solliciter la fierte. Le cardinal de Bourbon, qui, en échange de ses soins officieux pour la conservation du privilège, faisait pour ainsi dire lui seul l’élection des prisonniers qui levaient la fierté, écrivit alors au chapitre en faveur du sieur Des Aubuz. « Je tiendray, disait-il, le privilège fort bien employé en cest endroict, pour l’obligation que vous acquéreréz sur des personnes qui sont de qualité et mérite si grand, qu’il en peut revenir appuy et support pour nostre esglize, et ayde aux procès que nous avons pour le dict prévilleige, pour le quel vous me donneréz encore plus d’affection de m’employer, si vous gratifiiez le dict sieur De Morton pour l’amour de moy, qui vous en prye de tout mon cœur. » C’est que Gaspard Des Aubuz était neveu de M. Barjot président au grand-conseil ; et, vu les chicanes auxquelles le privilége était toujours en butte, le cardinal sentit bien que c’était un coup de partie que l’élection du proche parent d’un président du haut tribunal où tous ces procès étaient jugés en définitive. Sans doute, quoi qu’en eût dit ce cardinal, l’année précédente, l’élection de Raoul Coignet avait fait plus de tort que de bien au privilège de la fierte, et il en était resté dans l’esprit du public et des magistrats des impressions fâcheuses. On ne peut attribuer à un autre motif la démarche que fit, cette année, le premier président Claude Groulard, sieur de la Cour. Le lundi qui précéda le jour de l’Ascension, il se rendit au chapitre, où tous les chanoines étaient assemblés. Il leur adressa de « vives remonstrances sur l’abus qu’ils faisoient du privilège, et les advertit de mieulx procéder à l’eslection du prisonnier qu’il leur estoit permis d’eslire par leur privilège, qu’ilz n’avoient procédé par le passé, les asseûrant qu’aultrement leur privilège seroit abrogé à cause des abus qui y avoient esté commis par le passé[152]. » Que cette remontrance eût ou non pour but secret d’exclure le sieur Des Aubuz, le chapitre n’en choisit pas moins ce gentilhomme pour lever la fierte. Ce choix excita de grands murmures dans Rouen. On avait applaudi, l’année précédente, au vœu qu’avaient émis quelques députés, de voir le privilège réservé désormais pour des Normands ; et le peu de succès de cette demande avait indisposé les habitans de Rouen. Le choix de l’année présente mit le comble au mécontentement général. La fierte avait été sollicitée pour un jeune homme de la ville, fils du maître du Chapeau rouge, au Vieux-Marché, qui avait été capitaine des arquebusiers ; on s’indigna de le voir exclure pour un étranger. Le cardinal de Vendôme, qui avait chaudement appuyé le sieur Des Aubuz, écrivit au chapitre pour le remercier de sa déférence à ses sollicitations. « Vous avez procédé si dignement, leur disait-il, que ny le conseil du roy mon seigneur, ni la court de parlement ne peust en rien improuver ceste eslection. » Mais il n’en avait pas été ainsi à Rouen. Cette préférence donnée à un étranger sur un enfant de la cité, avait indisposé les esprits ; il y avait eu « grand bruict dans la ville », et tout le monde s’était accordé à blâmer le chapitre. Aussi, l’année suivante (1588), la fierte fut elle accordée à un Normand, Nicolas Auger, de la paroisse de Nolleval.
Il n’avait pas tenu aux cardinaux de Bourbon et de Vendôme, qui avaient recommandé vivement un sieur De Clavières, parent du maréchal d’Aumont, et sans doute encore étranger à la ville et à la province. « Vous avez peu recognoistre, écrivait au chapitre le cardinal de Vendôme, les peines que monsieur le cardinal mon oncle, et moy, avons tous les ans pour conserver les droictz du prévilège sainct Romain, et qu’à ceste occasion il est besoing qu’en la liberté de vos suffrages vous faciéz choix de personnes qui se puissent rendre dignes de ceste grâce ; c’est ce qui adviendra s’il plaist à Dieu disposer vos espritz, comme je le désire de toute l’affection qu’il m’est possible, à favoriser du prévilège de la dicte fierte le sieur De Clavières, parent de M. le maréchal d’Aumont, qui vous aura une extrême obligation, en laquelle mon dict sieur le cardinal mon oncle, qui vous ne escript affectionnément, et moy aussy, participerons pour le recongnoistre de très-bon cueur, en toutes occasions, etc. » — « Je vous prye (avait-il écrit de sa propre main) que l’effect de ce que je vous escrips fasse paroistre vostre bonne affection envers moy. » En effet, le cardinal de Bourbon, « à la prière de quelques seigneurs, officiers de la couronne, ses meilleurs amys », recommandait aussi le sieur De Clavières. « Ce gentilhomme, disait le prélat, appartient à aucuns d’iceulx officiers de la couronne, qui pourront beaucoup ayder à conserver nostre dict privilège, si l’on y vouloit donner quelques traverses, comme l’on a faict cy-devant. » Le duc de Guise écrivit aussi au chapitre, mais en faveur des sieurs De la Motte D’Agneaux père et fils, « des plus zéléz en nostre religion », disait-il ; c’est dire assez que c’étaient de chauds ligueurs ; et De Thou les a en effet notés comme tels. Peut-être ces gentilshommes étaient-ils complices du sieur De Clavières ; car le prince ajoute, dans sa lettre, « qu’il sçayt que monsieur le cardinal de Bourbon aura agréable ceste eslection » ; et comment ce prélat l’aurait-il eue pour agréable, si elle eût contrecarré la sienne ?
En 1589, le chapitre osa donner la fierte à des prétendans que, dès l’année précédente, le duc de Mayenne lui avait presque enjoint d’exclure, mais que protégeait, il est vrai, M. De Brissac, dont le crédit était grand alors. C’étaient le capitaine Des Noyers, et le sieur De Blancfossé, enseigne du capitaine Trésaint. « Du Noyer (écrivait M. De Brissac au chapitre) est très-zélé à nostre religion saincte, et m’a assisté en plusieurs expéditions, par le passé, contre les ennemys de la loy. Recevez-le entre les bras de vostre miséricorde, luy qui ne respire que le désir d’assister ceux qui combattent pour l’églize, et qui est recommandable à la patrie par beaucoup de mérites dont il s’est rendu utile à tout ce païs où il a beaucoup de créance entre les gens de guerre, dont maintenant il faut appuyer et défendre nostre bon droict. Ceste considération et celle de ses ennemis qui se sont jettéz au party contraire, serviront, s’il vous plaist, messieurs, à vous esmouvoyr à pitié ; vous requérant bien humblement d’ayder à son absolution et luy départir les grâces dont vous avez reculè la mort d’un million de condamnés : vous asseûrant que vostre privilège ne peut estre eslargi à un gentilhomme dont la vie doibve estre plus chère à la province ne qui soit plus repantant de son péché. » Pour être exact, il aurait fallu dire de ses péchés ; encore le mot eût-il été doux, car les deux prétendans avaient à se reprocher bon nombre de meurtres. Ils avaient été acteurs principaux dans une sanglante tragédie qui avait été jouée, en 1587 ou 1588, aux portes d’Argentan ; et, dans ce conflit, le sieur De Villiers, leur oncle, qui se trouvait parmi leurs adversaires, avait été tué. Dès le 24 mai 1588, le duc de Mayenne avait écrit aux chanoines, dans les termes les plus énergiques, pour les détourner d’accorder la fierté à ces deux prétendans. « Ces gentilzhommes, disait-il, sont huguenotz, ainsy qu’on me l’a faict entendre. Vostre privilège est trop sainct et sacré pour estre mis ès mains de personnes tant indignes et si contraires à nostre religion. J’espère que vous ne leur donnerez subject de s’en prévaloir ; je vous en prie, particulièrement en faveur du sieur De Maisons (frère du sieur De Villiers, défunt), que vous obligerez infiniment si vous empeschéz que ses nepveux huguenotz jouyssent du privilege de l’esglise dont ils ne sont pas... Ce seroit trop clairement en abuser, et pour leur donner courage de faire une autre fois plus grand mal... J’adjouxteray que le dict sieur De Maisons, comme bon catholicque, a tousiours porté les armes pour le service de Dieu et de son esglise, mesme avec moy en l’armée qui fut dressée il y a trois ans ; et s’il mérite quelque recommandation pour cela, je me persuade avec raison que ceux qui ont tenu le party contraire n’en méritent point ; ce que je remets à vostre bon jugement. » Le chapitre, non sans fondement, regarda comme calomnieux les mauvais bruits qui avaient couru sur la religion des deux prétendans. Pour Du Noyer, l’attestation de M. De Brissac valait un certificat de la sainte inquisition ; Blancfossé pria MM. du chapitre de « considérer comme il s’estoit employé par cy-devant pour batailler contre les rebelles de la foy, ce qu’il désiroit faire jusqu’au dernier soupir de sa vye. » L’argument parut sans réplique ; et les deux cousins levèrent la fierte.
Cependant, Henri III avait péri, poignardé par un fanatique. La ligue régnait en France. Rouen et beaucoup d’autres villes de la province étaient au pouvoir de cette faction. Ceux des membres du parlement de Normandie qui avaient embrasse ce parti, tenaient à Rouen un simulacre de parlement sans dignité, sans indépendance, à la merci d’un conseil de l’Union succursale de celui de Paris ; et, comme ces conciliabules, toujours prêt à obéir aveuglément aux inspirations du duc de Mayenne et de ses affidés, Villars et De la Londe. Une autre fraction, restée fidèle à la cause royale, était allée se fixer à Caen, et s’y recrutait, chaque jour, des hommes intimidés ou indécis, qui ne s’étaient pas déclarés tout d’abord. Elle avait à sa tête tous les présidens ; les deux avocats-généraux l’avaient suivie. Reconnus seuls, d’abord par Henri III, puis ensuite par Henri IV, ces magistrats, beaucoup plus nombreux, d’ailleurs, que ceux restés à Rouen, se regardèrent, non sans motif, comme le véritable parlement de Normandie. Pouvaient-ils en effet reconnaître ce caractère dans une faible minorité rebelle à l’autorité royale et employant contre elle les pouvoirs qui lui avaient été donnés pour la représenter et la défendre ? Pouvaient-ils aussi regarder comme un véritable chapitre une compagnie d’ecclésiastiques, composée ou d’énergumènes dont les actions étaient aussi violentes que leurs prédications étaient furibondes, ou d’hommes faibles et pusillanimes qui laissaient tout faire ? Ne voyant à Rouen ni parlement, ni chapitre régulièrement constitués, les magistrats de Caen firent signifier, dans les premiers jours de mai 1590, aux chanoines de Rouen, un arrêt qui « faisoit inhibition et défense aux doyen, chanoines et chapitre de Rouen, rebelles au roy, de procéder, le prochain jour de l’Ascension, à l’élection et nomination d’aucun prisonnier au prétendu parlement, aussi rebelle, séant à Rouen. » Mais quel résultat le parlement de Caen avait-il pu attendre de cet arrêt ? Avant qu’il songeât seulement à le rendre, le capitaine Bosc-Rozay, alors zélè ligueur, célèbre depuis par son incroyable escalade du fort de Fécamp, était venu trouver les chanoines de Rouen, avec une lettre de M. De Villars, qui les suppliait d’élire, pour cette année, le sieur Du Tot-Mesniel, père d’un des capitaines des troupes de la ligue. « Le sieur Du Tot-Mesniel (écrivait M. De Villars au chapitre) est un gentilhomme très-catholique et aultant affectionné à nostre party qu’aultre que je congnoisse. » Et, comme des ennemis de Du Tot-Mesniel, pour l’empêcher d’obtenir la fierte, répandaient le bruit que son fils avait quitté la cornette de M. De Villars, ce dernier écrivit de nouveau au chapitre, pour lui assurer que « c’estoit ung nommé Du Tot-Beaunay qui avoit quitté sa cornette, et que ce Du Tot-Beaunay n’estoit point parent du sieur Du Tot-Mesniel. « Je vous jure, Messieurs (ajoutait-il), que je seroys très-marry de vous avoir prié pour homme qui fust indigne d’un sy sainct prévilège, quand bien il seroit mon parent. » Nous verrons plus tard si Villars resta fidèle à des sentimens si louables. Quoi qu’il en soit, le chapitre élut, et la fraction ligueuse du parlement lui délivra Antoine Hagues, et le sieur Du Tot-Mesniel son complice « prévenus de grand nombre de meurdres, voleries exécrables, et crimes atroces. » Nos registres ne nous en apprennent pas davantage sur les crimes de ces protégés de Villars. En revanche, ils ne nous disent que trop pour quelle cause déplorable Jacques Pollart se vit contraint de solliciter la fierte, l’année suivante. Ce Pollart était de la compagnie des arquebusiers de Rouen.
Le lundi de Pâques 1591, il assista, avec ses camarades, à la messe qui se célébrait chaque semaine, pour leur confrérie, « en la chapelle Saincte Barbe, au collège de l’hospital du Roy. » Après la messe, le sieur Le Duc, leur capitaine, leur ordonna de se réunir tous, le lendemain matin, « pour accompaigner et assister monsieur nostre maistre Houllé, religieux jacobin, » qui devait aller prêcher à Sainte-Catherine-de-Grandmont. Disons-le, en passant, ce maistre Houllé était bien le plus grand brouillon et le plus forcené ligueur que l’on pût voir dans toute la Normandie, où pourtant il n’en manquait pas. Chassé de Caen, où il avait failli causer une sédition par ses prédications incendiaires, il avait été accueilli avec enthousiasme à Rouen, où la ligue le traitait comme un grand saint et un martyr ; néanmoins il ne plaisait pas à tout le monde, et l’on peut croire que la compagnie des arquebusiers, qui était chargée de le conduire, toutes les fois qu’il allait prêcher aux environs de la ville, n’était guère moins pour lui une escorte de sûreté qu’une garde d’honneur. Quoi qu’il en soit, obéissante aux ordres de son capitaine, et vouée d’ailleurs à la ligue, la compagnie des arquebusiers conduisit, le lendemain, à Sainte-Catherine-de-Grandmont, le fougueux prédicateur. Des sentinelles furent posées aux portes de l’église « pour esviter aux survenues et inconvénients qui pouvoient advenir pendant la prédication, par les adversaires de nostre religion. » A la fin du sermon, quelques arquebusiers allèrent demander au père Houlley s’il resterait à Grandmont pour dîner, ou s’il voulait qu’on le reconduisît à la ville. Le révérend père n’avait garde de laisser partir son escorte sans lui ; il leur répondit « qu’il ne vouloit tarder aulcunement. » — « J’ayme mieulx, ajouta-t-il, estre entre vos mains qu’en celles des raulletz. » On appelait ainsi à Rouen les royalistes, peut-être à cause de Du Rollet, gouverneur du Pont-de-l’Arche, dévoué à Henri IV, et qui souvent envoyait des soldats inquiéter les faubourgs de Rouen. « Lors monsieur nostre maistre Houllé fut reconduyt par toute la compaignye, jusqu’à l’entrée du barc... », et là, les arquebusiers prirent congé de lui. Si nous avons rapporté ces détails, quoique assez étrangers au fait qui va suivre, c’est qu’ils nous paraissent peindre l’esprit et les mœurs du tems. Arrivons maintenant à la catastrophe déplorable qui ensanglanta cette journée. En quittant le frère Houlley, le capitaine Le Duc, Pollart fils et quelques autres chefs des arquebusiers étaient allés dîner au jardin de Pollart père, ancien capitaine de la compagnie ; ce jardin était situé vers Bonnes-Nouvelles. Après le dîner on s’était diverti ; les uns avaient joué aux chevilles ; les autres avaient tiré des armes. Vers quatre heures après midi, quelqu’un vint leur dire « qu’il y avoit des raulletz proche du jardin. » A l’instant, ils prirent tous leurs armes ; mais il se trouva que « c’estoient vingt cuyrasses qui sortoient de Rouen. » Cependant, l’heure étant venue de retourner à la ville, on partit du jardin. Arrivée au bord de la rivière, cette société, trop nombreuse pour qu’un seul bateau pût la contenir, se partagea dans deux barques. Pollart père, le capitaine Le Duc et quelques arquebusiers se mirent dans l’une ; Pollart fils se mit dans l’autre, avec le reste de la société. Pollart père conduisait la première barque ; son fils conduisait la seconde. Pour ègayer la traversée, on commença par se jeter de l’eau d’un bateau dans l’autre. L’aviron du fils Pollart étant venu à se rompre, un de ses camarades se mit à sa place avec un autre aviron. Lorsqu’on fut fatigué de se jeter de l’eau, on se salua d’une barque à l’autre, à coups d’arquebuse. Le fils Pollart prit la sienne « n’ayant congnoissance qu’il y eust dedans icelle aultre chose qu’une charge de pouldre qu’il y avoit mise au partir de Rouen, et sans aucun plomb. » Mais malheureusement elle était chargée ; il tira, et, chose lamentable ! d’un seul et même coup il atteignit à la tête son père et le capitaine Le Duc. Tous deux tombèrent, l’un dans la Seine, l’autre à la renverse dans le bateau. Tous les deux étaient morts avant que l’on touchât le quai. Jacques Pollart se précipita dans la barque où gisait le cadavre de son père, et montra un violent désespoir. Sur le quai, il fut arrêté et conduit dans les prisons. Beaucoup de circonstances donnaient à ce double meurtre l’apparence d’un acte involontaire. Jacques Pollart, marié, père de quatre enfans en bas âge, demeurait, depuis neuf ans, avec son père ; ils ne faisaient qu’un ménage, et paraissaient avoir toujours vécu dans le plus parfait accord. Le capitaine Le Duc était un de ses amis les plus familiers ; récemment sa femme « avoit aydé à donner la chrestienneté à ung des enfans de Jacques Pollart », c’est-à-dire qu’elle avait été sa marraine. Mais l’horreur insurmontable qu’inspirait un parricide même involontaire, et peut-être quelque incertitude sur l’innocence du prisonnier, déterminèrent le parlement à prononcer que Pollart ne serait délivré que par provision. Cette clause choqua beaucoup le chapitre, qui envoya aussi-tôt au Palais des députés chargés de réclamer contre l’arrêt. Mais le parlement avait levé l’audience ; les députés se rendirent donc chez M. Le Chandelier, doyen des conseillers, qui avait présidé la cour, lors de la délibération sur le cartel. Ils lui dirent que le chapitre les avait chargés de déclarer à la cour « qu’ilz ne pouvoient recepvoir le prisonnier par eulx nommé, suivant le dict arrest, lequel implicquoit contrariété. Le chapitre supplyoit la court, pour éviter scandalle, de leur faire délivrer le prisonnier purement et simplement, en la forme accoustumée. » — « Pour ce qu’il concerne la vye de Poullart, leur répondit M. Le Chandelier, la court l’a délivré purement et simplement, et l’a jugé digne de joyr du privillège ; la réservation qu’elle a faicte par ce mot : par provision, est pour réserver le jugement de la succession, ou quelqu’autre ordonnance d’envoyer le dict prisonnyer cy-après par devers monseigneur le duc de Mayenne, pour luy faire service en son armée, et le tirer des yeux du peuple qui luy a veu commettre ung tel patricide. » Cette réponse ne satisfit point le chapitre ; et les deux députés revinrent bientôt déclarer à M. Le Chandelier « que leur compaignye ne se contentoit de la dicte délivrance, ains désiroit le dict prisonnyer estre délivré purement et simplement pour joyr du privilège monsieur sainct Romain ; aultrement n’estoient délibéréz aller en la procession. » Ils demandèrent que la cour fût assemblèe pour « luy faire entendre la dicte délibération, afin d’y pourveoir. » Bientôt, deux autres députés allèrent au palais, où enfin le parlement s’était réuni au nombre de huict, et lui déclarèrent que le chapitre n’entendoit procéder aux cérémonies accoustumées à la délivrance du prisonnyer esleu, ny faire célèbrer la messe, jusques à ce que ces motz : par provision, fussent bifféz de l’arrest. » Les huit magistrats s’y refusèrent, en déclarant ces mots : « par provision, ne concernoient le crime, et qu’ilz en feroient délivrer acte par leur compaignye, lors qu’elle seroit assemblèe en plus grand nombre. » Après avoir délibéré sur cette réponse, le chapitre arrêta « que l’on ne célébreroit, ce jourd’huy, la messe, ny se feroit aussy la procession et aultres cérémonies accoustumées à la dicte délivrance, si non qu’il seroit dict présentement tierce, sexte, none etvespres. » On appela le coutre, et on lui fit défense « de sonner aucunement, ce jourd’huy ny demain, jusques que aultrement en eust esté ordonné. » — « Ce faict, messieurs levez, et, à l’instant, entrez en chœur pour dire et chanter ce que dessus, ainsy que le peuple estoit grandement esmeu et quasy prest à sédition », arriva M. De la Londe, seigneur très-accrédité et très-puissant à Rouen, sous la ligue, et qui se mêlait de tout. De son chef, il était allé au palais, avec les maîtres de la confrérie de saint Romain, demander à la cour la correction désirée par le chapitre… On lui avait promis de réformer la clause, dès le lendemain. « Pourquoy il supplya grandement messieurs les chanoynes de passer oultre aux cérémonies, disant estre envoyé de la part de la court, qui luy faisoit dire qu’elle réformeroit demain son arrest, et feroit oster ces mots : par provision. » M. De la Londe déclara « qu’il promettait luy-mesme le faire faire, feust parforce ou aultrement, offrant signer au registre, en cas de double. » Le chapitre ne demandait pas mieux. M. De la Londe écrivit donc et signa immédiatement le billet suivant, dont j’ai l’original sous les yeux ; « Je promectz à messieurs du chapitre de Rouen fayre rayer ces mots qui sont à l’arrest de la court, donné ce jourd’huy pour la délivrance de Jacques Poullart, prisonnyer : par provision. Faict ce jour de l’Ascension, le 23e. de may 1591. A. Dela Londe. » Le chapitre n’avait plus rien à désirer. Aussi, « encores que huict heures du soir feùssent sonnées, la procession se rendit de Nostre-Dame à la Vieille-Tour, et la cérémonie eut lieu paisiblement et sans murmure. » M. De la Londe avait agi en homme sûr de son fait ; mais il n’avait pas trop promis. Dès le lendemain, par un nouvel arrêt, le fantôme de parlement ordonna que « Jacques Pollart jouiroit définitivement du privilège de monsieur sainct Romain, à la charge qu’il feroit service pour la défense de la saincte unyon des catholicques, près de monseigneur le duc de Mayenne, ou en ville de l’unyon aultre que ceste ville de Rouen. » Néanmoins, l’arrêt le déclara « indigne de la succession du dict deffunct Guillaume Pollart son père. » On voit à quel degré de servilité et d’abaissement étaient descendus ces magistrats, après avoir secoué le joug de l’autorité légitime.
Le chapitre, un peu plus rétif, ne donnait pas toujours la fierte aux protègés des chefs de la ligue. En 1592, un sieur De Mantreville, gentilhomme normand, était venu la solliciter, muni d’une lettre du duc de Mayenne, qui le recommandait dans les termes les plus flatteurs. « Encores, disait ce prince, que l’affection que le sieur De Mantreville a toujours monstrée, par ses effectz et continuelz services, avoir à nostre saincte religion soit assez suffisante pour vous inciter d’user de toutes sortes de gratifications en son endroict ; toutes fois, estant tesmoing oculaire de ses comportemens et de l’assistance qu’il nous a toujours faicte en toutes les occasions qui se sont présentées pour ce sainct party, je le vous ay bien voulu recommander par ceste-cy, et vous prier, comme je fais, affectueusement, de le préférer à tous aultres, au privileige de monsieur sainct Romain, et le mettre hors de peine du malheur auquel il est tombé il y a long-temps. Il est gentilhomme de la patrie, et autant favorable que nul aultre. Je l’ay, jusques à présent, retenu près de moy, sur ceste occasion de bataille ; ce qui l’a gardé de plus tost vous aller trouver pour impétrer ceste grâce qu’il attend de vous. » Malgré ce témoignage d’un vif intérêt donné au sieur De Mantreville par le chef de la ligue, le chapitre préféra au protégé du duc de Mayenne, un jeune homme de la ville, nommé Thierry Polys ; et la ligue n’avait rien à dire ; car les Polys « estoient sept frères, portant, tous sept, les armes pour la saincte unyon. » Leur affaire, pourtant, n’était pas des plus favorables. Pour se venger du sergent Yvon Gaudissart qui avait battu l’un d’eux, ils s’étaient postés au coin de la rue de la Jouste, vers la harenguerie, par où leur ennemi devait passer ; et, au moment où il avait paru, s’élançant de leur embuscade, « poulséz qu’ilz estoient du maling esprit (dirent-ils eux-mêmes dans leur confession) », ils s’étaient jetés sur lui, et l’avaient tué à coups d’épée et de dague. Ce meurtre sentait bien son guet-à-pens ; mais il avait été commis un Mardi-Gras Tous ces jeunes gens avaient fêté le patron du jour ; « ils avoient pris leur vin de quatre heures », leurs têtes s’étaient montées ; et puis le moyen de tenir rigueur à sept jeunes hommes de la ville, à sept frères « portans, tous sept, les armes pour la saincte unyon » ! Le chapitre leur accorda la fierte, et le parlement s’empressa de ratifier ce choix.
Mais c’était en 1593 que l’esprit de la ligue devait se montrer à découvert dans un choix déshonorant pour elle, déshonorant pour le chapitre qui se le laissa imposer, pour les magistrats qui n’eurent pas honte de lui donner leur sanction. C’est ici un des faits les plus remarquables de l’histoire du privilège ; on nous pardonnera des détails.
Dans les combats que Henri IV avait eu à soutenir contre la ligue, dès les premiers jours de son avènement au trône, il avait été secondé surtout par François De Montmorency du Hallot. En Normandie « c’estoit ce seigneur qui, le premier, s’estoit oppose aux ennemys du roy, et leur avoit tellement résisté, que leurs efforts pour occuper en entier ceste vaste province avoient été rompus[153]. » A la bataille d’Arques, il s’était battu comme un lion, auprès du roi, qui voulut reconnaître son dévoûment et sa bravoure. Le gouvernement de Gisors était alors dans les mains de Christophe II, marquis d’Alègre, baron de Saint-Just, que ses violences et sa tyrannie avaient rendu l’effroi du pays. Pour ne citer qu’un seul fait, qui suffit pour peindre ce gentilhomme, M. Frontin, lieutenant-général, ayant résisté à un de ses caprices, on l’avait vu faire attacher ce vieillard à un poteau, le faire asseoir sur un baril de poudre ; une mèche brûlait auprès : et si, avant qu’elle se fût éteinte, le vieillard ne cédait pas, le baril allait sauter. La constance de ce digne magistrat, dans une circonstance si critique, avait provoqué dans le peuple, d’abord des murmures d’admiration, puis, auprès du gouverneur, des instances énergiques, auxquelles il avait bien fallu céder[154]. Enfin, les plaintes s’étant multipliées, le roi, contraint de remplacer un gouverneur détesté de tous, avait donné le gouvernement de Gisors à Montmorency du Hallot, comme une récompense de ses services. Le marquis d’Alègre, se voyant ainsi destitué, conçut une haine violente contre Montmorency du Hallot, son successeur, et jura de se venger sur lui tôt ou tard d’une disgrâce dont ce gentilhomme profitait sans l’avoir provoquée. D’Alègre ne fut que trop fidèle à ce serment. Dès lors, il ourdit la trame dont son ennemi devait être la victime. Dans son château de Blainville, voisin de Rouen, il avait, le jour et la nuit, de longs et mystérieux entretiens avec le comte de Saint-Pol, un page nommé Marché, et d’autres domestiques. L’air sombre de D’Alègre et de ses confidens, l’expression sinistre de leurs visages, annonçaient quelque noir dessein. Enfin, le 12 septembre 1592, le marquis partit, très-matin, de son château de Blainville, accompagné de quinze ou seize gentilshommes et domestiques à cheval. Cette troupe chemina jusqu’à Vernon-sur-Seine, où elle arriva à six heures du soir, et descendit à l’hôtel du Gros Tournois. François de Montmorency était venu récemment en cette ville, de sa maison du Hallot. La nuit se passa tranquillement ; mais le lendemain matin, vers six heures, le marquis d’Alègre fit venir quatre des gentilshommes qui l’avaient accompagné, et leur dit : « Je m’en vays en ung certain lieu où il fauldra jouer de l’espée et se battre… venez avec moy... vous me debvéz ceste assistance. » Ils lui promirent de le suivre. Alors il leur apprit qu’il s’agissait d’assassiner Du Hallot « qui (disait-il) luy avoit faict une perfidie », et, de nouveau, ils lui promirent leur concours. On déjeûna ; pendant le repas, D’Alègre fit accommoder les pistolets des hommes de sa suite. Bientôt toute la troupe de D’Alègre monta à cheval, et se rendit à la maison du sieur Du Hallot où l’on s’arrêta. D’Alègre et les siens demandèrent à parler à ce seigneur. Un page leur dit qu’il allait venir. En effet, on vit presque aussi-tôt le sieur Du Hallot descendre de sa chambre, appuyé sur des béquilles, à cause de blessures graves qu’il avait reçues au siége de Rouen, où il avait eu un cheval tué sous lui[155]. D’Alègre et quelques uns des siens mirent pied à terre et donnèrent leurs chevaux à tenir à leurs laquais. Du Hallot, la main au chapeau, souhaita le bonjour au marquis d’Alègre. Mais celui-ci, la teste couverte, lui dit : « Il fault mourir » ; et tirant son poignard, lui en donna plusieurs coups dont il mourut peu de tems après, achevé à coups d’épée par les amis du marquis, tandis que les autres désarmaient les deux gentilshommes qui accompagnaient Du Hallot[156]. D’Alègre et les siens remontèrent à cheval, et gagnèrent au grand trot la porte de la ville, où trouvant la herse abaissée, ils parvinrent à la hausser, malgré les sentinelles, s’échappèrent tous, et s’en allèrent droit au château de la Roche-Guyon, où ils dînèrent ; le soir, ils étaient tous de retour au château de Blainville. Ce crime avait été commis le dimanche 13 septembre 1592. Dès le 17, la dame Du Hallot, veuve de l’homicidé, les dames De Mollac et De la Vérune, ses filles, prosternées aux pieds du parlement de Caen, lui dénonçaient l’horrible assassinat de Vernon, et lui demandaient justice. Ce parlement ordonna qu’il en serait informé. Comme on s’occupait de l’instruction, le procureur du roi à Vernon envoya un renseignement qui prouvait, avec plus d’évidence encore, la longue préméditation du crime. Peu de tems auparavant, un sieur D’Amonville, ligueur forcené, plein de haine pour les royalistes, apprenant la mort de Larchant, capitaine des gardes de Henri IV, arrivée au siége de Rouen, avait dit ; « Larchant est mort, Du Hallot sera bientost de mesme[157]. » Prédiction ou menace qui ne s’était que trop fidèlement accomplie ! L’instruction languit quelque tems, soit à cause de l’importance et de la complication du procès, soit parce que tous les coupables étaient en fuite, ou retirés dans des villes au pouvoir de la ligue. Mais ces procédures effrayaient D’Alègre, et il songea à se mettre en sûreté. A jamais perdu dans le parti royaliste, par l’exécrable forfait qu’il venait de commettre et dont avait péri victime un homme cher au roi, il vit qu’il ne lui restait plus d’autre ressource que la ligue, dont, long-tems, il avait été l’un des adversaires les plus acharnés. De son château de Blainville, situé à quatre lieues de Rouen, assez forte place défendue par des tours nombreuses et environnée de vastes fossés, naguère il avait fait, avec quelques soldats attachés à sa personne, des sorties fréquentes qui incommodaient fort les campagnes des environs et même la ville de Rouen. Pour recourir à un parti envers lequel il s’était montré si hostile, il fallait offrir de fortes garanties. Mais l’assassinat de Vernon était un titre qui ne laissait rien à désirer. Meurtrier d’un lieutenant de roi nommé par Henri IV, d’un royaliste éprouvé et redoutable ; poursuivi par le parlement de Caen, fidèle au roi de Navarre : c’en était plus qu’il ne fallait pour être reçu par la ligue, à bras ouverts. Au premier mot qu’il dit de la fierte, on lui donna les assurances les plus expresses. Restait à trouver un moyen de jouir du privilège, sans être obligé de se montrer à Rouen, en personne, ce qui, peut-être, n’eût pas été sans danger pour lui. Ce moyen s’offrait de lui-même. Lors de son expédition à Vernon, le marquis d’Alègre avait été accompagné, entre autres, par Claude De Péhu, sieur de la Mothe, jeune gentilhomme né à Longueil, en Picardie. Péhu avait été, dans son enfance, page du marquis d’Alègre ; mais il l’avait quitté après la prise de Dieppe, (en 1589) et s’était attaché à la personne du gouverneur de Gournay, qui tenait pour la ligue. Là « il avoit porté les armes et faict la guerre pour le party de la saincte unyon. » Lors de la prise de Gournay par le maréchal de Biron, Péhu ayant été fait prisonnier, le marquis d’Alègre s’était souvenu de son ancien page, et avait payé sa rançon. « Depuis iceluy temps, Péhu estoit retourné chez son premier maistre et luy avoit tousiours faict service. » Péhu lui devait tout ; ce fut lui que le marquis chargea d’aller à Rouen se constituer prisonnier, et solliciter, pour lui et pour tous ses complices, le privilège de la fierte. Claude Péhu, lui aussi, avait à produire des titres qui, à cette époque, étaient d’un grand poids. Mais il avait, comme D’Alègre, servi sous le roi de Navarre, hérétique, à l’encontre des catholicques ; par là il avait encouru l’excommunication et les censures de l’église : il fallait d’abord se purifier de ces souillures. Avant donc de se faire écrouer dans les prisons, il alla à l’archevêché, se présenter à monseigneur Jehan de Lesselie, évesque de Rosse, suffragant de l’archevêque, subdélègué du cardinal de Plaisance, légat du saint-siège, envoyé à Rouen par la cour de Rome pour y perpétuer, s’il était possible, l’esprit de la ligue. Admis en présence du prélat, Péhu « demanda, en toute humilité, pardon à Dieu et à l’esglise, et supplia le subdélégué du saint-père de luy donner l’absolution, soy submettant à telle pénitence que cet ecclésiastique adviseroit bien estre, avec protestation de n’adhérer jamays au dict roy de Navarre, ses fauteurs et adhérens, ne porter les armes, ny favoriser, en façon quelconque les hérétiques, ains vivre en l’unyon de l’esglise catholicque, apostolique et romaine, et mourir pour la défense d’icelle. » Le subdélégué du lègat n’avait garde de se montrer difficile. Il enjoignit à Péhu « pénitence salutaire, et lui donna l’absolution, après lui avoir faict jurer sur les sainctes évangiles », et signer en présence d’un notaire, l’engagement qu’il venait de prendre. Un acte en forme constatant cette absolution ; le certificat d’un chanoine en l’église collègiale de Saint-Michel de Blainville, qui constatait que Péhu « estoit bon catholicque, et avoit faict ses Pasques, ceste année, avec toute contrition et repentance » ; un autre certificat d’un religieux minime, attestant que le marquis d’Alègre avoit aussi faict ses Pasques, dans les conjonctures, c’étaient là des titres d’une haute importance. Les sollicitations énergiques des chefs de la ligue vinrent leur prêter une nouvelle force. Le duc de Mayenne écrivit au chapitre pour le « prier et conjurer, de toute son affection, de donner la fierte au marquis d’Alègre, gentilhomme de qualité et de mérite, que je désire infiniment, disait-il, estre gratifié de ceste courtoisie. Je vous asseûre, ajoutait le prince, que ne la sçauriéz accorder à personne qui la mérite mieux que luy, ny dont je reçoive plus de contentement. » Que le chef de la ligue reçût, maintenant, beaucoup de contentement du marquis d’Alègre, si zélé naguère pour la cause royale, à la bonne heure ; mais oser dire au chapitre qu’il ne pouvait appliquer son privilege à personne qui le méritât mieux que ce gentilhomme, n’était-ce pas outrager à la fois le chapitre et le privilège, la religion et l’humanité ; et ne croit-on pas rêver lorsqu’on lit cette incroyable lettre ? Mais dans les tems de dissentions civiles, aux yeux des hommes extrêmes de chaque parti, il n’y a plus de bien, de mal, de vice, de vertu ; mais, selon les époques, des couleurs ou religieuses ou politiques. Amour et honneur à l’homme méprisable qui arbore celles-ci ! haine et injure à l’honnête homme qui arbore celles-là ! méconnaissance, mépris et haine pour celui qui ne marche sous aucune des bannières que les partis ont déployées, parce qu’à ses yeux aucune d’elles n’est sans tache ; tel est, tel fut, tel sera toujours le cri des factions. Ainsi, au dire du duc de Mayenne, on n’aurait pu trouver un homme qui méritât mieux la fierte que l’odieux auteur de l’assassinat le plus lâche et le plus froidement, le plus long-tems prémédité qui fut jamais. M. De Villars renforçait cette recommandation, et « supplioit le chapitre, en son particulier, de toute son affection, de donner la fierte au marquis d’Alègre. » C’était ce même Villars, qui, trois ans auparavant, avait dit au chapitre : « Je vous jure que je seroys très-marry de vous avoir prié pour homme qui fût indigne d’un sy sainct privilège, quand bien il seroit mon parent. » Mais quoi, les conjonctures varient, et les hommes avec elles.
La veuve De Montmorency du Hallot et ses deux filles, averties de toutes ces intrigues, faisaient de grands efforts pour empêcher que les assassins de leur mari, de leur père, obtinssent une impunité scandaleuse. A leur demande, M. De Piperey, l’un des conseillers royalistes réfugiés à Caen, avait écrit à Rouen à M. De Thibermesnil son parent, et l’avait prié de tout faire pour empêcher le scandale qui se préparait. Il le suppliait « autant qu’il lui estoit possible, non pas comme pour ses affaires propres, mais encore d’avantaige, d’empescher, par tous moiens, que le dict privilège ne fust baillè au sieur D’Alègre ou aucun de ses complices, pour l’inhumanité et cruel meurtre et assassinat commis au feu sieur Du Hallot. » Un autre conseiller royaliste, M. De Boislévêque, avait écrit à un des capitaines de la ville de Rouen, à peu près dans les mêmes termes ; et, dans sa lettre, il touchoit la maison De Montmorency[158], c’est-à-dire, qu’il relevait encore l’horreur du forfait par l’illustration de la victime. Mais que pouvaient contre les chefs de la ligue trois femmes éplorées, qui, encore, n’avaient de protecteurs que dans le parti des hérétiques ? Le chapitre réuni élut, tout d’une voix, Claude de Péhu et ses complices, c’est-à-dire le marquis D’Alègre et les quinze ou dix-huit assassins qui l’avaient accompagné à Vernon. Tandis que le parlement, réuni dans la grande chambre dorée, attendait les députés chargés de lui apporter le cartel d’élection, deux gentilshommes, les sieurs Mascarel d’Urville et De Lafons furent introduits, et présentèrent des lettres par lesquelles le duc de Mayenne et M. De Villars pressaient le parlement « de vouloir faire joyr, ceste année, le marquis D’Alègre, du privilège de monsieur sainct Romain, et d’employer, sur ce, son auctorité. » Peu d’instans après, arrivèrent les députés du chapitre ; ils remirent au doyen, car le parlement de la ligue n’avait pas de présidens, un cartel qui fut décacheté, et se trouva contenir ces mots ; « Claude de Péhu, sieur de la Mothe, prisonnier en la cour des Aides, pour luy et ses complices, de la religion catholicque apostolique et romaine. » On alla chercher le prisonnier à la conciergerie de la cour des Aides (rue du Petit-Salut) où il était détenu. Les registres du parlement nous disent qu’il « estoit accoustré d’ung pourpoinct et hault-de-chausses de taffetas grix, avec ung bas de soye verd, et avoit ung manteau de sarge de couleur de grix de guelde bordé de passements grix. »
Après un long interrogatoire pour la forme, Claude de Péhu fut délivré « pour luy et ses complices tenants le party de la saincte unyon et religion catholique, apostolique et romaine, et en faisant, par eux, profession de foi et le serment de la dicte unyon. » Ce serment, Claude de Péhu le prêta, à l’heure même, devant le parlement, avant d’être délivré aux députés du chapitre ; puis il alla lever la châsse de Saint-Romain, marcha par les rues de Rouen, le front ceint d’une couronne d’innocence, et rentra impuni dans cette société que son crime avait glacée d’effroi. Le lendemain, lorsque, suivant l’usage, Claude de Péhu vint au chapitre, entendre une semonce et recevoir sa pancarte de sûreté, qu’auraient dit les chanoines, si quelque homme grave et d’autorité, justement indigné de l’abus qu’ils faisaient d’un privilège si beau en lui-même, leur eût adressé les paroles que Pasquier écrivait, presque dans le même tems, au président Bigot de Thibermesnil, son ami, et leur eût parlè en ces termes : « Comment se peut-il faire, Messieurs, qu’un si homme de bien comme fut vostre sainct Romain, produise un effect contraire à sa saincteté, et que ceste saincteté soit comme une franchise des meurdres les plus détestables[159]. » En entendant cette sévère apostrophe dans la bouche d’un homme dont le caractère et la vertu auraient inspiré un respect involontaire, le chapitre eût été sans doute embarrassé de sa contenance, et les nombreux spectateurs de ce dernier acte de la solennité de la fierte, eussent aperçu moins de honte et de confusion dans le prisonnier agenouillè et attendant sa semonce, que dans cette assemblée de cinquante prêtres qui n’avaient pas craint de l’absoudre. Sans doute, et au sein de cette compagnie même, il s’était rencontré des hommes sages qui avaient tout fait pour épargner à l’église de Rouen la honte d’un choix si révoltant, et qui avaient prédit qu’il porterait malheur au privilège. Mais, dit Bossuet, « les sages sont-ils écoutés dans ces temps d’emportement, et ne se rit-on pas de leurs prophéties ? » En revanche, il y a une conscience publique à laquelle on ne saurait imposer silence. Tout ce qu’il y avait d’honnête dans la province et dans la France, s’indigna d’un si monstrueux abus d’une chose sainte. Ce fut un grand scandale ; mais ce fut aussi un coup terrible porté au privilége même par ce chapitre auquel il était si cher. De tous les argumens que les détracteurs du privilége employèrent plus tard pour le faire modifier, le plus fort, et il était sans réplique, fut l’élection du marquis d’Alègre et de ses quinze ou seize complices ; cet argument, c’était le chapitre lui-même qui l’avait fourni.
Cependant, la famille Du Hallot, indignée, avait eu recours au roi, au conseil et au parlement de Caen. Un arrêt du conseil déclara que l’assassinat commis sur la personne du sieur Du Hallot, lieutenant de roi, était un crime de lèze-majesté, et que ce crime, en conséquence, « estoit excepté du privilége de la fierte. »
Le légitime parlement de Normandie, séant à Caen, décida la même chose, le 19 janvier 1594. Dès le 13 février précédent, D’Alègre r Péhu de la Mothe, et ses autres complices, tous déclarés atteints et convaincus du meurtre et assassinat « proditoirement, et sous prétexte d’amitié, commis en la personne du sieur De Montmorency du Hallot, homicidé à Vernon, où il estoit venu pour le debvoir de son estat et charge », avaient été (par contumace) condamnés « à être traînés sur des claies, depuis les prisons de la conciergerie de Caen, jusqu’à l’échafaud ; là, à être pincés et tenailléz de fers chaulds, par les mamelles, bras et cuisses » ; D’Alègre, « autheur et principal exécuteur du dict inhumain assassinat, tiré et démembré par quatre chevaulx, puis après décapité, et la main dextre coupée, sa teste et sa main attachées par le bourreau, en lieu éminent sur le pont de Vernon ; les autres membres aux quatre principales portes de Caen. » La Mothe Péhu et les autres complices avaient été condamnés « à estre rompus sur ung gril dressé sur l’échafaud, et, par après, à estre jetés vifs dans un feu, pour y estre leurs corps bruslés et consommés en cendres. » L’arrêt grevait leurs biens d’immenses dommages-intérêts pour la veuve Du Hallot ; d’amendes considérables au profit des cordeliers, carmes, jacobins, croisiers, pauvres de Caen ; trente mille écus étaient affectés à la fondation et construction d’une église et oratoire en la ville de Vernon, pour le salut de l’ame du sieur Du Hallot ; dans cette église, pour perpétuelle mémoire de la condamnation de D’Alègre, et exécration de son crime, devait être placée une colonne où serait attachée une lame ou tableau de cuivre contenant les causes de la fondation et construction. Cet arrêt ne pouvant être exécuté, vu l’absence des condamnés, le parlement décida « que des effigies en bosse, représentant la personne de D’Alègre et ses complices, par tableaux pour ce faictz, seroient pendues à des potences dressées sur la place du marché de Caen et sur celui de Vernon » ; que les noms des condamnés y seraient écrits, ainsi que les causes de leur condamnation. En outre, à cause de l’énormité du crime, le parlement les déclara ignobles et roturiers, eux et leur postérité, et ordonna que « la maison et chasteau de Blainville, où D’Alègre faisoit sa retraicte et résidence, seroit razée, desmollie et abattue, de manière à ce qu’il n’y restât dorénavant aucune marque de maison ni forteresse. »
Le jour même, cet arrêt fut prononcé à la barre de la salle du Palais. Le 17, il fut exécuté à l’encontre de D’Alègre, « en effigie en bosse représentant sa personne ; pour ses complices, en des tableaux qui furent pendus à des potences sur la place du marché de Caën. »
Mais trois des complices du marquis d’Alègre n’en furent pas quittes pour l’effigie. Dès le mois de juin 1593, à force de recherches, on parvint à découvrir la retraite de l’un d’eux, le capitaine Fremyn de Floques, gentilhomme de Vimeu en Picardie. Il résista, on tira sur lui, et il reçut à l’épaule une blessure qui facilita son arrestation. Il fut amené à Caen, où on lui fit promptement son procès. Le jour de son jugement, la blessure qu’il avait reçue n’étant pas encore guérie, il fut « apporté à l’audience dans ung panyer d’osier, à cause de son indisposition », et placé auprès du bureau du conseiller rapporteur. Le capitaine Fremyn avait-il été initié par le marquis d’Alègre dans son horrible complot contre Du Hallot Montmorency ? A l’en croire, lui et quelques autres gentilshommes étaient restés à cheval à la porte du sieur Du Hallot, ne sachant rien des projets du marquis ; et, après le crime, le sieur d’Alègre « leur avoit demandé pardon de ce qu’il ne les avoit advertys de son dessein. » Fremyn ajoutait, que lui et ses compagnons n’avaient eu connaissance de l’assassinat du sieur Du Hallot que « par ung grand bruit et rumeur qui s’estoit faict après le crime. » Alors seulement ils étaient descendus de cheval, et avaient mis l’épée à la main ; et, voulant sauver le marquis d’Alègre, l’un d’eux avait poursuivi le trompette du sieur Du Hallot pour l’empêcher de divulguer le crime ; un autre avait désarmé le maître d’hôtel. Vraies ou mensongères, ces explications ne furent point accueillies par le parlement.
A en croire encore le capitaine Fremyn, le sieur Du Fossey, l’un de ceux qui, comme lui, étaient restés à la porte De Montmorency du Hallot, lui avait dit, après le crime : « Encores que nous soyons du tout innocens, sy est il que nous serons tousiours en peyne, comme sy nous eussions eu congnoissance du crime… Nous sommes misérables à tout jamays ; et nous fault adviser à nostre asseûrance[160]. ». Fremyn n’avait pas suivi ce conseil, et ce fut la cause de sa perte. Déclaré « deuement atteint et convaincu d’avoir adhéré et assisté au meurtre et assassinat inhumainement et proditoirement commis au dict feu sieur Du Hallot », il eut la tête tranchée sur l’échafaud, à Caen. « Son corps, par après, fut démembré et mis en quatre quartiers, les quelz, avec la dicte teste, furent portéz et affichez, savoir la teste en lieu éminent sur le pont de la ville de Vernon, et les dictz quartiers ès quatre principales portes de Caen ; ses biens confisqués, déduction faite de six mille écus pour les dames Du Hallot, et de deux mille écus d’amende pour la décoration du Palais et affaires de la cour. » En septembre 1594, époque où la fraction fidèle du parlement de Normandie était de retour à Rouen et confondue avec l’autre, le nommé Dumont-Doubledent, aussi complice du marquis d’Alègre, ayant été arrêté et emprisonné à la requête des dames Du Hallot, le chapitre eut la hardiesse d’envoyer des députés se plaindre au parlement. Dumont fût-il coupable, dirent-ils, « il ne pouvoit nullement estre recherché au moyen du privilège de monsieur sainct Romain, obtenu par Péhu en 1593, pour luy et ses complices. » Ils demandèrent que Dumont fût mis en liberté, et que défense fût faite aux dames Du Hallot, de le poursuivre pour le crime de Vernon. « C’est, répondirent les dames Du Hallot, une menée praticquée par le sieur D’Alègre et ceulx qui conduisent ceste affaire pour luy. Par arrêt, tant du conseil privé que du parlement, tous les complices d’ung si atroce, barbare et inhumain assassinat ont esté déclaréz indignes du privilége. Au reste l’affaire ayant esté évoquée au conseil privé, elles supplièrent la cour de ne rien ordonner avant que le roi se fût prononcé, protestant prendre les chanoines à partie. » On peut imaginer la contenance embarrassée de ceux des membres du parlement, présensà ce débat, qui avaient innocenté D’Alègre, Péhu et leurs complices. Les tems étaient bien changés. Il fut ordonné que le chapitre « se pourvoiroit par devers le roy. » Alors, les chanoines pressèrent vivement messieurs de l’Hôtel-de-Ville de Rouen de s’adjoindre à eux dans ce procès devant le conseil, « y allant, disaient-ils, du plus beau privilège de la ville. » On leur répondit que « la ville interviendroit volontiers si l’on vouloit abroger le privilège ; mais qu’il ne s’agissoit, quant à présent, que d’un faict particulier, et qu’ainsy la ville ne pouvoit donner adjonction[161]. »
En décembre 1594, ce Dumont-Doubledent fut exécuté à mort, à Paris, en vertu d’un arrêt du conseil. Enfin, deux ans après, Le Cadet Lagloë, autre complice du même crime, fut aussi, en vertu d’un arrêt du conseil, puni du dernier supplice. Plus tard nous reviendrons sur cette affaire, qui ne fut entièrement terminée qu’en 1608.
L’ordre des tems nous ramène à l’année 1594. Le sieur De Coquerel, qui fut élu par le chapitre, cette année-là, était complice d’un meurtre, fruit d’une de ces querelles entre gentilshommes, si fréquentes à cette époque ; et je ne parle de cette élection que pour faire connaître une clause singulière de l’arrêt du parlement qui ordonna sa délivrance. Les prétendans au privilége de la fierte, qui venaient volontairement se constituer prisonniers à Rouen, dans l’espoir de l’obtenir, se faisaient presque toujours écrouer par quelques bourgeois de la ville, en vertu d’une prétendue obligation par corps, qu’ils étaient censés n’avoir point acquittée. À ce moyen, le chapitre seul savait quel motif les avait contraints de venir aux prisons ; et la justice ignorant les crimes à raison desquels ces prétendans avaient sollicité le privilège, ne pouvait poursuivre, après l’Ascension, ceux d’entre eux que le chapitre n’avait point favorisés. Peut-être aussi cette collusion était-elle nécessaire à l’égard des concierges des prisons. Apparemment ces officiers n’auraient pas écroué les prisonniers volontaires, sans l’énonciation d’une cause qui motivât l’écrou ; on n’avait garde de leur déclarer la véritable ; et il fallait bien qu’ils ouvrissent les prisons à un débiteur que son prétendu créancier faisait écrouer en vertu d’un titre qu’il exhibait. En 1593, Péhu s’était fait ainsi écrouer à la requête d’un sieur Dufossey, pour une obligation contractée par brevet passé devant les tabellions de Blainville. En 1594, en délivrant le sieur De Coquerel, le parlement « adjugea aux povres prisonniers de la conciergerie la somme de vingt-cinq escus », pour laquelle il s’était fait écrouer. Le premier président enjoignit aux doyen, chanoines, chapitre et maîtres de la confrérie de saint Romain « d’icelluy représenter en la dicte court pour le payement de la dicte somme, sur peine d’en respondre en leur propre et privé nom » ; l’arrêt portait, qu’en ce faisant, « Coquerel seroil deschargé de la dicte somme envers le dict Dubosc. » Cette clause étonna le chapitre, qui envoya quatre députés au parlement pour représenter que le prisonnier devait être délivré à pur et à plein, sans aucune restriction. Ces députés ne trouvèrent que le premier président, qui leur répondit que la « court n’entendoit et ne vouloit préjudicier, en aucune manière que ce fust, MM. du chapitre. Seulement elle avoit voulu punir le sieur De Coquerel, qui, interpellè, sous la foi du serment, de dire si la somme de ving-cinq escus pour la quelle il disoit avoir esté écroué, estoit par luy loyalement deue, avoit confessé que non. La court, pour punir le mensonge par luy commis contre Dieu et son sainct esprit, l’avoit condamné à payer, effectivement, la somme de vingt-cinq escus, qui seroit appliquée aux pauvres prisonniers et à autres choses pieuses. » Le chapitre, satisfait de cette explication, accomplit la cérémonie de la fierte qui avait été suspendue.
En 1595, le choix du chapitre tomba sur un des complices d’un assassinat moins éclatant, sans doute, que celui commis en 1592 par D’Alègre, mais presque aussi prémédité, plus lâche encore, et provoqué par un motif des plus frivoles. Un moine de l’abbaye de Valmont, « Domp Guillaume Le Tanneur, passionné pour le plaisir de la chasse, chassoit souvent aux bestes sauvaiges avec chiens de chasse », sur des terres du domaine de Valmont. Ces terres, ainsi que le château, appartenaient à la duchesse de Longueville, dame temporelle du lieu, qui, pendant ces tems de troubles, y avait placé quelques soldats. Le sieur De Beaurepaire commandait cette petite garnison, et avait la charge et gouvernement du château. Souvent, à l’en croire, il avait averti Dom Le Tanneur que la duchesse de Longueville trouvait mauvais qu’il chassât sur ses domaines. Ce religieux n’en avait tenu compte ; il chassait toujours, et avait dû même, si ce que dit depuis le sieur De Beaurepaire était vrai, tenir quelques propos injurieux contre lui. Enfin, dans une soirée du mois d’août 1592, le sieur De Beaurepaire « résolut d’aller tuer et homicider le dict religieux » (ce sont ses propres expressions dans la confession qu’il fit au chapitre). Lui, un sieur Thorel De la Garenne, son ami, et quatre soldats, nommés La Scellerye, Argencourt, La Saulsaye et La Cousture, se rendirent à l’abbaye, et entrèrent dans le réfectoire où tous les religieux étaient réunis pour le repas du soir. Le sieur De Beaurepaire saisit au collet Dom Guillaume Le Tanneur, en lui disant de se rendre ; le religieux résista, et prit lui-même Beaurepaire au collet ; mais Thorel de la Garenne lui fit lâcher prise. Une lutte de quelques instans entre des soldats armés de toutes pièces et des moines désarmés eut l’issue qu’on devait en attendre. De Beaurepaire donna « à Dom Le Tanneur ung coup d’espée au travers du corps, dont il mourust la mynuict ensuivant », et le prieur de l’abbaye, âgé de soixante-dix ans, fut blessé en voulant le défendre. Thorel de la Garenne, un peu moins coupable que Beaurepaire, vint à Rouen solliciter la fierte, et fut élu par le chapitre, pour jouir du privilège, lui et ses complices. Mais, « messieurs de la court le délivrèrent pour jouyr du privilège, luy seul, seulement. » Le chapitre, après avoir délibéré sur cet arrêt, « ordonna que la procession seroit faicte pour solemnizer le sainct jour, en la quelle assisteroit le prisonnier esleu, pour évitter au scandalle et révolte du peuple ; sans préjudice des droicts d’élection du chapitre. » Deux chanoines furent chargés d’aller à Gaillon, donner avis à M. l’archevêque, de ce qui venait de se passer, « affin de le faire entendre au roy, pour la conservation et manutention du privilège. »
L’élection de 1596 mérite aussi quelques détails. Une vieille haine existait entre les sieurs Du Boyssymon et De Longchamp, gentilshommes du diocèse de Lisieux. Pendant les troubles, Longchamp, ardent ligueur, s’était signalè par mille prouesses ; et le parlement de Caen avait rendu contre lui nombre d’arrêts et de décrets de prise de corps. C’était lui qui commandait à Lisieux pour la ligue, lorsque Henri IV était venu assiéger cette ville en 1589. Il est juste de dire qu’il s’était rendu à la seule approche du canon[162]. Mais il était allé ensuite s’enfermer dans le château de Courtonne, d’où lui et les siens avaient fait de fréquentes sorties, funestes aux voyageurs, surtout aux royalistes[163]. C’était alors qu’un sieur Du Mouyer, qui était sous ses ordres, était entré de force dans la maison du sieur Du Boyssymon et lui avait pris ses chevaux et ses armes. Jamais, depuis, le sieur du Boyssymon, malgré toutes ses instances, n’avait pu obtenir du sieur De Longchamp la moindre réparation de ce dommage. Un samedi, le valet du sieur DuBoyssymon ayant tué une perdrix sur les terres du sieur De Longchamp, ce dernier survint, à l’heure même, et fit des reproches à ce valet, « qui luy cria mercy et luy offrit la perdrix qu’il venoit de tuer. » — « Je ne fès pas comme vostre maistre, lui répondit Longchamp, je ne menge de telle vyande au samedy. » Ces paroles, redites au sieur Du Boyssymon, redoublèrent sa haine pour le sieur De Longchamp. Lui, ses deux frères et quelques amis ne marchèrent plus qu’armés de toutes pièces, le pistolet au poing ; et c’est ce que firent de leur côté Longchamp et les siens. Un jour, Boyssymon ayant rencontré un domestique de Longchamp, lui dit : « Dis à ton maistre qu’il ne nous pourra empescher de chasser où il nous plaira ; à trois frères que nous sommes, nous avons moyen d’exterminer la race de Longchamp et celle de ceulx qui l’assistent. » Ces menaces excitaient de plus en plus la haine que se portaient mutuellement tous ces gentilshommes. Les sieurs De Saint-Ouen et La Mothe La Sceaule, amis de Longchamp, « arméz de cuyraces et pistolletz », épièrent dans la campagne le sieur Du Boyssymon, et l’ayant trouvé, un jour, seul avec un domestique, l’attaquèrent, tirèrent sur lui, le manquèrent deux ou trois fois, et enfin le tuèrent à coups d’épée ; ce fut un véritable assassinat de guet-à-pens. Le sieur De Longchamp ne manqua pas de dire qu’il était entièrement étranger à ce crime ; mais il s’en fallait que tout le monde en fût d’accord ; et lorsque les sieurs De Saint-Ouen et La Mothe la Sceaule vinrent à Rouen solliciter la fierte, les amis de Longchamp travaillèrent comme pour lui, et non sans cause ; car on croyait généralement que c’était à son instigation qu’avait été tué le sieur Du Boyssymon. Le cardinal de Bourbon, troisième du nom, qui écrivit au chapitre, vanta le zèle qu’avaient, pour le service du roi, non seulement les deux prétendans, mais Longchamp lui-même, qui, dans les derniers tems, avait fini par embrasser la cause royale, après avoir tant fait contre elle, « non toutes foys (disait le cardinal) que le dict sieur De Longchamp ayt esté autheur ou présent à l’homicide, mais pour ce que les sieurs De Saint Ouën et La Mothe l’accompagnoyent ordinairement au service de sa majesté, et, à cest effect, se retyroyent dans sa maison ; à raison de quoy, par faux rapport ou autrement, on pourroyt imputer complicité au sieur De Longchamp. Ilz estoyent tous très-dignes, ajoutait-il, de la faveur qu’ilz désiroyent. » Élu par le chapitre, le sieur De la Mothe la Sceaulle, qui, à ce qu’il paraît, s’était présenté seul, fut délivré par le parlement.
Tous ces choix, plus mauvais les uns que les autres, étaient peu propres à conjurer l’orage qui, depuis assez long-tems, menaçait le privilège de l’église de Rouen ; et admirez l’aveuglement du chapitre ; jamais il n’avait si scandaleusement abusé de son droit qu’à une époque où les publicistes, les historiens, les jurisconsultes, les savans, attaquaient vivement le privilège en lui-même comme un empiétement, une usurpation sur les droits de la souveraineté. C’était alors que Bodin, dans sa République[164], parlant du droit d’octroyer grâce aux condamnés, par-dessus les arrestz et contre la rigueur des lois, en faisait une prérogative essentielle et inséparable de la souveraineté, un attribut qui ne se pouvoit communiquer au suject, sans diminution de la majesté royale, ni estre quitté sans la couronne. Il qualifiait d’abus et d’entreprises ces priviléges que s’étaient arrogés des fonctionnaires ou des communautés, de donner grâce en certains cas. « En l’estat d’une république bien ordonnée, disait-il, ceste puissance ne doit estre baillée ni par commission, ni en tiltre d’office. » Traitant ainsi cette question à fond, il n’avait garde d’oublier le privilége de saint Romain. « Le pis qu’il y a en ce privilége, ajoutait-il, c’est qu’on ne donne grâce que des crimes les plus exécrables qu’on peut trouver et desquels le roy n’a point accoustumé d’octroyer grâce. » C’était alors que le grave et judicieux De Thou se plaignait énergiquement de ce que « dans ces derniers temps on ayoit fait servir le privilége de la fierte à une impunité détestable et sans bornes pour tous les malfaiteurs du royaume, pour tous les crimes les plus abominables[165]. »
C’est ce dont gémissait aussi De Bras de Bourgueville, magistrat normand, qui voyait de plus près encore ces crians abus, et craignait qu’ils ne portassent enfin malheur à un privilége qu’il aimait « Ce privilège, disait-il, se doit donner en cas pitoyable, et non par authorité ou faveur de seigneurs, à gens qui ont commis tous crimes exécrables et indignes d’un tel pardon[166]. » C’était en 1588 que De Bras parlait ainsi. Qu’eût-il dit après l’élection de D’Alègre, assassin de Montmorency du Hallot ? Mais, dès lors, il regrettait « qu’il s’y commît le plus souvent des abus », et ajoutait « qu’il y avoit danger que messieurs les ecclésiastiques le perdissent, à cause de l’abus qu’ils en faisoient. Il croyoit, disait-il, devoir donner cest advertissement à messieurs du chapitre. »
Dans le même tems, Étienne Pasquier disait « qu’il ne se pouvoit bonnement résoudre comme il se pouvoit faire qu’un si homme de bien que sainct Romain produisît un effect contraire à sa saincteté, et que ceste saincteté fust comme une franchise des meurdres les plus détestables[167]. » ; et il faisait des vœux pour que le privilège « ne s’estendît qu’en faveur des délits qui, de leur nature, estoient rémissibles. C’estoit ainsy, disait-il, que l’on fermeroit la bouche à tous ceux qui mesdisoient du privilège[168]. » — « Souvent les chanoines de Rouen avoient esté admonestés de procéder à l’eslection d’un prisonnier, avec tout respect et considération, pour n’attirer l’ire de Dieu sur eux, par la délivrance de ceux qui avoient commis des actes inhumains et exécrables[169]. » Mais le chapitre ne tenait aucun compte de tous ces avertissemens. « Nous demeurons d’accord, disaient ces ecclésiastiques, en parlant de l’assassinat de Du Hallot par le marquis d’Alègre, nous demeurons d’accord que c’est un meschant acte, un assassinat, un guetà-pens que l’on ne sçauroit assez blasmer. Mais aussy nostre privilège n’est point pour les fautes légères, pour les cas rémissibles, pour les délits communs… : c’est un remède extraordinaire, une grâce du ciel dont la grandeur n’esclate, sinon par l’opposition de l’énormité des crimes qui sont esteints et abolis par icelle. Lorsque, pour maintenir tousiours fresche et récente en la mémoire des hommes ceste délivrance esmerveillable du peuple désolè par la gargouille, nos roys octroyèrent ce privilège à l’esglise de Rouen, leur dessein fut de faire quelque chose dont la grandeur approchast au plus près de la grandeur de ce bienfaict, et qui apportast de l’estonnement au peuple, pour le faire humilier devant Dieu et luy faire considérer combien grand estoit ce miracle, puisque, pour en faire vivre la mémoire, l’on faisoit une chose si extraordinaire, en délivrant des criminels atteints et convaincus de crimes si énormes. C’est pourquoy le privilége ne porte exception quelconque ; et est l’esglise de Rouen en possession de délivrer ceux qui ont commis des assassinats et meurtres de guet-à-pens. Il est notoire qu’entre les prisonniers l’on choisit tousiours ceux qui sont accusez des crimes les plus qualifiéz[170]. » Ainsi parlait le chapitre ; il regardait cette réponse comme très-péremptoire ; et ces propres paroles que l’on vient d’entendre, il les faisait proférer, en son nom, par son avocat, à l’audience du grand conseil. Etienne Pasquier, qui les entendit, ces étranges paroles, y fut trompé ; il crut que les chanoines de Rouen, « tout mûrement calculè et considéré, devoient choisir le prisonnier qu’ils trouvoient chargé du crime le plus détestable, et qu’ilz estoient tenus de le faire ainsi, s’ilz ne voulaient contrevenir à leur privilége, ce qui leur eust esté un grand forfaict, voire une forme d’assassinat contre leur ancien institut[171]. » Cette règle qu’imaginait Pasquier, elle n’existait pas ; mais, pour peu que le chapitre eût été abandonné vingt ou trente ans encore à son libre arbitre, elle ne pouvait manquer de s’établir. De si monstrueux abus, confessés et préconisés avec tant de naïveté et de candeur, ne pouvaient être tolérés plus long-tems dans une nation où, après de longues et terribles secousses, l’ordre commençait à renaître. A la fin de l’année 1596, pendant la tenue de l’assemblée des notables, Henri IV étant à Rouen, il y eut comme un concert de murmures contre les abus de la fierte. Des familles qui n’avaient obtenu d’autre réparation de l’assassinat de leurs proches, que de se voir insolemment braver par les assassins, fiers de leur scandaleuse impunité, firent entendre au monarque des plaintes énergiques. On lui raconta, de nouveau, dans toute l’horreur de ses détails, l’assassinat de l’infortuné Montmorency du Hallot son serviteur fidèle ; l’assassinat tout récent encore du sieur Du Boyssymon, dont, il y avait cinq mois à peine, les meurtriers avaient levé la fierte. Dans une séance du conseil, tenue à Rouen, à laquelle assistait Claude Groulart de la Cour, premier président du parlement de Normandie, on parla fort au long de ce dernier fait, et le chancelier déclara « qu’il estoit nécessaire d’apporter des modifications au privilége de sainct Romain, et d’en revenir aux quatre modifications adoptées lors des lettres de Louis XII[172]. » Disons, en passant, que ces dernières expressions étaient inexactes, et que les deux déclarations de Louis XII, spécialement relatives au privilége, ne l’avaient en rien modifié.
Cependant, avertis que l’on travaillait à une déclaration pour restreindre le privilége, les chanoines s’émurent, et le cardinal de Bourbon avec eux. Ils se hâtèrent d’adresser une supplique au roi, pour l’engager à ne point passer outre. Ils le prièrent de se souvenir « qu’en son joyeux advènement en sa ville de Rouen, il avoit promys, en parolle de roy, de les maintenir en tous leurs priviléges, et leur en donner toutes confirmations nécessaires. Toutes foys, on vouloit aujourd’huy tellement retrancher et diminuer le privilége de sainct Romain par des modifications et restrinctions, que, à la fin, ce privilège n’auroit que le nom et demeureroit sans aulcun effect et valeur envers Dieu et le peuple. Ils insistèrent sur le danger d’indisposer la population de Rouen, qui, de tout temps, avoit eu très grande dévotion au privilége de saint Romain ; ce qui pourroit apporter un grand scandalle, et mesmes préjudicier à l’honneur de Sa Majesté. Ils le supplièrent de maintenir le privilége sans aulcune restriction et modification, excepté le crime de lèze-majesté divine et humaine. » Mais leurs efforts furent inutiles. Le 25 janvier 1597, de l’avis des princes du sang, des membres du conseil, des principaux officiers des parlemens et des autres cours souveraines réunies à Rouen pour l’assemblée des notables, le roi signa une déclaration qui modifiait beaucoup le privilége, et qui continua de le régir jusqu’au moment où il a cessé d’exister.
Dans le preambule de cet édit, le roi insistait sur la nécessité de « retrancher les grands abus et scandales qui se commettoient sous la faveur du dict privilége, de faire cesser les justes plaintes qui avoient esté cy devant faites et plusieurs foys réitérées aux chanoines de Rouen, avec exhortation de procéder à l’élection d’un prisonnier, avec tout respect et considération, pour n’attirer l’ire de Dieu sur eux, par la délivrance de ceux qui avoient commis des actes inhumains et exécrables. »
Par cet édit, 1°. tous ceux qui se trouveraient prévenus du crime de léze-majesté, hérésie, fausse-monnoie, assassinat de guet-à-pens ; violentent et forcement de filles, étaient déclarés indignes du privilège ; 2°. ceux qui voudraient jouir dudit privilège étaient tenus de se présenter eux-mêmes pour demander cette grâce, sans pouvoir se faire représenter par leurs serviteurs ou autres complices ; 3°. depuis l’insinuation annuelle du privilège jusqu’après la cérémonie de la fierte, le parlement devait continuer les procédures criminelles, comme informations, décrets, récolemens, confrontations ; seulement les jugemens et exécutions devaient être différés jusqu’après la cérémonie ; pour être admis à lever la fierte, il fallait avoir été en prison lors et au jour de l’insinuation du privilège. L’édit en déclarait exclus ceux qui n’auraient été constitués prisonniers qu’après l’insinuation ; il défendait au chapitre de les élire et au parlement de les délivrer.
Cette déclaration fut enregistrée le 23 avril suivant, par le parlement de Rouen. On trouve dans l’arrêt d’enregistrement deux ou trois clauses supplémentaires qui rentrent dans l’esprit de l’édit. Ainsi, 1°. les complices d’un crime dont le principal auteur ne se présenterait pas, pourraient, en se constituant prisonniers, jouir du privilége, qui, alors, ne profiterait pas au principal auteur absent ; 2°. l’individu emprisonné après l’insinuation seulement, mais pour un crime commis depuis l’insinuation, pourrait, à raison de ce crime, solliciter et obtenir le privilége. Du reste, la règle était maintenue ; et l’arrêt imposa à tous les concierges et geoliers de Rouen l’obligation de mettre, chaque année, le jour de l’insinuation, par devers la cour, des listes de tous les individus détenus ce jour-là dans les prisons. La déclaration du roi fut signifiée au chapitre, avec l’arrêt d’enregistrement dont nous venons de reproduire les dispositions principales. Il y avait, dans l’édit, une clause évidemment fondée sur une erreur ; elle n’échappa point au chapitre. Le roi, immédiatement avant de prononcer que les individus prévenus des crimes de lèze-majesté, d’hérésie, de fausse-monnaie, d’assassinat par guet-à-pens, et de viol, seraient exclus du privilége, disait qu’il l’ordonnait ainsi : « suivant et conformément à ce qui avoit jà esté ordonné sur ce par le feu roy Louis XII. » On reconnaît la méprise du chancelier, rédacteur de l’édit, méprise que nous avons déjà relevée. C’était, dans cet édit, une erreur grave ; c’était l’énoncé d’un fait entièrement faux. On l’a vu précédemment, les deux déclarations de Louis XII, relatives à la fierte, n’interdisaient le privilège qu’aux individus coupables du crime de lèze-majesté ; il n’y était nullement question des autres crimes dénommés ci-dessus. Seulement, en 1512, l’échiquier de Rouen, voulant faire acte d’autorité, avait, dans l’arrêt d’enregistrement de l’édit de novembre, exclu, de son chef, la fausse-monnaie, l’hérésie, l’assassinat de guet-à-pens, et encore n’avait-il point parlè du viol qu’y ajouta l’édit de 1597. Le roi donc, ou le chancelier, rédacteur de l’édit de 1597, commirent une erreur grave, en donnant la disposition qui exclut ces crimes de la grâce du privilège, comme la reproduction d’une clause contenue dans l’édit de Louis XII, qui n’en parlait pas. Les autres dispositions de la déclaration nouvelle ne choquaient pas moins le chapitre, dont elle restreignait notablement le pouvoir. Mais elle fut préparée et rédigée « sans faire ouïr ny l’archevesque, ny le chapitre, mal voulu d’ailleurs, en ce temps-là, à cause de la ligue[173]. » Aussi, les abbés Péricard, Vigor, Cabart et Throsnel, chanoines de Notre-Dame, qui avaient séance au parlement, en qualité de conseillers-clercs, ne voulurent-ils point prendre part à la délibération de la cour sur cet édit, non plus qu’à l’arrêt qui en ordonnait l’enregistrement. Ils étaient toutefois au Palais, ce jour-là ; mais, quand on vint à cette affaire, ils se retirèrent assez brusquement pour qu’il fût permis de croire que s’ils s’abstenaient de voter, c’était moins encore par scrupule et par convenance que par l’effet d’un vif mécontentement et d’un chagrin amer. Le 28 avril, le chapitre « protesta à l’encontre des modifications mises au privilége de monsieur sainct Romain, lesquelles estoient fort préjudiciables au dict privilège tant excellent de toute antiquité, sy louablement confirmé des feulx roys, comme de chose nulle, l’arrest s’estant ensuivy sans avoir oy partye, ny le chapitre aucunement appelè ; le tout au grand préjudice des anciennes char très, lettres de confirmation des feuz roys, données pour la manutention du privilège ; veu aussy que M. le chancellier ayant décretté les dictes lettres de modification, en avoit esté fort sollicité par les malveuillantz contre icelluy privilège, au préjudice de la compaignye[174]. »
« Il faut que nous souffrions les insultes répétées et réitérées que les officiers du Bailliage et de la Cour des Aides font, sans respect ny considération pour l’église mère et matrice de leur province, contre un privilège altéré, diminué, retranché comme il est, réduit seulement pour les cas les plus rémissibles, c’est-à-dire à rien, au prix de ce qu’il était autrefois. »
LE chapitre ressentait un extrême dépit de l’échec que venait de recevoir son privilége ; et peut-être le choix qu’il fit en 1597, un mois environ après l’enregistrement de l’édit, ne fut-il pas étranger à ce sentiment. Du moins est-il certain que les prisonniers auxquels cette compagnie accorda ses suffrages étaient on ne peut plus désagréables au roi, aux princes, et aux membres du conseil, qui firent ce qu’ils purent pour les empêcher d’obtenir la fierte. Et, cependant, le fait à raison duquel ils la sollicitaient n’était pas indigne d’indulgence.
En mars 1596, vers la Mi-Carême, les sieurs De Boussel de Parfourru, Richard Du Vivier, Salomon De Benneville, De Tournay, De Belletot, De Beuvrigny, et d’autres seigneurs du diocèse de Bayeux, priés par le sieur De Ragny de se trouver « à la bienvenue de son espousée », fille du sieur De la Forêt, partirent tous à cheval du château de Ragny pour aller au-devant de la nouvelle mariée, qu’ils rencontrèrent à Montigny, accompagnée de la dame De la Forêt, sa mère, et de « plusieurs gentilshommes et damoiselles. » Tous ces amis du mari saluèrent les deux dames, et reprirent avec elles le chemin du château de Ragny, où « la nouvelle espousée fut reçue à grand’feste et en grande joie. Les tables estant couvertes pour souper, arriva une troupe de masques, les quels jouèrent et dansèrent, puys sortirent. Aprèz soupper, sur les dix à unze heures du soir, vint une autre compaignie de masques, au nombre de sept à huict, vestus de linges blancs (c’est-à-dire, sans doute, déguisés en fantômes). Ils estoient suivis de plusieurs serviteurs qui avoient des manteaulx, soubz les quelz ilz portoient des espées et pistolles (pistolets). D’abord quatre des dictz masques dancèrent ung ballet ; puis tous ensemble dancèrent des bransles et jouèrent à trois déz (c’était le jeu favori du tems, et il n’y avait point de bonne mascarade sans dés). Aprèz avoir joué et dancé, ilz s’assemblèrent tous ensemble comme pour se retirer. Mais l’un d’iceulx, qui avoit des sonnettes aux jambes, coudoya fort rudement, et en apparence avec dessein, le sieur Richard Du Vivier, qui s’écria ; Voillà ung masque importun, et repoussa du pied cet homme masqué qu’il ne reconnoissoit pas. Alors, le dict masque, s’accouldant sur la table, feist quelques gestes de la teste, en murmurant ; et, repassant pour s’en retourner, donna au sieur Du Vivier ung coup de poing dans l’estomac ; et, comme ce dernier le poursuivoit, en lui en demandant raison, le masque meist l’espée à la main, et en donna ung estocade dans la gorge au sieur Du Vivier, au moment où il dègaînoit luy mesme son espée. Du Vivier, se sentant blessé et se voyant assailly par les autres masques, donna à son agresseur plusieurs coups dont il mourut sur la place. » Dans cet instant, le masque de cet homme qui venait d’expirer se détacha de son visage, et on reconnut en lui le fils unique du sieur De la Rivière-Vernay ; ce vieillard à cheveux blancs était là auprès du corps inanimé de son fils, et poussait des cris déchirans. Le jeune La Rivière-Vernay et les autres gentilshommes qui s’étaient masqués avec lui avaient tous fait partie du cortège qui était allè au-devant de la dame De Ragny ; et, après le dîner, ils avaient, à l’insu de leurs autres amis, imaginé cette mascarade qui avait si mal fini. Il était impossible de soupçonner la plus lègère préméditation de combat et de meurtre entre ces jeunes gentilshommes qui étaient unis par les liens de la plus étroite amitié. Ceux d’entre eux qui s’étaient masqués n’avaient pas été reconnus par les autres, qui avaient pris en mauvaise part leurs agaceries et leurs importunités un peu gênantes. Quelques uns même, voyant les valets de ces hommes masqués porter des armes sous leurs manteaux, avaient cru que c’était « quelque agression des ligueurs, à raison de la trefve de Bretaigne qui venoit d’expirer » ; et il en était résulté, entre eux tous, une mêlée dans laquelle La Rivière-Vernay avait péri. Mais cette affaire faillit avoir des conséquences très-funestes pour les meurtriers involontaires du sieur De la Rivière-Vernay. Ce jeune homme était page du comte de Soissons, qui seconda activement la famille dans les démarches qu’elle fit pour obtenir vengeance de ce meurtre déplorable. Vers la fin de 1596, quelques jours avant l’arrivée de Henri IV à Rouen, où il venait tenir l’assemblée des notables, les sieurs De Parfourru, Du Vivier et consorts étaient venus dans cette ville, espérant obtenir leur grâce à l’occasion de la joyeuse entrée. Car c’était un vieil usage, encore existant alors, que, lorsque les rois de France venaient pour la première fois dans une bonne ville de leur royaume, ils signalaient leur entrée par la délivrance de tous les individus détenus dans les prisons de cette ville. Henri IV, prévenu contre les sieurs De Parfourru par le comte de Soissons, les déclara indignes de grâce, et défendit qu’on lui parlât d’eux. Déchus de ce moyen de salut, ils sollicitèrent le privilége de la fierte. Mais le comte de Soissons l’ayant su, se hâta d’écrire au chapitre « qu’ung si meschant acte que le meurtre commis par les sieurs Du Vivier et Parfourru ne debvoit demeurer sans punition. Désirant, disait-il, que la justice fust rendue et les malfaicteurs punis, il prioit affectueusement les chanoines de Rouen de ne vouloir faire qu’un tel crime, dont l’impunité tournoit à conséquence, demeurast aboly, et ne permettre que les coupables se pussent servir du dict privilège de la fierte. » Charles De Bourbon, coadjuteur de l’archevêque de Rouen, écrivit au chapitre dans le même sens. Il en avait été prié par « Madame et par d’autres princes et seigneurs, qui n’affectionnoyent pas moins le jeune la Rivière-Vernay pour sa valeur et son mérite, que pour la détestation qu’ilz faisoient de l’énorme assassinat qui avoit esté commis en sa personne avec beaucoup d’injustice. De plus, il avoit esté meu à ceste prière par les larmes de ce povre viéliard, père du deffunct. » Averti que, malgré toutes ses démarches, les sieurs Du Vivier avaient des chances auprès du chapitre, le comte de Soissons obtînt et fit signifier au parlement de Rouen, le 11 avril, un arrêt du conseil portant injonction au concierge de cette cour, de remettre entre les mains d’un huissier, porteur de l’arrêt, les sieurs De Parfourru et leurs complices, pour être conduits dans les prisons du conseil, que le roi avait saisi du procès. Ce même arrêt défendait très-expressément au parlement et au chapitre « de rien attempter au préjudice du dict renvoy », c’est-à-dire aux chanoines d’élire les Parfourru, et au parlement de les leur délivrer. Mais il ne convenait point au parlement de devenir l’instrument docile d’une animosité si grande ; et il défendit, de son côté, au concierge de ses prisons, de remettre les détenus à l’huissier du conseil. Pour le chapitre, il ordonna « que, sans avoir esgard à la dicte défence, ses commissaires procéderoient à l’examen de tous les prisonniers qui prétendroient au privilège de monsieur sainct Romain. » Les Du Vivier continuaient de briguer la fierte ; et il était notoire qu’ils avaient au chapitre les plus grandes chances de succès. « De toute antiquité, leurs ayeulx av oient desdyé ung de leurs enfantz à l’esglise ; et, en exécution de ce vœu, un de leurs oncles estoit chanoine en la cathédrale de Bayeux » ; le sieur Boussel de Parfourru était un religionnaire converti ; c’étaient des titres aux yeux du chapitre. Dans cette extrémité, la famille de la Rivière-Vernay et le comte de Soissons, voulant tenter un dernier effort, sollicitèrent et obtinrent du conseil un nouvel arrêt qui défendait au concierge du parlement de délivrer ces prisonniers pour la fierte, et lui ordonnait expressément (sous peine de dix mille écus d’amende) de les remettre entre les mains d’un huissier porteur de l’arrêt. Le conseil réitérait les défenses déjà faites au chapitre d’élire, et au parlement de délivrer les Parfourru. Un huissier, envoyé en toute hâte de Paris pour signifier cet arrêt, n’arriva à Rouen que le jour de l’Ascension, assez tard. Il se rendit vîte au Palais ; mais au moment où il entra dans la grand’chambre, le parlement venait de décider que les Du Vivier et leurs complices, élus par le chapitre, lui seraient délivrés, à la charge par ces prisonniers d’assister tous à l’acte de la cérémonie. L’huissier du conseil exhiba son arrêt, et, sans doute, il en espérait des merveilles. Mais voilà un de messieurs du parlement qui va s’apercevoir que l’exploit n’était point revêtu du pareatis de rigueur, tant au conseil on avait été pressé ! grande fut l’indignation du parlement, en voyant cette omission de conséquence ; et il passa, tout d’une voix, que l’huissier du conseil (il s’appelait Gigon) serait arrêté et constitué prisonnier ; ce qui fut fait à l’heure même. Croyez que le malheureux Gigon aurait alors volontiers invoqué le privilège de la fierte, après avoir fait plus de trente lieues à cheval, tout d’une haleine, pour en empêcher l’effet. Pendant que les huissiers le conduisaient à la conciergerie, le parlement délivrait au chapitre les sieurs Du Vivier et leurs complices, qui, tous, figurèrent à la procession du jour, « sans chappeau, ayantz chacun ung bourlet sur la teste[175] »
L’année suivante, le privilége fut accordé, non pas à un individu, mais à une commune tout entière, celle de Chandei, dans le bailliage d Alençon. Ce fait se rattachant à l’histoire des Gauthiers, paysans armés qui, pendant deux ans (de 1587 à 1589) troublèrent et ensanglantèrent le Perche et presque toute la Basse-Normandie, il convient d’entrer ici dans quelques détails. Le grave historien De Thou n’a point dédaigné de parler des Gauthiers, dans son Histoire universelle. « C’étaient, dit-il, des troupes de paysans, ainsi nommés de la Chapelle-Gauthier (village du Perche), qui, deux ans auparavant, avaient commencé à prendre les armes pour défendre leur liberté contre les entreprises des troupes qui couraient la province. D’abord, ils n’avaient fait aucune violence ; ensuite, leur nombre s’étant accru, ils en vinrent aux voies de fait, chargèrent quelques partis qui allaient au pillage, et ayant pris un de ces coureurs, en firent une si cruelle boucherie, qu’il ne resta pas le moindre vestige de ce cadavre, les enfans et les femmes ayant bu jusqu’à son sang. Déja, l’exemple devenant contagieux, le mal s’était répandu dans une grande partie de la province. Au son du tocsin, on voyait de concert tous les gens de la campagne, abandonnant leur travail, courir aux armes et se rendre au lieu qui leur était marqué par les capitaines qu’on avait mis dans chaque village. Quelquefois ils se trouvaient jusqu’au nombre de plus de seize mille. A leur tête étaient tout ce qu’il y avait, en Normandie, d’esprits brouillons qui ne cherchaient que le trouble : le comte de Brissac, qui venait d’être chassé d’Angers, De Mouy, De Pierrecourt, De Longchamp, le baron d’Echauffou, le baron de Tubœuf, De Roquenval, De Beaulieu, et plusieurs autres gentilshommes partisans de la ligue, qui assemblaient des troupes pour le parti, autour de Laigle et d’Argentan[176]. Les paroisses de Saint-Sulpice-sur-Rille et de Chandei, dans le Perche, étaient au nombre de ces villages ligués, dont les habitans armés désolaient la province. « En 1589, tous les habitans de ces deux paroisses et des envyrons estaient en armes, par la sollicitation de plusieurs seigneurs et capitaines qui leur faisoient croire que c’estoit pour la deffence de la religion catholicque, apostolicque et roumaine. » Un sieur Laviète était à la tête de cette milice rustique, et il avait sous ses ordres plusieurs capitaines, entre autres un nommé La Planche, ancien soldat, et un maréchal ferrant nommé Nicolas Eulde. Un sieur Du Plessis-Longuy, gentilhomme du pays, voyait de mauvais œil ces rassemblemens de villageois armés. Il avait eu des altercations avec quelques uns de leurs chefs ; il s’était battu avec eux. Le capitaine Chaumont avait été blessé dans une de ces rencontres. Le capitaine La Boyssière Saint-Sulpice, commandant des habitans du village de Saint-Sulpice-sur-Rille, dont son père était seigneur, avait été tué par lui, d’un coup de pistolet. Il avait tué aussi le capitaine La Cousture, et on disait que c’était par trahison. Enfin, on l’accusait « de commettre journellement des meurtres et des volleries dans le pays. » Irrités contre lui, les habitans de Chandei jurèrent sa perte, et l’effet suivit de près la résolution. Avertis, un jour, qu’il devait venir à Chandei, les capitaines firent sonner le tocsin, et, en un instant, tous les villageois furent réunis sous les armes, dans la grande place, « au nombre de cent ou cent vingt envyron, parmy les quelz estoit maistre Pierre Prévost, curé de Chandey, et ung aultre prestre nommé Viète. » Leur attente ne fut pas longue. Du Plessis-Longuy avait été épié et arrêté avec son domestique, par les capitaines Eulde et La Planche, qui, assistés de quelques soldats, les traînèrent de force sur la place, où les habitans étaient réunis. C’était mener des agneaux à la boucherie. A peine ces paysans furieux aperçurent-ils Du Plessis-Longuy et son valet, qu’ils se ruèrent tous ensemble sur eux, et les tuèrent à coups d’épée et de hallebarde. Les corps morts de ces deux malheureux furent traînés jusqu’à une marnière, à côté du village. Il n’y eut pas un paysan qui ne frappât ces deux infortunés, de la hallebarde et de l’épée, et qui, après leur mort, ne donnât encore des coups de hallebarde sur leurs cadavres, au bord de la marnière. Le sieur Du Plessis laissait un frère, nommé La Manselière, qui poursuivit la vengeance de ce meurtre environné de circonstances si affreuses. Des archers furent envoyés à la recherche des coupables. Trop pauvres et trop ignorés pour solliciter la grâce du roi, ces paysans s’enfuirent de tous côtés. Leurs terres demeurèrent en friche et sans labour. « Leurs paouvres femmes et enfantz n’avoyent plus d’autre ressource que de mandier leurs vyes. » Quelques uns des fugitifs furent arrêtés, mis en prison à Verneuil, et allaient être condamnés au dernier supplice, lorsqu’enfin quelques uns de ceux qui s’étaient échappés se hasardèrent de venir à Rouen demander, à genoux, le privilège de saint Romain. Pierre Maillard, l’un d’eux, laboureur, âgé de cinquante-cinq ans, chargé de femme et de cinq enfans, fut interrogé pour tous les autres, par les députés du chapitre. Il sollicita « la grâce du privilège de monsieur saint Roumain, en considération du grand nombre de paouvres gens qui estoient en paynne comme luy, depuis neuf ans, ayant abandonné le lyeu de leur nativité et demeure, et estant réduictz en une extresme paouvreté, tellement qu’ilz aymoient myeulx endurer la mort que vivre plus longuement en telle misère, sy messieurs du chapitre n’avoyent pityé d’eulx. »
Si le crime était grand, il y avait neuf ans que les coupables l’expiaient dans l’angoisse et l’indigence. Le chapitre eut pitié de ces malheureux que leurs chefs avaient égarés. Pierre Maillard leva la fierte, et cette heureuse nouvelle alla réjouir et vivifier une contrée où régnaient, depuis trop longtems, la désolation, la misère et le désespoir. L’association formidable des Gauthiers n’avait point survécu long-tems à ce dernier crime de quelques uns de ses membres. Vers la fin d’avril 1589, comme le duc de Montpensier assiégeait Falaise, qu’occupait la ligue, il apprit que les Gauthiers, au nombre de cinq mille, marchaient au secours des assiégés. Le duc alla à leur rencontre. Les Gauthiers s’étaient répandus dans les villages de Pierrefitte-en-Cinglais, de Villers et de Commeaux, non loin d’Argentan. Le duc de Montpensier et ses lieutenans Thorigny, Beuvron, Longaunay, De Vic, Martel de Bacqueville, Grimouville-Larchant, les attaquèrent successivement dans ces trois positions. L’artillerie de l’armée royale épouvanta ces hommes braves mais indisciplinés ; ils se débandèrent, et on les tailla facilement en pièces. Jamais il ne s’était fait un aussi grand carnage par une aussi petite poignée de monde. Plus de trois mille de ces paysans restèrent sur la place. De douze cents qui se rendirent à discrétion, quatre cents furent condamnés aux travaux publics ; les autres eurent permission de se retirer, après s’être engagés à ne point porter les armes pour la défense du parti ; on prit aussi avec eux quelques gentilshommes, et, entr’autres, le baron de Tubœuf. Cette défaite arriva un vendredi 22 avril. Cet échec, non seulement affaiblit considérablement la ligue en Normandie, mais éteignit encore absolument le parti des Gauthiers, qui avaient rendu leur nom formidable à la noblesse et à toutes les villes de la province. Leur société se rompit, et ils ne parurent plus depuis. De Thou, en disant que la nouvelle de la défaite des Gauthiers dut paraître d’abord incroyable, montre assez à quel point ces villageois armés étaient parvenus à se faire craindre[177].
Le fait à raison du quel la fierte fut levée en 1600 tenait encore aux querelles de religion. Les moines de la Charité-sur-Loire ayant, en vertu d’un édit du roi, mis en vente des terres à haute justice, sises dans la paroisse de Tracy (Berri), et contiguës de celles de François Destut, sieur de Saint-Père et de Tracy, un sieur De Jodon, voisin de ce gentilhomme, avait mis ces terres à prix. Le sieur De Jodon était un religionnaire ardent, « et s’il eust esté adjudicataire des dictes terres, il eust porté grande incommodité au sieur De Tracy et à ses subiectz, estant icelluy De Jodon de la nouvelle prétendue religion et homme scandaleux… Il y auroit faict le presche et aultres assemblées illicites. » François De Tracy alla trouver à Auxerre les commissaires de la vente, et leur fit des représentations qui produisirent l’effet qu’il avait pu en attendre. Les terres ne furent point adjugées au sieur De Jodon ; mais ce dernier eut bientôt connaissance de cette démarche, et rechercha, dès lors, toutes les occasions de nuire au sieur De Tracy, en empêchant, par exemple, les voisins et redevanciers de ce gentilhomme « de luy rendre les corvées et debvoirs ordinaires à luy deubz, spécialement le jour de la bannye pour les vendanges ; en faisant deffence aux mareschaulx de ferrer ses chevaulx, aux habitans d’aller mouldre en son moullin ; en faisant semer plusieurs mauvays propos contre son honneur, et libelles libelles diffamatoires contre sa famille, et les appliquant aulx portes des esglizes et lieux publicqs de la ville de Cosne et de l’abbaye de Sainct-Laurens. » De tels outrages ne pouvaient être dissimulés. La famille De Tracy porta plainte en justice… Irrité de cette dénonciation, un nommé Guichart, dit Rodomont, parent du sieur De Jodon, chercha les occasions de nuire au sieur De Tracy ; il interceptait ses lettres et insultait ses gens ; il l’outrageait lui-même par les chemins. Le sieur De Tracy, sans cesse poursuivi par cet homme, se vit enfin réduit à défendre sa vie contre lui, un jour qu’il l’attaquait encore plus violemment que de coutume, et le tua d’un coup d’épée. Condamné à mort par contumace, à raison de ce meurtre, le sieur De Tracy prit la fuite. On lui reprochait d’autres faits. Ainsi, « ung nommé Estienne Valençon, esgaré d’esprit, et hors d’entendement, le quel, en ceste aliénation d’esprit, commettait force excèz, comme violementz et aultres outrages, avoit esté arresté par ses ordres, et il l’avoyt faict fouetter, de façon qu’il l’avoyt remys en son sens. » Une autre fois, un ouvrier vigneron, loué par lui pour la façon de ses vignes, ayant été surpris travaillant à la vigne d’aultruy, comme il voulait lui donner un coup du plat de son épée, icelle estant tournée, l’ouvrier se trouva blessé ; mais il fut pansé, nourri et médicamenté chez le sieur De Tracy. Enfin, un jour, il avait donné un coup de plat d’épée à son fermier. Le sieur Destut ayant été poursuivi activement par la famille de Guichard Rodomont, et se voyant sur le point d’être arrêté par un archer du prévôt, était venu à Paris se rendre au duc de Montpensier, qui répondit de lui et s’obligea à le représenter au besoin. Le sieur De Tracy, ainsi mis à la garde du duc de Montpensier, pria ce prince qui le protégeait de l’envoyer prisonnier à Rouen, pour qu’il y pût solliciter le privilège de saint Romain. Le duc y consentit, et, écroué par ses ordres au Vieux-Palais, recommandé par lui au chapitre et au parlement, le sieur Destut demanda et obtint la fierte.
En 1601, la fierte fut accordée à un prêtre, « Maistre Nicolas Le Fort, curé de Sideville » dans le Cotentin. Le 8 septembre 1578, jour de saint Gorgon, qui se célébrait, tous les ans, à Sideville, « avec grande affluence et concours de peuple, la pluspart pour y danser et s’esbatre, plustost que pour dévotion », le curé de Sideville était dans son église où l’on chantait les vêpres, lorsqu’il fut averti que son frère Robert Le Fort, sieur de Carneville, venait d’être offencé (blessé) à sang, à peu de distance de l’église. Aussi-tôt il était sorti du chœur, revêtu de ses habits sacerdotaux, et, près de son presbytère, avait trouvé plusieurs gentilshommes, l’épée tirée, se battant les uns contre les autres : Michel De Ravalet, curé de Bréville, était le plus échauffé de ces combattans ; et c’était lui qui venait de donner au frère du curé de Sideville, un coup d’épée sur la tête. Ce curé de Bréville « estoit ung homme mutin et factieux, faisant profession d’armes, plustost que de curé et ecclésiastique. » Peu de tems avant, il avait tué le baron d’Echauffou, et venait d’obtenir des lettres de rémission pour ce meurtre. Le curé de Sideville, indigné de voir son frère ainsi blessé, « appréhenda le curé de Bréville par le corps, pour empescher qu’il ne le blessast d’avantage. » Long-tems les deux curés « se bouleversèrent l’un l’autre. » Enfin, celui de Sideville « se sentant, dit-il, oultrajeusement frappé, donna ung coup d’espée au travers du corps du curé de Bréville, du quel coup ce dernier mourust et rendit l’âme entre les bras de son meurtrier, sans dire ny proférer autre propos, synon : Ha ! je suis mort. » Le curé de Sideville, « recongnoissant que par ce meurtre il avoit encouru l’irrégularite, cessa de célèbrer la messe. » L’abbé de Cherbourg, qui présentait à la cure, lui donna un successeur. Nicolas Le Fort envoya à Rome pour solliciter du pape sa réhabilitation aux fonctions sacerdotales ; mais il ne put rien obtenir, n’ayant eu pardon du roy. Enfin, en 1601, la fierte lui fut accordée.
Nous avons vu, en 1583, un sieur Gomer Du Breuil absous, par la fierte, de l’homicide par lui commis sur l’assassin de son père. En 1603, vingt ans après, la fierte fut accordée à un jeune gentilhomme qui avait vengé son frère par un meurtre qu’avaient accompagné des circonstances fâcheuses. En 1593, un duel avait eu lieu aux portes de Verneuil, entre le sieur Du Breuil et le sieur De la Morandière, lieutenant du baron de Médavy, commandant pour la ligue à Verneuil. Le nommé La Caillotière, intimement lié avec le sieur De la Morandière, et témoin du combat, avait écarté tous les coups qui auraient pu atteindre son ami. Du Breuil ayant ainsi en tête deux adversaires, au lieu d’un, n’avait pu résister long-tems, et était tombé percé de coups. On sut bientôt comment les choses s’étaient passées. Hector De Barville du Parc, jeune frère de Du Breuil, indigné de la conduite de La Caillotière, le provoqua en duel. Mais le baron de Médavy empêcha le combat. Ce fut alors, et par l’effet du chagrin que lui causait cette défense, qu’Hector De Barville quitta la ligue et s’attacha au service de Henri IV. Quelques mois après, ce jeune homme, âgé de seize ou dix-sept ans, se trouvant au bourg de Moullins, chez la veuve de son frère Du Breuil, La Caillotière vint à passer devant la porte de la maison. La dame Du Breuil se persuada qu’il avait voulu les braver. Si vous ne vous en vengez, ditelle à Hector De Barville, je ne croiray jainaiz que vous ayez aimé vostre frere. Excité par ces paroles, par les pleurs de sa belle-sœur, Hector, accompagné de Barville-Vauhulin, l’un de ses frères, et suivi de quelques soldats armés, se rendit à cheval, à Courteraye, chez le sieur De Saint-Aignan son cousin, où il sut qu’était La Caillotière. Saint-Aignan, qui devina leurs projets, voulait les empêcher d’avancer ; mais un des soldats de la suite des deux frères lui tira à bout portant un coup de pistolet qui le tua sur la place. La Caillotière, qui était sans armes, subit le même sort, et périt assassiné par cinq ou six hommes armés. Avant d’expirer, il dit à Hector ; « Monsieur De Barville du Parc, qu’avez-vous faict ? Vous avez tué l’un de vos meilleurs amys. » Ce mot inspira au jeune Hector De Barville un regret indicible « tel qu’il eust voulu estre à la place de sa victime. » Mais les soldats de sa suite, peu touchés de ce qu’il y avait d’attendrissant dans ces dernières paroles d’un mourant, donnèrent jusqu’à « cinquante ou soixante coups d’espée » sur le cadavre de ce malheureux. En 1603, Hector De Barville vint à Rouen solliciter la fierte. L’assassinat des sieurs La Caillotière et De Saint-Aignan avait fait beaucoup de bruit. Barville de Vauhulin, frère d’Hector, et quelques autres de ses complices, mis en jugement à raison de ce double meurtre, avaient eu la tête tranchée. La réputation d’Hector était mauvaise ; il avait, dès l’âge de quinze ans, pris part à un autre meurtre. Dans les guerres de la ligue il avait rançonné durement les paroisses des environs de Verneuil, pillè des convois, fait vendre à son profit des bestiaux enlevés à de pauvres villageois ; il était criblé de dettes, et on le soupçonnait de fausse-monnaie. Élu, toutefois, par le chapitre, et amené devant le parlement, il avoua les crimes que nous venons de rapporter. Claude Groulard, premier président, lui remontra que le privilège de saint Romain ne pouvoit estre accordé à ceulx qui se trouvoient convaincus d’ung tel assassinat de guet-à-pens. Le parlement était obsédé par les parens des homicidés, qui s’opposaient à la délivrance du prisonnier, coupable, disaient-ils, d’assassinat prémédité, écroué d’ailleurs depuis l’insinuation du privilège, et détenu au Vieux-Palais, double motif qui l’excluait de la grâce qu’il osait solliciter. Mais Hector De Barville était protégé par de puissans personnages. Le roi lui-même avait écrit en sa faveur, et l’avait, en outre, recommandé de vive voix au cardinal de Bourbon, troisième du nom, archevêque de Rouen. Son extrême jeunesse, lors de l’assassinat des sieurs De Saint-Aignan et La Caillotière, le souvenir du désordre universel qui régnait alors dans toute la France, le mouvement naturel et irrésistible qui l’avait porté à venger un frère, atténuaient un peu l’énormité du crime. « Desjà sous le privilège sainct Romain, des cas énormes avoient esté enveloppez et assoupis. » C’est ce que dirent les gens du roi, en consentant qu’Hector De Barville fût délivré, mais par provision seulement. Le parlement adopta ce terme moyen, dont beaucoup d’arrêts antérieurs offraient l’exemple. Barville, secrètement déclaré indigne du privilège, fut toutefois délivré au chapitre, mais par manière de provision seulement, aux charges contenues au registre, disait l’arrêt. Ces expressions annonçaient, de la part du parlement, des desseins ultérieurs. Parmi cette multitude immense d’habitans de la ville et des campagnes, accourus à Rouen, de toutes parts, pour voir la cérémonie de la fierte, le bruit se répandit qu’on devait arrêter le prisonnier après la fête. Un envoyé du chapitre vint demander au premier président Groulard si cela était vrai ; ce magistrat lui donna l’assurance du contraire. En effet, la cérémonie eut lieu comme de coutume, les cloches sonnèrent, la fierte fut levée, la messe chantée à Notre-Dame. Mais, au moment où M. Halley, bourgeois de Rouen, maître en charge de la confrérie de saint Romain, voulait faire entrer chez lui le prisonnier pour y souper et coucher selon l’usage, l’huissier Louvel, et Bourrey, commis-greffier de la Tournelle, assistés de plusieurs personnes apostées par un nommé De Launay de Saint-Aignan, parent de celui qui avait été tué lors de l’assassinat de La Caillotière, se jetèrent sur Hector De Barville ; les uns le prirent au collet, les autres aux cheveux, s’écriant qu’ils interjetaient clameur de haro sur lui ; l’un d’eux le menaça d’un poignard nu. Les membres de la confrérie de saint Romain résistèrent. Le maître en charge de la confrérie réussit à arracher le prisonnier aux mains qui l’avaient saisi, et le fit entrer dans sa maison, où ces furieux n’osèrent le poursuivre. Il y eut alors dans Rouen une grande rumeur. A sept heures du soir, le premier président Groulard vit entrer dans son hôtel les anciens maîtres et tous les confrères de saint Romain ; ils traînaient avec eux ceux qui avaient attenté au privilège, et se plaignaient surtout de Bourrey, commis de la Tournelle, celui de tous qui s’était mêlè le plus avant dans ces scènes tumultueuses. Bourrey, après bien des dénégations, se voyant forcé d’avouer le fait, déclara que, parent du sieur De Launay qui avait interjeté ce haro, il n’avait pu faire autrement que de l’assister, parce que bon sang ne peut mentir quand il est eschauffé. Au moment où le premier président lui adressait une sévère remontrance ainsi qu’à l’huissier Louvel, un député de l’archevêque de Rouen vint, au nom du prélat, se plaindre de ces actes de violence. De son côté, le duc de Montpensier, gouverneur de la province, envoyait dire au premier président qu’averti de ce qui se passait, « il s’estoit voulu lever pour aller, avec main armée, faire exécuter la volonté du roi, du quel il avoit exprès commandement en faveur du prisonnier » ; mais que le mauvais état de sa santé l’en avait empêché, et que, d’ailleurs, il comptait sur l’empressement que le parlement mettrait à y donner ordre. Le premier président Groulard se hâta d’envoyer convoquer tous les membres du parlement, per domos, avec prière de se rendre au palais, à l’instant même. Il était neuf heures du soir lorsque le parlement fut réuni. L’auteur de tout ce mouvement était le sieur Eustache De Saint-Aignan, dit De Launay. Cousin des sieurs De Saint-Aignan et La Caillotière, si odieusement assassinés par les Barville, il avait, depuis 1593, fait de grandes dépenses et une infinité de démarches pour assurer l’arrestation d’Hector De Barville. Il avait même, avec la permission du roi, fait mener du canon devant la maison de ce dernier, pour se rendre maître de lui. Mais, averti que, par l’effet du privilège de saint Romain, Hector De Barville allait être transporté au Vieux-Palais, et qu’il y avait un complot pour l’enlever et le rendre à la liberté, il avait interjeté le haro qui avait causé tant de rumeur et dont il déclarait se désister. Mandé devant la cour, telles furent les explications que donna le sieur De Launay de Saint-Aignan. Le procureur-général Le Jumel dit que la voie du haro « estoit introduicte quand il y alloit de la force et violence à la quelle on ne pouvoit résister. » Le parlement ayant rendu, le matin, un arrêt de delivrance en faveur du sieur De Barville, sa partie civile n’avait pas dû troubler la solennité et cerémonie, et donner sujet à une grande commotion et sédition. Il requit que le sieur De Launay, malgré son désistement, fût condamné à de grandes amendes. Ensuite, parut devant la cour Me. Bourrey, commis à la Tournelle. Parent des deux gentilshommes assassinés par les Barville, il s’était indiscrètement prononcé, en toutes rencontres, contre l’élection d’Hector Du Parc. Le matin, pendant que le parlement examinait le procès du prisonnier, il n’avait cessé de prendre des notes et de rédiger des mémoires, à l’effet de nuire à Hector De Barville. « Il avoit dans sa pochette quatre ou cinq requestes à présenter contre luy, selon les occurrences. » Après que le parlement avait eu décidé que De Barville ne serait délivré que par provision, on avait entendu Bourrey s’écrier plusieurs fois, en sortant du Palais, que c’estoit ung sainct arrest que celuy que la court venoit de rendre, et qu’il mettroit plus de vingt hommes à la queue du prisonnier, qui l’empescheroient bien de s’enfuyr. C’était lui qui avait excité M. De Launay Saint-Aignan à l’échauffourée qui mettait toute la ville en rumeur ; c’était lui qui avait donné des instructions à l’huissier Louvel et à ses consorts. Il confessoit sa coulpe en s’excusant sur son affection envers ses parents meschamment assassinéz. Le premier président lui adressa, au nom de la cour, les reproches sévères qu’il méritait. Sur ces entrefaites, et au moment où le parlement se disposait à déclarer tortionnaire le haro interjeté si irrégulièrement par M. De Launay Saint-Aignan, et à le condamner, ainsi que Bourrey, à de fortes amendes, le sieur Halley, maître de la confrérie de Saint-Romain, vint, accompagné de plusieurs bourgeois, faire part à la cour d’un incident nouveau. Il y avait peu d’instans, le cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen, était venu chez lui, s’était saisi d’Hector De Barville, et l’avait enlevé dans son carrosse attelé de quatre chevaux, sans qu’il y eût eu moyen de s’y opposer. Cette nouvelle mit le parlement « en plus grande peine que auparavant. » M. Bouchard de Cottecôte, maître des requêtes, avait assisté à toutes les délibérations du jour, et connaissait bien l’affaire. A la prière du parlement, il alla à l’instant trouver le prélat, pour sonder ses intentions et le déterminer, s’il était possible, à rendre le prisonnier en l’estat qu’il estoit, pour que la cérémonie pût être achevée. Il devait représenter au cardinal les conséquences de ce qu’il venait de faire, et cela au moment où le parlement procédait contre l’huissier et ses consorts, et s’occupait de faire réparer les fautes commises. Le cardinal répondit « qu’il n’avoit rien entrepris que pour l’exécution des lettres et commandements qu’il avoit du roy », et, ces lettres, ces ordres, il les communiqua à M. De Cottecôte, en remarquant que le prisonnier était maintenant au Vieux-Palais, et qu’à dix heures du soir il était trop tard pour qu’on ouvrît les portes de ce château-fort ; il aviserait, le lendemain, à ce qu’il aurait à faire ; mais l’huissier qui avait si scandaleusement troublé la cérémonie, et ceux qui l’avaient secondé, devaient être sévèrement châtiés, et, à cette fin, envoyés au conseil privé du roi ou au grand-conseil. Après avoir entendu le rapport de M. De Cottecôte, le parlement, sentant la nécessité de protester contre toute idée de connivence entre lui et ceux qui avaient troublè la fête et mis la ville en rumeur, déclara « tortionnaire et fait contre et au préjudice de son arrêt et de la liberté de la cérémonie publique, le haro interjeté par Eustache De Saint-Aignan, sieur de Launay, sur Hector De Barville, sieur du Parc, délivré au chapitre. » Ce gentilhomme et Bourrey furent condamnés chacun à vingt-cinq livres d’amende. L’arrêt ordonna que « Barville seroit remis en tel estat qu’il estoit auparavant le haro, pour que les solemnitéz accoustumées en tel acte pûssent estre faictes et parachevées. » Une information eut lieu sur les forces, troubles et insolences qui avaient esté faictes lors de la dicte solemnité. Le lendemain, par suite de renseignemens plus précis sur la conduite de Bourrey, commis à la Tournelle, le parlement le décréta de prise de corps et le fit écrouer à la conciergerie. Suspendu, en outre, de sa charge, Bourrey n’obtint sa mise en liberté, le 16 mai, que pour la référence de la feste prochaine (la Pentecôte) et sous la condition de ne pas sortir de la ville.
En 1606, la lamentable histoire de l’assassinat de Montmorency du Hallot occupait de nouveau les esprits. Comme nous l’avons vu précédemment, trois des scélèrats complices du marquis d’Alègre, arrêtés à quelque intervalle, avaient expié successivement leur crime sur l’échafaud. Depuis, et lorsque les troubles de la ligue furent entièrement apaisés, les dames Du Hallot ayant su que Péhu la Mothe était à Paris, parvinrent à le faire arrêter et écrouer dans les prisons du Grand-Châtelet. Le chapitre de Rouen intervint, le dirons-nous ? aux frais du marquis d’Alègre, qui, toutefois, ne parut jamais ; il s’était retiré en Italie, et ne revint que long-tems après en France, où il épousa Louise De Flagheac[178]. Cette affaire importante, dont la discussion réveillait de si tragiques souvenirs, fut plaidée au conseil, pendant plusieurs journées consécutives. « Grande cause, certes, qui fut diversement bien soustenue par quatre braves advocatz, un Cerizay pour Péhu, Monstreuil pour le chapitre, Bouthillier pour les dames Du Hallot, M. Foullé, advocat du roy, pour le procureur-géneral. Et Dieu sçait si ce fut à beau jeu beau retour[179]. » C’est Étienne Pasquier, témoin oculaire, qui nous le dit ; et, en cette occasion, le docte écrivain recueillit les élémens d’un curieux chapitre sur le privilège de la fierte, qui lui avait paru, avec raison, un sujet digne d’être traité dans ses Recherches de la France. Cerizay, avocat de Claude Péhu, dit qu’à l’époque où l’assassinat de Du Hallot avait été commis, Péhu était d’un âge si tendre que le marquis d’Alègre n’avait pu le mettre dans sa confidence, et que ce jeune homme l’avait suivi sans connaître ses projets. (Nous avons vu le contraire, par la confession de Péhu lui-même au chapitre.) Mais eût-il été coupable, continuait son avocat, le privilège qu’il avait obtenu le garantissait à jamais de tout châtiment. Les humiliations attachées à la levée de la fierte, étaient une peine substituée à l’autre ; c’était une forme de l’ancien usage des asiles. En tout cas, des lettres d’abolition, accordées tout récemment par le roi à Péhu, « ensevelissoient en un oubly perpétuel, à son esgard, le crime pour raison du quel il estoit recherché[180]. »
Monstreuil, avocat du chapitre, après avoir dit que dans cette affaire « il plaidoit la cause de Dieu et de son esglise », raconta, avec beaucoup de détails, le miracle de la gargouille, miracle qui, disait-il, avait donné lieu au privilége. « Ce privilége ne pouvoit estre entamé que, du mesme coup, l’honneur de Dieu et de ses saincts ne fust blessé ». Et même, à le bien prendre, il ne s’agissait pas du privilége du chapitre de Rouen, mais du privilége de toute la France, « laquelle pouvoit, par ce moyen, espargner la vie à un des siens, pour, puis après, en tirer du service. » En vain venait-on représenter Péhu comme coupable du crime de lèze-majesté ; son crime n’avait point ce caractère ; le meurtre qu’il avait commis avait été l’effet cruel et sanglant d’une querelle particulière entre gentilshommes. Après le meurtre, ni D’Alègre ni les siens n’avaient rien entrepris sur la place de Vernon : preuve certaine que le dessein du marquis « n’estoit contre l’Estat, ains contre la personne du mort. » Du Hallot, disait-on, était lieutenant de roi ; son meurtrier était donc criminel de lèze-majesté ; mais qui pouvait ignorer que le besoin du tems avait fait créer alors une foule de lieutenans de roi particuliers ? Oserait-on dire que chacun d’eux avait ce caractère sacré qui participe à l’inviolabilité de la majesté royale ? D’ailleurs, le sieur De Montmorency du Hallot n’ayant pas fait enregistrer au parlement sa commission, n’était pas légalement lieutenant de roi. Quant à ce qu’on alléguait contre l’arrêt qui avait admis Péhu à la fierte, que cet arrêt avait été rendu par des magistrats ligueurs, le roi Henri IV ayant, lors de la réduction de Rouen, confirmé et autorisé tout ce qui s’était passé dans cette ville pendant les troubles, l’arrêt rendu en faveur de Péhu « estoit aussi bon et valable que s’il eust esté faict en pleine paix. » Le privilége devait donc profiter à Péhu, qui l’avait obtenu, et toutes procédures criminelles cesser à l’égard de ce gentilhomme.
Denis Bouthillier, qui plaidait pour les dames Du Hallot, témoigna d’abord son étonnement de l’intervention des chanoines, dans une affaire où, jusques alors, leur privilége n’avait pas encore été débattu. L’élection faite, de Péhu, dans des tems de rebellion, en haine de l’autorité royale, au lieu d’être invoquée par les chanoines de Rouen, « auroit dù, dit-il, estre ensevelie au tombeau de l’oubliance, ainsy que les autres actes de leur rebellion. » Mais, puisqu’ils intervenaient et retardaient ainsi, sans aucun intérêt, le cours de la justice et la réparation si légitimement due à une veuve, à une fille dont le mari, dont le père avait été si odieusement assassiné, il allait examiner le privilége de saint Romain qu’ils faisaient sonner si haut, privilége au moyen duquel le chapitre disait avoir le droit d’élire, chaque année, un prisonnier, le plus chargé de crimes qui se trouvait dans les prisons de Rouen ; coupable d’assassinats commis non seulement aux personnes des petits-enfans tués dans leurs berceaux, des maris tués par leurs femmes, dans leurs lits nuptiaux, voire jusques aux parricides et autres crimes détestables. Trois questions se présentaient : 1 °. La vérité du miracle soi-disant fait par saint Romain, et de la concession prétendue faite par Dagobert à saint Ouen, du privilége annuel de délivrer un prisonnier ; 2°. Si, ces deux faits étant prouvés, les individus accusés de crimes détestables pouvaient jouir du privilége ; 3°. Si, en particulier, Péhu et ses complices pouvaient en jouir. « En remerciant Dieu d’avoir deslivré la ville et le païs circonvoisin d’une hideuse et cruelle beste nommée gargouille, les chanoines de Rouen (dit Bouthillier) exhibent au peuple un monstre presque aussi grand que ceste gargouille, un homme couvert de sang et de crimes, qu’ils ravissent des mains de la justice, et qui acquiert l’impunité ; comme s’ils vouloient admonester ceux qui sont présens à ceste publicque solemnité, que si quelqu’un a conçeu dans son entendement des meschancetéz semblables, il les peut librement exécuter, et s’asseûrer que, après les avoir commises, et lorsqu’il regorgera de sang innocent, il sera certain qu’en l’année suivante il pourra estre choisy comme le plus meschant pour lever la châsse de sainct Romain, par le moyen de laquelle toutes ses meschancetéz seront lavées et demeureront impunies. C’est tout le fruict que le peuple peut rapporter de ceste solemnité. Après cela, combien de brigues et de monopoles pour se faire eslire ? combien ceux qui avoient voix pour ceste élection estoient pratiquéz et sollicitéz ! et quant l’eslection estoit assurée, souvent les prisonniers, n’osant se présenter eux-mêmes, y envoyoient des valets ou personnes de néant (comme D’Alègre y avoit envoyé Péhu), pour qu’ilz acquissent l’impunité à leurs complices, qui n’osaient se monstrer au peuple et estaler en public le tesmoignage de leurs abominables cruautéz. Enquérons-nous donc si un tel miracle, un tel privilège sont véritables ? » Ici commence, sur la fausseté du miracle et sur celle de la concussion du privilège de la fierte, par Dagobert, une discussion dont les meilleurs argumens se retrouvent dans notre dissertation préléminaire, mais épurés de beaucoup d’erreurs de chronologie, et fortifiés de ce que les écrivains postérieurs ont dit à cet égard, et de ce que nous ont fourni nos propres recherches.
De la fausseté du privilège, l’orateur en venait à son inutilité, à ses mauvais effets. « S’il estoit faict pour personnes de qualité, ou de tant soit peu de mérite, il y auroit, disait-il, quelque subiect de le conserver ; mais de l’autoriser pour les plus meschans qui se rencontroient prisonniers, hommes de néant et de nulle recommandation, pour leur acquérir une entière impunité, cela estoit insupportable. De tous ceux qui l’avoient obtenu, il ne s’en estoit jamais trouvé un seul, le quel eût fait aucun acte signalé pour le service du roy et du public, soit auparavant, soit après avoir levé la fierte. » Il engageait le cardinal de Joyeuse, archevêque de Rouen, à « jeter au feu ce prétendu privilége introduis soubz le manteau d’un miracle supposé ; afin que désormais l’esglise de Rouen demeurast pure et nette du sang de ceux qui estoient inhumainement assassinez, soubz l’espérance de l’impunité que les assassinateurs se promettaient par une telle couverture. Si tant deraisons ne les arrestent, s’écriait-il, ils doibvent savoir que enfin Dieu ne lairra point tant de meschancetéz impunies, et que, après la délivrance de ceux qui les ont commises, il est à craindre que la vengeance divine ne tombe sur ceux du chapitre, voire sur tous les habitans de la ville de Rouen, lesquels soustiennent si opiniastrement ce prétendu privilège. » Mais le privilège fût-il aussi bon en lui-même qu’il était pernicieux, à quel titre Péhu pouvait-il s’en prévaloir ? l’arrêt en vertu duquel il avait levé la fierte avait été donné par des juges rebelles et interdits, au préjudice de personnes attachées au roi. Les chanoines qui avaient élu Péhu, les juges qui l’avaient délivré, « estoient, plus que parties, pousséz d’une si grande animosité contre Du Hallot et contre tous les autres serviteurs du roy, que non seulement ils estoient disposéz d’en approuver l’assassinat commis en sa personne, ains que eux-mesmes l’eussent volontiers tué ou faict tuer à cause qu’il leur faisoit la guerre. Péhu n’avoit esté délivré qu’à condition de s’enrôler dans la ligue, et il l’avoit juré sur les évangiles. L’arrêt portoit que le privilége ne seroit que pour ceux de ses complices qui tenoient pour la ligue. Vit-on jamais plus d’animosité ? » Enfin les lettres d’abolition obtenues par Péhu étaient radicalement nulles, fondées qu’elles étaient sur des faits faux que l’on y voyait énoncés. Car, par exemple, la confession même de Péhu suffisait pour prouver qu’il avait suivi D’Alègre, sachant bien qu’il allait assassiner Du Hallot.
Dans le plaidoyer que nous venons de reproduire en substance, Bouthillier avait parlé des miracles et des légendes des saints un peu hardiment pour le tems. S’il faut en croire le chapitre de Rouen, « plusieurs fois le président l’avoit adverti, de la main, qu’il eust à changer de propos. Les juges avoient tesmoigné assez par leurs contenances qu’ilz n’avoient agréable de l’ouïr parler si irrévéremment des saincts. » Enfin M. Foullè, avocat du roi, s’étant levé pour donner ses conclusions dans l’affaire, blâma Bouthillier, dans l’exorde de son plaidoyer, et « remonstra que ce n’estoit à luy de parler avec si peu de respect des lègendes des saincts, des quels l’approbation appartenoit aux docteurs de Sorbonne[181]. »
Mais, après ces paroles de censure adressées à l’avocat, le magistrat ne ménagea guère plus que lui le privilége de la fierte. Ce privilége était, dit-il, « nul, faux, abusif, directement contraire aux lois et maximes de l’estat, qui avoient attaché inséparablement à la personne de nos rois ce droit souverain, par-dessus tous les autres, qu’ilz appellent de la vie et de la mort, pour monstrer que ceste puissance absolue par la quelle ils pardonnent et abolissent les crimes capitaux, leur est spécialement réservée par prudence d’estat pour se faire aimer de leurs sujets, sans qu’ils la laissent transmettre ni communiquer à qui que ce soit. » La concession de Louis XII était donc nulle et ne pouvait obliger ses successeurs. Elle était fondée sur des faits faux ; Ici l’avocat-général discutait les récits du miracle, de la concession du privilége, et établissait la fausseté de cette légende. « Il n’y avoit, dit-il, autre marque, du reste, de ces trophées et de ces triumphes, sinon une feinte représentation de ceste gargouille, que l’on faisoit voir au peuple et que l’on portait en procession solemnelle une fois l’année. » Mais, ce privilége fût-il fondé sur un fait vrai, quel usage en faisaient les chanoines ? « Le rôle de ceux qui avoient levé la fierte prouvoit que, pour le faire valoir et le rendre plus éminent, ils avoient toujours choisy les plus criminelz, les plus scélératz, ceux qui avoient le plus grand nombre de complices, qu’ils absolvoient ensemblement ettiroient des mains de la justice… Ils en avoient faict un sauf-conduit et un passe-port à toutes sortes de crimes, quelque horribles et détestables qu’ils fussent, n’y recevant que des homicides, des parricides, des assassinateurs de guet-à-pens, des femmes qui avoient faict périr leur fruict. Ne devoient-ils pas se souvenir que les lieux de franchise n’avoient esté introduits qu’en faveur de ceux qui auroient failly par imprudence ou inadvertence ? » Du moins devaient-ils apporter à leur privilège ce tempérament, de supplier, tous les ans, le roi d’accorder à celui qu’ils auraient choisi, des lettres d’abolition, sur leur présentation. Il n’y avait que cette modification qui pût faire subsister l’usage de la fierte. Jusque-là, il déclarait, lui avocat du roi, s’opposer à l’entérinement du privilége ; il ferait des remontrances au roi pour qu’il y fût pourvu, et que ce privilége fût entièrement cassé, révoqué et annullé. Mais, en tous cas, le privilège ne pouvait servir à Péhu, complice d’un crime de lèze-majesté, et délivré par des magistrats rebelles, juges et parties au procès. Le conseil donna acte à l’avocat du roi de son opposition à l’exécution du privilège, pour, dans le jugement du procès, y avoir tel égard que de raison.
Ces réserves de l’avocat-général Foullè et du Remontrant, conseil effrayèrent le chapitre ; il trembla de se voir enlever tout-à-fait son privilège, déjà si notablement modifié par la déclaration de 1597. À cette époque (octobre 1607) les états de Normandie étaient assemblés à Rouen. L’église métropolitaine ne laissa pas échapper une occasion si favorable ; à la demande du clergé de la province, les états supplièrent le roi, par une clause expresse de leurs remontrances, de « conserver la liberté de l’eslection d’un prisonnier, qui se faisoit tous les ans par le chapitre de Nostre-Dame de Rouen, et d’ordonner que les personnes ayant jouy du dict privilège y fûssent maintenues. » Cet article fut accordé « à la charge, par le chapitre, de se conformer à la déclaration de sa majesté et aux arrêts et règlements de la cour de parlement, en conformité de la déclaration de sa majesté[182]. »
Cependant, le conseil, par une première décision, et sans s’arrêter à l’intervention du chapitre, avait ordonné que le procès contre Péhu serait continué, et les témoins récolés. C’était décider que le privilège n’avait point profité à Péhu ; c’était déclarer nulles l’élection faite par le chapitre de Rouen, en 1593, et la délivrance prononcée par le parlement. Bien prit alors à Péhu d’avoir obtenu des lettres de grâce ; car, s’il eût été réduit au seul privilège de la fierte, c’en était fait de lui, et son supplice, ajouté à celui de Frémyn, de La Gloë et de Doubledent, eût montré à la France combien peu c’était que ce privilège dont les impétrans pouvaient, dans la suite, être mis en jugement et monter sur l’échafaud. Mais les lettres de grâce le sauvèrent, et, le 26 mars 1608, le conseil, « ayant aucunement esgard aux lettres d’abolition obtenues par Péhu, mais vu, toute fois, les cas résultans du procès, le bannit de la suite de la cour à dix lieues à la ronde, des provinces de Normandie et de Picardie, pour neuf ans, à peine de la vie s’il rompoit son ban, et à charge de servir le roy, pendant le dict temps, en tel lieu où il plairoit au roy de l’employer ; le condamna à quinze cents livres de dommages-intérêts envers les dames Du Hallot, et à quelques aumônes envers les pauvres. » Cet arrêt, plus fâcheux encore pour le privilège de saint Romain, que pour Péhu, mit un terme au procès existant depuis si long-tems entre la famille Montmorency et les assassins du sieur Du Hallot, mais non à la vive polémique soulevée entre l’avocat Bouthillier et les chanoines de Rouen, qui ne pouvaient lui pardonner d’avoir accusé de fausseté le miracle de la gargouille et l’histoire de la concession du privilége de la fierte. Le chapitre avait fait imprimer, vendre, et « crier par toutes les rues de Paris, et particulièrement par les entrées du Palais », le plaidoyer de Monstreuil son avocat. Bouthillier ayant, de son côté, fait imprimer et vendre le sien, le chapitre s’en formalisa, on ne voit pas trop à quel titre, « et, voulant avoir le dernier, fit imprimer à Rouen une Défense pour le privilège de la fierte de monsieur saint Romain, jadis archevesque de Rouen, contre le plaidoyé de maistre Denys Bouthillier, advocat au parlement de Paris, maistre Jehan Bodin et autres[183]. » Dans la dédicace de cet écrit, adressée au cardinal de Joyeuse, archevêque de Rouen, les chanoines disaient ne s’être déterminés à rentrer dans la lice, que « vaincus par les instances de tous les ordres de la province et de tous leurs concitoyens. »
L’exorde de cette défense nous montre « tous les articles de la foy esbranlèz, la puissance de Dieu ravalèe, les Saincts bannis du ciel jusques au jugement, privez de leur honneur, rendus impuissans, sourdz et aveugles, les sacremens racourcis et énervez, le sainct sacrifice osté, les temples desmolis, les autels racléz et fracassez, l’escriture saincte tronquée et desguisée, l’antiquité mesprisée, les traditions mises au néant, les belles cérémonies foulées au pied, les louables coustumes esteintes, bref, rien de si sainct et entier qui n’ait esté profané et gasté par l’audace des mescréans. Tous ces maux avoient fondu sur la France, depuis que l’hérésie avoit pris pied en ce royaume. Aujourd’hui, elle s’attaquoit au privilége de sainct Romain, l’un des plus beaux que l’antiquité vénérable eût jamais produits. Bodin avoit commencé, et deux advocats (Bouthillier, et l’avocat-général Foullé) avoient mis l’enchère par dessus luy. Pourquoy tant de remplage de papier ? Pourquoy barbouiller quatre feuillets entiers, si ce n’est afin d’enfler les escritures, pour en tirer du profict ? Qu’y avoit-il d’incroyable que sainct Romain eût détruit un dragon ? Saint Nigaise n’en avoit-il pas détruit un, près Vaux et Meulan ? Donat, évêque en Epire, n’avoit-il pas faict mourir, par le signe de la croix, un dragon d’une si monstrueuse grandeur, qu’il fallut huit paires de bœufs pour l’enlever et le traîner en lieu où il fut bruslé devant tous ? Si ce miracle estoit supposé, il n’y avoit miracle au monde duquel on n’en pût dire autant. » Venait alors une théorie sur les signes auxquels on reconnaissait les vrais miracles ; et ces signes, on le devine bien, se trouvaient tous réunis dans le miracle de la gargouille. De ce qu’aucun historien ancien n’avait parlè de ce miracle, Bouthillier avait conclu qu’il était faux, « Cet argument de Bouthillier, disait le chapitre, estoit aussy aysé à casser qu’une bouteille de verre. » Bouthillier avait oublié sa dialectique ; le chapitre, pour le lui prouver en forme, citait plusieurs règles sur le raisonnement, extraites des cahiers de logique de ce tems-là. Puis, en venant aux exemples, « Bouthillier pourroit-il dire (s’écriait l’apologiste) : Platon n’a point parlè de telle chose ; Aristote n’en a dict mot ; ergo il est faux ? On se moqueroit de luy ; c’est la maxime des hérétiques. Tant que sainct Augustin a tenu ceste maxime, il n’a peu venir à bout de sa conversion ; il vouloit qu’on luy monstrât tout, ou par escrit ou par raison aussy notoire et évidente que trois et quatre font sept. Plus tard, ce grand sainct en estoit bien revenu, et il disoit : Je n’ai veu ny tel miracle, ny ceux qui l’ont veu, mais je le crois, parce que la tradition me l’enseigne. Ainsy faut-il que nous disions : Nous n’avons point veu sainct Romain ny ceux qui l’ont veu ; nous ne l’avons point veu canoniser, ny ceux qui l’ont veu ; nous n’avons point veu faire le miracle du dragon ny ceux qui l’ont veu ; nous n’avons pas veu octroyer le privilége ny ceux qui l’ont veu ; mais nous le croyons par une opinion ferme de toute la province et par une commune renommée fort célèbre. Rien n’a esté escript de ce miracle, mais les pères et mères l’enseignent tous les ans à leurs enfants, que, quand ils voyent ceste gargouille, ils se souviennent qu’à tel jour la ville de Rouen fut délivrée de l’oppression du dragon, afin d’en rendre grâces à Dieu. Nous le tenons de père à fils, nos ancestres nous l’ont ainsy baillé de main en main. Voylà grand cas que ceste gargouille faict si mal au cœur à Me. Bouthillier. Quelle honte y a-t-il à dire que les saincts ont tué et faict mourir les serpens ? A son goust et jugement ces miracles sont honteux ! O impiété ! Qui est le lecteur qui pourra lire cecy, que les cheveux ne luy dressent en la teste ? Que Bouthillier se souvienne d’un ancien proverbe françois : Jamais chien n’abaya (aboya) contre le crucifix, qu’il ne devînt enragé. Si le miracle est supposé, il en dira autant de la fierte et des reliques. Voyez combien d’absurditéz, voire de blasphèmes luy produit ceste mauvaise règle ! Nous luy dirons : Que vous semble de ceste créance, que lorsque sainct Remy baptisoit le premier roy chrestien Clovis, la colombe apporta miraculeusement l’ampoulle pleine de cresme dont fut oingt Clovis et depuis la plus grand’part des roys de France ? Avec vostre règle, vous direz que cela est faux, car on n’en voit rien dans la vie de Clovis, ni dans celle de sainct Remy, ni dans Grégoire de Tours qui a parlé de ce baptême. Pendant quatre cents ans entiers, on ne l’a sçu que par ouyr dire. Que vous semble encore du miracle (cru à Paris et partout ailleurs) de sainct Denys, leur premier apostre, qui, après avoir esté décapité, porta sa teste sur ses bras, jusques au lieu où est maintenant la ville de son nom ? Sy vous voulez parler rondement, vous direz, comme du miracle de sainct Romain : Il est faux et supposé, c’est un mensonge. Voudriez-vous bien soustenir cela en bonne compaignie ? Oseriez-vous l’escrire aussi hardiment que vous avez faict du miracle du dragon ? La maxime vous y conduit, car, en la vie de sainct Denys, il n’y en a pas un seul mot ; les escrivains des siècles subséquens l’ont teu. Celuy qui l’a escrit le premier, a esté Hilduinus, environ sept cents ans après. Toutes fois, nous ne vous conseillons d’en faire comme vous avez faict en vostre plaidoyer. L’impunité qu’apporte ce privilége à un coupable, invite, dit-on, les autres au meurtre, pour l’espérance qu’ils ont d’y parvenir ? Nous n’approuvons pas, non plus que sainct Augustin, les meurtres ; mais nous les détestons grandement, et disons plus, que, s’il y a nation sous le ciel où ils doivent estre chastiez sevèrement, c’est en France, où les François sont par trop promis à espandre le sang, dont ils ne font non plus de cas que de tuer un poullet. Mais de dire que tous les meurtriers comptent sur la fierte, nous respondrons que ce seroit une folle attente que de s’y fier, pour le danger qu’il y a d’estre pris au piége. On dit que ceste immunité oste la peur aux scélérats. Nous respondons qu’il en reste assez d’autres à chastier pour donner exemple aux meschans. On nous accuse de n’accorder le privilège qu’à des gens de néant ; mais nous prenons ce que nous trouvons aux prisons, en usant, néanmoins, de ceste prudence, que nous y préférons un gentilhomme, comme il arrive le plus souvent, pourvu qu’il y ait espérance d’amendement de sa vie. Il est notoire que nous avons distribué le privilège à gens de qualité qui s’y sont présentés, voire à trois barons, des quels y en a qui vivent encore, qui ont fait et font encore bon service au Roy. » Le chapitre est-il bien sincère lorsque, parlant de l’édit de 1597, il dit : « Nous remercions dieu et le roy de la modification qu’il a apportée à ce privilège tant tirassé, tant envié de toutes parts, sçavoir que personne n’y sera plus receu, qui aura commis crime d’hérésie, de lèze-majesté, de guet-à-pens ou de viol ; nous en aurons moins de peine et d’importunité, plus de joye et de contentement. » On a vu, plus haut, de quel œil le chapitre avait envisagé l’édit de 1597, donné, disait-il, dans un tems où il estoit mal veu à cause de la ligue. C’est peut-être pour se dédommager d’avoir loué à contre-cœur un édit qui leur déplaisait si fort, que les chanoines ajoutent : « Nous pouvons dire que, depuis ceste modification, nous n’avons admis à lever la fierte aucun qui l’ait si bien mérité que Bouthillier, lequel, par son vénéneux plaidoyé, a tasché d’empoisonner les aureilles et la conscience de messieurs du grand-conseil. Mais, dira-t-on, plaider faux est-ce un poison ? Oui, et plus dangereux que celuy qui infecte le corps, d’autant que l’âme est plus précieuse. »
Bouthillier avait dit que l’intervention du chapitre avait été « pratiquée par quelques chanoines poussés de l’espérance qu’ils attendoient d’un sale profit. » Le chapitre, dans sa Défense du privilége, protestait de son unanimité, et ajoutait que c’était « Bouthiller qui avoit prostitué sa plume et sa langue à ses clients pour esventer et estaler ce beau chef-d’œuvre de plaidoyé, au mesme prix. » — « Nostre compaignie, ajoutaient-ils, est composée de cinquante, dont le moindre luy apprendra la modestie et à parler dialecte chrestien. Monsieur l’advocat, ne vous deviez-vous pas contenter d’avoir prononcé ce plaidoyé sans le faire imprimer ? Il y a arrest contre. Messieurs du conseil n’ont voulu toucher au privilége. Vous avéz faict si peu d’effort contre icelluy, que, quand vous tonniez et foudroyez de cholère, le roy le confirmoit à la postulation des trois estats de la province. »
Après avoir fini avec Bouthillier, les chanoines s’en prenaient à Bodin, qui, dans sa République, avait attaqué le privilége de la fierte ; Bodin, « grand jurisconsulte, disaient-ils, mais si mauvais théologien, qu’il a esté mis au rang des calvinistes par les escrivains de ce temps. » Dans ce qu’avait dit Bodin sur la fierte, le chapitre remarquait quatre argumens. « Ce sont, disait-il, quatre pièces de canon qu’il a tirées contre le privilége, sans nous avoir, grâce à Dieu, fait aucune peur. » Cet auteur avait comparé le privilége de la fierte à celui des Vestales, dont la rencontre fortuite sauvait les condamnés que l’on conduisait au supplice. « A quel propos ceste comparaison ? disait le chapitre ; nous sommes venus à un siècle où les esprits sont si desgoûtéz, qu’ilz prendront plus de plaisir à lire Tite-Live, Salluste et autres historiens payens, que la Bible, un Eusèbe, un Saint-Jérôme. Ilz ploreront plustost un Adonis, le mignon de Vénus, que la passion de nostre seigneur Jésus-Christ ou une calamité publique. Ils croyront plus asseûrément le privilège des Vestales que de saint Romain ; ils adjousteront plustost foy à la fable d’Hercules qui tua l’hydre, que à sainct Romain qui a tué le dragon. » Bodin avait dit que « la rémission des meurtres estoit tellement annexée à la personne des rois de France, qu’ils ne la pouvoient transporter à quelque personne que ce fût. » Le chapitre répondait : « Zénon ayant professé que le mouvement n’existoit pas ; Protagoras se mit à se pourmener, à grands pas, devant ses écholiers, qui lui demandèrent la cause de ceste viste pourmenade. Il leur répondit : Je confute l’opinion de Zénon, qui nie l’existence du mouvement. Et nous, s’écriait le chapitre, nous disons : Quand Dagobert octroyoit ce privilège à nostre église, il confutoit l’opinion de Bodin ; quand Philippe-Auguste confirmoit ce privilège, il confutoit l’opinion de Bodin ; quand les rois Charles Ve., VIe., et VIIIe. l’ont confirmé, ils confutoient l’opinion de Bodin ; quand Louis XII l’a approuvé, il confutoit l’opinion de Bodin ; quand les rois Henri II et Henri III l’ont confirmé, ils confutoient l’opinion de Bodin ; quand le roi Henri-le-Grand l’a confirmé par deux fois, il a, autant de fois, confuté l’opinion de Bodin. » Enfin Bodin prétendait que l’ordonnance par laquelle Louis XII supprimait les asiles des églises de France, avait implicitement aboli le privilège de la fierte. Le chapitre lui répondait par des lettres-patentes postérieures, émanées du même roi, qui exceptaient le privilège, et s’écriait : « Le canon a battu à froid, et est allé à la picorée. »
Telle est, en somme, la Défense du privilége, qui fut publiée alors au nom du chapitre. Nous avions voulu d’abord la résumer dans le style d’aujourd’hui. Mais, dans un ouvrage où nous avons désiré que l’on vît se réfléchir, comme en un miroir fidèle, les mœurs et les idées des diverses époques qui y figurent tour-à-tour, la parole n’appartenait pas à l’historien, elle appartenait aux personnages eux-mêmes ; on aurait trop perdu à nous entendre au lieu d’eux. Les idées, les croyances, le langage, le style des anciens tems sont une partie de l’histoire de leurs mœurs, et certes ce n’est pas la moins piquante. Voilà notre excuse pour les longs fragmens que nous avons déjà cités et pour ceux que nous allons citer encore.
Le cardinal de Joyeuse, à qui ce livre était dédié, le lut avec beaucoup de contentement, et « n’y trouva rien qui ne fût plein d’une doctrine fort exquise et d’ung style extrêmement beau ; il le prisa et estima autant qu’il estoit possible. » C’est ce qu’il écrivait au chapitre[184], en ajoutant, de sa propre main, « qu’il estimoit beaucoup, en particulier, celuy d’entre eux qui avoit mis la main à la plume pour un si digne subiect, et qui l’avoit si bien traicté. » On pense bien que Denis Bouthillier n’en avait pas été aussi content. Piqué au vif, il se mit aussi-tôt à l’œuvre, et sa Responce[185] ne se fit pas attendre. Il se plaignit de n’avoir trouve dans l’ecrit du chapitre que des injures, calomnies, impostures et discours inutiles. Il vengea l’ordre des avocats, insulté dans cet écrit ; et comme le chapitre l’avait accusé d’impiété ; « Hé quoy ! messieurs, s’écriait-il, le récit de vostre prétendu miracle est-il si promptement monté au ciel, pour s’establir esgal à la divinité, et pour rendre ceux qui le débatent coupables d’impiété, tout ainsi que si, comme les géans, ils s’estoient eslevéz contre le ciel ?. Si en passant seulement par la ville de Rouen, j’y eusse remarqué la solemnité de vostre privilége, et me fûsse dispensé (permis) de la réprouver sans autre subject, vous auriez peut estre quelque occasion de vous en ressentir et de vous irriter contre moy. Mais qu’ayje faict ? j’ay plaidé la cause de madame Du Hallot, pauvre vefve (pauvre, dis-je, encore qu’elle soit d’une bonne et grande maison) poursuivant la justice de l’assassinat commis en la personne du feu sieur Du Hallot, son mary, assassinat le plus signalè qui soit advenu depuis cent ans, en ce royaume, et à la poursuite du quel elle s’est presqu’entièrement ruinée. J’ai deffendu contre vous la dame De la Vérune, laquelle représentait le pourtraict de ceste détestable et misérable cruauté exercée sur la personne de son père. Si j’ai parlé contre le privilège, sous prétexte du quel vous empeschiez leurs poursuites et vous efforciez de faire jouir Péhu la Mothe de l’impunité, et de lui acquérir une abolition générale, me deviez-vous accuser d’impiété ? Vous m’imputez d’avoir enflé mes escritures pour en tirer du profit. Demandez à madame Du Hallot ce qu’elle m’a donné pour la défendre, depuis le commencement jusqu’à la fin du procès. Si je l’escrivois, je me cuide asseûrer que les gens de bien de vostre compagnie s’estonneroient de la peine que j’y ay prise, du temps que j’y ay employé et de la rescompense que j’en ay reçeue, rescompense de laquelle je suis aussy content que si elle m’avoit donné dix mille escus. Despuis quarante années, j’ay fait plus de consultations, de plaidoyers et d’escritures gratuitement, et sans en avoir reçeu aucune rescompense, que vostre pénitencier n’a fait de confessions sans en rien prendre. » Ici Denis Bouthillier fait allusion à l’ancien usage qui existait sans doute encore en France parmi les catholiques, de payer une rétribution au prêtre qui les entendait en confession. Dans une charte de 1422, citée par dom Carpentier, on voit une jeune fille, sollicitée par un jeune homme, lui promettre ses faveurs, à condition qu’il lui donnera de l’argent pour avoir des souliers et pour aller à confesse le jour de Pasques. Dans une autre charte de 1476, un nommé Havart prie Thomassin de luy prester cinq solz et demy pour soy confesser à Pasques. Très-ancien en France, et en vigueur dans tous les diocèses, cet usage existait peut-être encore à l’époque où écrivait Bouthillier. « Chargé de plaider la cause des dames Du Hallot, continuait-il, j’ay fait ce qu’un advocat homme de bien debvoit faire pour la soustenir, en recherchant quel estoit ce prétendu privilége, par le moyen du quel vous vouliez empescher qu’elles eussent justice de l’assassinat commis en la personne du sieur Du Hallot, mary de l’une et père de l’autre. Si je ne l’eusse fait, j’eusse manqué à mon devoir, elles eussent peu m’accuser de prévarication. » — « Mes arguments, à entendre le défenseur du privilége, sont aussi faciles à casser qu’une bouteille de verre. C’est un quolibet qu’il a escript comme en risée et en opprobre de mon nom, quolibet qu’il a pris en quelque taverne. Si mon nom lui desplaist, je n’ay pas délibéré de le changer à sa fantaisie, l’ayant reçeu de mes prédécesseurs, ausquels je ne voudrois faire ceste injure ; et peut estre que celuy qui a faict ceste allusion sur mon nom, a tiré le sien du milieu de la boue et de l’ordure du peuple. Si je me voulois amuser à telles allusions sur des noms, il y en a un de vostre corps, nommé Dadré : qui m’empescheroit d’y changer quelque lettre, ainsi que l’autheur de vostre Responce en a changé au mien, et y mettre le mot Ladre tout entier ? Qui m’empescheroit aussi de changer une seule lettre au nom D’Avesnes, secrétaire de vostre chapitre, signé au dessoubs de l’épistre liminaire escripte en vostre nom, au commencement de vostre deffence, et y mettre D’Avoine, pasture des chevaux et des asnes, laquelle pourroit servir d’entremest agréable à leur deffenseur ?
» On me demande ce que je pense du miracle de la sainte ampoulle, et de celui de saint Denis, qui, estant décapité, marcha, tenant sa teste dans ses deux mains ? Je responds que je les croy, encores qu’aucuns ayent douté de celuy de saint Denys. Ces mots de supposition, de fable, que j’ai employés en parlant du miracle de la gargouille, vous déplaisent ? Mais je ne puis appeler les choses que par leurs noms, les poires, poires ; et les figues, figues. »
Au plus vif de ces débats entre le chapitre de Rouen et Denis Bouthillier, on vit paraître la vie de saint Romain, écrite en latin, au XIIe. siècle, par l’archidiacre Fulbert, ouvrage dont nous avons parlè dans notre dissertation préliminaire, et où il n’est pas dit un mot du miracle de la gargouille. Le manuscrit était dans les mains de Rigault, avocat au parlement de Paris, qui n’estoit pas chiche de le communiquer, et qui, bientôt, soit par esprit de corps, soit par amitié pour Bouthillier, fit imprimer cette Vie, dont le silence sur la gargouille fortifiait les argumens de son confrère contre le récit de ce miracle. Aussi Denis Bouthillier ne manqua-t-il pas de s’en prévaloir. Le défenseur des chanoines avait tancé Étienne Pasquier qui, témoignait son étonnement de ce « qu’un sainct homme tel que sainct Romain produisît un effect tout contraire à sa saincteté. » Bouthillier lui dit : « Aquilam cornix provocat[186], et si monsieur Pasquier s’estoit tant soit peu remué pour le pelauder[187], le défenseur du chapitre auroit senti son cœur faillir de peur ». À ce mot ; « Jamais chien n’abboya contre le crucifix, qu’il ne devînt enragé », Bouthillier répondit avec indignation : « Le mot d’abboyer appartient aux chiens, et non pas à moy ; et je croy qu’en l’escrivant, vostre défenseur a voulu dire qu’il l’avoit appris en gardant les vaches de son village. » Le chapitre prétendait que des hommes distingués avaient été admis à lever la fierte. « J’ose asseurer, disait Bouthillier, qu’entre tous ceux que vous avez esleuz, depuis le roy Louis douzième, vous ne m’en sçauriez nommer un seul, lequel auparavant ou depuis l’eslèvement de la fierte, ait rien fait qui vaille. Rapportez le roolle de vos eslections, vous y en trouverez peut-estre quelques uns qui estoient gentils-hommes, mais en fort peu de nombre, et qui, d’ailleurs, estoient diffaméz en leurs vies et en leurs actions. Tous les autres sont personnes de néant, les quels, sans un injuste monopole, ne pouvoient mériter vostre eslection. » Le chapitre avait dit que personne n’avait mieux mérité lever la fierte, que Denis Bouthillier. Ce dernier s’indigna « qu’on l’eust mis au rang des assassinateurs élus pour jouir du prétendu privilège », et termina sa réponse en priant l’écrivain du chapitre « d’apprendre à dire la vérité, sans injurier ceux qui valoient mieux que luy et qui seraient bien marrys de se mesurer à l’aune de sa conscience. »
A la fin de novembre 1608, lorsque cet écrit de Bouthillier fut publié, M. Le Pigny, chanoine de Rouen, était à Paris, où il sollicitait quelque affaire pour le chapitre. Il se hâta d’acheter le livre, le jour même où il fut mis en vente, et l’envoya aussi-tôt au chapitre, sans l’avoir lu. « J’ay pensé estre de mon debvoir, écrivait-il, de le vous envoyer incontinent, afin qu’advisiez au moyen de refréner l’impudence de cet imposteur… Je ne l’ay pas encore leu… Je m’asseùre que Monsieur le Pénitencier, estant prié de vostre part, y faira paroistre les dons et grâces dont Dieu enrichit son bel esprit[188]. » Le bon chanoine n’avait pas lu le livre, et il lui tardait de voir refréner l’impudence de l’imposteur qui l’avait écrit !
Au surplus, son appel à monsieur le pénitencier et à son bel esprit fut entendu. L’abbé Dadré se mit vîte à l’ouvrage ; et, dès le 27 mars suivant, le roi signa un privilége qui permettait d’imprimer une Réfutation de la responce et escrit de Me. Denys Bouthillier. Les écrits de Bouthillier avaient réjoui, dit-il, les hérétiques, charmés de voir un homme qui se disait catholique parler ainsi des miracles. « Ils avoient pu faire comme ce loup qui, voyant les bergers tuer, escorcher et manger le mouton gras, disoit en soy mesme : ô que c’est dommage que je n’en fais autant, il y auroit bien crié apres moy. » — « N’avez-vous pas, continuait Dadré, bien du subiect d’envoier ce glorieux plaidoyé en toutes les foires, par le quel on fera jugement de vostre créance ? » Bouthillier avait témoigné quelques doutes sur la vérité du miracle de saint Maclou, qui, à en croire la légende, dit, un jour de Pâques, la messe, en présence d’un nombreux auditoire, sur une baleine grande comme un rocher, et que lui et tout l’équipage avaient prise pour une île. Dadré lui répond que rien n’est plus possible, « puisqu’il y a des baleines grandes comme des montagnes, les quelles s’approchans du bord de l’eau, engloutissent les navires entiers. » Pourquoi donc la baleine de saint Maclou n’aurait-elle pas bien porté cent quatre-vingts personnes, tout au plus, qui étaient dans le navire avec lui ? Il ajoutait ; « pour quarante-huict pages que contenoit nostre défense, vous en avez rendu trois cents, des quelles qui ostera les absurditéz, brocards, calomnies, erreurs, gosseries, invectives, négatives, ponctiles, rodomontades, sornettes, vanitéz et vanteries, le reste pourroit en autant de place que le bouffon de Néron disoit en estre besoin pour escrire et enroller tous les bons princes de son temps. » On n’a pas oublié que le chapitre avait joué sur le mot bouteille, et que Bouthillier, qui l’avait mal pris, s’était évertué à son tour sur le mot Dadre, ladre ; Avesne, avoine. Dans sa Réfutation, Dadré revint à son idée qui lui paraissait plaisante. « Il n’y a nom, au monde, dit-il à Bouthillier, qui exprime plus la boue que le vostre. Car adjoustez à la première syllabe, que vous avez osté, ce sera boue tout entière. Il n’y a nom au monde que Dieu nous recommande plus, pour nous retenir en la modestie chrestienne, que le mot de bouteille. Jérémie, par l’ordre de Dieu, estant descendu en la maison du potier, le veit qui travailloit à sa roüe, et veit casser une bouteille entre les mains du potier. Lors Dieu luy dit : Tout ainsy que tu as veu la boüe entre les mains de ce potier, qui en a faict ce qu’il a voulu, sache de mesme que toy et tout ce peuple est comme la fange en mes mains, pour en faire ce que je voudray. Quand Dieu voit que les hommes s’enflent d’orgueil, il les menace de les casser comme une petite bouteille. Maistre Denis Bouthillier, si vous eussiez eu les yeux vers ceste fragile bouteille, vous n’eussiez pas esclaté en tant de propos pleins de vanité, quand vous dites : On m’est venu consulter de Rome, des Pays-Bas, d’Alemagne... Jamais Salomon n’en dit autant… Car, pour venir voir sa sapience, il n’est parlè que d’une femme, d’une royne de Saba… Mais, à vous croire, ce sont hommes de remarque, hommes graves, hommes célèbres, ce sont Romains, qui sont venus au conseil à Paris. On vient quelquefois de bien loin chercher un trésor ; mais le plus souvent on n’y trouve que du charbon. Ne dites plus, pour vostre honneur, que vostre nom n’est pris de la boüe. Si est. Car la boüe estant jettée dans le fourneau du verrier, elle devient tantost esguière, tantost verre, tantost bouteille, selon qu’il plaist au maistre ouvrier, la quelle, après avoir esté cassée, retourne en boue. Mais tirons-nous de ce discours, etc. » En effet, c’en est assez, et même un peu trop. Au reste, tout n’était pas sur ce ton plaisant, dans la Réfutation publiée par le chapitre. « Bouthillier, (s’écriait l’écrivain, peu d’instans avant) le mauvais récit que vous avéz faict du miracle de sainct Romain, au désavantage de la religion, a monté tellement au Ciel, que, si vous n’en faites satisfaction à Dieu et aux hommes que vous avez scandalisés, il vous sera un jour bien cher vendu. Prenez garde à vous, et craignez l’indignation de Dieu. Les pierres en parlent, Bouthillier, de ce miracle que vous niez. Prenez la peine de vous transporter icy ; nous vous garantissons que la gargouille ne vous fera aucun mal, et nous ferons vostre accord avec sainct Romain que vous avez tant blazonné (blâmé). Vous verrez des images de saint Romain ayant à ses pieds le dragon et le prisonnier. Vous le verrez, non-seulement en une esglise, mais en plusieurs, basties il y a plus de huit cents ans. Si vous entréz en nostre Cathédrale, outre les images, vous verrez de vieilles vîtres, de vieilles tapisseries qui ne monstrent et ne font voir rien de plus clair que le miracle du dragon. »
Bouthillier avait protesté qu’il croyait le miracle de la sainte ampoule, et celui de saint Denis, qui, décapité, marcha long-tems, tenant sa tête dans ses deux mains. Mais, lui objectait le chapitre, le premier de ces miracles n’a été raconté par écrit que quatre cents ans, et le second sept cents ans après l’époque où l’on suppose qu’ils eurent lieu. Longtems il n’y en a eu d’autre témoignage que la tradition. Pourquoi les croyez-vous plutôt que le miracle de saint Romain ? Où est vostre foy et jugement ? Le réfutateur ajoutait : « Vous faites tort à monsieur Pasquier de l’appeler un pelaudeur. C’est affaire aux chiens, proprement, de s’entrepelauder. Mais nous excusons vostre rage et vostre cholère, île laquelle vous vous laissez souvent transporter. »
Le chapitre avait dit que, depuis l’édit de 1596, il n’avait peut-être élu pour la fierte personne qui en fût plus digne que Bouthillier. Ce dernier s’était fâché tout rouge, disant qu’on le mettait au rang des assassinateurs. « Nous n’y avons songé, lui répondit le chapitre, et vous même savez bien que par l’édit, les assassins sont exclus du privilège ; que s’il nous est eschappé de dire que vous avez (par adventure) mérité le privilège, nous retirons ceste parole, car nous avons jugé et considéré depuis, que ceux qui tiennent maximes anti-catholiques et erronées, comme vous faites, n’y peuvent prétendre aucun droit, qu’au préalable ils ne s’en soient desdits et repentis. » Voilà, certes une réparation d’honneur bien touchante ! Dans ce même tems, parut un écrit de l’abbé Béhotte, chanoine de Rouen. Il est en latin, et intitulè : Apologia pro sancto Romano, per Andrianum Behotium, magnum Archidiaconum Rothomagensem, contra Nicolaum Rîgaltium. Cet écrit était surtout dirigé contre Rigault, avocat de Paris, qui avait publié une ancienne vie de saint Romain latine, manuscrite, où il n’y avait pas un mot du miracle de la gargouille, ni du privilége du prisonnier. En tête de cette édition, Rigault, dans une préface assez étendue, avait cherché à établir que le miracle était une fable grossière, et faisait des vœux pour l’abolition du privilége. Déjà Rigault avait été tancé vertement par le chapitre, dans un écrit intitulè : Responsio brevis ad Bonasi causidici mendacia, où, sous le nom de Bonasus, il recevait de vives réprimandes, pour s’être mêlè de ce qui ne le regardait pas. L’abbé Béhotte crut que ce n’était pas assez ; il se mit à l’ouvrage et composa le livre dont nous venons d’indiquer le titre. Il se hâta d’en adresser une épreuve à ses confrères à Rouen. « Je vous envoie, leur écrivait-il, une petite Apologie que j’ay escrite contre un Rigault, le quel, soubz titre et couleur de la vie de saint Romain, a faict imprimer un ramas d’invectives contre le miracle du serpent et la liberté de vostre prévilége, sans espargner tout le clergé de vostre esglise. M’estant trouvé à Paris, lorsque la publication s’en est faicte, j’ay pensé que vous n’auriéz désagréable le service que j’auroys désiré vous rendre en la défense d’une si juste cause, bien qu’inégal à ma bonne volonté et au mérite du sujet ; cela n’empeschant que ceux qui ont plus d’esprit et de lettres que moy, ne s’y employent plus avantageusement et mieux à propos. Lorsque j’auray obtenu le prévilége du roy, et tems de faire relier d’autres copies, je vous en envoyray en meilleur équipage : celle-cy, que j’ay faict tirer à la haste, servira seulement d’avys, etc. » Mais ce privilége, il ne l’obtint point aussi promptement qu’il l’avait espéré. Apparemment on était fatigué, à la chancellerie, de n’entendre plus parler que de la gargouille ; et, sous couleur de quelques lignes du nouvel écrit, un peu trop vives contre l’historien De Thou, on avait fait difficulté de permettre l’impression de ce nouveau factum, qui, peut-être, allait encore en provoquer d’autres. A la fin, pourtant, on lui donna le privilége si impatiemment désiré. Mais le bon abbé avait sur le cœur le tems qu’on lui avait fait perdre. « Ce retard, écrivit-il au chapitre, en lui envoyant un paquet d’exemplaires, a esté causé par une période que j’ay coulèe en mon Apologie, et qui touche monsieur De Thou. Si j’eusse escript contre sainct Romain, il ne m’y eust point fallu faire si longtemps la court. Mais in magistratu graviùs dicere perniciosum est[189]. » Ainsi finit cette longue polémique, où, selon Mornac, « on combattit, d’un côté pour la vanité, et de l’autre pour la vérité[190] ; » polémique dans laquelle, de part et d’autre, on montra peu de critique, mais beaucoup d’érudition, et au moins autant d’emportement et de colère. « Grande pitié, certes (s’écrie Pasquier), que, du miracle faict contre la gargouille, soit issue une nouvelle gargouille, je veux dire un nouveau différend et mauvais mesnage entre ces personnages d’honneur[191] !
Après cela, nous ne trouvons rien de remarquable sur le privilège de saint Romain, jusqu’à l’année 1611, où la fierte fut accordée à Anne De Voré, sieur de Lespicière, qui, plus tard, fut déclaré indigne de cette grâce, et déchu de ses effets. La maison De Voré-Lespicière, dans le diocèse de Chartres, était, depuis un siècle environ, en querelle avec la maison D’Alleray ; en 1610, un procès existant entre le sieur D’Alleray de Vaudoumois et le sieur De Voré-Lespicière, le fils de ce dernier alla trouver le sieur D’Alleray, pour le prier d’accommoder cette affaire ; mais D Alleray, sous prétexte d’un outrage récent, fit désarmer ce jeune homme par ses gens, le saisit au collet, lui tira la barbe, le frappa deux ou trois fois avec une baguette, lui prodigua les injures les plus humiliantes, et ne lui rendit son épée qu’après l’avoir contraint de jurer que jamais il ne s’attaquerait à lui. Cette scène ayant transpiré dans le public, il en rejaillît de l’humiliation sur Anne De Voré-Lespicière, qui put bien concevoir le désir de se venger d’un tel affront. Peu de tems après, ayant entendu dire que l’on pêchait l’étang de Boisviquet, il y alla avec quelques gentilshommes ses familiers, entre autres, avec les sieurs De Nollent de Laschy, ses neveux, et y trouva une réunion nombreuse, dans laquelle était le sieur D’Alleray, accompagné de plusieurs de ses amis. Sous prétexte que ce dernier avait, depuis la scène arrivée entre eux, tenu contre lui les propos les plus injurieux, Anne De Voré lui adressa des reproches qui ressemblaient beaucoup à une provocation. Des deux côtés, on mit l’épée à la main ; on chargea les pistolets ; on se battit ; le sieur D’Alleray fut tué. Poursuivi par la justice, Lespicière s’enfuit et se réfugia à Rouen, où il eut une querelle avec un soldat, et lui donna un soufflet. Ce soldat cria haro contre lui, et le fit arrêter et écrouer à la conciergerie de la cour ecclésiastique. A en croire Lespicière, ce fut seulement dans cette prison qu’il apprit ce que c’était que le privilége de saint Romain, et que l’idée lui vint de l’invoquer pour se soustraire aux conséquences graves que pouvait avoir sa fâcheuse affaire avec D’Alleray. Si cette déclaration était sincère, il faut appliquer ici le proverbe : « A quelque chose malheur est bon » ; car si Lespicière ne se fût pas fait arrêter, peut-être n’aurait-il jamais entendu parler du privilége ; et, alors, comment se soustraire aux poursuites dirigées contre lui ? Les D’Alleray avaient du crédit ; prévoyant que Lespicière pourrait recourir au privilége de la fierte, ils obtinrent de Marie de Médicis une lettre adressée au chapitre de Rouen, pour lui recommander de « n’avoir aucun esgard aux poursuites et sollicitations que pourroient faire Lespicière et les sieurs De Laschy, ses neveux, coupables, disait-elle, de l’assassinat commis en la personne du sieur D’Alleray. Icelluy D’Alleray (disait-elle) estoit ung gentilhomme de mérite, et qui avoit dignement servy le roy. N’aiéz donc aucun esgard aux poursuites et sollicitations qui vous seront faictes par ses assassins, afin que ces derniers soient renvoyés à la justice, pour juger et ordonner de ce crime ainsy par eux exécuté. » La famille D’Alleray avait agi aussi auprès de M. Le Jumel, procureur-général, qui, épousant ses intérêts, entreprit de faire exclure le sieur Lespicière, en vertu de la règle admise précédemment, qui semblait ne permettre d’accorder la fierte qu’aux prisonniers écroués avant l’insinuation du privilège (Lespicière ne l’avait été que depuis). De son chef, M. Le Jumel envoya, deux jours avant l’Ascension, des huissiers dans les diverses prisons de Rouen, demander aux concierges les listes des prisonniers écroués depuis l’insinuation du privilège. Il avait Démêlés, « ce envoyé aussi au Vieux-Palais. M. Du Mesnil Bauquemare, gouverneur de ce château, en porta plainte au premier président ( M. De Faucon, premier du nom), qui, le lendemain, demanda au procureur-général des explications sur ces démarches faites sans que le parlement eut été consulté. Le procureur-général argua de l’arrêt rendu au mois d’avril 1597, qui avait ordonné que les geoliers et concierges seraient tenus de donner la liste des prisonniers détenus lors de l’insinuation du privilège de saint Romain. C’était en vertu de cet arrêt qu’il avait envoyé les huissiers faire commandement aux concierges de donner la liste des prisonniers détenus dans leurs prisons. Il ne devait pas être blâmé, disait-il, d’avoir fait son devoir en exécutant les arrêts de la cour. Le premier président lui représenta qu’il eût mieux fait d’en parler directement à la compagnie. L’exploit destiné au concierge des prisons ecclésiastiques n’avait pas encore été délivré ; le premier président enjoignit aux huissiers de ne délivrer cet exploit ou aucun autre de ce genre, sans un ordre de la cour. Le procureur-général, piqué de cette décision, en demanda acte à la compagnie. Comme le parlement commençait à délibérer sur sa demande, et venait de décider que les conseillers-clercs pourraient opiner, le procureur-général rentra tout-à-coup dans la chambre du conseil. « Ceste affaire, dit-il, touchoit messieurs les chanoines, et, conséquemment, ils ne devoient estre à la délibération, » ; et sur ce que le premier président lui répondit que la cour y avoit jà advisé, le procureur-général, s’oubliant tout-à-fait, dit qu’il demandait acte de ce « qu’en cela le premier président faisoit acte de partye, empeschant l’exécution des arrests de la cour. » — « Vous estes en colère, procureur-général (lui dit M. De Faucon), sortez, la cour en délibérera. » Il fut arrêté que, dans la journée, les huissiers délivreraient, par autorité de la cour, aux concierges et geoliers, les commandemens requis par le procureur-général. Mais ce dernier, se voyant contrarié à la grand’chambre, était allè à la Tournelle. Sur les listes à lui remises, figurait Anne De Voré, sieur de Lespicière. La date de son arrivée dans la prison n’était pas indiquée. Le concierge fut mandé à la Tournelle, et se vit forcé d’avouer que l’arrivée du sieur De Lespicière dans les prisons, était postérieure à l’insinuation du privilège de saint Romain. On pensa, à la Tournelle, que le règlement s’opposait à ce que ce gentilhomme pût prétendre au privilège, ce règlement défendant au chapitre d’élire un prisonnier écroué après l’insinuation. Les parties civiles, les parens de la personne homicidée par le sieur De Lespicière, furent entendus ; ils demandèrent que ce dernier fût déclaré arrêté en vertu des décrets de prise de corps qu’ils avaient contre lui. La Tournelle en référa au parlement, demandant que cette affaire, qui estoit de conséquence, fût décidée par les chambres assemblées, et immédiatement, afin que la cérémonie du lendemain ne fût point troublée par des débats.
L’avocat-général Du Vicquet dit qu’il s’agissait d’un privilége des ecclésiastiques, privilége qui faisoit cesser la Tournelle et toutes procédures contre les prisonniers criminels. Il était étrange que le procureur-général eût fait ces réquisitions sans en avoir conféré avec lui, et fût allé les faire à la Tournelle, lorsqu’il appartenait à la grand’chambre seule de faire les règlemens. Il désavoua ces réquisitions, et demanda qu’elles lui fussent communiquées. Le procureur-général étant entré en ce moment, le premier président et l’avocat-général Du Vicquet lui firent des représentations sur son étrange démarche à la Tournelle. Le procureur-général adressa à ces deux magistrats des paroles inconvenantes, et déclara qu’il se plaindrait du premier président aux chambres assemblées. « Il voyoit, ajouta-t-il, un trouble qui se préparoit pour le jour de l’Ascension ; il lui paraissoit urgent d’y pourvoir. Mais, indignement traité par le premier président, il ne parleroit que devant les chambres assemblées. » Toutefois, il se décida enfin à entrer en explications. Aux termes de l’arrêt du 23 avril 1597, les individus emprisonnés depuis l’insinuation du privilège ne pouvant être élus que pour des crimes commis postérieurement à cette insinuation, et cet arrêt enjoignant aux concierges de donner la liste des prisonniers détenus lors de l’insinuation, déjà le parlement l’avait vu plusieurs fois, le jour de l’Ascension, demander la représentation des registres de geôle, pour voir la date de l’emprisonnement des individus élus par le chapitre, et empêcher qu’il ne fût contrevenu aux réglemens. En cela, le parlement l’avait toujours approuvé jusqu’alors ; et aujourd’hui qu’il agissait de même, on lui en faisait un sujet de blâme. On empêchait les huissiers d’aller, conformément à ses instructions, aux prisons de la cour d’Église. Enfin, le premier président l’avait traité indignement, lui disant : « Sortez, sortez ». Il demandait à se plaindre aux chambres assemblées, des injures et opprobres qu’on lui faisait. S’il était allé à la Tournelle, c’est que c’était là qu’était le registre des réglemens sur le privilége ; au lieu d’avoir voulu exciter une sédition, comme on le lui imputait, il n’avait cherché qu’à assurer l’exécution des arrêts de la cour. Encore aujourd’hui, pour éviter les troubles qui en pouvaient résulter, il demandait que le parlement envoyât un huissier aux dignitaires du chapitre, afin de leur signifier qu’en procédant à l’élection du prisonnier, ils eussent à garder les règlemens. Le premier président prit, à son tour, la parole. Le procureur-général aurait du, dit-il, « reconnoître le lieu où il estoit et se comporter avec plus de respect et de modestie qu’il ne fait. » Il expliqua ses expressions qui avaient blessé le procureur-général, et montra que ce magistrat s’en était formalisé à tort. M. Du Vicquet, avocat-général, demanda que le procureur-général eût à déclarer pour qui il le prenait, s’il le regardoit comme un homme qui n’entendoit point sa charge, et pourquoi, contre les réglemens de la cour, il voulait tout faire, sans en conférer avec lui ? Il devait se souvenir que, dès le jour de l’insinuation, lui, premier avocat-général, avait averti les chanoines de garder les réglemens de la cour. Ce que M. Le Jumel avait fait de plus estoit à l’appétit de quelques particuliers, et contre le service du roy ; il troublait ainsi la compagnie, et montrait sa préoccupation, en faisant emprisonner un gentilhomme par des huissiers de la cour, en vertu de décrets de prise de corps donnés hors de la province, et dépourvus de pareatis.
Le parlement arrêta que, le lendemain, jour de l’Ascension, les chambres assemblées pour la solennité du privilège délibéreraient sur le tout selon les occurrences. Le jour de l’Ascension, le chapitre de Rouen, malgré la lettre de la reine régente, élut Anne De Voré, sieur de Lespicière, pour lever la fierte. Le parlement fit venir ce gentilhomme et l’interrogea sur la sellette. Anne De Voré, en se retirant pour laisser la cour délibérer, déposa sur le bureau une récusation contre M. Le Jumel, procureur-général. Ce dernier, après en avoir entendu la lecture, dit qu’il y répondrait par écrit. Et sur ce que le premier président lui représenta que la forme était de répondre verbalement, en pareil cas, le procureur-général lui dit : « Vous ne trouveriez peut-estre pas bon ce que je dirois ; je respondray par escrit, afin que l’on ne change rien », et il se retira. Le parlement décida que le procureur-général répondrait verbalement ; qu’en cas de refus de le faire, il demeurerait récusé, et que le premier avocat-général porterait la parole dans la délibération sur le cartel. Le procureur-général, après avoir long-tems divagué et répété ce qu’il avait déjà dit la veille, consentit que M. Du Vicquet, premier avocat-général, portât la parole. Ce dernier parla alors sur l’élection, faite par le chapitre, du sieur De Lespicière pour lever la fierte. Le privilège était, dit-il, un acte de religion ; il n’en fallait pas faire un acte de division. Le parlement et le chapitre devaient toujours agir de concert, et obéir l’un et l’autre aux déclarations et réglemens, sans jamais s’en départir. Anne De Voré, — élu par le chapitre, n’avait été écroué que depuis l’insinuation. Le réglement de 1597 portait, à la vérité, que les prisonniers seraient aux prisons avant l’insinuation, mais il n’y avait point de nullité prononcée pour le cas où ils n’y seraient arrivés après. La date de l’emprisonnement du sieur De Voré suffisait-elle pour le rendre indigne du privilège de la fierte ? Pour en venir à l’homicide commis par ce prisonnier, rien ne prouvait qu’il y eût eu guet-à-pens et préméditation. Ce crime paraissait avoir été commis par rencontre. On avait attaqué le sieur De Voré ; on lui avait plumé la barbe, on lui avait donné des coups de bâton… C’estoit une grande offense de frapper ung gentilhomme à coups de baston… Pour lui il consentait que le prisonnier fût délivré au chapitre pour jouir du privilège, à raison des cas confessés par lui, et ainsi qu’il les avait confessés.
Quant aux complices dont le chapitre faisait mention dans son cartel, le règlement voulait qu’ils ne fussent délivrés qu’autant qu’ils seraient présens ; et ils ne l’étaient pas. Ce privilége était en la puissance du roi ; les chanoines n’avaient aucune qualité pour l’étendre ; ils ne pouvaient s’attribuer une autorité plus grande… Il devait leur être défendu, par arrêt, d’entreprendre aucune chose au préjudice de la déclaration du roi.
Enfin, il termina, en requérant qu’avant de passer à aucune délibération sur le cartel, tant pour ce jour que pour l’avenir, « tous les membres du parlement jurassent qu’ils n’avoient poursuivi ou sollicité le privilège pour leurs parents et amys. » Ce dernier article de ses conclusions ayant été mis en délibération, le parlement décida que « le cas s’offrant il y seroit pourvu. » Mais il fut arrêté que, conformément à ce qui avait été réglè en 1597, les prisonniers écroués après l’insinuation du privilège, ne pourraient désormais être admis à lever la fierte que pour les actes commis depuis l’insinuation. Le même arrêt enjoignit aux concierges de donner, tous les ans, le jour de l’insinuation, la liste des prisonniers écroués avant ledit jour. Enfin, après avoir délibéré sur le cartel, le parlement ordonna que Anne De Voré, sieur de Lespicière, qui avait été élu, serait seul délivré. Mais, chose étrange ! cet arrêt mécontenta, à la fois, et la dame D’Alleray, parce qu’il ordonnait la délivrance du meurtrier de son époux, et les chanoines de Rouen, parce qu’avec le sieur De Lespicière, on ne leur avait pas délivré ses complices. L’arrêt fut dénoncé au conseil par la veuve D’Alleray, et argué de nullité : d’abord dans la forme, comme rendu par des juges incompétens, les magistrats de Châteaudun, en première instance, et le parlement de Paris, en second ressort, pouvant seuls connaître d’un crime commis dans le district de Châteaudun par des justiciables de Châteaudun ; puis, au fond, comme contraire à l’édit de Henri IV (1597), qui déclarait indignes de la fierte les individus coupables d’assassinat prémédité. Forte de la clause de l’arrêt qui délivrait le sieur De Lespicière seul, la dame D’Alleray parvint à faire arrêter plusieurs complices de ce gentilhomme, et entre autres sa mère. Dans l’instance au conseil, les chanoines intervinrent et firent grand bruit, demandant aussi la cassation de l’arrêt du parlement de Rouen, par la raison qu’on n’y avait pas compris tous les complices du délit, selon leur ancien privilége. Mais, pour avoir voulu trop obtenir, le chapitre perdit tout. Par arrêt contradictoire du 24 février 1612, le conseil, sans avoir égard à l’arrêt du parlement de Rouen, qui fut déclaré cassé, renvoya le sieur De Lespicière au siége de Châteaudun, pour y être jugé en première instance, sauf l’appel au parlement de Paris. Le motif de cette décision fut que le meurtre avait été commis de guet-à-pens, et que conséquemment, ni le meurtrier, ni ceux qui l’avaient assisté, ne pouvaient être affranchis de ce crime par le privilége de la fierte. Le chapitre fut débouté de sa demande, par la raison que les complices ne pouvaient être absous, sinon en se rendant prisonniers ; et puis le moyen de délivrer les complices, lorsqu’on renvoyait le principal coupable devant ses juges !
En 1612, la fierte fut levée par Jean De la Metz, chevalier, sieur de Bournonville, et par Antoine De la Metz, sieur de la Perne, son frère. Jean De la Metz, jaloux de Jean-François De Hallencourt, sieur de Dromesnil, son beau-frère, qui s’était fait assurer, lors de son mariage, de plus grands avantages que lui, résolut de l’enlever pour lui faire signer (dit-il depuis) quelque reconnaissance de cette inégalité. Pour cela, il avait fait faire ung masque de toile grise, qui n’avoit d’ouverture que par la bouche et par le nez, et estoit sans yeux et sans visière, afin que lorsqu’on se serait saisi du sieur De Dromesnil, ce masque servît à lui couvrir le visage et à l’empêcher de reconnaître le lieu où on le conduirait. Peu de jours après, le sieur De la Metz et son frère, traversant un bois, précédés de leurs gens, ceux-ci aperçurent le sieur De Dromesnil, coururent à toute bride sur lui, et, au lieu de se contenter de l’arrêter, comme on le leur avait ordonné, l’un d’eux lui tira un coup de pistolet qui l’étendit mort. Le sieur Jean De la Metz en fut si indigné qu’il poursuivit son domestique, l’épée à la main. Obligés de fuir après ce meurtre, les deux frères De la Metz errèrent, durant trois ans, « par les pays estrangers, comme Hongrie, Poullongne, Italie, Turquie, Angleterre, Escosse et Malthe, où ils portèrent les armes contre les infidèles, ennemis du nom chrestien. » De retour en France, ils vinrent, en 1612, à Rouen, solliciter la fierte, et l’oblinrent. Mais elle ne leur servit guère. Continuellement tourmentés par la famille du sieur De Dromesnil, en 1616 ils se rendirent prisonniers à Blois, afin de jouir du bénéfice de la joyeuse entrée de la reine. Délivrés une seconde fois, en cette circonstance solennelle, ils n’en furent pas moins poursuivis encore par des adversaires implacables, qui parvinrent même à les faire écrouer au Grand-Châtelet. Mais alors, le duc de Bournonville, leur parent, ambassadeur de l’infante d’Espagne, intercéda pour eux auprès du roi, qui leur accorda des lettres de rémission. En entérinant ces lettres, le parlement de Paris condamna les sieurs De la Metz à vingt mille livres de dommages-intérêts envers les enfans du sieur De Dromesnil, à quatre mille livres envers la veuve, et à d’autres sommes pour les monastères et pour les pauvres.
En 1614, on vit la fierte levée par un jeune homme de seize ans, suivi de son père et de son frère aîné, complices du crime qui l’avait mis dans le cas de recourir au privilége. Au mois de septembre 1613, François et Hector De Nourry, fils du sieur De Bénouville, accompagnés de deux gentilhommes leurs amis, se rendaient de Bénouville-en-Caux, à un village voisin, appelè Bordeaux, « pour tirer et estranger des corneilles qui gastoient le colombier d’une ferme qu’ils avoient dans ce village. » Les sieurs De Trémauville et De Brécy, qui avaient tendu dans la campagne « des chevaux de toile pour tonneler des perdrix », mirent bas ces instrumens de chasse, en voyant venir les sieurs De Nourry, s’avancèrent à leur rencontre, ayant en main, les uns des épées, les autres des arquebuses, et demandèrent aux sieurs De Nourry où ils allaient. « Nous ne vous demandons pas nostre chemin », leur répondirent les sieurs De Nourry ; paroles assez inciviles, il faut en convenir, mais qui s’expliquent par une mésintelligence déclarée entre les sieurs De Nourry et les sieurs De Trémauville et De Brécy. Cette réponse n’était pas de nature à y mettre un terme. Ces gentilshommes échangèrent des injures et des défis. Le jeune Hector De Nourry, voyant François son frère menacé de l’épée nue du sieur De Trémauville, rabattit le coup avec son escopette ; et comme Trémauville s’en prenait à lui-même et voulait le frapper, « il fut contrainct, pour garantir sa vie, de lascher le cliquet de son escopette chargée de menue dragée qu’il déchargea dans le côté gauche de Trémauville » ; ce dernier mourut presque aussi-tôt. Le sieur Nourry de Bénouville, père de ces deux jeunes gens, n’avait pris aucune part apparente au meurtre du sieur De Trémauville ; il n’était arrivé qu’après le combat, et avait adressé de grands reproches à ses fils qui, pour fuir sa colère (dirent-ils depuis), s’étaient absentés du pays. Toutefois, après avoir obtenu, pour lui-même, des lettres de rémission qui, apparemment, n’étaient point encore entérinées, il vint, en 1614, solliciter avec ses fils le privilége de la fierte. Hector De Nourry parut devant le parlement, ayant les fers aux pieds. Le père ne portait point de fers, parce qu’il avait auparavant obtenu pardon pour ce faict, dit le registre du parlement. Enfin, le père et les deux fils parurent ensemble en 1614, à la procession de la fierte.
En 1616, le jour de l’Ascension, pendant que les chanoines délibéraient sur l’élection d’un prisonnier, le peuple s’attroupa dans les rues adjacentes à la cathédrale, et on entendit des murmures et des cris qui firent craindre des scènes fâcheuses. Le parlement fut obligé d’y envoyer la Cinquantaine, et d’inviter le lieutenant-criminel à y mettre ordre. Le peuple était mécontent du chapitre, parce que, à en croire un bruit généralement répandu, il allait préférer à un enfant de la ville un gentilhomme du Poitou, qui avait tué son frère. Ce gentilhomme était Louis Le Petit, écuyer, sieur de la Chausseraie. Son frère aîné, Claude Le Petit, sieur de la Héquinière, lui en voulait beaucoup, parce que leur mère, avant de mourir, lui avait fait une donation qui blessait ses droits d’aîné ; il lui cherchait depuis long-tems dispute, et on l’avait vu, accompagné de domestiques armés comme lui, battre et maltraiter les moissonneurs qui récoltaient pour le sieur De la Chausseraie, et les vignerons qui vendangeaient pour lui dans les terres qui lui avaient été données par leur mère. De ces faits, il était résulté des querelles violentes entre les deux frères, puis des voies de fait, qui finirent par plusieurs « combats avec arquebuses, escopettes et autres armes. » Dans une de ces fatales rencontres, l’agresseur (le sieur De la Héquinière) avait succombé, frappé par son frère. Louis Le Petit, dans sa confession au chapitre, donna, sur l’affaire, des détails très-circonstanciés, qui prouvèrent clairement qu’il avait usé de bons procédés, et que son frère avait eu tous les torts ; Ce dernier l’avait reconnu avant d’expirer. Il avait chargé son confesseur de dire à son frère qu’il lui pardonnait sa mort ; il avait ajouté : « Dieu m’a puny, et ce que je voulois faire à mon frère m’est arrivé. » Le sieur De la Chausseraie, par le récit qu’il fit des violences de son frère aîné, intéressa le chapitre, qui, sollicité d’ailleurs par le maréchal de Souvré, le choisit, cette année, pour lever la fierte. Mais le peuple de Rouen, qui ne pouvait pas connaître les détails du procès, ne voulait voir dans le sieur De la Chausseraie qu’un fratricide, qu’un homme étranger, en tout cas, à la province, et s’indignait qu’on le préférât à un jeune homme de Rouen. Enfant de la ville, coupable, en outre, d’un crime beaucoup moins grave que celui confessé par le gentilhomme poitevin, ce jeune homme n’avait-il pas plus de droits au privilège ? D’ailleurs, la règle voulait qu’on n’admît à lever la fierte que des individus détenus dans les prisons ordinaires de la ville ; et le sieur De la Chausseraie était détenu au Vieux-Palais, où vingt arrêts du parlement avaient défendu au chapitre d’aller chercher ses élus ; encore ne s’y était-il fait écrouer que depuis l’insinuation du privilège, et l’édit de 1597 refusait expressément la fierte aux individus écroués après l’insinuation. Ainsi, aux yeux de cette multitude mécontente, tout était contre le prisonnier, tout accusait d’injustice et de partialité le chapitre, qui le préférait à un enfant de Rouen, à l’élu de la ville. On parvint pourtant à apaiser cette foule émue, dont les murmures avaient inquiété les magistrats ; et ce fut sans doute par condescendance pour l’opinion publique qui s’était si hautement manifestée, que ce jour même, après avoir délivré le sieur De la Chausseraie au chapitre, le parlement défendit expressément de nommer à l’avenir, pour jouir du privilège, aucun prisonnier qui n’aurait pas été écroué aux prisons ordinaires de la ville, avant l’insinuation, et cela sous peine de nullité de l’élection ; ce qui n’empêcha pas, dans la suite, de donner encore la fierte à des prisonniers du Vieux-Palais, et à des prétendans écroués après l’insinuation.
En 1618, le jour de l’Ascension, le parlement dut ressentir quelque embarras, en voyant s’asseoir devant lui, sur la sellette, un conseiller de cour souveraine, élu par le chapitre pour lever la fierte. C’était le sieur De Thirac, jeune conseiller au parlement de Bordeaux, fils d’un président du même parlement. En 1611, et âgé alors seulement de vingt-deux ans, le sieur De Thirac recherchait en mariage damoiselle Ysabeau De Lestonac, jeune personne fort riche et fort jolie, que sa mère voulait marier, malgré toute la famille, à un jeune homme âgé alors de treize ans seulement, fils du sieur De Pontac, trésorier-général de la généralité de Bordeaux. Les parens s’en étaient plaints au parlement de Bordeaux, qui avait défendu à la dame De Lestonac de marier sa fille, jusqu’à ce qu’il en eût été autrement ordonné par la cour. Malgré cet arrêt, des relations étroites avaient continué entre les dames De Lestonac et le trésorier-général de Bordeaux. Tout s’acheminait à un mariage très-prochain, et enfin, un soir, on vint dire au conseiller Thirac que « les dictes damoiselles, mère et fille, soupoient au logis du sieur De Pontac, pour, le lendemain de grand matin, se marier. » Aussi-tôt, accompagné de neuf ou dix de ses amis, armés et déguisés ainsi que lui, le conseiller Thirac se rend à la place de Saint-Remy, où demeurait le sieur De Pontac, dans le dessein, à ce qu’il dit depuis, « de se saisir de la jeune fille, lorsqu’elle sortiroit, pour la représenter en justice, et faire ordonner de son mariage par l’avis des parents. » Cependant, le sieur De Pontac, averti du complot, avait imaginé une ruse pour le déjouer. Il envoya de ce côté « deux certaines filles habillées en damoiselles et voilées d’escharpes », se doutant bien que Thirac et les siens les prendraient pour les dames de Lestonac. C’est ce qui ne manqua pas d’arriver ; au moment où Thirac et ses amis se saisissaient de ces deux femmes pour les enlever, M. De Pontac et ses amis, les uns l’épée à la main, les autres munis d’armes à feu, s’avancèrent pour s’y opposer. Une mêlée eut lieu dans l’obscurité de la nuit ; des coups d’épée et de mousquet furent échangés. Le sieur De Pontac père, atteint d’un coup mortel, expira le jour même ; quelques uns de ses amis furent blessés. Un procès criminel, commencé à Bordeaux, contre le sieur De Thirac et ses complices, fut évoqué au parlement de Paris ; deux des complices furent condamnés à mort et exécutés. Mais Thirac dit à Rouen que « c’estoit pour autre acte, sçavoir est pour s’estre mariez, encores qu’ilz le fussent desjà et que leurs femmes feussent vivantes. » Si ce dernier cas était pendable, il faut avouer que l’équipée de Bordeaux ne l’était guère moins. Pour le sieur De Thirac, il était en fuite, et fut condamné à mort par contumace. Après avoir erré plusieurs années en Flandre et en Espagne, enfin il vint, en 1618, solliciter à Rouen la fierte qu’il obtint. Dans ce laps de tems, la demoiselle De Lestonac, qu’il avait recherchée avec tant d’ardeur, s’était mariée, comme l’avait voulu sa mère, au fils du sieur De Pontac ; et ainsi, trois ou quatre hommes avaient péri, et un magistrat s’était deshonoré inutilement.
L’arrêt du conseil, qui, en 1612, avait débouté le sieur De Lespicière du privilège de la fierte, n’avait pas moins déplu aux magistrats de Rouen qu’au chapitre. Le parlement de Normandie voulait être le seul juge de tous les differends qui pouvaient naître à l’occasion d’un privilége particulier à la province, et voyait avec chagrin ses arrêts cassés par le conseil, toujours prêt à s’arroger une haute compétence sur une matière qui semblait devoir lui être étrangère. Dans l’assemblée des états de Normandie, à la fin de l’année 1618, le parlement et le chapitre, lorsqu’on arrêta les remontrances à adresser au roi Louis XIII, réussirent à y faire insérer une clause relative au privilége de saint Romain. Cet article (le trentième des remontrances) était ainsi conçu : « L’une des plus anciennes remarques qui soit en ceste province, est le miracle que Dieu a faict par l’intercession de saint Romain, archevesque de Rouen, en mémoire du quel vos prédécesseurs ont donné un singulier privilége au chapitre de la dicte église, confirmé par vostre très honoré père Henry-le-Grand, en l’an 1596, et dont le dict chapitre est en bonne et valable possession, de temps excédant la mémoire des vivants. Néanmoins, il se trouve toujours quelques uns qui, opiniastrement, le veulent révocquer en doubte, et, en suscitent plusieurs proceds qu’ils tâchent d’évoquer hors ceste province ; il plaira à Votre Majesté d’ordonner que tous différends meus et à mouvoir contre ceux qui auront joui du dict privilège, se termineront en vostre court de parlement de Rouen, sans pouvoir estre évocquéz ailleurs. »
Le parlement et le chapitre avaient été obligés d’agir de concert pour faire insérer dans le cahier des remontrances cette clause relative au privilège. Mais leur accord n’était qu’apparent, et chacun de ces corps avait sa pensée. Ce que le parlement désirait avant tout, c’était d’être l’unique tribunal où pussent être débattus tous les procès relatifs à la fierte. Le chapitre, au contraire, ne voulait, pour rien au monde, de cette compétence exclusive, qui eût fait du parlement l’arbitre suprême du droit de l’église de Rouen, et eût mis le privilége à sa merci. Souvent des arrêts de cette cour, défavorables au privilége, avaient été déférés au conseil du roi, qui en avait fait justice ; et le chapitre n’avait garde de s’interdire une ressource à laquelle il pourrait, dans la suite, avoir besoin de recourir encore. Mais, d’une autre part, depuis la mort de Henri IV, le privilège n’avait pas encore été reconnu par Louis XIII, son successeur. Il importait au chapitre d’obtenir une confirmation expresse du roi régnant, de l’obtenir à la demande et sous les auspices des états de la province ; et, agissant dans ce but, mais dans ce but seulement, de concert avec le parlement, il espérait bien que la remontrance resterait sans effet en ce qui concernait cette cour, et n’aurait pas d’autre résultat qu’une confirmation nouvelle du privilége de saint Romain. L’événement justifia sa prévision. Les commissaires du roi près les états renvoyèrent bien au roi l’article relatif à la fierte, en déclarant « qu’ilz estoient d’advis que les priviléges accordés au chapitre de Rouen fussent conservez, et les différends, en exécution d’iceulx, traitéz au parlement de Rouen, et non ailleurs. » Mais le roi (sans doute à la grande satisfaction du chapitre) sembla regarder comme simple une proposition évidemment complexe, et répondit en peu de mots : « La volonté du roi est que les privilèges accordés au chapitre de Rouen soient conservéz, à la charge de n’en point abuser » ; et pas un mot sur la compétence. Ainsi il se trouva que le parlement avait servi le chapitre, sans avoir rien obtenu pour lui-même.
En 1619, l’élection du sieur De Sillans, désigné par le chapitre pour lever la fierte, fut l’occasion de scènes fâcheuses qui troublèrent la ville, le jour de l’Ascension. Le sieur De Sillans, gentilhomme du Cotentin, était allé dans l’abbaye de Saint-Etienne de Caen, pour voir dom François De Sillans, son frère, l’un des religieux de cette abbaye. Dans les corridors de la maison, il eut une querelle avec les sieurs De Colombières et De Guerville, qui avaient fait maltraiter par leurs laquais un sieur De Montplaisir, son ami. On mit l’épée à la main, et le sieur De Guerville fut tué dans l’abbaye par un de ceux qui accompagnaient le sieur De Sillans. Cette rencontre avait peut-être été désirée et recherchée par Sillans, qui fut immédiatement poursuivi par la justice ; on procéda activement contre lui. La famille De Guerville eut assez de crédit pour l’empêcher d’obtenir du roi des lettres de grâce. Mais Sillans eut recours au privilège de saint Romain ; et ses démarches auprès du chapitre, secondées par M. De Briroy, évêque de Coutances, dont il avait épousé la nièce, furent appuyées aussi au nom du roi, qu’il était enfin parvenu à intéresser en sa faveur. Le duc de Rohan écrivit aux chanoines de Rouen pour qu’ils donnassent leurs voix à ce gentilhomme. « Encores qu’il se trouve quelque difficulté en son affaire, faites (écrivait ce prince aux chanoines), faites qu’il soit passé outre, attendu que le roy le désire ainsi, Sa Majesté se voulant servir de luy en ces occasions présentes. Je vous asseure, outre, que vous obligerez quantité de braves gentilshommes à qui il appartient. » Ce fut en vertu d’une lettre de cachet du roi, adressée à M. De Bauquemare, gouverneur du Vieux-Palais, que Sillans fut reçu dans les prisons de cette forteresse. Il fut élu par le chapitre pour lever la fierte, avec Quénault dit La Groudière et Sébastien La More, ses complices. Les parens des sieurs De Guerville et De Colombières, avaient intrigué beaucoup auprès du parlement pour empêcher cette compagnie de délivrer Sillans. Le jour de l’Ascension, ils signifièrent des lettres d’évocation auxquelles on n’eut point d’égard. Dans l’interrogatoire que Sillans prêta sur la sellette, on le questionna sur l’assassinat du sieur De Beaurepaire, crime dont ses parties civiles l’avaient accusé pour aggraver sa position. Il repoussa énergiquement cette accusation, qui, en effet, paraissait dénuée de preuves. Mais, soit que le parlement ajoutât peu de foi à ses réponses, soit qu’il y eût, comme l’avouait le duc de Rohan, son protecteur, quelque autre difficulté dans cette affaire, il fut décidé que Sillans et ses deux complices « ne seroient délivréz que pour la solemnité du jour seulement. Toutefois, afin de ne troubler la feste, il fut convenu que les trois prisonniers ne pourroient être arrestés pendant cette journée par les huissiers ni par autres, pour quelque cas que ce fût. » Après avoir prononcé cet arrêt, le premier président fit avertir le maître de la confrérie de Saint-Romain de donner ordre que les prisonniers ne fussent pas arrêtés, afin qu’il ne fût apporté aucun trouble à la cérémonie, « ains de les faire mettre en liberté, après icelle accomplie. » Le premier président étant retourné à son hôtel après la délibération, y vit arriver presque aussi-tôt deux chanoines députés pour lui dire que le chapitre se trouvait arrêté par les réserves de la décision que venait de rendre la cour. Le premier président leur en fit connaître les motifs ; ils parurent satisfaits et se retirèrent. Un parent du maître de la confrérie de Saint-Romain survint presque aussitôt. Le bruit courait, dit-il, que les parties civiles du prisonnier voulaient le faire arrêter ; le maître en charge de la confrérie, craignant du tumulte, suppliait le premier président d’ordonner à la Cinquantaine d’assister le prisonnier jusqu’à sa maison où il devait souper, selon l’usage. Le premier président lui dit qu’aux termes de l’arrêt, le prisonnier ne pouvait être arrêté pendant la journée. Toutefois, pour rassurer la confrérie, il autorisa cet envoyé à dire, en son nom, au capitaine de la Cinquantaine, que si quelques personnes voulaient arrêter le prisonnier par les voies de justice, on fît haro sur elles, et qu’on les lui amenât aussi-tôt. Pendant tous ces pourparlers, M. De Sillans était au haut du perron de la Vieille-Tour, où il attendait la procession qui tardait plus que de coutume, le chapitre n’ayant pas voulu qu’elle partît de Notre-Dame avant d’avoir reçu la réponse du premier président. Sillans vit dans le peuple qui stationnait sur la place une fermentation qui l’inquiéta. C’étaient ses ennemis qui, furieux de ce qu’il avait obtenu la fierte, l’épiaient, résolus à ne le point perdre de vue. Un neveu du maître de la confrérie de Saint-Romain s’étant écrié que si l’on tentait quelque coup de main pour s’emparer du prisonnier, il faudrait mettre balle en bouche, ce mot, qui parvint aux oreilles de Sillans, acheva de l’éclairer sur les dangers ultérieurs qu’il courait. Il se douta que le parlement ne l’avait délivré que pour un jour. Alors sa résolution fut prompte ; apercevant un vide au milieu de cette multitude qui fourmillait dans la place de la Vieille-Tour, tout-à-coup il s’élança du perron, descendit les degrés, rapide comme l’éclair, et disparut, assisté de ses amis, qui, tous l’épée à la main, protégèrent sa retraite, et le reconduisirent au Vieux-Palais où il s’était fait écrouer. Il était près de huit heures du soir ; et, dans ce moment même, la procession de Notre-Dame se mettait en marche. Des officiers de l’église vinrent annoncer au chapitre « qu’il y avoit eu grosse rumeur à la Vieux-Tour, et que le prisonnier s’estoit enfui. Pourquoy, néantmoins, les chanoines ne différèrent le cours de leur procession, ains achevèrent icelle, sans avoir peu, pour l’absence du dict prisonnier esleu, effectuer les cérémonies qui estoient à faire. »
Une information eut lieu contre les auteurs des désordres qui avaient troublè la solennité de l’Ascension, et notamment contre ceux qui avaient dit et fait dire « qu’il falloit mettre balle en bouche », pour empêcher que Sillans ne fût arrêté. J’ignore quel en fut le résultat.
On ne lira peut-être pas sans intérêt le détail des faits qui mirent le sieur De la Bresle, gentilhomme du Bourbonnais, dans la nécessité de recourir, en 1620, au privilège de la fierte. Ce gentilhomme, étant au service du roi, avait conduit une compagnie dans le Piémont, et y avait emmené avec lui un nommé Claude Barbier, qui s’y conduisit bien et montra beaucoup de bravoure. De retour en France avec le sieur De la Bresle, Barbier, ayant changé de dessein et voulu entrer dans l’église, le sieur De la Bresle le fit, par sa protection, « parvenir à l’état de prêtrise » ; bientôt, le bénéfice de Biozat étant venu à vaquer, il détermina la dame De Biozat sa parente à donner cette cure à son protégé. Mais alors Barbier commença « à se déconnoistre et se laisser aller à toutes sortes de dissolutions », ne tenant nul compte des représentations que lui adressait la dame De Biozat, et ne témoignant pour elle que du mépris. Le dimanche 19 juillet 1612, cette dame l’ayant fait prier d’attendre qu’elle fût arrivée, pour commencer la grand’messe, lui, au contraire, commença l’office long-tems avant l’heure ordinaire, les paroissiens n’étant pas encore assemblés ; et lorsque la dame De Biozat arriva, la messe touchait à la fin. « De quoy se faschant incontinent, elle querella le curé, qui luy repartit, en présence de tous les habitans de Biozat, que si elle ne se feust point amusée à paillarder avec son La Bresle, elle se feust levée assez matin pour venir à la messe. C’était une horrible calomnie, une diffamation atroce contre « une dame qui n’avoit jamais vescu qu’avec toute honnesteté, sans donner soupçon à personne. » M. De Biozat étant alors absent pour un procès de famille, la dame De Biozat se plaignit au sieur De la Bresle, son parent, qui était de part avec elle dans le sanglant outrage qu’elle avait reçu, et qui, comme elle, avait comblé Barbier de bienfaits. La Bresle ayant écrit au curé de le venir trouver, cet homme, audacieux autant qu’ingrat, alla au château de Biozat et accabla d’injures sa bienfaitrice. Il lui reprocha d’avoir écrit à son mignon, afin de le faire tuer, et jura qu’il y donnerait bon ordre. Aussi-tôt, il se rend à Riom où était le sieur De Biozat, et parvient à le faire croire à l’existence d’une intrigue criminelle entre sa femme et La Bresle. Ce mari crédule retourne à Biozat, « se saisit de sa femme, l’enferme dans une chambre de son chasteau, et la contraint d’escrire à La Bresle qu’elle le prioit de la venir trouver pour luy conférer de choses qu’elle ne luy pouvoit escrire. » Bien éloigné de soupçonner un piége, La Bresle partit pour Biozat ; mais, à une lieue et demie environ, il trouva en embuscade le sieur De Biozat, le curé Barbier et quatre autres qui le couchèrent en joue, tirèrent sur lui, mais ne purent tuer que son cheval ; pour lui, il parvint à s’enfuir dans le bois où il ne put être poursuivi par ses agresseurs, qui, tous, étaient à cheval. Sur sa plainte, le sieur De Biozat, le curé et leurs complices furent décrétés de prise de corps. Jusqu’alors, la cause de La Bresle était bonne ; et la justice allait le venger ; malheureusement, il voulut aider lui-même à prendre le curé chez une chambrière qu’il avoit au bourg ; et, pour comble d’imprudence, les archers du prévôt se faisant attendre, il s’efforça de se saisir du curé Barbier. Celui-ci résista vigoureusement ; une lutte s’engagea entre eux. La Bresle, craignant que le curé, qui savait fort bien manier les armes, ne vînt à bout de lui, lui tira un coup de pistolet qui le blessa grièvement, mais dont, toutefois, il ne mourut pas. Alors, ce prêtre coupable confessa ses torts et proclama l’innocence de sa vertueuse bienfaitrice qu’il avait indignement calomniée. De son côté le sieur De Biozat reconnut son erreur, et rendit toute son affection à son épouse ; tous les deux se réconcilièrent avec La Bresle. Cependant, le procureur du roi au présidial de Riom, ennemi de La Bresle, et qui avait, en vain, excité Barbier à se porter partie civile, agit d’office contre ce gentilhomme ; il fut jugé par contumace, et condamné à la roue. Un peintre de Riom, qui l’avait peint autrefois, reçut l’ordre de « faire son pourlraict au naturel, qui fut attaché, pendant six mois, en une potence de la haulteur d’un homme, pour le faire remarquer de tout le monde. » Ce fut dans ces circonstances que La Bresle se présenta en 1620 pour solliciter la fierté. D’Ornano, lieutenant-général en Normandie, fit des démarches en sa faveur. De plus, Louis XIII écrivit au chapitre « qu’il auroit bien agréable que ce gentilhomme, qui estoit l’un des gendarmes de sa compagnie, obtînt le privilège[192]. » Ce monarque appuya d’autant plus volontiers les sollicitations de La Bresle, qu’il avait à cœur de faire exclure d’autres prétendans qui remuaient tout pour être admis à lever la fierte cette année ; c’était un nommé Poignant, dit Crèvecœur, qui avait assassiné, de guet-à-pens, le sieur De Bernapré, commandant à Montreuil ; c’étaient aussi les meurtriers du comte de Lévis-Charlus, condamnés à mort par le parlement de Paris. Dès le mois d’avril, le roi avait écrit au parlement de Normandie, que « comme il estoit bien instruit que c’estoit ung assassinat de guet-à-pens (qui est, disait-il, un des cas exceptés du dict privilège), sa volonté estoit qu’ilz ne fussent reçeus à lever la fierte. » Le duc de Longueville, gouverneur de la province, avait, à la sollicitation du grand-prieur de France, recommandé au chapitre et au parlement le sieur De Beauregard, l’un de ces condamnés. Mais aussi-tôt qu’il avait connu les intentions du roi, il s’était désisté. La Bresle fut élu par le chapitre, et délivré par le parlement.
Ces diverses lettres, adressées par le roi au parlement et au chapitre, soit pour détourner ces compagnies d’accorder la fierte à certains postulans, soit pour les prier d’en favoriser d’autres, pouvaient réellement être considérées comme autant de reconnaissances du droit de l’église de Rouen, autant de confirmations, du moins implicites, du privilége. Mais, cette année même, ce privilège fut reconnu et confirmé d’une manière encore plus authentique. Comme par le passé, le parlement désirait toujours être le seul juge des procès que l’on intentait quelquefois à ceux qui avaient levé la fierte. Dans une nouvelle assemblée des états, qui eut lieu à Rouen, en janvier 1620, il fit insérer au cahier des remontrances une clause ainsi conçue : « Il a pleu à vostre majesté confirmer le privilége saint Romain par la responce du cahier de l’assemblée dernière ; mais nous vous supplions très-humblement, comme nous le faisions dès lors, d’ordonner que les différends qui interviendront ensuite du dict privilège contre ceux qui en auront esté déclarés dignes, se jugeront et termineront au parlement de Rouen, sans en pouvoir estre distraictz ny évoqués. « Les commissaires avaient renvoyé cet article au roi, en ajoutant qu’ils estoient d’avis de l’accorder[193]. Mais c’était un parti pris par le roi et par le conseil, d’écarter cette prétention, sans paraître en voir la portée. « Le roy (répondit-on) a, cy-devant, déclaré par plusieurs fois son intention sur ce subject, qui est que les privilèges accordéz au chapitre de Rouen soient conservés, à la charge de n’en abuser. » Ce fut toute la réponse qu’obtint le parlement ; et force lui fut de s’en contenter.
Les meurtriers du comte de Charlus, que Louis XIII avait, en 1620, signalés au parlement, en recommandant si expressément de leur refuser la fierte, furent plus heureux l'année suivante. En 1621, le monarque, non seulement permit, mais demanda que le privilége leur fût accordé. La reine Marie De Médicis envoya à Rouen M. De Lanquetot, son maître d’hôtel, pour solliciter le chapitre en leur faveur. Dans une lettre assez étendue, dont elle l’avait chargé, elle recommandait particulièrement les sieurs De Beauregard. « La qualité de l’acte qu’ils ont commis par un malheur extrême n’ayant permis qu’ils aient esté secourus par les remèdes ordinaires, nous avons sujet d’espérer, (écrivait-elle) que, ayant traisné long-temps misérablement leur vie dans les appréhensions de la mort, leur longue patience et la repentance que nous leur avons veue et que vous reconnoistrez en eux, vous convieront à leur départir ceste grâce. » Enfin, le jour de l’Ascension, avant l’élection, Alexandre De Vendôme, grand prieur de France, fils de Henri IV et de Gabrielle D’Estrées, introduit dans la salle capitulaire, dit au chapitre que « soubz le bon plaisir dû roy, il s’estoit exprèz acheminé en ceste ville, pour se rendre solliciteur envers MM. du chapitre pour les sieurs De Beauregard et Champeroux, afin de leur impétrer le bénéfice de la fierte. Il prioit donc Messieurs du chapitre, de toute son affection, avoir esgart aux mérites de leur famille, et à leurs afflictions que, depuis dix ans, ils avoient souffertes[194]. »
Le fait qui avait mis ces gentilshommes dans le cas de recourir au privilège, mérite d’être rapporté. Depuis plus d’un siècle, une haine héréditaire divisait les maisons de Lévis-Charlus et de Beauregard, familles nobles et puissantes du Bourbonnais. Pourtant, enfin, les maréchaux de France étaient parvenus à accorder leurs différends, et les chefs de ces deux nobles maisons s’estoïent embrasséz. Restait à juger un dernier procès, qui allait être terminé par deux gentilshommes et deux avocats, arbitres acceptés par les parties. Les sieurs De Beauregard partirent de Paris pour le Bourbonnais, afin d’exécuter la sentence des maréchaux de France. Quelques gentilshommes leurs parens ou amis firent route avec eux. Ils se rendaient ainsi, à cheval et en équipage de chasse, d’une petite ville nommée Sancoins, à Champeroux, où était le château de Balthazar De Guadaigne, sieur de Beauregard, l’un d’eux, lorsqu’ayant passé le bourg de Lurcy-le-Sauvage, appartenant au comte de Charlus, ils entendirent du bruit derrière eux. Bientôt, sur le revers d’un coteau voisin du château de Poligny qu’habitait le comte de Charlus, ils aperçurent douze ou quinze cavaliers ; le comte de Charlus, qui était parmi eux, marcha à leur rencontre et les joignit au gué de Mézamblin. Voyant ce seigneur mettre le pistolet à la main, MM. De Beauregard et leur suite en firent autant. Au même instant, deux des sieurs De Beauregard furent attaqués, l’un par le comte de Charlus, l’autre par un gentilhomme de la suite de ce comte. Un combat à coups de pistolet s’engagea. Dans ce combat, le chevalier de Beauregard fut blessé à une main. Le comte de Lévis-Charlus, chevalier de l’ordre, eut le corps traversé d’une balle ; plusieurs furent blessés, de part et d’autre. Quelqu’un de la suite des Beauregard tua un page qui lui avait donné un coup d’épée. Le fils aîné du comte de Charlus, âgé de dix-huit ans, fut tué de la main de Balthazar De Beauregard, qui avait reçu de lui un coup d’épée. Peu de jours après, les Beauregard furent investis dans leur château de Champeroux, par le sénéchal de Bourbonnais accompagné de tous ses archers et de beaucoup de gentilshommes, parens et amis des Lévis. On fit le siége du château, et les Beauregard, ainsi que leurs amis, eurent bien de la peine à s’échapper par une issue secrète. Les prévôts du Berri, du Bourbonnais et du Nivernais firent des procédures contre les fugitifs. Un conseiller du parlement de Paris fut envoyé sur les lieux, avec un lieutenant du grand-prévôt. Il s’ensuivit un arrêt qui condamna les Beauregard (par contumace) à être, les uns roués vifs, les autres pendus. Le château de Champeroux fut rasé, sous couleur que les Beauregard s’étaient rebellés contre la justice. En 1621, après dix ans d’angoisses et de souffrances, les sieurs De Beauregard et leurs consorts furent élus par le chapitre et délivrés par le parlement. Mais l’arrêt de délivrance fut dénoncé au conseil par la comtesse douairière de Charlus, et une procédure assez longue s’engagea sur cette affaire. Enfin, le 15 juillet 1622, un arrêt du conseil décida que, pour certaines considérations, les sieurs De Beauregard jouiraient du privilège de saint-Romain, « pour la seureté de leurs vies et personnes seulement, à la charge qu’ils s’abstiendroient de la cour et du pays de Bourbonnois, et ne se trouveroient jamais en aulcuns lieux et endroictz où seroient la comtesse de Charlus et ses enfants, et s’ils s’y rencontroient fortuitement, qu’ils seroient tenus de s’en retirer aussitost. En cas de contravention, le privilège de la fierte leur deviendroit inutile, et ils ne s’en pourroient plus aider. » Déjà la comtesse douairière de Charlus avait obtenu des dommages-intérêts considérables, et une chapelle expiatoire avait été construite à Poligny, aux frais des sieurs De Beauregard. Par ce nouvel arrêt du conseil, ils furent condamnés à payer encore soixante-douze mille livres de dommages-intérêts[195].
En 1622, la fierte fut donnée à François De Louviers, seigneur de Maurevert, dans la Brie, fils de Louviers De Maurevert, assassin de l’amiral de Coligny. Depuis plus d’un siècle, les sieurs De Maurevert étaient en procès avec les habitans d’Ausouër, relativement à la propriété d’un bois taillis. Le sieur De Maurevert, qui se prétendait en droit d’exploiter ce bois à son profit, en attendant la décision du procès, y envoya quatre bûcherons dans le mois de novembre 1621. Mais les habitans se saisirent de ces quatre ouvriers, et les conduisirent dans les prisons de la haute justice d’Ausouër. Avertis de ce qui se passait, le sieur De Maurevert et le sieur De Vauchamps, son fils, montèrent à cheval et se rendirent à Ausouër. A la porte du manoir seigneurial, qui appartenait aux religieux de Marcoussis, ils trouvèrent le prieur, qu’ils supplièrent de leur rendre leurs bûcherons, sans quoi de tels procédés pourroient estre cause de quelque malheur. N’ayant rien pu obtenir ni du prieur, ni de ses religieux, le sieur De Maurevert, indigné, leur déclara qu’il prendroit plus de leurs habitans prisonniers, qu’ils n’avoient prins des siens ; et, pour commencer, peu d’instans après, il fit arrêter et enfermer dans son château le vacher de la commune. Mais bientôt le tocsin sonna, et on vit tous les habitans d’Ausouër accourir sur la place du village, armes d’épées, de serpes, de haches et de leviers ; une fois réunis, ils allèrent dévaster le bois contentieux et d’autres bois qui appartenaient au sieur De Maurevert. Mais, sur ces entrefaites, ce gentilhomme survint, accompagné de son fils et du sieur De Saint-Remy, et suivi de six domestiques. Tous étaient armés d’arquebuses et de pistolets. Le père et le fils arrêtèrent quatre paysans, en leur disant : « Allons, prisonniers, à Maurevert. » Mais les autres villageois défendirent leurs camarades, et frappèrent le sieur De Maurevert. Celui-ci, outré de colère, cria : Tue, tue ; et, à sa voix, tous ceux de sa suite tirèrent plusieurs coups d’arquebuse et de pistolet sur cette troupe de villageois. Ceux-ci firent une résistance vigoureuse, ils frappèrent à coups de levier sur les sieurs De Maurevert, leurs amis, et leurs domestiques, et en désarmèrent deux ou trois. Un de ces derniers, âgé de soixante-dix ans, se sentant frappé, tua d’un coup d’épée le villageois qui le maltraitait ; un autre paysan tomba mort un instant après. Mais ces tristes succès avaient été chèrement achetés. Les sieurs De Maurevert et ceux de leur suite étaient sanglans et meurtris des coups de levier qui leur avaient été portés. Toutefois, ils se mirent à la poursuite des habitans, en tuèrent encore un, et emmenèrent prisonnier dans leur château, le médecin du village dont, au reste, les secours leur étaient bien nécessaires. Le sieur De Maurevert, son fils et son neveu, condamnés à avoir la tête tranchée, et leurs domestiques, condamnés à être pendus, s’enfuirent et vinrent à Rouen solliciter la fierte qu’ils obtinrent.
L’élection de René Cordier, qui leva la fierte en 1624, est un nouvel exemple de ces combats entre gentilshommes, si fréquens encore à cette époque, malgré la rigueur des édits. Le sieur De Chantemesle, gentilhomme du Perche, suivi d’une douzaine d’hommes armés de carabines et de pistolets, était venu à Bretoncelles, en l’absence de Jean D’Angennes, seigneur de la paroisse, et avait fait, tant dans le château où il s’était introduit par violence, que dans la paroisse où on n’avait pu lui résister, plusieurs prisonniers qu’il avait remis à la garde de quelques sergens qui le suivaient. Peu de jours après, messire Jean D’Angennes, seigneur de Bretoncelles, chevalier de l’ordre du roi, vint, à son tour, accompagné d’une trentaine de gentilshommes armés, au bourg de Voupillon dépendant du sieur De Chantemesle. Une rencontre eut lieu entre eux et ce seigneur, que suivait une compagnie à peu près du même nombre. On en vint aux mains. Des deux côtés, plusieurs gentilshommes perdirent la vie, notamment les sieurs De Piedfontaine, De Mondreville, Brunel, Meaussé, Du Plessis de Saint-Piemy, La Vallée Viardière, Du Busc, De Saint-Martin, Du Saussay, Rémond. Plusieurs furent blessés, et entre autres le sieur De Chantemesle. René Cordier, qui ne s’était trouvé dans cette mêlée que parce que le sieur De Bretoncelles, dont il était le vassal, lui avait ordonné de le suivre, sans lui communiquer son dessein, fut admis à lever la fierte, quoiqu’il eût tué plusieurs personnes en cette rencontre. Le privilège lui fut accordé, pour lui et ses complices, au nombre de vingt. (Registre du chapitre.)
Le sieur De Bonnard de Liniers, qui sollicita la fierte en 1625, était fils d’un père et d’une mère religionnaires ; lui-même faisait profession de calvinisme en l’année 1621, époque où il commit le crime qui le força depuis de recourir au privilège de saint Romain. Mais, peu de mois après, « se trouvant à Béziers où estoit le roy, De Liniers fut converty à la foy catholique par M. De Chaumont, garde de la bibliothèque du roy ; conduit par le dit sieur De Chaumont en l’église des jésuites de Béziers, pour abjurer l’hérésie, il communia le mesme jour, puis fust présenté au roy par le dit sieur De Chaumont, pour luy en rendre tesmoignage. » En 1625, le pieux Louis XIII recommanda au chapitre ce nouveau catholique, dont la conversion s’était faite si à propos, et il obtint la fierté à l’unanimité. Dans la suite, nous verrons deux autres conversions de ce genre (en 1670 et 1683.)
En 1628, la fierte fut levée par haut et puissant seigneur le baron de Virieu (du Lyonnais), lieutenant d’une compagnie de chevau-légers. Un nommé Jacquemon chassait sans cesse sur les terres de ce gentilhomme, malgré les défenses expresses et fréquentes qui lui avaient été intimées. Un jour, le baron de Virieu, accompagné du sieur Hémonnet, juge de sa baronnie, et suivi de plusieurs domestiques, ayant aperçu Jacquemon qui chassait encore sur ses domaines, résolut de l’arrêter, pour le livrer, disait-il, à la justice. Jacquemon se refugia dans une maison du village, où il fut assiègé par le baron de Virieu et ceux de sa suite. Il blessa plusieurs domestiques, refusant opiniâtrement de se rendre, quoiqu’on lui promît de ne lui faire aucun mal. Enfin, il fut atteint d’un coup de pistolet, et mourut à l’heure même. Le baron de Virieu quitta ses terres et servit le roi avec distinction pendant plusieurs années, ayant avec lui le sieur Hémonnet, juge de sa baronnie, et Jean Roux, qui l’avaient assisté lors du meurtre de Jacquemon. Les services signalès du baron de Virieu lui valurent de bons témoignages auprès du roi, qui écrivit au parlement et au chapitre pour les prier de lui accorder la fierte. Tous les trois l’obtinrent en 1628.
L’année suivante, les suffrages du chapitre se réunirent sur Jean-Maximilien Marc, huissier au parlement de Rouen, et sur Barbe Lefebvre sa complice. Maximilien Marc étant allé, le jour des Rois, voir un nommé Hamon, tailleur d’habits, son compère, le trouva ivre et prêt à battre sa femme qui ne voulait plus lui donner à boire. Marc chercha à défendre cette femme contre la brutalité de son mari ; mais ce dernier, outré de colère, l’appela voleur, ce qui lui valut un soufflet. « A l’instant, Hamon tira de sa pouchette un petit cousteau vulgairement appelè une jambette, menaçant Marc tle l’en vouloir frapper. » Alors, Marc tira son épée du fourreau, et donna à Hamon deux ou trois coups de plat d’épée sur les épaules ; et « néantmoins, inopinément, le dict Hamon se trouva blessé au costé d’un coup de pointe, ce qui m’estonna grandement (disait Marc dans sa confession devant le chapitre), ne croyant que le dict Hamon fust blessé. » Hamon mourut quelques heures après. Marc quitta la ville, et n’y revint que pour solliciter la fierte, qu’il obtint du chapitre, avec Barbe Lefebvre, veuve de Hamon, arrêtée, depuis quelque tems, comme complice du meurtre de son mari. Le parlement consentit que Marc et la veuve Hamon levassent la fierte ; mais il y eut dans le dictum que prononça le premier président, des réserves qui semblaient menacer Marc d’être arrêté après la cérémonie. De plus, à l’époque du meurtre de Hamon, Marc avait été interdit de son office d’huissier à la cour. Le parlement, en l’admettant à lever la fierte, déclara que « néantmoins, il estoit déclaré incapable d’exercer jamais aucun office royal, et à luy enjoinct de se deffaire de son office d’huissier en la court, dans trois mois, à faulte de quoy faire il seroit tenu pour vacant. » Le chapitre, estimant que cette clause portait atteinte au privilège, envoya des députés chez le premier président, pour demander qu’elle fût rapportée. Ce magistrat leur répondit que « La court n’avoit eu aucune intention ou desseing de préjudicier au privilége ; et que ç’avoit esté le seul intérest d’icelle qui l’avoit portee à prononcer les dictes modifications, ne désirant se servir du dict Marc, à raison de la faulte par luy commise. » Il leur dit de venir, le lendemain, faire leur remontrance à la cour, et leur promit de faire ce qu’il pourrait pour décider le parlement à lever cette modification. Il ne paraît pas toutefois que le parlement soit jamais revenu sur sa première décision. Pour en finir sur l’élection de Marc, la cérémonie, qui avait été suspendue pendant ces pourparlers, eut lieu après le retour des chanoines députés. Mais elle fut troublèe par deux incidens. D’abord « il y eut un grand désordre, par l’insolence de quelques clercs du parlement, qui voulurent se saisir du prisonnier et le conduire du Palais au hallage, au préjudice de ceux de la Cinquantaine et des arquebusiers, qui d’ordinaire en avoient la garde[196]. » On ne vint à bout qu’avec peine de les faire renoncer à leur projet. L’autre incident fit plus de sensation. Marc avait su quelque chose des réserves contenues dans l’arrêt du parlement ; et les clercs n’avaient, sans doute, voulu lui servir d’escorte, que pour assurer son évasion. Le peu de succès de cette tentative ne découragea point le prisonnier. Au moment où il arrivait a la Vieille-Tour, il saisit l’instant propice, et (dit un journal manuscrit du tems) s’enfuit, sans dire adieu à personne ; en sorte que Barbe Lefebvre leva seule la fierte.
En 1630, le choix du chapitre tomba sur Sylvain De Bridiers, sieur du Solier, gentilhomme du Berry. Ses aïeux avaient été les fondateurs et bienfaiteurs de l’église de Chasseneuil près d’Argenton en Berry, et, à ce titre, avaient toujours joui des honneurs seigneuriaux dans cette église. On voyait dans le chœur leurs armoiries et leurs tombeaux. Les cinq fils du sieur Du Solier, dont le père avait joui paisiblement de ces droits honorifiques, se virent, en 1618, troublés dans leur possession par le sieur De la Flipière et par son frère, prieur des bénédictins de l’abbaye de Maubec, qui, depuis les guerres civiles, jouissaient entièrement du revenu de ce bénéfice. Ils le faisaient desservir fort mal par un prêtre auquel ils ne donnaient que trente livres de gages et le tronc de l’église. La messe s’y disait à la commodité du sieur De la Flipière, quelquefois avant l’heure ordinaire ; et, par ce moyen, les habitans étaient souvent privés de l’entendre. Ce prêtre, tout entier à la dévotion des La Flipière, oubliait à dessein, dans les prières publiques, les sieurs Du Solier, fondateurs et bienfaiteurs de l’église qu’il desservait. Lorsque La Flipière ou quelqu’un des siens assistait à l’office, cet ecclésiastique ne faisait aucune bénédiction de pain, afin d’éviter de rendre aux sieurs Du Solier ce qui leur était dû. Les habitans de Chasseneuil et les sieurs Du Solier se plaignirent à l’archevêque de Bourges, et l’official leur promit de leur donner un curé. Le prieur de Maubec, furieux contre les sieurs Du Solier, alla un jour, armé jusqu’aux dents, accompagné d’un de ses religieux et d’un domestique armés d’arquebuses, se mettre en embuscade ; et tous les trois attaquèrent un des frères Du Solier et un gentilhomme qui était avec lui. Comme le sieur Du Solier exhortait ce prieur belliqueux à se souvenir qu’il était ecclésiastique, le prieur répondit qu’il mettoit sa qualité à part, et que cela ne debvoit empescher. Ils se battirent donc, mais sans résultat. Bientôt l’archidiacre de Bourges étant venu visiter l’église de Chasseneuil, déposa le desservant, et le remplaça par un prêtre de la ville de Saint-Marceau, qu’il chargea les sieurs Du Solier de protéger. Mais le sieur De la Flipière et le prieur de Maubec, son frère, n’en continuèrent pas moins de faire faire le service par leur prêtre interdit, et « le conduisoient tous les jours à l’église, avec armes. » Un des frères Du Solier, imbécille, interdit judiciairement, et déchu, par cette raison, de son droit d’aînesse, ayant fort mal à propos insulté ce prêtre, les La Flipière dirent que « les sieurs Du Solier avoient faict jouer la marotte par ung fol, mais qu’ilz la paieraient. » Ce propos menaçant fut rapporté aux quatre autres frères Du Solier, qui, à l’instant, se dirigèrent vers l’église, armés de pistolets, accompagnés de leur cinquième frère, et suivis de deux valets armés de carabines et d’épées. Ils venaient d’arriver près de l’église, lorsque survinrent les La Flipière, accompagnés de domestiques armés. Un combat s’engagea aussi-tôt. Un des valets des sieurs Du Solier eut les deux bras rompus d’un coup d’arquebuse : le sieur Des Ouches, un des cinq frères, fut blessé à la jambe ; un autre frère fut atteint de cinq postes dans un bras et de trois balles dans une cuisse. Les deux autres furent frappés de coups d’épée dont ils moururent à l’heure même. Mais le sieur De la Flipière succomba, et le prieur de Maubec, son frère, qui, long-tems spectateur passif du combat, avait cherché à assassiner lâchement par derrière un des sieurs Du Solier tombé de cheval, fut tué lui-même dans le cimetière de Chasseneuil, près l’église. Ainsi finit cette sanglante tragédie, dans laquelle sept acteurs avaient péri !
En 1630, le sieur Sylvain Du Solier vint à Rouen solliciter la fierte. Le duc de Longueville, gouverneur de Normandie, appuya cette demande avec instance et chaleur. « Ceste affaire, disait-il, estoit ung pur malheur, et debvoit inspirer la commisération. » Ce prince déclarait « avoir tousjours faict beaucoup d’estime du sieur Du Solier, comme plein de toutes bonnes et louables conditions. » Du Solier fut élu par le chapitre ; mais le jour de l’Ascension devait être, cette année là encore, fécond en incidens. Au parlement, comme on venait de lire le cartel par lequel le chapitre demandait, pour jouir du privilège, Sylvain De Bridiers, sieur du Solier, et pendant que les huissiers étaient allés chercher ce prisonnier, on apporta au parlement une requête de Pougnant Huet, prisonnier à la conciergerie, qui demandait à lui être préféré. Enfant natif de ceste ville de Rouen, détenu depuis huit mois, il avait été interrogé par le chapitre, et avait fait sa confession, comme prétendant à la fierte. Il avait, disait-il, plus de droits à cette faveur que l’élu du chapitre, né dans une autre province et prisonnier depuis trois jours seulement. Tandis qu’un conseiller rapporteur lisait cette requête au parlement, survinrent les huissiers qui avaient été chargés d’amener De Bridiers ; ils se plaignirent d’en avoir été empêchés par les prisonniers de la conciergerie qui s’étaient révoltés. Pougnant Huet, surtout, leur avait opposé une résistance énergique, et le plus grand désordre règnait dans la prison. Le procureur-général dit que la requête de ce Pougnant Huet était une nouvelle forme « jusques à présent encore non veue. » Il n’y avait rien à prescrire aux chanoines sur le choix qu’ils faisaient d’un prisonnier pour lever la fierte. Ses députés allaient aux prisons interroger les détenus qui prétendaient au privilège, le chapitre choisissait parmi ces divers prétendans celui qu’il estimait en être le plus digne, et la cour en jugeait ; mais aucun des prétendans n’était en droit de se plaindre. Il requit une information sur la rebellion des prisonniers, et dit qu’en tout cas la cour ne devait pas s’arrêter à la requête. Cette requête fut, en effet, écartée. Le parlement envoya à la conciergerie « des huissiers en nombre suffisant pour faire monter le sieur Du Solier. » Ils avaient ordre de dire au concierge de mettre au cachot ceux des prisonniers qui voudraient l’empêcher, et qui tenteraient de commettre quelque rebellion. Enfin, le sieur Du Solier fut amené, « nud teste, vestu de son manteau et ayant les fers aux pieds. » Le parlement, après l’avoir interrogé sur la sellette, ordonna qu’il serait délivré ; mais l’arrêt ne parlait point des complices, que le chapitre avait, toutefois, mentionnés dans son cartel. Le maître de la confrérie de Saint-Romain, et le prisonnier lui-même, supplièrent la cour d’ordonner, conformément au cartel d’élection, que Sylvain De Bridiers jouirait du privilège de saint Romain, pour lui et ses complices. Le parlement ordonna que le sieur Du Solier jouiroit seul du privilège, à cause que ses complices n’estoient présents. Il était six heures lorsque cet arrêt parvint à la connaissance des chanoines assemblès. Après une délibération assez longue, le chapitre arrêta que « la procession et cérémonie seroit sursise à faire, jusqu’à ce que le privilège eût sorti son entier effet pour le regard des complices du sieur De Bridiers du Solier, suivant le cartel envoyé au parlement, et que le reste de l’office de ce jour seroit faict sans sonner les cloches. » Une députation se rendit chez le premier président, et lui fit des remontrances sur l’exclusion prononcée contre les complices du sieur Du Solier. Ce magistrat accueillit fort bien les envoyés du chapitre, et leur exposa en détail les motifs de cette décision. Il fut arrêté qu’une autre députation irait le lendemain faire des remontrances à la grand’chambre. Cependant, on brûla dans la salle capitulaire, conformément à l’usage, les confessions des prisonniers non élus, et à dix heures du soir, les chanoines sortirent du chapitre pour aller à la grand’messe et assister au reste de l’office, qui, on le conçoit, finit fort avant dans la nuit. Le lendemain, six chanoines députés allèrent représenter au parlement que sa restriction de la veille « seroit au déshonneur et diminution du privilège. » Ils demandèrent instamment que l’arrêt prononcé en faveur du sieur De Bridiers fût rendu commun à ses complices. Le parlement décida « qu’il n’y avoit lieu de rien ordonner sur ceste requeste », et qu’elle serait rendue sans réponse, sauf au chapitre, s’il avait de nouvelles pièces, à les remettre par devers le procureur-géneral du roi. Le samedi, dès six heures et demie du matin, plusieurs chanoines députés par le chapitre vinrent à la première audience de la grand’chambre, supplier le premier président de convoquer le parlement pour délibérer sur leur requête de la veille. Ils prièrent qu’on les excusât « s’ilz n’estoient en habit décent de longues robes, et seulement avec leurs longs manteaux. » Le premier président, Charles de Faucon, leur accorda leur demande, et le même jour, à dix heures, les députés du chapitre revinrent ; mais, cette fois, « revestus de leurs longues robes, avec bonnetz carréz. » C’étaient les abbés Nicolas Le Royer, Adrien Béhotte (ardent apologiste du privilège, lors du procès de 1608), Georges Ridel, Nicolas Du Tot, et Jean Le Vandanger, tous chanoines. Ils prièrent la cour de les vouloir entendre par la bouche de maître Centurion de Cahaignes, leur avocat. Le premier président, après avoir pris l’avis de la compagnie, leur répondit qu’il n’y avait point de procès pour plaider par advocat, et qu’ils pouvoient eulx-mesmes faire leur requeste. Alors, l’abbé Le Royer prit la parole ; « Les chanoines de Rouen, dit-il, supplioient très-humblement la cour, avec le respect qui luy estoit deu, qu’il luy pleust avoir aggréable que, conformément aux lettres de concession du privilège saint Romain, declarations des roys, et vérifications d’icelles en ce parlement, et suivant l’usage du dict privilège, dans l’arrest prononcé le jeudi précedent, les chambres assemblées, il fût employé que le prisonnier esleu par le chappitre joyroit du dict privillège, tant par luy que par ses complices ; ils supplioient, à cette fin, de considérer que le prisonnier qui avoit esté esleu estoit le chef et l’auteur principal de l’acte, et que la déclaration de 1597, qui leur estoit opposée, n’estoit que pour empescher que les principaux auteurs n’envoyassent lever la fierte par leurs valetz, pour se dispenser, eux, de comparoître. » Déjà la cour avait rendu plusieurs arrêts qui (les principaux auteurs de l’acte étant présens) avaient décidé qu’ils jouiraient de la grâce, pour eux et leurs complices absens. M. De Bretignières, procureur-général, prit la parole. Il montra que, depuis la déclaration de 1597, le parlement en avait usé diversement pour le fait des complices. Il prouva cette diversité de jurisprudence, en citant tous les arrêts rendus depuis 1597 dans les affaires où il y avait eu des complices. De ces arrêts, les uns avaient déclaré la grâce du privilège commune aux complices absens, et les autres l’avaient restreinte aux complices présens. Il ajouta néanmoins que, par la plus grande partie de ces décisions, le parlement avait manifesté l’intention que les complices ne pussent jouir du privilège, s’ils n’étaient présens en personne. Pour lui, il persistait dans ses conclusions conformes à l’arrêt contre lequel réclamait le chapitre. L’abbé Le Royer supplia le parlement de réflechir aux inconvéniens qui pouvaient résulter de cette jurisprudence. Souvent les complices étaient absens, soit pour cause de maladie, soit parce qu’ils étaient au service du roi. Les complices du sieur Du Solier se trouvaient précisément dans ce dernier cas, ils étaient à l’armée du roi en Italie. Le procureur-général invoquait contre leur prétention des arrêts qui ne leur avaient jamais été signifiés. Ils priaient la cour de leur faire connaître, à l’avenir, les décisions qu’elle pourrait rendre sur la fierte, afin qu’ils pussent s’y conformer. Le parlement, après avoir délibéré per vota, ordonna que son arrêt du jour de l’Ascension tiendrait, et serait délivré aux chanoines de Rouen, ainsi qu’il avait été prononcé, pour être exécuté selon sa forme et teneur. Le premier président dit aux députés que « si les chanoines vouloient continuer leur procession et cérémonie, interrompue le jour de l’Ascension, la cour le leur permettoit pour ceste foys seulement, sans que, pour l’advenir, ils la pussent différer comme ils avoient faict ceste année. » Le duc de Longueville, gouverneur de la province, qui avait sollicité vivement l’élection du sieur Du Solier, témoigna au chapitre le désir que la cérémonie retardée fût faite promptement, sauf au chapitre à se pourvoir auprès du roi pour faire lever la restriction. De plus, le chapitre acquit la certitude que l’arrêt du jour de l’Ascension ne portait point : « pour jouir du privilège luy seul et non autrement », comme on le lui avait rapporté, mais disait : « pour jouir du privilège en la manière accoustumée », ce qui était bien différent. Le privilège de saint Romain n’étant en rien méconnu, il fut alors décidé, au chapitre, que la cérémonie aurait lieu le dimanche, entre nones et vêpres. Le dimanche, on commença nones à une heure et demie. Puis toutes les cloches de la ville furent mises en volée ; la procession se rendit à la Vieille-Tour ; les paroisses de Rouen y assistaient, ainsi que les quatre écoles des pauvres. Les dignitaires du chapitre avaient leurs soutanes rouges, et, au retour de la procession, se mirent dans leurs chaires de dignités pendant que l’on chantait vêpres et complies. En un mot, tout eut lieu comme si c’eût été le jour de l’Ascension, excepté qu’il ne fut point chanté de grand’messe, celle du dimanche ayant été célébrée à l’heure ordinaire.
L’élection de 1632 fut signalèe par des scènes bien autrement tumultueuses. Dès huit ou dix jours avant l’Ascension, le bruit courait que les suffrages du chapitre seraient pour « frère Jacques De Sérans, chevalier de l’ordre de Saint-Jehan de Jérusalem », gentilhomme de Basse-Normandie. Ce jeune homme, âgé seulement de vingt ans, était déjà coupable de deux viols et de trois meurtres. Il avait commis un de ces meurtres à Paris, dès l’âge de quinze ou seize ans, le second à Falaise, le troisième à Guibray. Les deux premiers furent a peine aperçus, le troisième mérite quelques détails. Depuis long-tems en querelle avec les sieurs De Fresné Tassilly et D’Omblainville, qui avaient désarmé deux soldats de son père, Jacques De Sérans étant allé à la foire de Guibray, accompagné de son jeune frère et des deux soldats qui naguère avaient été désarmés, rencontra dans la rue de Guibray les sieurs D’Omblainville et De Fresné Tassilly, assistés d’un grand nombre de gentilshommes. Ils se provoquèrent mutuellement. Les plus prompts mirent l’épée à la main. Le jeune frère de Jacques De Sérans, avant d’avoir eu le tems de tirer la sienne du fourreau, fut tué d’un coup de dague qu’il reçut dans l’estomac. Jacques De Sérans, furieux, se jeta dans la mêlée et blessa mortellement le sieur d’Omblainville, meurtrier de son jeune frère ; un autre l’acheva. Jacques De Sérans donna aussi des coups d’épée au sieur De Fresné Tassilly, qui fut blessé mais n’en mourut pas. La famille De Fresné Tassilly ayant appris, peu de tems après, que Jacques De Sérans sollicitait la fierte, mit tout en œuvre pour l’empêcher d’être élu. De leur côté, les parens du chevalier de Sérans n’épargnèrent pas les démarches pour assurer son élection. Huit ou dix jours avant l’Ascension, « il se faisoit dans Rouen de grands amas de gentilshommes et autres de leurs amis, de part et d’autre. » Le président Le Roux de Saint-Aubin en parla à la grand’chambre ; il craignait, dit-il, que le jour de l’Ascension, « il n’arrivât quelque désordre et violence à quoy l’on ne pourroit pas aisément remédier, et luy sembloit à propos d’y pourvoir avant que d’en attendre l’inconvénient. » Ces paroles du président De Saint-Aubin firent peu d’impression sur la compagnie. Tout le monde savait qu’il protégeait pour la fierte un autre que le chevalier de Sérans, et qu’il était mal disposé envers le chapitre, dont quelques membres, trop peu discrets, avaient déjà manifesté l’intention de préférer ce gentilhomme. Sa proposition n’eut donc pas de suites. Le lendemain, on ne fit guères plus d’attention à une requête des parties civiles du chevalier de Sérans, par laquelle le parlement était supplié de « voir et délibérer les charges et informations des crimes dont le chevalier estoit prévenu, crimes qui, disait la requête, le rendoient indigne du privilège, vu leur énormité. Le parlement, ajoutaient les suppliants, après avoir vu qu’aux termes de la déclaration du roi, ces crimes sont exclus du privilège, y aura esgard en délibérant sur le cartel, au cas où le prisonnier seroit esleu et nommé par le chapitre. »
Le jour de l’Ascension, vers une heure après midi, le chapitre envoya au parlement un cartel où était inscrit le nom du chevalier de Sérans. Alors furent présentées à cette compagnie, tant par le père du prisonnier que par les parties civiles, des requêtes de récusation qui portaient sur un si grand nombre de magistrats, « qu’il ne resta aucuns des présidents et conseillers de la grand’chambre pour pouvoir les juger. » C’est du moins ce que dit le registre secret ; mais le chapitre, dans une lettre manuscrite que j’ai sous les yeux, accuse le président De Saint-Aubin de n’avoir pas voulu permettre au parlement de mettre en délibération le cartel d’élection, marry qu’il estoit (dit encore cette lettre) que les chanoines avoient préféré le prisonnier à un autre que luy-mesme avoit en recommandation. Le registre secret atteste que plusieurs propositions furent faites, et qu’on ne put parvenir à s’entendre. Le président Le Roux de Saint-Aubin déclara que s’il y avait quelqu’un qui pût présider, il était prêt à répondre aux moyens de récusation présentés contre lui. Mais on ne put convenir de rien ; et, « après avoir demeuré en la chambre dorée jusques à sept heures du soir, enfin la cour se résolut de désemparer. » Un huissier vint dire aux chapelains et aux quatre maîtres de la confrérie de Saint-Romain, qui avaient apporté le cartel à une heure, « qu’ilz eussent à se retirer et que la court ne délibéreroit rien ce jour-là. » Le chapitre, aussi-tôt qu’il connut cette réponse, envoya au palais quatre chanoines chargés de faire des représentations. Mais tous les membres du parlement s’étaient retirés. « Ce jour-là se passa donc sans avoir esté la cérémonie du privilège accomplie, ni la fierte levée. » Le lendemain, quatre chanoines s’étant rendus au Palais, le premier avocat-général Du Vicquet leur dit que « la cour ne les entendroit point, et qu’ilz eussent à présenter requeste. » Le chapitre, poussé à bout, déclara qu’il « se pourveoiroit vers le roy. » On conçoit que tout cela ne put pas avoir lieu sans beaucoup d’agitation dans le parlement, de mouvement dans le Palais, de bruit parmi la multitude immense qui remplissait la ville. Le registre secret parle d’assemblées, d’entreprises, d’esmotions, d’armements et de tumultes. Les gentilshommes, parens et amis du prisonnier et de ses parties civiles, divisés en diverses troupes, et tous armés d’épées et de pistolets, parcouraient les rues de Rouen, se regardant, se défiant, se prodiguant les menaces, les insultes ; et l’on dut s’estimer heureux qu’il n’y eût pas de sang versé. Des amis du président De Saint-Aubin dirent que si le chevalier de Sérans eût été délivré, le trouble aurait été encore plus grand. L’arrêt, ajoutaient-ils, était fondé sur la prévoyance d’une sédition populaire, que n’aurait pas manqué d’exciter la délivrance de ce prisonnier. Le roi envoie Louis XIII fut promptement instruit de ce qui s’était passé. On lui dit que, même au palais, des scènes fâcheuses avaient eu lieu entre les membres du parlement. D’Abbeville, où il était alors, il se hâta d’envoyer à Rouen M. De Pâris, maître des requêtes, pour informer de tous ces désordres et en dresser procès-verbal. M. De Pâris vint au parlement où il fut honorablement reçu ; il prononça devant les chambres assemblées, un discours dans lequel il montrait que le roi, et lui commissaire envoyé par S. M., croyaient que des scènes violentes et tumultueuses avaient eu lieu et dans la ville et au parlement, dans le secret de la chambre du conseil. Le président Le Roux de Saint-Aubin dit que « les récusations présentées par les parties du prisonnier et par le prisonnier lui-même, avoient donné quelque sujet de contention et empesché toute délibération. Depuis ce jour, toutes choses s’estoient passées dans l’ordre accoustumé ; et la compagnie avoit toujours rendu tesmoignage du service et fidélité qu’elle debvoit au roy. » A ces paroles succéda un assez long silence, qui fut enfin rompu par M. De Bonissent, conseiller aux enquêtes. « L’attitude de toute la compaignie fait assez connoître, dit-il, l’union qui est entre nous. L’énoncé des lettres du roy montre que S M. a cru qu’en ce qui s’est passé icy le jour de l’Ascension, il y avoit eu de la chaleur de la part de MM. des enquestes. Et, d’aultant que la contention meue le dit jour n’a esté aultre que celle qui a accoustumé de se rencontrer dans la diversité des advis, et pour savoir ce que l’on debvoit faire sur les causes de récusation qui avoient esté proposées par les parties, je supplie la cour, en la présence de monsieur le commissaire, de tesmoigner de vive voix et par ung concert universel, ce qui a esté faict, tant pour l’honneur de la compaignie en général, que pour faire cognoistre le procédé de MM. des enquestes, qui n’estiment avoir en rien manqué à l’honneur, service et respect qu’ils doivent au roy et à la cour. » Un murmure favorable accueillit ces paroles. Le président Le Roux de Saint-Aubin prit les avis, en présence du commissaire du roi ; puis il dit à haute voix : « Les contestations qui se passèrent en la compaignie, le jour de l’Ascension, sur la présentation de l’acte de l’élection faicte par le chapitre, de Jacques De Sérans, pour joyr du privilège sainct Romain, n’ont altéré, ni en rien diminué l’affection que toute la compaignie a tousjours eue au bien du service du roy, à l’administration de sa justice, et à maintenir le repos et tranquillité publique, et ses subjects en l’obéissance qu’ils luy doibvent. » Après ce préambule, il prononça un arrêt qui ordonnait qu’on remettrait au commissaire du roi les procès-verbaux de ce qui s’était passé, le jour de l’Ascension, tant au parlement que dans toute la ville, avec des listes et rôles de toutes les personnes qui étaient venues loger aux hôtelleries de Rouen pourvoir la fête. De plus, pour prévenir les désordres qui pourraient arriver en telles occurrences, pour empêcher l’abus des récusations qui pouvaient paralyser des chambres entières du parlement, il fut arrêté que l’on supplierait le roi d’ordonner que les parties seraient contraintes de réduire au tiers les récusations qui envelopperaient toute la compagnie. Enfin, pour obvier aux abus et contraventions qui se faisaient par le chapitre dans l’élection du prisonnier, le jour de l’Ascension, il fut arrêté que les chanoines seraient tenus de se régler selon la déclaration de Henri IV, sans quoi le cartel d’élection serait nul.
Cependant les chanoines, très-mécontens de ce que la fierte n’avait pas été levée cette année, s’étaient plaints au roi et au conseil. Par arrêt rendu contradictoirement entre eux et les parties civiles du chevalier D’Andrieu, toute cette affaire fut renvoyée au parlement de Bretagne. Aussi-tôt, le chapitre de Rouen écrivit à l’évêque de Rennes, pour le prier d’interposer son autorité et le crédit de ses amis « à ce qu’il ne fust faict bresche à un privilège si authentique, dernière marque qui restoit encore des anciennes prérogatives de l’esglize, et que, conformément à l’élection du chapitre de Rouen, le chevalier d’Andrieu fût mis en liberté. Le principal motif qui nous a portés à faire ceste élection (disait le chapitre), a esté la recommandation de l’ordre des chevaliers de Malthe, les quels exposant journellement leurs vies contre les ennemis de nostre foy, nous avons pensé que nous ne debvions refuser à leurs prières ceste faveur pour la délivrance d’un de leurs confrères, affin qu’ilz soient d’autant plus encouragée à la deffense de l’esglize, voyant que les ecclésiastiques se souviennent d’eux aux occasions. » Dans une seconde lettre à ce prélat, les chanoines, en le remerciant de ce qu’il avait déjà fait pour eux, le priaient de leur continuer ses bons offices. « La conservation de ce privilège nous est d’autant plus chère (lui disaient-ils), qu’il s’agit d’une des marques qui restent encore de l’ancienne franchise et liberté de l’église, que nous avons, jusques à présent, maintenue contre les entreprises de tous ceux qui l’ont voulu heurter en ces derniers temps. En quoy nous sommes d’autant plus favorables, que ce sont en partie les huguenots qui se meslent maintenant en ceste affaire et nous y veulent troubler, essayant, par voyes obliques, de donner quelque atteinte à l’église ; nous espérons que, par vostre moyen, ces nuages se dissiperont. » Par une lettre à la même date, le chapitre de Rouen remercie vivement les chanoines de la cathédrale de Rennes, qui, sans avoir attendu ses prières, « s’estoient portés puissamment à la protection des droits et prérogatives de l’église de Rouen, comme si c’eût été leur affaire propre. » — « Vous nous avez engagez et attachez à vous (leur écrivait-il) par des nœuds et liens si fermes qu’ilz ne se rompront jamais, et nous transmettrons le souvenir et la reconnoissance de ce bienfait à ceux qui viendront après nous, pour estre à perpétuité vouéz et obligéz au service de vostre compagnie. » Cette affaire languit long-tems. Enfin, le parlement de Bretagne, par un arrêt du 5 janvier 1634, décida que le chevalier de Sérans d’Andrieu jouirait du privilège de saint Romain, au jour accoutumé, suivant la nomination du chapitre de Rouen. Mais, eu égard à de nouveaux excès commis dans la conciergerie de Rennes par cet incorrigible gentilhomme, entre autres sur le sieur De Bréon qu’il avait frappé d’un coup de couteau, l’arrêt portait qu’il serait banni des provinces de Bretagne et de Normandie pour dix ans, sous peine de mort, s’il rompait son ban. Les chanoines de Rouen, regardant cette dernière clause comme contraire au privilège de la fierte, dont l’effet_était de restituer les impétrans en leur bonne renommée et en pleine liberté de leurs personnes, supplièrent le parlement de Bretagne « de vouloir bien, interprétant son arrêt du 5 janvier, dispenser le chevalier d’Andrieu du bannissement qui y estoit prononcé ; d’autant qu’il diminuoit la force du privilège, estant une mort civile qui les empeschoit de pouvoir l’admettre aux cérémonies ordinaires et requises à l’effet du privilége de la fierte. » Ils prièrent cette cour de déclarer, du moins, que la condamnation au bannissement ne pourrait préjudicier à leur privilége, ni apporter aucune restriction aux lettres de concession à eux données par les rois de France. Mais cette démarche n’eut aucun succès ; et le parlement de Bretagne ordonna, le 4 mai, que son arrêt du 5 janvier précédent serait exécuté selon sa forme et teneur, sans préjudice des droits et privilèges des chanoines de Rouen. Par suite de ces arrêts, il y eut, en 1634, le jour de l’Ascension, deux prisonniers qui levèrent la fierte ; savoir : le chevalier d’Andrieu de Sérans, pour l’année 1632, et un gentilhomme du pays de Caux, nommé Gréaulme, pour l’année présente (1634).
Au moment où la procession de Notre-Dame, se rendant à la Vieille-Tour, passait devant la conciergerie de la cour ecclésiastique (rue Saint-Romain), Jacques De Sérans se présenta à la porte de cette prison, les fers aux bras et une couronne de fleurs sur la tête. Deux des anciens maîtres de la confrérie de Saint-Romain, assistés des officiers de l’église, l’emmenèrent avec eux, derrière la procession, jusqu’à la Vieille-Tour où il leva la fierte avant le sieur De Gréaulme, prisonnier élu pour cette année. Au retour de la procession, il marchait à la droite du sieur De Gréaulme, portant, avec lui, la châsse de Saint-Romain. Lorsqu’on fut arrivé à l’èglise, le chapelain les présenta ensemble à tous les membres du chapitre, qui leur adressèrent la remontrance d’usage. Ce cérémonial avait été ainsi réglé à l’avance[197].
En 1633, la fierte avait été sollicitée par Nicolas Dubosc, jeune homme de Rouen, clerc au tabellionnage, et par Anne Le Thuillier, qui, de complicité, avaient tué un homme dans un mauvais lieu de Rouen. La famille Dubosc, qui était très-protégée, avait commencé par obtenir que le procès serait évoqué au parlement de Paris ; puis le conseil avait défendu à ce parlement d’en connaître ; et bientôt, rapportant son premier arrêt, lui avait enfin renvoyé cette affaire. Mais pendant toutes ces procédures, suscitées par la famille Dubosc pour gagner du tems, arriva le jour de l’insinuation du privilège de saint Romain. Alors les geoliers des prisons du bailliage de Rouen, qui, jusque-là, se fondant sur la contrariété des arrêts du conseil, avaient refusé de livrer Dubosc et sa complice aux huissiers de Paris envoyés pour les chercher, refusèrent plus explicitement encore, se fondant maintenant sur l’insinuation du privilége, formalité après laquelle aucun prisonnier ne devait plus être transporté hors la ville. On somma le chapitre de consentir l’enlèvement des deux prisonniers. Le grand-chantre répondit que messieurs du chapitre estoient maistres des prisons, attendu l’insinuation du privilége de monsieur sainct Romain ; et que l’arrêt du parlement défendait qu’aucun prisonnier fût transféré hors la ville. Conséquemment, ils ne pouvaient tolérer l’enlèvement de Dubosc et de la femme Le Thuillier. Bientôt les espérances de la famille Dubosc furent réalisées. Le jour de l’Ascension, Nicolas Dubosc et sa complice levèrent la fierte. Nul doute que, sans toutes ces longues procédures, ils auraient été condamnés et exécutés avant l’insinuation. Le danger imminent qu’avait couru Dubosc aurait dû être pour lui un avertissement de mieux vivre à l’avenir. Mais les inclinations perverses de ce jeune homme étaient incorrigibles. Précédemment il avait tué en duel, sur les bruyères de Saint-Julien, près Rouen, le précepteur des enfans de M. Châlon. Dès l’année qui suivit celle où il avait levé la fierte, il tua, près de la porte Cauchoise, à Rouen, le fils d’un tavernier de Dieppe, pour un sujet des plus frivoles. Cette fois, l’indulgence des hommes était épuisée pour lui ; arrêté et mis en jugement à raison de ce troisième meurtre, Nicolas Dubosc, âgé de vingt-sept ans seulement, fut condamné à mort, et pendu le 16 août 1634 sur la place du Vieux-Marché, à Rouen.
En 1638, le jour de l’Ascension, le chapitre avait élu Raulin Dubusc, jeune homme de Rouen, qui avait tué son frère. Le parlement cassa l’élection, non pas à cause du crime en lui-même, que les circonstances rendaient excusable jusqu’à un certain point, mais parce que le prisonnier n’avait pas été enregistré suivant la déclaration du roi et les arrêts de la cour ; sauf au chapitre à faire choix d’un autre. Le chapitre, averti de cette décision à cinq heures du soir, fit venir le concierge de la Chambre des Comptes, qui, après avoir prêté serment entre les mains de l’archevêque, attesta que sa liste était sincère, et que Raulin Dubusc avait été continuellement prisonnier sous sa garde, depuis trois semaines ; il signa sa déposition. Des députés du chapitre allèrent trouver MM. du parlement, et exhibèrent cette déclaration faite sous la foi du serment. Si le concierge avait commis une faute, une omission, pouvait-elle, dirent-ils, être imputée au chapitre ? Sans doute le parlement maintiendrait ce corps dans ses libertés et possessions anciennes. M. Charles De Faucon, premier président, leur objecta la déclaration de 1537, et l’arrêt du parlement, qui exigeaient qu’un prisonnier, pour être admis à lever la fierte, eût été écroué dans les prisons avant l’insinuation du privilége. L’écrou de Raulin Dubusc n’étant point produit, on en devait conclure qu’il ne s’était constitué prisonnier que depuis l’insinuation ; il ne pouvait, conséquemment, être admis à lever la fierte. Il invita le chapitre à procéder à une nouvelle élection, en lui donnant l’assurance que le parlement attendrait son second cartel. Les chanoines députés répondirent que l’élection du chapitre ayant été faite selon les formes ordinaires et observées de tems immémorial, « avec la candeur et la bonne foi requises en telle élection », on ne pouvait exiger qu’ils procédassent à un nouveau choix. L’affaire étant d’importance, ils demandèrent instamment que les avis de MM. du parlement fussent recueillis de nouveau, espérant que les explications qu’ils venaient d’entendre les auraient satisfaits. La cour y consentit, et la conjecture du chapitre se trouva vraie ; car bientôt on fit venir enfin Raulin Dubusc, qui fut interrogé sur la sellette. A huit heures et demie du soir, tut prononce un arrêt qui ordonnait que ce prisonnier serait délivré au chapitre, pour jouir du privilège, mais pour la cérémonie du jour seulement. La procession partit de Notre-Dame à plus de neuf heures du soir. Raulin Dubosc leva la fierte à la Vieille-Tour, et l’apporta jusque sur le maître autel du chœur. Alors, sur le bruit qui courut qu’on vouloit se saisir de sa personne, en vertu de l’arrêt du parlement qui l’avait délivré pour la cérémonie seulement, il sortit sans bruit de la cathédrale, à la faveur de la nuit. La grand’messe fut célébrée comme elle l’était ordinairement à pareil jour ; et sans doute elle ne finit pas avant minuit.
En 1641, la fierte fut donnée à trois gentilshommes coupables d’un meurtre dont les circonstances étaient affreuses, mais qu’excusait, jusqu’à un certain point le sentiment bien naturel qui paraissait avoir animé ses auteurs. Les sieurs De Bérard, gentilshommes de Touraine, étaient avertis qu’une intimité criminelle existait entre un sieur Postel d’Ormois et Marguerite De Bérard, leur sœur. L’un de ces gentilshommes, page du prince de Guéméné, avait épié les deux amans, et, par l’ouverture de la serrure, « les avoit veu faire une action non licite qu’aux gens mariés. » Il en avertit ses deux frères, et ils résolurent tous les trois de tâcher de surprendre le sieur D’Ormois et leur sœur « en l’estat que leur jeune frère les avoit veus, affin de les faire espouser ensemble », et réparer ainsi l’offense faite à leur maison. C’était au manoir de la Grillonnière, appartenant à leur mère, que se passaient ces scènes honteuses. Accompagnés de deux gentilshommes, leurs cousins, ils s’y rendirent une nuit, fort secrètement. Arrivés aux portes du château, après s’être tous débottés pour faire moins de bruit, ils furent introduits par des valets. Ils entrèrent dans la chambre de leur sœur ; l’un d’eux écarta les rideaux du lit… il n’y avait plus lieu d’en douter… leur sœur était déshonorée. Cependant, aussi-tôt qu’il les avait aperçus, le sieur D’Ormois s’était jeté sur son épée, puis la lampe qui éclairait la chambre étant venue à s’éteindre, il s’était enfui en chemise, et était allé se barricader dans une des chambres de l’étage supérieur. Bientôt, voyant les issues du château fermées pour l’empêcher de s’évader, il demanda aux sieurs De Bérard ce qu’ils lui voulaient. « Il fault, lui dirent-ils, que vous espousiéz celle que vous avez déshonorée. » — « Je mourrois plustost, répondit-il ; je n’ay rien attenté contre l’honneur de madamoiselle vostre sœur ; je causois avec elle, mais c’estoit sans aulcun mal. » Cette réponse était peu faite pour contenter les trois frères. Après bien des pourparlers, D’Ormois, voyant que c’était fait de lui, résolut de vendre cher sa vie. Lui et son domestique se présentèrent à leurs adversaires, l’épée et le pistolet à la main ; de part et d’autre on tira ; des deux côtés, les balles portèrent. D’Ormois étant blessé, on lui dit qu’il estoit encore assez temps d’espouser Marguerite De Bérard, et qu’il y avoit ung prestre non loin de là. Mais il répondit qu’il voulait qu’on l’achevât, et, en disant ces mots, coucha en joue le sieur Thomas De Bérard, qui, voyant cela, l’étendit mort à ses pieds. Aussi-tôt les meurtriers s’enfuirent, on instruisit contre eux. Des indices graves donnèrent lieu de penser que cette tragédie était le résultat d’un complot honteux, ourdi entre Marguerite De Bérard, sa mère et ses frères, pour contraindre le sieur D’Ormois à un mariage auquel il répugnait invinciblement. Le trop célèbre Laubardemont, envoyé en Touraine pour faire le procès aux coupables, les condamna par contumace, les uns à être rompus vifs, les autres à avoir la tête tranchée. Enfin, en 1641, les sieurs De Bérard vinrent à Rouen solliciter la fierte. Bouthillier-Chavigny, secrétaire d’état aux affaires étrangères, proche parent des Bérard, écrivit à François De Harlai, premier du nom, archevêque de Rouen, et au chapitre, en leur faveur. « Il seroit difficile à ces gentilshommes (écrivait-il) de se mettre en seûreté par autre voie que la fierte. » Et comme le chapitre l’avait invité à recourir plutôt à la grâce du roi, ce ministre répondit : « Si le crime dont les sieurs de la Grillonnière sont accusés eust permis d’implorer la grâce du prince, j’oze vous dire que le Roy m’eust peut estre faict l’honneur de me l’accorder pour eux. Ce sont gentilshommes de condition, qui sont tombés dans ce crime par un malheur extrême. Il y a quatre ans qu’ils en font pénitence, et ils espèrent, dans le repentir et très-grand déplaisir qu’ils ont de leur faulte, qu’ils obtiendront le remède qu’ils cherchent pour mettre fin à leurs peines en levant la fierte. » Le duc de Longueville écrivit aussi en faveur de ces gentilshommes, « qu’il avoit veu, disait-il, signaler souvent leur valeur dans les armées. C’est principalement, ajoutait-il, pour les personnes de leur mérite et condition que le privilège de la fierte a esté introduit. » Ces sollicitations eurent un succès complet. La fierte fut accordée aux sieurs De Bérard de la Grillonnière. Mais, pendant plusieurs années encore, ils continuèrent d’expier leur crime par les persécutions qu’ils eurent à essuyer de la part de la famille du sieur D’Ormois. Marguerite De Bérard, qui n’avait pas levé la fierte, était plus tourmentée que les autres, et on était parvenu à la faire arrêter. Après de longues procédures, le conseil renvoya cette affaire au jugement du parlement de Rouen, qui, par un arrêt du 22 août 1648, ordonna que les prisons seraient ouvertes à Marguerite De Bérard, la renvoya en la possession de ses biens, et la mit hors de procès. Ainsi se termina cette affaire, après onze ou douze années d’angoisses pour la famille De la Grillonnière. Ce qu’il y a de piquant, c’est que l’esclandre qu’avait faite ce procès n’empêcha pas Marguerite De Bérard d’être recherchée en mariage : peu de tems après la mort tragique du sieur Postel d’Ormois, elle avait épousé un sieur Jacques De Sarcilly, sieur des Fourneaux.
Un baron de Ris (je ne sais s’il était de la famille des Faucon de Ris qui a donné plusieurs premiers présidens au parlement de Rouen) ayant assassiné le vicomte de Montmartin, le parlement de Paris l’avait condamné à mort par contumace. En 1642, Le roi (Louis XIII), informé que ce gentilhomme « poursuivoit pour lever la fierte de sainct Romain, et obtenir, par ce moyen, l’impunité de son crime », écrivit au chapitre « qu’il estoit à propos que l’on n’abusât point de ce privilège, l’estendant à toutes sortes de personnes qui, par faveur, estoient admises à s’en prévaloir, ce que si l’on toléroit quelquefois, il estoit bon, néantmoins, que ce ne fût pas tousjours. Vous ferez donc en sorte, pour ceste fois-cy, ajoutait-il, qu’un autre que le dict baron de Ris lève la dicte fierte. »
Le chapitre eut égard à cette lettre ; et le privilège fut accordé, cette année, à un sieur Olivier Dagouët de la Giraudière, qui avait tué son beau-père (le mari en secondes noces de sa mère).
Nous avons vu, en 1598, un village tout entier, du Perche, représenté par quelques uns de ses habitans, obtenir la fierte pour un homicide commis de complicité par tous les habitans du village réunis. En 1644, la ville de Rouen vit le même spectacle, mais avec un intérêt plus vif encore. Il s’agissait d’une commune située à peu de distance de Rouen, et d’un meurtre environné de circonstances qui inspiraient beaucoup de compassion pour ses auteurs, plus malheureux que coupables. Les paroissiens du Tronquay (élection de Lyons-la-Forêt), ruinés par les passages continuels des gens de guerre, avaient obtenu des intendans de la justice en Normandie une dispense expresse de loger les troupes qui se présenteraient sans un ordre du roi, par écrit. Déjà ils avaient eu occasion de se prévaloir de cette exemption, et toujours avec succès. Le sieur De la Fontaine du Houx, capitaine au régiment de Bretagne, qui connaissait très-bien ce privilége, conçut la malheureuse idée de le braver, et de loger au Tronquay lui et sa troupe, sans ordre du roi, et malgré les habitans ; un gentilhomme du pays l’avait excité à ce coup de tête. Le 23 avril 1642, après avoir envoyé son train et son bagage par la route qui conduit au bourg de Ry, le sieur De la Fontaine du Houx s’achemina, avec sa troupe, vers le Tronquay, se détournant pour cela de son chemin, environ d’une lieue et demie. A son entrée dans le village, lui et les siens maltraitèrent et souffletèrent plusieurs habitans isolés, qui leur représentaient que, pour être admis à loger au Tronquay, il fallait exhiber un ordre écrit du roi. Ces militaires prirent même prétexte de ces avertissemens qui leur déplaisaient, pour entrer dans le village comme en pays ennemi, sommant les habitans de leur remettre les rôles des tailles, afin que l’on pût rédiger les bulletins de logement. Les représentations qu’on adressait à ces soldats indisciplinés ne faisant que les irriter, ils se rendirent à l’église, en forcèrent les portes, et y commirent une infinité de désordres ; puis ils escaladèrent le presbytère pour le piller. Cependant, deux ou trois villageois montèrent au clocher et sonnèrent le tocsin. A ce bruit, tous les habitans se rendirent à la hâte sur la grande place, avec des armes, des bâtons, des fourches et des haches. En ce moment, les soldats sortaient du presbytère, emportant les vêtemens, les surplis, les meubles, les provisions ; le capitaine La Fontaine du Houx était le plus échauffé de tous ; il emportait le manteau du curé sur la selle de son cheval ; il tenait des poulets à sa main ; et l’on voyait un verre à vin attaché à son chapeau, en guise de plumet ; équipage, on l’avouera, assez peu digne d’un gentilhomme, d’un capitaine. Sur la place étaient des amas de provisions et des tas de meubles, enlevés par cette troupe, tant dans le presbytère que dans l’église, où, par la permission du curé, quelques habitans les avaient déposés, espérant, bien à tort, qu’ils y seraient en sûreté. Qu’eût fait de pire cette soldatesque en pays conquis ? Cependant, apercevant tous les villageois réunis en armes sur la place, le capitaine La Fontaine du Houx leur demanda ce qu’ils voulaient. On l’invita à montrer l’ordre du roi, en lui déclarant que, malgré les désordres commis par lui et les siens, on les logerait, s’ils étaient en règle. À ce mot, le capitaine La Fontaine du Houx se mit en fureur. Il dit, eu jurant et blasphémant : Mon ordre est au bout de mon épée, et je vous marcherai sur le ventre à tous. Joignant les effets aux menaces, il sauta à bas de son cheval, l’épée à la main, criant à ses soldats : tue ! tue ! Ils n’obéirent que trop fidélement, et se ruèrent, l’épée à la main, sur les habitans. Un combat déplorable s’engagea... quelques villageois périrent ; mais plusieurs soldats restèrent aussi sur la place... L’imprudent capitaine La Fontaine du Houx fut tué ; ceux des soldats qui n’avaient pas succombé furent chassés du village. Mais les malheureux habitans du Tronquay devaient payer cher ce lamentable succès qu’ils n’avaient point cherché. Le chevalier de Fours, père du capitaine La Fontaine du Houx, avait du crédit et du pouvoir. Il était gouverneur d’Honfleur et de Pont-l’Evêque, capitaine de cinquante hommes d’armes, gentilhomme de la chambre du roi ; c’était un adversaire bien redoutable pour de pauvres villageois sans appui. Que son fils eût eu, ou non, des torts, ce gentilhomme désolé ne prit conseil que de sa douleur de père, et cria vengeance contre les habitans du Tronquay, meurtriers de son fils.
Le roi attribua au conseil privé la connaissance de cette affaire. Dix-huit ou vingt des habitans du Tronquay furent décrétés de prise de corps ; les autres mis en ajournement personnel. On parvint à en arrêter trois ou quatre seulement ; tous les autres s’enfuirent et se refugièrent dans les bois avec leurs femmes et enfans. La plupart « estoient des manouvriers gaignans leur pain à travailler dans les forests, n’ayant que leur hache pour nourrir leurs familles… Ils se virent réduicts en une extrême nécessité et à vivre parmi les bestes, pendant que leurs enfants alloient mendier leur pain ; la plupart de ces malheureux estoient forcéz de paistre l’herbe comme les brutes, estant courus journellement par des cavaliers qui les tuoient à coups de pistolets. » Ils passèrent deux années dans ce déplorable état. C’est du fond de cet abîme de misère, qu’en 1644, c’est-à-dire deux ans après l’événement que nous avons rapporté, ces infortunés tournèrent leurs regards vers l’église de Rouen, et résolurent de recourir au privilége de saint Romain. Ils adressèrent au chapitre une supplique qui nous offre les détails que nous venons de reproduire. Au premier avis que le chevalier de Fours reçut de cette démarche, il s’empressa de former opposition à leur demande. Il s’agissait, dit-il, d’un fait de guerre, d’une rebellion à main armée commise par les habitans du Tronquay contre l’autorité et les ordres du roi ; c’était un crime de lèze-majesté, exclus du privilege ; il présenta requête au chapitre pour le supplier de refuser la fierte à des gens qui en étaient indignes. A la sollicitation de ce gentilhomme, le jeune roi Louis XIV avait écrit au chapitre : « Qu’ayant esté adverti que les habitans du Tronquai, qui avoient assassiné le capitaine La Fontaine du Houx et deffaict entierement sa compagnie, prétendoient, pour éviter le châtiment dù à ce crime, se servir et se prévaloir du privilége de la fierte, il vouloit qu’il fut faict une justice exemplaire de ceste action qui estoit très-mauvaise et de dangereuse conséquence ; qu’ainsi son intention estoit que le chapitre n’accordât aux ditz habitans le privilége de la fierte, qu’aux cas et conditions portés par iceluy. » Sous les dehors d’une défense, cette lettre n’était-elle pas une invitation aux chanoines de n’accorder le privilége aux habitans du Tronquay, que si, après une exacte appréciation des faits, ils pouvaient le leur appliquer sans contrevenir aux lois, édits et réglemens ? A cet égard, on savait déjà à quoi s’en tenir. La notoriété publique donnait au capitaine La Fontaine du Houx tous les torts dans cette malheureuse affaire. Tout le monde s’accordait à dire que cet imprudent jeune homme avait voulu faire un coup de teste, et qu’il estoit venu chercher sa mort. On avait trouvé dans ses poches, en le déshabillant, des lettres que lui avait écrites un gentilhomme des environs du Tronquay pour l’exciter à cette échauffourée qui devait avoir de si tristes conséquences. Qu’avaient fait les habitans du Tronquay, que se défendre contre un agresseur injuste et violent ? aussi le chapitre et le parlement ne cachaient-ils pas la compassion que leur inspirait le sort de ces malheureux, assez punis d’ailleurs par deux années de misère et d’angoisses. Ce fut alors que seize habitans du Tronquay, sortant de ces bois où, depuis si long-tems, ils étaient traqués comme des bêtes fauves, vinrent se faire écrouer dans les prisons de Rouen. L’un d’eux (Jacques Bresmontier) était président de l’élection de Lyons. La concordance de leurs confessions aux deux chanoines députés pour les interroger, la conformité de ces déclarations avec les témoignages de toutes les personnes du pays, la peinture naïve et attendrissante de leurs longues et cruelles souffrances, ne permirent point aux chanoines ni au parlement d’hésiter plus long-tems. Malgré le duc de Longueville, qui voulait faire donner la fierte à un sieur De Lislemare ; malgré une lettre de la reine contre les habitans du Tronquay ; malgré la démarche du sieur De Fours, qui vint, le jour de l’Ascension, « supplier les chanoines de avoir esgard à l’action noire des habitans du Tronquay, meurtriers de son frère », les seize prisonniers furent élus par le chapitre ; le parlement les délivra tous seize, en déclarant que le privilége estoit pour eux et tous leurs complices, sans en excepter aucun, c’est-à-dire pour le village du Tronquay tout entier, dont il était bien peu d’habitans qui n’eussent pris part au soulèvement de la paroisse et au meurtre du capitaine La Fontaine du Houx et de ses soldats. Les seize élus levèrent la fierte, le jeudi 5 mai, jour de l’Ascension, aux acclamations d’une foule encore plus nombreuse que de coutume, qui manifesta hautement sa sympathie pour eux, et sa pitié pour leurs malheurs si peu mérités. Mais le sieur De Fours attaqua au conseil l’arrêt du parlement de Rouen, comme ayant accordé la fierte à des gens indignes de cette grâce. Il soutint qu’en tout cas le privilége de saint Romain ne pouvait servir à ceux des habitans qui ne s’étaient pas présentés et n’avaient point paru à la cérémonie. Les habitans du Tronquay répondirent[198] qu’il n’y avait rien de détaché dans cette action ; qu’elle était commune et continue à l’égard du général et des particuliers, venant d’une même cause, ayant été faite à même tems et à même heure ; qu’ainsi la grâce donnée et reçue par les plus coupables devait découler et se répandre sur tous les complices. Après dix-huit mois d’intance, le conseil, par un arrêt du 12 décembre 1645, déclara que le crime dont les habitans du Tronquay étaient accusés, était fiertable et dans le cas de la fierte ; ordonna que l’arrêt du parlement de Rouen (du 5 mai 1644) serait exécuté selon sa forme et teneur ; et qu’en conséquence, tous les habitans du Tronquay jouiroient du privilège de saint Romain, sans préjudice des dommages-intérêts prétendus par le sieur De Fours à l’encontre des dits habitans. Les parties, sur cela, furent renvoyées au parlement de Rouen, par un arrêt du conseil en date du 18 mai 1646.
L’élection de 1649 nous offre encore un exemple de ces haines qui divisaient des gentilshommes du même pays, les forçaient de marcher armés et les mettaient souvent aux prises. Une dispute avait eu lieu anciennement entre les sieurs De la Boullaie et De Montpisson, gentilshommes des environs de Bernay ; ils avaient, l’un et l’autre, de nombreux amis qui épousèrent chaudement leur querelle. Le dimanche 25 novembre 1640, tous ces gentilshommes armés d’épées, de fusils, de pistolets, allèrent entendre la grand’messe dans l’église de la Lande-Péreuse (ou Lande-Preuse). Ils étaient partagés en deux groupes distincts, qui sans doute s’observaient mutuellement d’un œil peu amical, si l’on en juge par la scène que nous allons raconter. Au sortir de l’église, le sieur De la Boullaie ayant adressé des injures au sieur Boissaptel, et l’ayant provoqué, des deux côtés on se coucha en joue, des coups de fusil et de pistolet furent échangés. Le sieur De Montpisson ayant été blessé d’une balle, Boissaptel et ses amis poursuivirent, l’épée à la main, le sieur De la Boullaie et les siens jusques dedans l’église de Lande-Péreuse, où le sieur de Montpisson tomba mort du coup qu’il venait de recevoir. Boissaptel, outré de douleur et d’indignation, tira (étant toujours dans l’église) sur le sieur De la Boullaie un coup de pistolet, dont ce dernier mourut peu de jours après. Poursuivis par la justice, Boissaptel et ses complices s’enfuirent et se rendirent à l’armée. Enfin, en 1649, ils obtinrent la fierte, que la reine régente, Anne d’Autriche, avait sollicitée, dès l’année précédente, pour l’un d’eux (le sieur De Boissaptel), en considération des services qu’il avoit autresfois rendus. Après cette recommandation, qui eut, du moins en 1649, un plein succès, on s’étonne de trouver, à la date du 24 mai 1650, une lettre d’Anne d’Autriche, peu conciliable assurément avec ses premières démarches. Un sieur Forestier de la Forestière avait assisté, en 1640, le sieur De Boissaptel dans le combat qui ensanglanta l’église de Lande-Péreuse, et il ne paraît pas qu’il eût joué, dans cette tragédie, un rôle plus odieux que ses complices. Toutefois, ne s’étant point présenté en 1649 pour solliciter la fierte avec les sieurs De Boissaptel, D’Estrée et De la Poterie, il fit, en 1650, des démarches pour obtenir à son tour le privilége. Ce fut alors que la reine Anne d’Autriche adressa au chapitre de Rouen une lettre très-expresse pour le détourner d’accorder ses suffrages à ce prétendant. « L’assassinat qu’il avoit commis en la personne du sieur De la Boullaie, estant un assassinat et guet-à-pens des plus qualifiés, la régente désiroit que punition exemplaire en fût faite, et qu’il fût exclus du privilége auquel il prétendoit recourir pour esvitrer le châtiment que méritoit une action si noire que celle-là. Elle se promettoit d’autant plus que le chapitre n’éliroit point le sieur De la Forestière, que les ordonnances défendoient d’admettre à lever la fierte ceux qui estoient convaincus de crimes de cette qualité. » Quelque étonnement que dût inspirer cette lettre de la régente, après ce qu’elle avait fait, les années précédentes, pour Boissaptel et ses complices, le chapitre n’élut point le sieur De la Forestière, mais un notaire de Chasseradèz (diocèse de Mende). Le sieur Baldit, viguier de Villefort, ayant attaqué, l’épée à la main, ce notaire (appelé Martin) s’estoit enferré dans l’épée de son adversaire, que ce dernier étendait pour se défendre. Ce n’est pas la première fois que nous voyons des hommes se tuer ainsi, en allant s’enferrer avec l’épée de leurs adversaires, et nous aurons encore à en citer d’autres exemples dans la suite de cette histoire. Les morts n’ont-ils pas toujours tort ?
En 1657, la fierte avait été accordée au marquis de l’Ospital, gentilhomme de la Touraine, qui avait tué François Bureau, procureur fiscal à Restigny. Les parties civiles du marquis ne se rebutèrent point et continuèrent leurs procédures contre lui. Il écrivait au chapitre, le 22 juillet 1657 : « Si vous ne me faites cet honneur et bien de me secourir en diligence, je suis perdu entièrement, car ils me doibvent trompeter dans un jour ou deux et ensuite juger ; ils ont pris les meubles, les tiltres, la damoyselle, le sommelier, un des chevaux de carosse, les bestiaux et les fruits de ma femme, et saisy tout son revenu, nonobstant qu’elle ne soit point coupable, prétendant que MM. du parlement de Rouen n’ont pu ni dû m’admettre à lever la fierte, sur la confession que j’ai faite… Mon arrêt d’admission au privilége est tout prêt d’être cassé. » La duchesse de Longueville, fort engagée, depuis quelques années, dans les voies de la piété, s’était intéressée à ce prétendant, et avait appuyé ses démarches pour obtenir la fierte. De l’aveu de cette princesse, et à sa prière, on avait, quelque tems avant l’Ascension, obsédé le marquis d’instances réitérées pour le déterminer à donner une forte somme pour les pauvres ; on lui faisait entendre que la fierte était à cette condition. Il offrit une somme dont on parut se contenter d abord ; mais quelques jours après, on haulsa furieusement la dose, et on lui demanda quatre-vingts pistoles. Le marquis s’excusa sur son peu de moyens, ce qui n’était que trop véritable. Mais il fallut enfin en passer par là, et consigner cette somme, énorme pour lui. « J’en aurois encore donné davantage, si je l’eusse eu (écrivait-il depuis), pour me sauver la vie et l’honneur. » Mais quelques mois après l’Ascension, le marquis de l’Ospital voyant que, malgré la délivrance par lui obtenue au moyen du privilége, ses ennemis le tourmentaient, le ruinaient et contestaient la validité de son élection, ne put s’en taire, et supplia instamment le chapitre de s’interposer pour qu’on lui rendît son argent : « Je ne l’ay donné, disait-il, que dans la créance que je jouirois du privilége… ; mais n’en jouyssant pas, et après tant de sousmissions, d’expiations publiques et inutiles, que j’ay faites, il ne seroit pas juste qu’il m’en coustast encores une si grande somme. C’est un dépost faict sous condition, et qui doit estre rendu, la condition n’estant pas accomplie. » Le chapitre en corps était certainement étranger à tout ce tripotage dont deux ou trois seulement de ses membres s’étaient mêlés à son insu. Les chanoines se plaignirent à la princesse ; ils lui dirent qu’ils étaient scandalisés qu’on eût exigé cette somme, dont M. De l’Ospital « avoit donné une partie au-delà de sa bonne volonté » ; qu’on l’eût versée dans leur coffre, et qu’on « eust ainsy semblé achepter leurs suffrages. » Mais leur mécontentement redoubla encore, lorsqu’ils surent que la duchesse, par un zèle très-pieux, avait déjà fait distribuer une partie des quatre-vingts pistoles à un tonnelier détenu pour dettes, et cela sans consulter le marquis de l’Ospital, le premier pauvre assurément auquel on dût songer dans cette affaire. Je ne vois pas comment finit ce débat entre le marquis de l’Ospital et les gens qui l’avaient mis à contribution. Mais, avec tout ce zèle tracassier, on jouait à compromettre le chapitre. Du tems de Pasquier, « les malignes langues et venimeuses disoient que le privilége de la fierte estoit un jeu couvert revestu du masque de dévotion ; qu’à défaut de puissants protecteurs, on mettoit de l’argent au jeu, tellement que ceste abolition s’octroyoit à l’enquant, au plus offrant et dernier enchérisseur[199]. » Pasquier croyait, et il avait raison, que « ceste mesdisance estoit une vraye imposture et calomnie. » Nous le croyons aussi, et nos lecteurs doivent se souvenir qu’en 1573, le lendemain de l’Ascension, les chanoines de Rouen, tout en consentant que le baron de Montboissier enrichît la châsse de saint Romain qu’il avait levée et portée la veille, refusèrent formellement l’argent qu’il voulait leur remettre pour être employé à cet usage. On les avait vus, en 1594, grandement incréper les chapelains de la confrérie de saint Romain « d’avoir prins de l’argent deceulx qui, les années passées, avoient jouy du privilége, et leur défendre de retourner à la mesme faulte, sur les paynes au cas appartenantes. » Mais n’est-il pas probable que ces injustes accusations avaient pris leur source dans quelques intrigues pieuses du genre de celle que nous venons de signaler ?
En 1660, Françoise Canu, élue par le chapitre pour lever la fierte, fut déclarée indigne par le parlement. Quelques mots sur le crime qu’avait commis cette femme, suffiront pour montrer que l’arrêt du parlement était bien fondé. Michel Asse, premier mari de Françoise Canu, était mort en voyage, sans que l’on eût pu obtenir des détails satisfaisans sur un décès si inopiné et si subit. Fort peu de tems après, la veuve Asse ayant épousé, en secondes noces, Jacques Maduel son fermier, dont la réputation était mauvaise, des soupçons s’élevèrent ; on se souvint que Maduel avait fait précédemment, sans motif connu, une absence assez longue, qui coïncidait avec l’époque où Michel Asse était mort. D’autres renseignemens vinrent fortifier ces premiers indices. Maduel, arrêté et mis en jugement, fut convaincu d’avoir assassiné Michel Asse, d’intelligence avec la femme de ce dernier, qui lui avait promis de l’épouser après le crime. Maduel, condamné à mort, fut rompu vif à Rouen. Françoise Canu, sa complice, avait été condamnée à être pendue ; mais l’exécution ayant été différée à cause de son état de grossesse, elle sollicita la fierte, et fut élue par le chapitre. Après la lecture du cartel, le parlement entra en délibération, et, sans avoir entendu les gens du roi, sans avoir fait monter Françoise Canu, rendit un arrêt, qui déclarait cette femme indigne du privilége. On manda au chapitre qu’il eût à faire un autre choix. Les chanoines envoyèrent au palais quatre députés, qui représentèrent au parlementes motifs de leur élection et de la résolution qu’ils avaient prise de s’y tenir. Ils supplièrent cette compagnie de lui délivrer la femme Canu, « nommée, dirent-ils, non par aucune brigue et sollicitation, mais par une élection libre, non prévue, et, « comme ils croyoient, par une voix du Saint-Esprit. » Les gens du roi remontrèrent alors que la femme Canu avait été jugée et condamnée à mort, sans qu’ils « eussent été entendus, sans que le procès leur eût été communiqué ; qu’elle venait d’être déclarée indigne du privilége, sans qu’on les eût entendus davantage. Ils demandèrent qu’elle fut amenée devant la cour, pour être interrogée sur les charges du procès. Alors seulement, on pourrait délibérer et décider si elle était digne ou indigne de la fierte. Une partie de MM. du parlement, et, entre autres, toute la grand’chambre, fut d’avis de ces conclusions. Les autres dirent qu’il y avait arrêt, et qu’il fallait persister à déclarer la femme Canu incapable de la grâce. Le parlement se trouva partagé « les uns et les autres demeurant fermes dans leur sentiment. » Ceux qui adhéraient à l’avis des gens du roi soutinrent que ce sentiment, le plus favorable à la prisonnière, devait prévaloir. Les autres dirent qu’il n’y avait point de partage, la chose ayant été décidée par arrêt. Après bien des débats, le parlement se retira fort tard, s’en tenant à sa première décision ; et la fierte ne fut point levée cette année-là. La conjoncture était pressante, car Françoise Canu allait accoucher prochainement, et on savait que l’intention de MM. de la Tournelle était de la faire exécuter aussi-tôt après son enfantement. Le chapitre porta plainte au conseil privé, qui, dès le 11 mai, c’est-à-dire cinq jours après l’Ascension, ordonna, par un arrêt, qu’il serait sursis à l’exécution de la condamnation de mort, prononcée contre la femme Canu, et que cette affaire serait renvoyée au grand-conseil. Le parlement de Rouen mettant beaucoup de lenteur à envoyer à Paris les pièces du procès, Françoise Canu, dans une requête au conseil, se plaignait d’être toujours flottante entre la vie et la mort ; elle demandait à être transférée à Paris, et que l’ordre fût donné au parlement de Rouen d’envoyer au conseil les pièces de son procès. Le conseil ordonna qu’elle serait amenée au For-l’Évêque, aux frais et caution du chapitre. Elle y resta jusqu’au 30 octobre, époque où elle fut enfin mise en liberté, à la sollicitation du chapitre et à l’occasion de l’entrée solennelle de Louis XIV et de la reine dans la ville de Paris, entrée qui avait eu lieu le 26 août précédent, lors du mariage du roi.
En 1663, le parlement repoussa encore comme indignes les prisonniers élus par le chapitre ; mais, cette fois encore, le chapitre finit par l’emporter. Claude De Bouton, sieur de Bongenouil, étant logé chez le sieur De la Fontaine, son cousin-germain, avait abusé de la belle-fille de ce gentilhomme ; cité devant l’official de Beauvais, pour l’accomplissement d’une promesse de mariage écrite de son sang, qu’il avait donnée à cette jeune fille pour la mieux tromper, il s’était enfui en Franche-Comté, d’où il revint quelque tems après. Le sieur De la Fontaine était toujours aux aguets ; le 31 décembre 1661, ayant su que Bongenouil était à Gournay (en Bray), il y vint, accompagné des sieurs De Bouton de Chantemesle, cousins-germains du sieur De Bongenouil, et escorté d’une troupe de gens armés. Tous ensemble assaillirent Claude De Bouton de Bongenouil, qui mit l’épée à la main pour se défendre. C’était une rebellion à justice ; car il n’ignorait pas qu’ils étaient porteurs d’une commission de l’official de Beauvais, pour l’obliger d’accomplir son mariage. Tous ces gentilshommes, sous couleur de prêter main-forte à la loi, tirèrent sur leur parent plusieurs coups de pistolet et de mousqueton, qui le mirent hors de défense ; Bongenouil avait été blessé mortellement, et il expira, quelques jours après, dans l’hôtellerie du Heaume, à Gournay. Hugues De Bouton, baron de Ferrières, oncle des meurtriers et de l’homicidé, et la dame De Ligneville, mère du sieur De Bongenouil, rendirent plainte au juge de Gournay, qui informa et décréta contre Jean De Bouton de Chantemesle et ses complices. Le baron de Ferrières fit une déposition terrible pour les cousins-germains. De complicité avec l’infortuné Bongenouil qui venait de périr sous leurs coups, ils avaient, dit-il, deux ans auparavant, fait un complot pour l’assassiner, lui leur oncle, frère de leur père ; Bongenouil, repentant, lui avait tout avoué, ce qui l’avait mis dans la nécessité d’en avertir la justice. Ils ne l’avaient pas ignoré, et s’étaient vengés en assassinant inhumainement leur dénonciateur, sous prétexte de le livrer aux magistrats pour l’accomplissement d’un mariage. La principale preuve du complot fait pour l’assassiner, lui baron de Ferrières, ayant péri avec Bongenouil, il en donnait d’autres preuves qui n’étaient pas sans gravité. Il produisait, par exemple, un pacte signé par les cousins-germains, écrit qui, sous des expressions équivoques, semblait cacher quelques mystères d’iniquité. Deux témoins déposaient que Chantemesle et ses cousins leur avaient offert de l’argent pour les engager à tuer leur oncle, sur le chemin de Ferrières à Gournay. Enfin, Bongenouil, en expirant, avait persisté dans la révélation par lui faite précédemment du complot ourdi entre lui et ses cousins, pour l’assassinat de leur oncle. Ces gentilshommes étant parvenus à s’enfuir, la procédure criminelle commencée contre eux s’instruisait avec lenteur, lorsqu’en 1663, ils vinrent se constituer prisonniers à Rouen pour jouir du privilége de la fierte. L’instruction, on le voit, était loin de leur être favorable. Il y avait contre eux, outre la preuve d’un assassinat consommé, au moins les plus fortes apparences d’un odieux complot d’assassinat, ourdi antérieurement avec un complice qu’ils avaient tué, parce que, repentant, il avait tout révélé. L’édit de Henri IV excluait les assassins de guet-à-pens. Le parlement de Rouen estima que cet édit était applicable au procès, et déclara indignes de la fierte Jean De Bouton Chantemesle et ses complices. Peu de tems après, ces gentilshommes, que l’on avait arrêtés après la fête, parvinrent à s’échapper des prisons. Le concierge du parlement, accusé d’avoir favorisé leur évasion, fut destitué. On procéda contre les sieurs De Chantemesle ; et un arrêt, rendu par contumace, les condamna à mort, pour réparation du complot et du meurtre de guet-à-pens dont ils avaient été déclarés atteints et convaincus. A quelques années de là, Bouton de Chantemesle fut repris, et on voulait procéder contre lui contradictoirement. Alors, le chapitre de Rouen intervint, prétendant que ces procédures étaient un attentat au privilége de saint Romain. L’affaire ayant été renvoyée par le roi au grand-conseil, Chantemesle y demanda que les cas mentionnés au procès fussent déclarés fiertables, et à être renvoyé au chapitre de Rouen pour achever la cérémonie de la fierte. Cette cause, « susceptible (disait l’avocat-général Foucault) des plus vives couleurs de l’éloquence », fut plaidée au grand-conseil pendant cinq audiences consécutives. L’avocat-général Foucault dit que Jean De Bouton, sieur de Chantemesle, La Fontaine et Diancourt, s’étaient mis en défense contre le sieur De Bongenouil, qui, pour les empêcher de l’arrêter, les menaçait de son épée. Dans cette chaude mêlée, des coups de pistolet avaient été tirés ; et Claude De Bouton, sieur de Bongenouil, avait été atteint et blessé à mort ; mais rien ne montrait qu’il y eût eu préméditation de la part des meurtriers ; le crime était donc fiertable. L’allégation d’un complot ancien entre Bongenouil et ses cousins-germains, pour tuer le baron de Ferrières leur oncle, ne lui parut pas établie sur des preuves bien solides, ne reposant que sur le dire de Bongenouil, qui, à ce moyen, était parvenu à capter toute l’affection de son oncle, dont, s’il eût vécu, il aurait certainement recueilli seul tout l’héritage. Le 15 septembre 1672, le grand-conseil, par l’organe de M. le président De Barentin, rendit un arrêt qui déclara fiertable le crime commis par Jean De Bouton, et, faisant droit sur l’intervention du chapitre, ordonna que Jean De Bouton lui serait délivré pour jouir du privilege de la fierte, en la manière accoutumée ; en quoi faisant, les prisons lui seraient ouvertes. Le chapitre de Rouen, en intervenant dans ce procès, avait peut-être moins voulu encore défendre son élection de 1663, que protéger son privilége lui-même contre les atteintes qu’on pourrait vouloir lui porter dans le cours du débat. On avait vu, en 1607, M. Foullé, avocat-général au conseil, dans une affaire concernant la fierte, soumise à ce tribunal, parler du privilége de saint Romain comme d’un empiétement sur l’autorité royale, et s’opposer à l’entérinement de ce privilége, contre lequel il déclara qu’il allait faire des remontrances au roi, « pour le faire entièrement casser, révoquer et annuller. » Ses démarches, à la vérité, avaient été sans résultat. Mais, sous un roi tel que Louis XIV, des remontrances semblables ne pouvaient-elles pas avoir plus de succès ? La prudence ne conseillait-elle pas au chapitre de se mettre en cause, pour, en cas de péril, être mieux à portée de défendre son droit ? L’événement prouva que, si le chapitre se souvenait du danger qu’avait couru naguère son privilége, l’avocat-général Foucault savait très-bien aussi quel rôle M. Foullé, son prédécesseur, avait pris, en 1607, dans une affaire analogue à celle qui s’offrait aujourd’hui Lui aussi, homme du roi, revendiqua les droits et les prérogatives de l’autorité royale. Le privilége de saint Romain n’avait, dit-il, d’autre source que la tolérance des derniers rois. Un roi (Henri IV) avait pu le restreindre et en réprimer les abus ; les rois ses successeurs pouvaient en défendre absolument l’usage, quand il leur plairait, sans blesser ni la justice, ni la religion. Dieu avait donné aux rois seuls, dans leurs royaumes, la puissance de vie et de mort sur leurs sujets, pour en faire justice, ou user de miséricorde. Encore les rois, en se déchargeant sur leurs officiers des fonctions de la justice, s’étaient-ils réservé l’exercice de leur clémence, c’est-à-dire, le droit de faire grâce. Il n’y avait pas de contrat d’engagement ou d’aliénation qui pût ôter au roi le droit de rentrer dans ses domaines : à combien plus forte raison le droit de grâce ne pouvait-il pas être ressaisi par le roi, puisque c’était un attribut de sa souveraineté ! A Dieu et au roi, seuls, il appartenait de donner la vie. Le privilége de saint Romain étant l’exercice d’un droit inaliénable et imprescriptible de souveraineté, il n’y avait point de concession qui en pût être perpétuelle, et qui pût empêcher les gens du roi d’en soutenir le droit de retour dans toutes les occasions qui se présenteraient[200]. Ainsi s’exprimait l’avocat-général Foucault en l’année 1672 ; et ces paroles devaient effrayer le chapitre de Rouen, surtout lorsqu’il entendait ce magistrat dire au conseil : « Dans une cause célèbre plaidée en ceste audience, en 1607, ceux qui portoient la parole en la place que nous tenons, demandèrent acte au conseil de l’opposition qu’ils formoient à l’execution de ce privilége, et cela, nonobstant la déclaration de 1597. » Ces paroles semblaient annoncer, de la part de ce magistrat, un acte semblable à celui de son prédécesseur Foullé, dont il paraissait approuver la conduite. Mais la frayeur du chapitre fut courte. De ces théories inquiétantes sur le droit de grâce, de ces allusions menaçantes, M. Foucault passa à la discussion détaillée du fait, et conclut même en faveur du privilége, puisqu’il demanda que le crime des Chantemesle fût déclaré fiertable. Le conseil le décida ainsi. Le chapitre avait eu une alerte ; mais il en fut quitte pour la peur. Restait maintenant à accomplir le cérémonial, qui n’avait pu avoir lieu en 1663, l’arrêt du parlement de Rouen ayant alors déclaré indignes les élus du chapitre. Le 2 mai 1673, jour de l’Ascension, Jean De Bouton, sieur de Chantemesle, et Victor-Léon De la Fontaine, écuyer, sieur de Bezancourt, se trouvèrent à la porte de la conciergerie de la cour ecclésiastique. Bouton Chantemesle, le principal coupable, « portoit des fers au bras, et avoit une couronne de fleurs sur la teste. » Lorsque la procession qui se rendait à la Vieille-Tour eut défilé, deux maîtres de la confrérie de Saint-Romain emmenèrent Chantemesle et Bezancourt, et les conduisirent au haut du besle de la Vieille-Tour. Là, Chantemesle leva la fierte le premier, avant le sieur De Mautallen, qui avait été élu pour jouir cette année du privilége. En revenant à la cathédrale, il portait la fierte par le brancard de devant, et De Mautallen la portait par celui de derrière.
En 1665, la fierte fut levée par les sieurs Jacques De Cairon de Merville, et Charles Du Thon, fils d’un conseiller au présidial de Caen. Les gens du sieur De Séqueville avaient insulté le sieur De Cairon, à propos de la chasse. Plus tard, ils insultèrent et menacèrent encore ce gentilhomme, dont les dix-huit ou vingt chiens anglois étaient venus relancer un lièvre dans un petit bois appartenant à M. De Séqueville. Dans cette dernière rencontre, surtout, il fut clair que les domestiques du sieur De Séqueville étaient avoués, et qu’ils avaient même été excités par leur maître. Trois jours plus tard, M. De Cairon, accompagné du sieur Du Thon et de deux domestiques, se rendant à Rouen pour un procès, rencontra, près des avenues de Saint-Maclou, à peu de distance de Pont-Audemer, le sieur De Séqueville accompagné des mêmes domestiques qui l’avaient récemment insulté. Cette vue réveillant son ressentiment, il dit au sieur De Séqueville : « Allons, le pistolet à la main, voyons si tu es aussi brave icy comme tu es sur ton fumier. » A l’instant, ces deux gentilshommes se chargèrent à coups de pistolet. Le sieur De Séqueville fut atteint d’un coup qui lui donna la mort. Le sieur De Cairon s’enfuit, alla se cacher dans le château de M. De Combray, près Lisieux, puis passa à l’étranger. Les Séqueville mirent à profit son absence ; craignant, non sans raison, que le sieur De Cairon ne recourut au privilége de saint Romain, ils surprirent un arrêt du conseil, portant « défense au chapitre de nommer ce gentilhomme pour lever la fierte, et au parlement de le lui délivrer. » Quelque tems avant l’Ascension (1665), lorsque M. De Cairon-Merville revint en France pour solliciter la fierte, déjà le chapitre avait dénoncé au roi cet étrange arrêt. Le chapitre Le roi, présent en son conseil, rendit, le 13 mai, veille de l’Ascension, un nouvel arrêt par lequel il reconnut que le premier « n’avoit aucun fondement, qu’il estoit contraire au privilége, et à ce qui avoit accoustumé d’estre fait à cet égard. » Sa majesté déclarait donc « qu’elle n’avoit entendu empêcher que le dict chapitre nommât et presentât au parlement telle personne qu’il aviseroit (en la forme accoustumée) pour porter la fierte ; et ce, nonobstant tous prétendus arrêts qui pourroient avoir été rendus au contraire. » Le chapitre et le sieur De Cairon de Merville furent bien servis, car cet arrêt, rendu le mercredi 13 mai, était arrivé assez tôt à Rouen pour ne point retarder l’élection, qui eut lieu le lendemain jeudi 14, jour de l’Ascension, à l’heure accoutumée. Le sieur De Cairon fut élu avec le sieur Du Thon ; le parlement les délivra, et ils levèrent la fierte.
En 1667, la fierte fut levée par Nicolas Le Noble et François Agasse, tous deux enfans de la ville, tous deux étudians au collége de Rouen, âgés, l’un de dix-huit ans, l’autre de dix-neuf, pour un meurtre commis l’année précédente. Le jeune Agasse de la Noë avait encouru la haine de cinq ou six étudians plus âgés et plus forts que lui, qui, lorsqu’ils le rencontraient, ne manquaient jamais de l’insulter, de l’outrager et de le battre. On les avait vus l’assiéger, pour ainsi dire, dans des maisons respectables où il s’était réfugié pour se soustraire à leurs mauvais traitemens. Ce jeune homme finit par ne plus marcher qu’avec un pistolet pour se défendre. Un jour, revenant de se baigner avec Nicolas Le Noble, son ami, il fut aperçu près de la porte du Crucifix, par ses persécuteurs, qui aussi-tôt coururent après lui. Agasse et Le Noble s’enfuirent dans la Cour des Pigeons, et se flattaient déjà d’être en sûreté, lorsqu’ils furent découverts dans leur asile. Outragés, insultés, souffletés par sept ou huit hommes armés, qui voulaient les percer de leurs épées, il fallait bien qu’ils défendissent leur vie. Le Noble leur montra son pistolet chargé, en leur déclarant et prenant les voisins à témoins que s’ils ne se retiraient pas, il ferait feu sur eux. Ses menaces n’ayant produit aucun effet, et ses adversaires continuant de l’assaillir pour le maltraiter lui et son ami, il tira, et tua un nommé Cailloué, l’un d’entre eux, fils du vicomte d’Arques. Ce fait se passait en 1666. Les deux jeunes gens s’enfuirent de Rouen, et se trouvèrent à Orléans, à la fin d’octobre, pour l’entrée du cardinal de Coislin, évêque d’Orléans. Ils figurèrent parmi les huit cent soixante-cinq prétendans au bénéfice de cette entrée épiscopale, et obtinrent du prélat des lettres de grâce ; car il était encore permis alors aux évêques d’Orléans d’en délivrer le jour où ils prenaient possession de leur siége. Mais l’entérinement de ces lettres fut renvoyé aux juges de Rouen, et, « en Normandie, l’on n’enthérinoit point de telles grâces. » Enfin, en 1667, ils vinrent, à l’époque de l’Ascension, solliciter la fierte, qui leur fut accordée.
Dans les années 1669 et 1670, le sieur Baudry de Bois-Caumont qui avait tué, à Rouen, un sieur De la Bunaudière, remua tout pour se faire accorder le privilége de la fierte. Ces deux années, Louis XIV écrivit au chapitre et au parlement pour les détourner d’élire ce gentilhomme. Dans une lettre adressée, le 19 avril 1670, à l’archevêque de Rouen, le roi disait : « Le crime de guet-à-pens estant un de ceux qui sont exceptéz de la fierte de Rouen, le nommé Baudry, sieur de Bois-Caumont en auroit esté, l’année dernière, jugé indigne, sur le rapport qui me fut fait de l’assassinat par lui commis en la personne du feu sieur De la Bunaudière le jeune, ainsi que je vous le mandai alors. Néanmoins, comme je suis informé qu’il fait état, encore cette année, par le moyen du nombre des parens et amis qu’il a, tant à ma cour de parlement de Rouen, que dans le chapitre de vostre esglise cathédrale, d’obtenir, le jour de l’Ascension prochaine, le privilége de la dite fierte, pour se garantir du chastiment qu’il a mérité, je vous ay voulu faire cette lettre pour vous recommander de tenir la main, à ce que, dans le dit chapitre qui se doit tenir pour la dite fierte, il ne soit point fait choix du dit Baudry, en quelque sorte et manière que ce soit, afin que la justice puisse estre exercée contre luy ainsy qu’il appartiendra. » Le monarque adressa en même tems au parlement, l’ordre, en cas que Baudry de Bois-Caumont fût élu, non seulement de ne le point recevoir, mais même de le faire arrêter prisonnier et mettre à la conciergerie, pour l’exécution du jugement prononcé contre lui.
Le chapitre et le parlement déférèrent aux ordres du roi, et la fierte fut levée, cette année-là, par le sieur D’Eschallou, qui avait tué le sieur De Miraumont, procureur fiscal à Condé-sur-Noireau. Le sieur D’Eschallou, religionnaire depuis quelques annees seulement, avait, après ce meurtre, fait de nouveau profession de la religion catholique, apostolique et romaine. Il ne nous appartient pas de rechercher si son abjuration avait été désintéressée. Toujours est-il que, sans elle, il n’eût pas été admis à lever la fierte, le privilége de saint Romain étant réservé exclusivement aux catholiques.
Nous avons vu le conseil casser successivement Le pariemrnt plusieurs arrêts du parlement de Normandie, qui avaient déclaré dignes ou indignes du privilége, des prisonniers élus par le chapitre. Ces décisions avaient mécontenté et humilié le parlement, qui voulait toujours être juge, en dernier ressort, de l’élection des prisonniers désignés pour lever la fierte. C’était, chez cette compagnie, une idée fixe et héréditaire ; elle voulut la faire consacrer par une déclaration royale. Son premier président, M. Pellot, la servit chaudement, dans cette rencontre, auprès du roi et des ministres, et en 1671 et 1672, on s’occupait de dresser une déclaration sur le privilége de saint Romain, qui aurait été très-favorable aux prétentions du parlement, et qui, par exemple, aurait interdit tout recours au conseil contre les arrêts de cette cour, lorsqu’elle aurait jugé indigne de la fierte un prisonnier élu par le chapitre. Par ce projet, le privilége aurait été modifié sur d’autres points essentiels. Le chapitre, convaincu que « cette déclaration ruineroit le privilége », fit tout pour en arrêter l’expédition. Le premier président était à Paris pour suivre cette affaire dans l’intérêt de sa compagnie ; l’abbé Gaudon, chanoine de Rouen, y fut envoyé pour défendre les droits du chapitre, et conférer avec M. Pussort, que le roi avait chargé de cette affaire. Il y séjourna long-tems, et correspondit activement avec M. Dufour, abbé d’Aunay, autre chanoine, qui était resté à Rouen. « Voyez souvent monseigneur Pussort (écrivait l’abbé d’Aunay à son ami) ; cependant nous leverons les mains au ciel, comme Moyse, durant que, comme un autre Josué, vous conduirez la guerre du Seigneur et combattréz contre Amalec. Bellum Domini contra Amalec. » Amalec, ici, la chose est claire, c’était le parlement de Rouen, ou, si l’on veut, le premier président Pellot. A Rouen, dans le clergé de Notre-Dame, il ne se parlait alors que de la fierte, et de ce que faisait l’envoyé du chapitre pour parer le nouveau coup qui semblait menacer le privilége. Cependant, quelques chanoines, jaloux du choix que l’on avait fait de l’abbé Gaudon pour une mission délicate dont ils ne s’estimaient pas moins capables que lui, ou mécontens peut-être de ce que, malgré sa longue absence, on continuait à cet ecclésiastique les distributions quotidiennes de l’église, dues seulement, en règle générale, aux chanoines présens, critiquaient par fois ses démarches à Paris. L’abbé Gaudon ne l’ignorait pas, et en ressentait du chagrin. Mais son ami lui écrivit : « Vous sçavez ce que c’est que des compagnies où ceux qui crient le plus haut l’emportent ordinairement. Servéz toujours l’intérêt de nostre église, sans vous embarrasser des opinions égarées des particuliers. » L’abbé d’Aunay soutenait chaudement son ami dans les assemblées capitulaires. M. De Médavy, archevêque de Rouen, qui suivait aussi cette affaire à Paris, ayant écrit une lettre où il donnait les plus grands éloges à la conduite de l’abbé Gaudon et à l’adresse qu’il montrait dans cette négociation, l’abbé d’Aunay, à qui cette lettre était adressée, ne la cacha pas. « J’ay leu, écrivait-il à son ami, j’ay leu aujourd’huy ceste lettre à ceux de messieurs qui se trouvoient en la sacristie, au sortir du chœur, et Dieu sçait si je la ferai valoir demain en la relisant au chapitre, et si de là je prendrai lieu de bourrer ceux qui ne vous sont pas favorables. » — « On ne peut pas, lui écrivait-il une autre fois, se figurer un zèle plus ardent que le vostre. Si vous faisiez pour un particulier honneste homme ce que vous faites pour nous, ce particulier s’estimeroit insuffisant de recongnoistre assez dignement tant de bons offices rendus avec tant de peines, tant de soins, tant de constance et tant d’application. Dieu veuille que la compagnie entre dans les mesmes sentimens dont seroit touché un seul homme d’honneur. » Le chapitre tenait à ce que quelques termes de la déclaration projetée annonçassent l’intention de faire exécuter l’édit de 1597. Les mots : conformément à la déclaration de Henri IV auraient mis le chapitre à l’aise ; ainsi, une voie lui eût été toujours ouverte pour se pourvoir contre ceux des arrêts du parlement qui auraient contrevenu ou paru contrevenir à cet édit. M. De Médavy, archevêque de Rouen, désirait vivement aussi que l’on mît, dans la déclaration nouvelle, que le prisonnier élu « jouiroit, dans tous les cas, pour le jour seulement, du bénéfice de la fierte, pour l’honneur de la feste. Si on nous accorde cela, écrivait-il au chapitre, nous en reviendrons[201]. » Mais, lui répondait-on, qu’en résulterat-il, si le parlement a le droit d’envoyer, le lendemain, le prisonnier élu au supplice ? « Eh ! ne voyez-vous pas, répliquait le prélat, qu’avant cela, nous pourrions procurer son évasion ? » Le 4 mai 1672, on croyait n’avoir plus rien à espérer. Le bruit commun était que la déclaration projetée allait paraître. L’abbé d’Aunay écrivit à l’abbé Gaudon : « Puisqu’il n’y a plus lieu d’espérer de vaincre, et qu’il ne servirent plus de rien de combattre, songez à faire une retraite la plus honorable que vous pourrez, ou pour mieux dire, puisqu’il se faut rendre, et qu’il n’y a pas lieu de tenir contre la volonté du roi et le crédit de M. le premier président appuyé de M. Pussort, faites une capitulation la moins désavantageuse à notre église qu’il vous sera possible. » Mais le négociateur du chapitre était persévérant ; il continua ses démarches, et parvint à empêcher l’expédition de la déclaration projetée. Le premier président avait promis de l’apporter à sa compagnie, avant l’époque de l’insinuation du privilége ; mais il reconnut qu’il s’était trop avancé. L’abbé d’Aunay s’empressa de donner à son ami tous les éloges dont l’avait rendu digne une négociation conduite avec tant d’habileté et de succès. « Vous faites tout cela, lui disait-il, pour des gents qui ne marquent, quant à présent, guères de recongnoissance ; mais il ne faut pas que l’ingratitude de quelques faux frères vous empesche de continuer, jusques au bout, vos soings et vos travaux pour nostre mère, je veux dire pour nostre église. » La mauvaise humeur du parlement était au comble ; on sut qu’il y avait été convenu de ne délivrer désormais au chapitre que des prisonniers écroués avant l’insinuation, et, en général, de tenir à l’exécution rigoureuse de toutes les clauses de l’édit de Henri IV. « Nous ne pouvons pas l’empescher, écrivait l’abbé d’Aunay à son ami : mais cette rigueur leur sera peut estre plus désavantageuse qu’à nous, car nous ne délivrons guères de prisonniers où ces messieurs ne prennent intérest, et que nous n’ayons quelque recommandation de leur part. » La fête de l’Ascension approchait ; lorsque les députés du chapitre allèrent au Palais pour y insinuer le privilége, conformément à l’usage immémorial, le parlement ne voulut point recevoir cette insinuation, sous prétexte qu’il n’était pas en nombre suffisant. C’est que le premier président n’était point encore de retour, et cette compagnie espérait toujours qu’il apporterait la déclaration si ardemment désirée ; on dit aux députés de revenir une autre fois. Le chapitre fut très-mécontent ; il se demanda s’il renverrait, cette année, des députés au parlement, ou s’il regarderait l’insinuation comme faite, n’ayant pas tenu à lui qu’elle ne le fût. Sur ces entrefaites, le premier président étant revenu à Rouen sans les lettres-patentes si formellement promises, le parlement chercha à y suppléer par une déclaration qu’il pria le chapitre de signer. Elle était ainsi conçue : « Messieurs du chapitre déclarent qu’ils reconnoissent que le parlement est le seul juge de ceux qui lui sont nommés par le chapitre, pour les déclarer dignes ou indignes du privilége de la fierte, conformément à la déclaration d’Henri IV, et qu’ils ne se pourvoiront contre les arrêts que le parlement rendra sur ce sujet, sinon par les voyes introduites par les ordonnances et déclarations des Roys, enregistrées au parlement. » Des conférences eurent lieu à ce sujet entre des députés des deux compagnies, et enfin le chapitre consentit à souscrire cette déclaration[202]. M. De Médavy, archevêque, ayant conseillé au chapitre de renvoyer des députés au parlement, aux fins de l’insinuation, on déféra à l’avis du prélat, et l’insinuation eut lieu le jeudi 19 mai, huit jours seulement avant l’Ascension ; ainsi les procédures criminelles et exécutions ne furent suspendues que pendant une semaine, ce qui n’était jamais arrivé jusqu’alors. Le jour de l’Ascension, deux prisonniers élus par le chapitre lui furent délivrés sans difficulté ; mais, hâtons-nous de dire que c’étaient des domestiques de M. Deshommets de Martainville, conseiller au parlement, qui les avait vivement recommandés à ses collègues et au chapitre. Nous entendions, il n’y a qu’un instant, l’abbé d’Aunay dire que « le chapitre ne délivroit guères de prisonniers où messieurs du parlement ne prîssent intérest, et où l’on n’eût quelque recommandation de leur part. » N’est-il pas piquant de voir cette allégation se vérifier, dès cette année même ? En se prêtant de si bonne grâce à favoriser des protégés du parlement, le chapitre voulut-il prouver qu’il était sans rancune, ou bien esquiver les obstacles qu’eût peut-être rencontrés un autre choix ; ou bien encore, et j’incline pour cette hypothèse, montrer à messieurs du parlement qu’ils avaient quelquefois besoin de lui ?
Cette prérogative du chapitre de Rouen était connue partout en France, et lorsqu’un grand coupable, digne d’intérêt à de certains égards, ou protégé par des gens puissans, avait en vain sollicité la clémence royale, ses protecteurs tournaient leurs regards vers Rouen, dont l’église exerçait, chaque année, un si rare et si beau privilége. En 1674, un provençal, d’un endroit voisin de Grignan, avait tué son fils ; mais, sans doute, ce crime déplorable offrait quelques circonstances qui, s’il est possible, en atténuaient un peu l’horreur. Quoi qu’il en soit, la comtesse de Grignan, dont le mari était lieutenant-général en Provence, avait écrit à la marquise de Sévigné sa mère, pour la prier de s’intéresser à ce malheureux, et elle avait touché un mot de la fierte. Madame De Sévigné répondit à sa fille : « Je ne vois pas bien par où l’on peut demander la grâce de cet honnête homme dont l’assassinat est si noir : les criminels qui sont délivrés à Rouen ne sont point de cette qualité, c’est le seul crime qui soit réservé. Beuvron l’a dit à l’abbé de Grignan[203]. » Sans nous arrêter à ce que ces dernières lignes renferment d’inexact, nous dirons qu’on eut tort de ne point faire de démarches à Rouen en faveur de ce Provençal ; malgré l’édit de 1597, le chapitre donnait, quelquefois, la fierte à de grands coupables ; et, à la fête de l’Ascension qui suivit la lettre de madame De Sévigné, le privilége fut accordé à un gentilhomme de la Beauce qui avait tué son frère aîné.
En 1680, la fierte fut donnée à Charles Vergnault sieur de Bondilly, qui avait tué sa femme, sans y penser, disait-il. On va juger de la vraisemblance de sa confession, que nous reproduisons presque textuellement. « En l’année 1674, dit-il, j’eus quelques procès qui me furent faits par mes ennemis. Ces procès me troubloient l’esprit, de sorte que je ne savois ce que je faisois le plus souvent, dans l’appréhension d’être arrêté prisonnier pour certains décrets de prise de corps dont on me menaçoit. Dans cette crainte et faiblesse, je quittai ma maison, et m’en allai errant en divers lieux. Enfin je me retirai chez le sieur De Bincy, mon parent. Deux jours après, la damoiselle ma femme y survint. La voyant arriver, j’allay pour la descendre de cheval, la pris par la main, et la menai chez le sieur De Bincy où nous soupâmes tous ensemble, dans l’amitié possible, et nous en allâmes coucher dans un même lit. Le lendemain, nous passâmes le jour entier dans la même union et amitié que nous avions toujours fait depuis quatorze ans que nous estions mariés. La nuit suivante, étant couché avec ma dite femme, j’entendis du bruit vers minuit ; je vis quelques personnes autour du lit, ce qui m’engagea à prendre ma culotte qui était derrière le chevet ; ma culotte se renversa, l’or et l’argent qui estoit dedans tomba avec un petit cousteau pliant et fermant, à manche, dont je me servois journellement à table. Voulant ramasser ma bourse, je mis inopinément la main sur le dit cousteau, et me sentant arrêté, pour me libérer, je me servis du dit cousteau, et j’en donnai quelques coups à la personne qui le tenoit sans savoir qui elle estoit, et à l’instant, me sauvai tout nud, sans savoir où je me devois retirer, ni si j’avois blessé à mort la personne qui m’arrêtoit, ma pensée n’étant autre que de m’enfuir et éviter que l’on ne m’arrêtât suivant que l’on m’avoit menacé. » Recueilli chez un paysan, il n’apprit, dit-il, que quelques jours après, que c’était sa propre femme qu’il avait tuée, ce qui (ajoutait-il) le surprit fort, n’ayant eu la pensée de la frapper. Si les faits se passèrent tels que les raconte le sieur De Bondilly, on ne peut guères expliquer autrement que par un dérangement total d’esprit, son crime étrange, sa conduite après le meurtre de sa femme, son incroyable confession, et enfin la grâce qui lui fut accordée de lever la fierte.
On ne trouvera pas moins de bizarrerie dans le fait à raison duquel le sieur De Calmesnil, gentilhomme qui homme normand, sollicita la fierte en 1685, mais toutefois sans l’obtenir.
En octobre 1670, tous les chevaux de ce gentilhomme « se mouroient d’un mal inconnu qui leur venoit de prendre. » Il y avait, dans son village, un berger nommé Dorien, grand sorcier, empoisonneur de tout le pays. Le sieur De Calmesnil s’en prit à lui de la maladie de ses chevaux. Dès longtems, c’était une croyance profondément enracinée en Normandie et bien ailleurs, qu’un moyen infaillible et prompt de guérir les hommes ou les bêtes sur lesquels un mauvais sort avait été jeté, était de battre à outrance les sorciers, auteurs du mal ; et si, à force de les maltraiter on parvenait à les faire crier bien fort, ou à leur faire nier le fait par trois fois, ni plus, ni moins, alors la guérison était infaillible. Des lettres-patentes de 1407 et de 1445 nous montrent cette croyance en vigueur sous les règnes de Charles VI et de Charles VII, et semblent même la consacrer comme un dogme, en disant gravement que par le moyen des dites bateures, icelles personnes et bestes viennent à convalescence et garison[204]. Au XVe. siècle, une telle superstition n’étonne guères ; elle doit surprendre davantage, au milieu du règne de Louis XIV ; mais enfin, elle existait encore, du moins chez quelques individus, et le sieur De Calmesnil était de ces gens-là. Il s’en prit donc au berger Dorien, le frappant, le maltraitant, l’accablant de coups ; et comme le malheureux ne lui répondait que par des cris et des injures, il lui donna deux ou trois coups de plat d’épée sur la tête et les épaules « dont le dict Dorien s’étant voulu venger, soit qu’il se fût enferré de luy-mesme, ou que, dans la challeur, le sieur De Calmesnil (comme il le disait) luy eut poussé, par mesgarde, un coup de pointe, enfin Dorien se trouva blessé d’un petit coup au bas du ventre », petit coup dont il décéda presqu’aussi-tôt. En 1685, le sieur De Calmesnil sollicita la fierte. Le chapitre la lui refusa pour la donner à un homme qui véritablement en était encore plus indigne. Ce fait mérite quelque détails.
Depuis plus de vingt-cinq ans, Robert De Poucques, sieur d’Attigny, s’était emparé de la seigneurie de Quesques, en Boulonnais, qui appartenait au chapitre de cette ville. Les guerres avaient favorisé cette usurpation dans le commencement, et ses violences la soutinrent dans la suite. La paix, et la réunion même de cette ville à la couronne, furent inutiles aux chanoines. A peine avaient-ils pu trouver, dans l’espace de vingt ans, un receveur pour leur terre, et ce receveur, maltraité par D’Attigny, effrayé par ses insultes et ses menaces continuelles, n’ayant pu jouir de la moitié du revenu de sa ferme, l’avait quittée le plus tôt qu’il avait pu, en demandant de grandes diminutions au chapitre. Depuis, et pendant une longue suite d’années, les chanoines avaient été trop heureux d’en laisser D’Attigny le fermier, sous le nom de qui il lui plaisait, et entr’autres, d’un sieur Pillain, et d’en recevoir de fermage ce qu’il avait agréable d’en donner. Enfin, les chanoines, voulant rentrer dans leur bien, firent publier que la recette de leur terre de Quesques était à donner. Ceux qui connaissaient D’Attigny évitèrent de se commettre avec lui. Antoine Darsy, moins bien instruit, prit ce bail, qui lui parut avantageux. Mais à peine était-il engagé, qu’il se vit en butte aux menaces et aux insultes des D’Attigny père et fils. Les valets qu’il envoya à Quesques, furent battus violemment par eux ; un de ces malheureux faillit en mourir. Darsy étant venu lui-même à Quesques, le sieur D’Attigny fils le saisit au collet dans son bureau, et lui porta l’épée nue sur l’estomac, en le menaçant de le tuer. Le bureau de Darsy avait été établi chez le curé de Quesques ; les sieurs D’Attigny dirent en blasphémant, à ce curé, que s’il donnait davantage retraite chez lui à Darsy ou à ses gens, et s’il ne l’obligeait pas de quitter son bail, ils brûleraient la tête à Darsy et à lui aussi. Le curé fit connaître ces menaces au chapitre, mais malheureusement, les laissa ignorer à Darsy, qui, peu de jours après, étant revenu à Quesques, et se disposant à retourner chez lui, fut assailli, à la porte du presbytère, par les sieurs D’Attigny accompagnés de deux valets, tous quatre armés de fusils ; il voulut rentrer dans le presbytère, mais en vain. Le fils D’Attigny, par l’ordre de son père, lui tira un coup de fusil, dont il mourut quelques heures après. Les D’Attigny prirent la fuite. La veuve et les enfans du sieur Darsy obtinrent, le 10 juillet 1683, une sentence de la sénéchaussée de Boulogne, qui condamnait, par contumace, les sieurs D’Attigny et leurs deux valets à la peine de mort, et de plus à huit mille livres de dommages-intérêts. Ces derniers n’ayant pu, malgré l’intercession de puissans protecteurs, obtenir leur grâce du roi, recoururent au chapitre de Rouen. D’Attigny fils se présenta, fut élu par le chapitre, délivré par le parlement, leva la fierte le 31 mai 1685, et se crut absous. Mais la veuve et les six enfans de Darsy parvinrent à le faire arrêter à Paris où il se cachait (le père était mort depuis peu). Ils présentèrent au conseil une requête en cassation de l’arrêt du parlement de Rouen, du 31 mai 1685, qui avait reçu le sieur D’Attigny fils au privilége de la fierte.
Le célèbre Louis De Sacy, avocat au conseil, membre de l’académie française, prit leur défense. Les écrits qu’il publia dans cette affaire sont trop remarquables et firent alors trop de sensation pour qu’il nous soit permis de passer légèrement sur cette circonstance importante de l’histoire du privilége. L’arrêt du parlement devait, dit-il, être cassé comme contraire à l’édit de 1597. Cet édit interdisait formellement le privilége aux assassins de guet-à-pens, et l’assassinat du sieur Darsy n’offrait-il pas tous les caractères du guet-à-pens ? Contraire aux lois humaines, l’arrêt du parlement de Rouen ne l’était pas moins aux lois divines. Car ces lois, qui avaient établi des asiles pour les criminels, avaient défendu d’y admettre les assassins. L’arrêt du parlement était encore nul, comme rendu par des juges sans pouvoir. Si ce parlement avait été incompétent pour condamner le sieur D’Attigny, n’était-il pas, dès lors, incompétent pour l’absoudre ? Or, à quel titre eût-il pu le condamner ? Le sieur D’Attigny était du ressort du parlement de Paris, et c’était aussi dans ce ressort que son crime avait été commis. Le parlement de Rouen avait-il le pouvoir de juger les procès du ressort du parlement de Paris ? Une sentence de la sénéchaussée de Boulogne, relevant du parlement de Paris, avait condamné à mort le sieur D’Attigny ; cette sentence avait-elle pu être mise au néant par le parlement de Normandie, qui n’avait aucune suprématie sur les juges qui l’avaient rendue ? Qu’était-ce d’ailleurs que le privilége du chapitre de Rouen, sinon le droit d’intercéder, chaque année, auprès des magistrats de cette ville, pour qu’ils lui délivrassent un criminel ? Mais ces magistrats pouvaient-ils délivrer un prisonnier qui n’était pas à leur disposition, un prisonnier à qui ils ne pouvaient faire sentir la rigueur des lois, à qui ils ne pouvaient infliger de peine ; un prisonnier dont ils n’étaient pas les juges, et qui, justiciable d’un autre tribunal, y avait même été condamné au supplice qu’avait mérité son crime ? Les lettres de grâce, à peine de nullité, ne pouvaient être entérinées que par les juges naturels de l’impétrant, par des magistrats ayant le pouvoir de le débouter de l’effet de ces lettres, si elles avaient été surprises, et de l’envoyer à l’échafaud. Or, le parlement de Rouen, s’il eût refusé le sieur D’Attigny aux chanoines qui l’avaient élu, aurait-il eu, pour cela, le pouvoir de l’envoyer au supplice ? Et, pour ramener le privilége de l’église de Rouen à son origine, telle du moins que l’indiquait le chapitre, si ce privilége avait été établi en mémoire de la délivrance faite naguère à saint Romain par les juges de Rouen, d’un criminel qu’ils avaient condamné à mort, eux ou d’autres juges du ressort, les magistrats d’aujourd’hui ne devaient aussi délivrer qu’un criminel de leur ressort. Le sieur D’Attigny, qui n’avait point été jugé dans le district du parlement de Normandie, et qui n’était point à la disposition des juges de Rouen, n’avait pu être délivré par eux pour jouir d’un privilége dont il n’était point capable. Mais une autre raison prouvait invinciblement que la fierte n’était point pour les justiciables de tribunaux indépendans du parlement de Normandie. Le parlement ne devait accorder le privilége que pour des crimes fiertables, c’est-à-dire qui n’étaient pas exclus de cette grâce par les édits. Or, comment connaître légalement les crimes des prétendans à la fierte, sinon par l’examen des informations et des procédures ? Mais le parlement de Rouen avait-il autorité sur les tribunaux des autres provinces, et pouvait — il les contraindre à lui apporter les informations relatives aux crimes commis par des individus étrangers à son ressort et prétendant à la fierte ? Non. Il ne pouvait donc pas connaître la véritable nature des crimes dont ils s’étaient rendus coupables, ni conséquemment les délivrer au chapitre sans contrevenir manifestement aux édits. Comment, dès-lors, avait-il pu élire le sieur D’Attigny ? Sacy terminait ce premier factum, en remarquant que le chapitre de Rouen, qui était intervenu dans les procès de Péhu et de D’Alleray, s’était bien gardé de paraître dans la présente affaire. « Cet abandon de la part d’un corps aussi vigilant pour la conservation de ses droits, n’étoit-il pas une condamnation du sieur D’Attigny ? » C’était proprement un défi que Sacy adressait au chapitre. Le chapitre l’accepta, et intervint enfin dans ce procès où son privilége jouait un si grand rôle. Mais alors Sacy, dans un second factum, attaqua en face et avec vigueur ce privilége qu’il avait jusqu’alors épargné. La légende de la gargouille, l’histoire de la concession du privilége par Dagobert, furent reléguées par lui au rang des fables. Il releva les anachronismes de ces récits mensongers, non toutefois sans commettre lui-même des erreurs de date assez graves, et en refusant au privilége une antiquité que lui donnent les titres les plus authentiques. Puis il examina le privilége en lui-même, qu’il attaqua comme une usurpation sur les droits de la couronne, comme une source d’impunité pour de grands coupables. Le chapitre, outré de ce qu’il avait plaidé qu’en tout cas ce privilége devait être réservé exclusivement pour des justiciables du parlement de Normandie, s’était écrié que « si cette prétention étoit admise, le privilége étoit anéanti, et qu’il vaudroit presque autant le lui ôter tout-à-fait que de le lui laisser à ces conditions. » — « Eh ! qu’y a-t-il donc là de quoy tant s’escrier (répliquait Sacy) ? Ni l’état, ni les particuliers n’auroient rien à souffrir de l’extinction de ce privilége ; les gens de bien seroient dans une plus grande sûreté, les méchants dans une plus grande retenue ; c’est tout ce qui en pourroit arriver. Les chanoines de Rouen acquéreroient une gloire immortelle à abandonner généreusement ce privilége si pernicieux et si défectueux dans son principe, et à imiter, par cette conduite, celle que tinrent autrefois, du temps de Tibère, les villes de Grèce qui avoient des lieux de franchise. Elles aimèrent mieux y renoncer, quand on les voulut obliger d’en représenter les titres, que de les soustenir contre la vérité. On ne peut mettre de trop fortes digues pour arrêter le débordement d’un privilége qui fait croire au peuple qu’il soutient la cause de Dieu, en arrachant les scélérats des mains de la justice[205]. »
Malgré ces éloquens plaidoyers, le grand-conseil déclara fiertable le crime commis par le sieur D’Attigny, et renvoya les parties au sénéchal de Boulogne pour y procéder sur leurs différends, concernant les dommages-intérêts et autres réparations civiles adjugés par la sentence de contumace rendue par ce sénéchal en 1683. Main-levée fut accordée au sieur D’Attigny des saisies faites de ses biens. Mais ce succès suffisait-il pour consoler le chapitre du coup sensible qu’avaient porté à son privilége les doctes et éloquens plaidoyers de Sacy ? On ne pensait plus guères aux violentes attaques que Bouthillier lui avait livrées quatre-vingts ans auparavant ; et voilà que les meilleurs argumens de cet antagoniste oublié revivaient tout-à-coup, renforcés de beaucoup d’autres plus péremptoires encore, et empruntaient une force nouvelle de la dialectique puissante, du stile concis, élégant, énergique et pur, d’un nouveau et plus redoutable adversaire ; pour comble de malheur, ce détracteur ardent du privilége, ce critique incrédule qui traitait de si haut et avec tant de dédain le prétendu miracle de la gargouille et la prétendue concession de Dagobert, était le plus pieux, le plus respectable, le plus sincère catholique de son tems ; et il n’y avait pas moyen d’affaiblir ce qu’il disait d’une légende fabuleuse et d’un récit mensonger, par de vagues accusations sur sa foi qui n’était pas douteuse. Frappant le privilége au cœur, Sacy avait dit : « Le droit de remettre les crimes est, de tous les droits de la souveraineté, le plus incommunicable. Il est inséparable de la personne de nos rois ; et ils ne peuvent pas faire que ceux à qui il n’est point permis de s’asseoir avec eux sur le trône, puissent entrer en société de cette autorité, la plus essentiellement inhérente à la couronne. » Parler ainsi dans une affaire d’éclat, devant le premier tribunal du royaume, et sous un roi aussi jaloux de son pouvoir, que l’était Louis XIV, c’était dénoncer à ce monarque le privilége de la fierte comme un fleuron détaché de sa couronne, c’était l’inviter à le reprendre. Plus tard, nous verrons les paroles de Sacy porter leur fruit.
La liaison des idées ne m’a point permis de rapporter en son tems l’élection de 1683. Cette année-la, le chapitre donna la fierte au nommé La Rose, tanneur à Saint-Lô, dans le Cotentin. Les détails du meurtre qui l’avait mis dans la nécessité de recourir au privilége, ne présentant aucun intérêt, nous avons voulu faire remarquer seulement qu’à l’époque où ce meurtre avait été commis (le 24 décembre 1681), La Rose faisait profession de la religion réformée, et qu’arrêté le jour même, à raison de ce crime, il abjura le protestantisme dès le mois de janvier suivant, et fit ses pâques dans la prison. Le lecteur n’a point oublié les conversions si opportunes du sieur De Bonnard de Liniers, en 1625, du sieur D’Eschallou, en 1670 ; et, pour la troisième fois, il se demande, sans doute, si l’intérêt, mobile trop ordinaire des actions humaines, ne serait point entré pour quelque chose dans un changement de religion si subit. Nous nous interdirons toute conjecture à cet égard. Ce qui est certain, c’est qu’après cette conversion, la duchesse de Matignon s’intéressa à La Rose, et sollicita activement pour lui la fierte, qui lui fut accordée. Quelque tems après, écrivant au chapitre pour le remercier, elle lui disait : « Le motif de sa conversion à la foy catholique m’a fait agir auprès de vous, et vous a aussi déterminés de le vouloir bien préférer à tout autre[206]. » M. De Colbert, coadjuteur de l’archevêque de Rouen, s’était aussi intéressé à ce prisonnier.
Nous voici, maintenant, arrivés à une époque où le privilége de saint Romain eut à lutter à la fois contre deux juridictions de la ville, et, par suite, contre les preventions peu amicales du gouvernement, qui, enfin, avait ouvert les yeux. Comme on l’a vu par tout ce qui précède, en quelque prison de Rouen qu’eût été écroué le meurtrier élu par les chanoines de Rouen pour lever la fierte, c’était toujours le parlement qui délibérait sur l’élection, qui interrogeait le prisonnier, et le délivrait ou le refusait au chapitre. Les autres juridictions de la ville voyaient avec jalousie le parlement s’arroger à lui seul cette haute prérogative, et avaient quelquefois montré des dispositions peu favorables à un privilége dans lequel elles jouaient un rôle si passif. De ces diverses juridictions, la cour des Aides, compagnie souveraine, dont l’érection était antérieure à l’érection du parlement, et qui n’avait pas vu sans chagrin ce corps supérieur s’établir dans la province, était celle dont cette possession glorieuse blessait le plus l’orgueil et les prétentions. Tous les ans, depuis assez long-tems, cette cour avait soin de dire aux députés du chapitre, envoyés pour insinuer le privilége à son audience, « qu’en cas que le prisonnier qui seroit esleu fust en ses prisons et de sa compétence, le cartel de l’élection luy devoit estre adressé. » On n’y avait aucun égard, ce qui lui était très-sensible. Un débat qui avait eu lieu, sur la préséance, entre un député du chapitre et un député de la cour des Aides, débat jugé récemment au désavantage de cette cour, avait mis le comble à sa mauvaise humeur ; elle épiait l’occasion de se venger, et crut enfin l’avoir trouvée. En 1686, lorsque les députés du chapitre vinrent insinuer le privilége à son audience, le premier président interrompit leur orateur au moment où il « prioit la cour d’avoir agréable l’insinuation, etc. », et lui dit qu’il eût à se servir du terme de supplier au lieu de celui de prier. Les députés ayant représenté qu’ils suivaient le formulaire usité depuis la création de la cour des Aides, le premier président, deux présidens et plusieurs conseillers répliquèrent tumultueusement ensemble : « Puisque vous refusez de vous en servir, sortez, sortez donc. » Et, sans vouloir entendre ce qu’ils dirent, on fit sortir ces députés de la salle d’audience, sans leur donner acte de l’insinuation du privilége ; en un mot, on les traita d’une manière peu convenable à la dignité de l’action ; et on manqua essentiellement aux égards que méritait le chapitre. Les chanoines firent signifiera la cour des Aides un procès-verbal de ce qui s’était passé dans son prétoire, avec protestation que, si, au préjudice du privilége de saint Romain, la cour des Aides passait outre au jugement des individus détenus dans ses prisons, ils en porteraient leurs plaintes au roi. Les années suivantes, le chapitre, au lieu d’envoyer à la cour des Aides ses députés qui y eussent, sans doute, essuyé la honte d’un nouveau refus, fit, à l’époque ordinaire de l’insinuation, signifier au procureur-général de cette cour un acte par lequel il déclarait que ses députés étaient prêts à se transporter à la cour des Aides, pour y insinuer le privilége dans les mêmes termes dont ils s’étaient de tout temps servis. Ces significations déplaisaient fort à la cour des Aides, qui, enfin, en 1694, défendit au geôlier de ses prisons d’en ouvrir les portes, lorsque les chanoines viendraient demander la liste des prisonniers. De plus, ces magistrats firent courir le bruit que, dans l’intervalle de l’insinuation au jour de l’Ascension, ils feraient exécuter un des prisonniers prétendans au privilége. Le chapitre porta plainte au roi ; il demanda que, faute par la cour des Aides de recevoir l’insinuation du privilége dans les termes et dans les formes usités de tout tems, les prisonniers détenus dans la conciergerie de cette cour ne pussent être molestés, contraints, interrogés, transportés, exécutés, jusqu’à ce que le privilége de saint Romain eut sorti son effet ; que les députés du chapitre pussent aller aux prisons de la cour des Aides entendre les prisonniers dans leurs confessions et dépositions, en la forme jusqu’alors usitée, et que les geôliers fussent contraints de leur en ouvrir les portes. Le 29 avril 1695, le roi renvoya la requête et les parties devant M. Lefebvre D’Ormesson, commissaire départi à Rouen, qui fut chargé de les entendre et de dresser procès-verbal de leurs dires respectifs. Le 12 juillet suivant, deux chanoines, pour le chapitre, et le procureur-général de la cour des Aides, pour cette cour souveraine, se présentèrent devant le commissaire, à Rouen. Les deux chanoines demandèrent que le procureur-général déclarât pourquoi la cour des Aides avait refusé de recevoir l’insinuation du privilége dans les termes usités de tems immémorial. Le procureur-général répondit que, depuis plus d’un siècle, la cour des Aides demandait à MM. du chapitre la représentation de lettres-patentes enregistrées par elle, qui ordonnassent que le privilége de saint Romain serait insinué à son audience. Jusqu’à cette production, la question de la différence des termes dont ils prétendaient se servir à l’égard du parlement et de la cour des Aides, était prématurée ; puisque s’ils n’avaient point le droit d’insinuer à la cour des Aides, il n’était pas besoin de savoir en quels termes. Dans tous les cas, cette contestation ne pouvant être réglée que par le roi, il demanda qu’elle fût renvoyée à sa majesté, déclarant ne comparaître devant le commissaire départi, que par respect pour l’arrêt du conseil. Les députés du chapitre répondirent que c’était la première fois que la cour des Aides demandait la représentation des titres de l’église de Rouen. La possession du chapitre était bien notoire. L’édit de Louis XII le dispensait de toute exhibition de lettres-patentes. La cour des Aides, depuis sa création, avait reçu l’insinuation sans difficulté, et ne s’était avisée qu’en 1686, pour la première fois, de chicaner sur le formulaire. La question des termes à employer lors de l’insinuation, au lieu d’être prématurée, était la seule, au contraire, dont il se dût agir, puisqu’elle avait été posée par la cour des Aides elle-même, qui avait voulu que, contre l’usage, le chapitre se servît du mot supplier au lieu du mot prier employé jusqu’alors. La cour des Aides devait considérer que les formulaires, à son égard, à l’égard du parlement et du bailliage, étaient insérés dans un ancien livre du chapitre, où toute la cérémonie de la délivrance du prisonnier était rapportée en des caractères manuscrits d’une grande antiquité ; ils demandaient donc qu’il ne fût rien innové. M. D’Ormesson dressa procès-verbal des dires respectifs de la cour des Aides et du chapitre, et les renvoya au conseil. Le 24 février 1696, ce tribunal ordonna que l’archevêque et le chapitre de Rouen lui représenteraient, dans deux mois, les titres et pièces en vertu desquels ils prétendaient jouir du privilége de saint Romain, et le conférer à des criminels poursuivis, décrétés et jugés tant dans le ressort du parlement de Rouen que de tous les autres parlemens du royaume indistinctement. Le roi ordonna aussi que le procureur-général au parlement de Rouen enverrait au conseil les pièces et mémoires concernant le droit et faculté prétendus par ledit parlement de pouvoir juger et conférer le privilége de la fierte à toutes sortes de criminels décrétés, jugés et domiciliés tant dans son ressort que dans celui de tous les autres parlemens. C’est qu’un fait nouveau était venu compliquer cette affaire. Le sieur Veydeau De Grandmont, ancien conseiller au parlement de Paris, tombé dans de mauvaises affaires, cherchait, disait-on, à réparer sa fortune en faisant la fraude. Un jour, dix ou douze archers ou sergens, apostés près de sa demeure, rue de Vaugirard, à Paris, y ayant vu entrer une charrette qu’ils supposaient remplie d’objets de contrebande, envahirent la maison, dans l’intention d’arrêter le sieur Veydeau De Grandmont, ainsi surpris en flagrant délit. Mais, cet ancien magistrat avait deux fils qui, voyant la liberté de leur père menacée, fondirent, l’épée à la main, sur les officiers de justice envoyés pour l’arrêter, et les chassèrent de la maison. Malheureusement, l’archer Ozanne fut tué dans cette mêlée. Les deux frères Veydeau De Grandmont vinrent à Rouen solliciter la fierte, à raison de cet homicide, et l’obtinrent en 1695. Mais le meurtre de l’archer Ozanne avait fait beaucoup de bruit à Paris. Au conseil, où était déjà pendante l’affaire entre la cour des Aides de Rouen et le chapitre, on se demanda si le chapitre de Rouen et le parlement avaient pu légalement donner la fierte à des individus qui, tant à raison de leur crime, que par leur résidence, étaient étrangers au ressort du parlement de Normandie. Ces faits expliquent l’arrêt du 24 février 1696. Le 19 mars suivant, le roi, en son conseil (il était présent), ordonna que le différend d’entre les officiers de la cour des Aides de Rouen et le chapitre, concernant l’extension du privilége de la fierte seulement, serait examiné conjointement avec ceux mentionnés dans l’arrêt du conseil en date du 24 février. Il ordonna que le chapitre représenterait au conseil d’état les pièces et titres en vertu des quels ils prétendoit jouir du privilège de la fierte, et l’appliquer aux cas qui étoient de la compétence de la cour des Aides de Rouen. Il fut ordonné aussi » à la cour des Aides d’envoyer les pièces et mémoires concernant l’extension du privilége aux cas de sa compétence. On voit combien le débat avait changé de nature. Il ne s’était agi d’abord que d’un point de cérémonial et d’étiquette ; du mot supplier au lieu du mot prier. Mais la cour des Aides avait bien d’autres pensées ; et, le combat une fois engagé, laissant là les querelles de mots, qui n’avaient été pour elle qu’un acheminement à une attaque plus sérieuse, elle avait nié que le privilége de saint Romain pût s’appliquer à des crimes de sa compétence. « Ces crimes, disait-elle au roi, supposant nécessairement, Sire, une désobéissance à vos ordres, et ne se commettant presque jamais que par un esprit d’opposition à la perception de vos droits, esprit dangereux qu’il faut détruire, bien loin de le fomenter par l’impunité certaine attachée à ce privilége[207]. »
Bientôt, profitant du mauvais effet qu’avait produit à Paris, parmi les magistrats, l’élection faite, à Rouen, des deux fils Veydeau De Grandmont pour lever la fierte, elle soutint que c’était par un abus manifeste que le privilége était donné à des individus étrangers à la province, l’intention de Henri IV ayant été, dans son édit de 1597, de le restreindre à la Normandie. Et, enfin, montrant tout-à-fait à découvert sa mauvaise volonté contre le privilége, elle avait traité de fable et de fausseté le miracle de saint Romain. Le chapitre répondait en citant les noms des prisonniers de la compétence de la cour des Aides, qui avaient précédemment levé la fierte, sans que cette cour eût réclamé ; il nommait un plus grand nombre encore de prisonniers, étrangers à la Normandie, qui avaient obtenu le privilége sans la moindre difficulté. Glissant légèrement sur ce que l’on avait dit de la gargouille, et de la concession de Dagobert, « Nous ne pouvons, disait-il, rapporter l’origine de ce privilége ; et nous aimons mieux n’en rien dire que d’avancer quelque chose qui puisse être révoqué en doute[208]. » Il y a loin de ce langage prudent et plein de réserve aux invectives qu’avait eu naguère à essuyer Denis Bouthillier, pour avoir mal parlé du miracle du serpent. Cette vive attaque de la cour des Aides contre le privilége de saint Romain avait été, certainement, concertée avec le présidial de Rouen, qui avait contre le privilége des griefs analogues à ceux de la cour des Aides, et qui, de plus, avait un procès pendant au parlement contre les chanoines de la cathédrale. En 1697, au plus fort de ces débats et des angoisses du chapitre, lorsque cette juridiction vit le privilége un peu ébranlé, elle vint aussi-tôt renforcer l’attaque ; et ses efforts, réunis à ceux des premiers assaillans, mirent le privilége de l’église de Rouen dans le plus grand danger, peut-être, qu’il eût couru jusqu’alors. Cette attaque du présidial commença sous un prétexte assez frivole. Le 29 avril 1697, en sortant du parlement où ils venaient d’insinuer le privilége, les députés du chapitre s’étaient rendus au bailliage, et étaient entrés dans l’enclos et prétoire royal, précédés, comme de coutume, d’un bedeau portant sa verge d’argent haute devant eux. Comme à l’ordinaire, aussi, l’orateur de la députation avait dit, en s’adressant au lieutenant-général du siége : Nous sommes députés pour vous insinuer le privilége de saint Romain, etc., formalités usitées ainsi depuis plusieurs siècles. Mais il avait été convenu, au bailliage, que, cette année, on les trouverait étranges et insolites. Aussi le procureur du roi se récria-t-il vivement contre « le procédé extraordinaire et insultant des chanoines. En entrant ainsi dans un prétoire royal, précédés d’un huissier portant une baguette haute, ils avaient montré du mépris pour les juges et pour la justice. La baguette ou verge haute étant une marque de juridiction, à quel titre le chapitre la faisait-il porter là où il n’était que justiciable[209]. De plus, en disant qu’ils venoient insinuer le privilège au présidial, les chanoines s’étaient servis de termes supérieurs et impératifs, comme s’ils étaient en droit de commander aux magistrats du présidial, au lieu de les requérir. Enfin, et c’était là le point capital, ils avaient prétendu être en droit d’empêcher l’instruction des procès criminels, même les interrogatoires des accusés. Le procureur du roi requit que défense fut faite aux députés du chapitre de venir faire l’insinuation du privilége, accompagnés de leur huissier porte-verge ; qu’il leur fût enjoint de se servir du mot supplier ; et que, sans avoir égard à l’insinuation de ce jour et à leur privilége, il fût passé outre à l’instruction des procès et au jugement des criminels. » A peine ce réquisitoire était-il terminé, qu’il se fit, parmi les magistrats du siége et dans l’auditoire, composé d’affidés, « un murmure et un scandale si grand, qu’on n’eut pas de peine à comprendre que le tout se faisoit d’accord avec les juges pour embarrasser et troubler les chanoines, en haine du procès qu’ils avoient contre eux au sujet de leur juridiction[210]. » Alors, le lieutenant-général prononça « avec chaleur et passion » une sentence qui, sans doute, avait été concertée et rédigée à l’avance. Elle portait que « les chanoines se serviroient de termes plus respectueux que de dire en termes impératifs qu’ils venoient insinuer le privilége ; que leur insinuation ne pourroit retarder ni empescher l’instruction des procès criminels, ni s’étendre aux cas exceptés par les édits et arrêts ; qu’enfin, défenses leur étoient faites de se faire précéder d’un bedeau portant la baguette haute, et que, pour en avoir usé autrement, ils étoient déboutés de l’insinuation par eux prétendue faite. » Le lieutenant-général du siége avait prononcé cette sentence avec colère ; M. De Pigny, l’un des chanoines, représenta aux juges du présidial qu’il « n’étoit pas à leur pouvoir de changer la forme et l’usage d’un privilége confirmé par tant de rois, et que le chapitre en appeloit au parlement. » En effet, dès le lendemain, l’avocat du chapitre plaidait cette affaire à la grand’chambre. Le procédé des officiers du bailliage était, dit-il, des plus extraordinaires. C’était une nouveauté qu’ils voulaient apporter contre un usage ancien, contre une possession immémoriale dans laquelle le chapitre, aussi bien que les officiers du bailliage, avaient toujours vécu. Cette possession se trouvait conforme à l’ancien formulaire, qui indiquait en quels termes l’insinuation devait être faite tant à la cour de parlement qu’au bailliage. Il était surprenant que ces magistrats, jaloux des devoirs qui étaient rendus à la cour, prétendissent s’arroger les mêmes honneurs et prérogatives que le parlement. Ils disaient avoir prononcé comme présidial ; mais l’insinuation était faite au bailli de Rouen ; et, fût-ce le présidial qui eût agi, le parlement pouvait réformer sa décision comme rendue par juge incompétent, le présidial n’ayant pas qualité pour faire des réglemens sur le privilége de saint Romain. Le parlement ordonna que le privilége demeurerait insinué au bailliage, pour, par le chapitre, jouir de l’effet de ce privilége, selon sa forme et teneur ; il fit défense au bailliage de juger à peine afflictive ni définitivement aucun prisonnier pour crimes, jusqu’à ce que le privilége eût sorti son effet ; les officiers du bailliage furent condamnés aux dépens, l’arrêt fut publié et affiché ; il fut signifié aux officiers du bailliage, avec défense de juger à des peines afflictives et infamantes, jusqu’à ce que le privilége eût sorti son effet ; au concierge du bailliage, pour qu’il n’eût à faire monter devant les juges aucun prisonnier susceptible d’être jugé à des peines afflictives et infamantes ; à Levavasseur, exécuteur des sentences criminelles, avec défense de mettre ou faire mettre à exécution aucune sentence du bailliage portant peine afflictive.
Les juges du présidial dénoncèrent cet arrêt au conseil du roi ; et, ainsi le privilége se vit, devant ce haut tribunal, en butte aux attaques de deux adversaires acharnés. Cet arrêt, disaient-ils[211], était insoutenable dans la forme ; car le parlement n’avait aucune supériorité sur les jugemens présidiaux, et, n’ayant pas, d’ailleurs, entendu les juges du présidial, avant de le rendre, l’avait, en outre, prononcé avec une précipitation affectée, et sans voir le jugement du présidial, qui n’avait été ni représenté ni signifié. Au fond, il était des règles de l’usage que les communautés ou les particuliers qui s’adressaient à la justice se servissent des termes de supplier, parce que les juges étant les dépositaires de l’autorité de sa majesté, pour distribuer la justice à ses sujets, on ne pouvait se dispenser du respect qui leur était dû, par rapport à la personne de sa majesté qu’ils représentaient dans leurs fonctions de juges. Enfin, cet arrêt était contraire à la déclaration de 1597, qui portait que l’insinuation du privilége ne pourrait retarder l’instruction des procès criminels, et qui, en outre, excluait du privilége les crimes de lèze-majesté, de fausse monnaie, d’assassinat prémédité, de vol et de viol, crimes dont l’instruction et le jugement étaient attribués aux présidiaux, sans appel. Le chapitre n’avait pas le droit, depuis cette déclaration, de surseoir à l’instruction, en retardant l’interrogatoire des accusés, ni de porter au parlement la connaissance des crimes dont l’attribution était faite aux présidiaux. Ils demandèrent que les députés du chapitre de Rouen fussent tenus de se servir du terme de supplier, lorsqu’ils viendraient au bailliage insinuer le privilége ; qu’il leur fût défendu de se faire précéder, dans l’enclos du prétoire et dans les prisons du présidial, d’un messager portant la baguette haute ; qu’il leur fût défendu aussi d’insérer, dans leur requête d’insinuation, que nul prisonnier ne pourrait plus être interrogé après ledit acte ; et qu’il fût ordonné que les instructions criminelles seraient faites et continuées, pour être procédé au jugement des procès, immédiatement après le jour de l’Ascension, sans préjudice de l’instruction et jugement des procès concernant les crimes exceptés par la déclaration du 25 janvier 1597, et de l’exécution desdits jugemens. De son côté, le chapitre ne perdait pas de tems ; à sa requête, le procureur du roi près le bailliage de Rouen fut assigné au conseil, pour voir casser, révoquer et annuler la sentence du bailliage et siége présidial de Rouen, comme rendue au préjudice du privilége de la fierté de saint Romain, dont le conseil était seul, disait-il, compétent de connaître. Le 16 avril 1698, le conseil ordonna que, par provision, et sans préjudice du droit des parties au principal, le chapitre ne pourrait conférer le privilège de la fierte de saint Romain, au jour de l’Ascension de la présente année (1698) « qu’à un criminel natif de la province de Normandie, décrété et jugé dans la dite province. Il fit défense d’élire, ledit jour, aucun criminel d’une autre province, décrété et jugé dans d’autres parlemens et juridictions du royaume, hors de la province de Normandie, jusqu’à ce qu’autrement par le roi il y eût été pourvu. » Arrêt bien contraire à un précédent, rendu par le même tribunal, le 11 août 1688, qui avait jugé « que le privilége de la fierte de saint Romain de Rouen s’étendoit en faveur de toutes sortes de personnes, et pour les cas même commis hors le ressort du parlement de Normandie. » Mais le chancelier Roucherat avait entrepris de faire statuer que le privilége ne devait point avoir d’extension hors de la province de Normandie ; et la défense d’élire, cette année, des individus étrangers à la province était un acheminement à cette clause de la déclaration projetée.
Il s’agissait, désormais, non plus d’un détail minutieux de cérémonial, mais bien du privilége lui-même, dont l’étendue était contestée, dont l’existence presque était en question. Sortant de l’étroite spécialité de la discussion primitive, le chapitre défendit le privilége dans toutes ses circonstances. Il publia un mémoire, dans la première partie duquel il établit que le privilége de saint Romain était très-ancien ; que les difficultés que l’on avait quelquefois faites au chapitre de Rouen n’avaient pas empêché qu’il n’eût toujours obtenu le prisonnier qu’il avait élu ; que les complices d’un crime étaient faits participans du privilége avec le principal criminel ; que ceux qui avaient obtenu la grâce du privilége avaient toujours été sous la protection des rois et de la justice, quand on les avait voulu inquiéter ; que les rois et leur échiquier de Normandie avaient toujours maintenu le privilége contre ceux qui s’étaient efforcés de le détruire ; que les rois, les premiers princes du sang et autres personnes de la première qualité, les papes même, avaient demandé le privilége en faveur de ceux dont ils voulaient empêcher la perte ; enfin, que les rois et les princes avaient souvent prévenu le chapitre pour l’empêcher de donner le privilége à des criminels qui en étaient tout-à-fait indignes. Dans la seconde partie, le chapitre avançait que la grâce du privilége de saint Romain s’étendait aux criminels décrétés et jugés dans les autres parlemens du royaume, aussi bien qu’à ceux décrétés et jugés dans celui de Normandie ; que le privilége s’étendait aux cas de la compétence de la cour des Aides et du bailliage et siége présidial de Rouen. A l’appui de ces diverses propositions, le chapitre produisait un nombre considérable de chartes et de pièces dont l’inventaire détaillé était joint au mémoire. Tous les faits qu’alléguait le chapitre dans le mémoire et dans l’inventaire ayant été rapportés dans notre ouvrage, à leurs dates respectives, nous n’en dirons pas davantage sur ce mémoire, ouvrage d’un homme très-instruit de ce qui concernait le privilége[212]. En 1700, le chapitre présenta un second mémoire, très-court, dans lequel il insistait vivement sur le droit qu’il avait de donner la fierte à tous les régnicoles. Les cas auxquels le privilége de saint Romain ne pouvait pas être appliqué, avaient, dit-il, été indiqués par l’édit de 1597 ; il désignait les crimes de lèze-majesté, d’hérésie, de fausse-monnaie, d’assassinat par guet-à-pens, et le viol. C’était à quoi se réduisaient les exceptions du privilége. Tous les prisonniers à qui aucun de ces crimes n’était imputé, coupables, ou non, de délits de la compétence de la cour des Aides et du présidial, justiciables du parlement de Rouen ou de tout autre, pouvaient être élus par le chapitre. Un grand nombre de lettres-patentes parlaient du privilége de la fierte comme d’une grâce extraordinaire pour tout le royaume. Depuis la déclaration de 1597, comme avant, plusieurs criminels condamnés par le parlement de Paris, par les présidiaux de Poitiers, de Tours, pour délits de la compétence de la cour des Aides et du présidial, et d’autres prisonniers de toutes sortes de provinces du royaume, avaient été admis à la grâce du privilége. Depuis près de deux siècles, la cour des Aides et le bailliage de Rouen n’avaient formé aucune difficulté au sujet des prisonniers atteints de crimes de leur compétence ou commis dans les autres provinces. A quel titre ces deux tribunaux venaient-ils aujourd’hui demander la restriction du privilége au préjudice d’une possession si bien établie ? A l’imputation d’absoudre, sans connaissance de cause, des prisonniers dont souvent il n’avait pas vu les procès, le chapitre répondait que si les prisonniers délivrés en vertu du privilége n’avaient pas été sincères dans leur confession, si les informations la démentaient, si ces individus étaient atteints d’un des crimes spécifiés dans la déclaration de Henri IV (1597), la justice reprenait ses droits sur eux, malgré leur absolution, comme sur un criminel qui aurait obtenu des lettres de grâce d’après un faux exposé. Les lettres de grâce, en ce cas, n’étaient d’aucun effet, et on pendait les impétrans avec leurs lettres au cou. Le chapitre se contentait de prendre le fait et cause du criminel dont la confession se trouvait sincère ; mais il abandonnait à la rigueur de la justice ceux dont la confession avait été mensongère. Pouvait-on, dès-lors, l’accuser de favoriser l’impunité des crimes ? Quant aux termes dans lesquels le chapitre avait fait l’insinuation de son privilége, tant à la cour des Aides qu’au bailliage, il y avait près de deux cents ans que l’insinuation avait lieu de cette manière. Le formulaire d’insinuation était aussi ancien que ces deux juridictions. C’était en 1696 que, pour la première fois, on s’en était plaint et sans aucun fondement. Le chapitre espérait donc que son privilége ne souffrirait aucune restriction nouvelle, ni pour la nature des crimes, ni pour le lieu où ils auraient été commis, ni pour la manière de son insinuation[213].
Les officiers du présidial ne laissaient pas ces mémoires du chapitre sans réponse, et cherchaient à les réfuter dans une Requête au roi, aussi étendue que le premier mémoire du chapitre, et composée par Me. Guyénet, avocat au conseil. Les propositions avancées par le chapitre, disait-il, ne prouvaient rien. Fussent-elles établies, il faudrait rapporter les titres de l’origine, de la nature et de la concession de ce privilége, et les chanoines confessaient qu’ils n’en avaient point. N’osant, aujourd’hui, reproduire leur ridicule fable du dragon, ils ne disaient rien autre chose, sinon qu’ils étaient en possession. Mais y avait-il une possession qui pût établir un privilége contre l’autorité royale ? Le pouvoir de délivrer un prisonnier et de lui faire grâce de la vie, qu’il avait mérité de perdre par ses crimes, était un droit de vie et de mort, un droit de souveraineté, contre lequel on ne pouvait prescrire. Il ne saurait être détaché de la couronne, il était inaliénable, et devait être transmis en entier par les rois à leurs successeurs. Au reste, légal ou non, ce privilége ne pouvait s’appliquer aux cas de la compétence présidiale, c’est-à-dire aux assemblées séditieuses avec ports d’armes, aux vols de grand chemin, au sacrilége avec effraction, à la fausse monnaie, à l’assassinat de guet-à-pens ; la déclaration de 1597 exceptait ces crimes. Et en effet le privilége pouvait-il s’étendre aux séditions ? elles rentraient dans le crime de lèze-majesté qui en avait toujours été exclus ; au sacrilége avec effraction ? c’était une des espèces du crime de lèze-majesté divine, ce serait user du privilége contre Dieu même ; aux vols de grand chemin et par effraction ? mais le privilége n’était point pour les voleurs ; au crime de fausse monnaie ? il était excepté par les édits ; restait l’assassinat prémédité et de guet-à-pens, mais les édits s’y refusaient expressément, et l’humanité en aurait horreur. Pour qui donc le privilége devait-il être réservé ? Pour de malheureux criminels, coupables d’homicide involontaire, et qui dans des prisons, d’une province éloignée, étantprivés de secours nécessaires, d’argent, d’amis et de personnes qui agissent pour venir solliciter leur grâce auprès du roi, ou se voyant ce chemin fermé par le crédit de leurs parties, se trouveraient en état de périr, mais surtout et avant tout, pour les malheureux criminels de Normandie, pauvres ou indéfendus, qui seraient en péril de leur vie. Henri IV, en ordonnant si expressément qu’il n’y aurait que les criminels actuellement prisonniers au jour de l’insinuation, qui pourraient être élus par les chanoines, avait voulu que le privilége de la fierte ne fût que pour des Normands, parce que, à ce moment, il ne pouvait y avoir, naturellement, dans les prisons de la ville, que des criminels décrétés ou jugés dans la province ; et lorsque les ducs avaient établi cette pieuse coutume, ils n’avaient certainement pu vouloir faire grâce qu’à leurs sujets, et non à ceux des rois de France. Conformément à la déclaration de 1597, et attendu qu’elle exceptait nommément les crimes de la compétence présidiale, ils demandaient que le conseil décidât que l’insinuation du privilége ne serait point faite au présidial ; que, sans y avoir égard, il serait passé outre au jugement des procès des accusés de cas présidiaux, même à l’exécution des jugemens qui interviendraient, avec défense au parlement d’en prendre connaissance, aux termes de l’édit des présidiaux ; que les chanoines, pour jouir de l’effet de leur privilége, aux cas qui sont de l’ordinaire, fussent tenus, suivant l’usage immémorial, d’envoyer leurs députés, non au présidial comme présidial, mais au bailliage, où, encore, ils se serviraient du terme de supplier le siége de recevoir l’insinuation, ou de tel autre terme qu’il plairait au roi de leur prescrire, sans qu’il leur fût permis de se faire précéder, dans l’enclos du prétoire et des prisons du bailliage, d’un bedeau portant la baguette haute, ni d’employer, dans leur demande d’insinuation, que nul prisonnier ne pourrait être interrogé pendant l’interstice, tems pendant lequel, au contraire, suivant la déclaration de 1597, il continuerait d’être vaqué aux interrogatoires, récolemens, confrontations et autre instruction des procès criminels, pour être iceux jugés immédiatement après le jour de l’Ascension ; et enfin, qu’il fût défendu aux chanoines d’élire, pour la fierte, d’autres criminels que ceux qui seraient actuellement prisonniers au jour de l’insinuation dans les prisons de la ville, aux termes de la même déclaration, à peine d’être déchus de ce privilége, et ceux qu’ils auraient élus, déclarés indignes de la grâce[214].
On le voit, cette polémique entre le chapitre et deux juridictions de Rouen fut longue, opiniâtre et animée. Les mémoires de la cour des Aides, ceux du présidial surtout, respiraient parfois l’emportement et l’aigreur. Le miracle de la gargouille y était traité avec un profond mépris, ainsi que la prétendue concession du privilége par Dagobert à saint Ouen. Les titres, les chartes produits par le chapitre étaient fort injustement accusés de fausseté ou d’altération. Pour discréditer de plus en plus le droit de l’église de Rouen, on remontait à des tems reculés, on énumérait avec complaisance les élections scandaleuses qu’avait faites naguère le chapitre, avant que Henri IV eût, en 1597, modifié le privilége. On voulait rendre le chapitre responsable d’abus anciens, révoltans, il est vrai, mais aussi devenus désormais impossibles. M. De Séricourt, chanoine, écrivant à M. Couët de Montbayeux, avocat au conseil, chargé des intérêts du chapitre, se plaignait « des insultes répétées et réitérées que les officiers du bailliage et de la cour des Aides faisoient, sans respect ni considération pour l’église, mère et matrice de leur province, contre un privilége altéré, diminué, retranché comme il l’étoit, réduit seulement pour les cas les plus rémissibles, c’est-à-dire à rien au prix de ce qu’il avoit été autrefois. »
Ainsi une puérile question de mots, sur une particularité minutieuse du cérémonial du privilége de saint Romain, s’était insensiblement transformée en une guerre à mort contre ce privilége lui-même. La cour des Aides et le présidial, comme deux états secrètement confédérés contre un ennemi commun, n’avaient attaqué le chapitre que l’un après l’autre, et n’avaient manifesté leur concert et uni ostensiblement leurs efforts qu’au moment où ils espéraient que ces efforts combinés allaient achever et anéantir leur adversaire affaibli. Et quelle époque avait-on choisie pour cette guerre à mort ? celle où régnait Louis XIV, ce roi si roi, ce souverain si jaloux de son pouvoir ; et, de tous côtés, on ne cessait de dire à ce monarque ombrageux que le privilége du chapitre de Rouen était un empiétement monstrueux sur son autorité et sur sa puissance. On avait, certainement, compté sur un édit qui supprimerait le privilége. Pour le parlement, depuis son arrêt, dont le présidial avait appelé au conseil, il était resté neutre, du moins en apparence, regardant tous ces débats d’un œil tranquille, et espérant toujours qu’enfin quelque déclaration l’établirait seul et unique juge de ce privilége si débattu. Mais, tous ces efforts devaient être en pure perte, et ces prévisions déçues. Ce double procès qui avait fait tant de bruit, et où l’on avait dépensé tant d’érudition, de logique, et surtout tant de fiel, ne fut jamais vidé ; et les combattans restèrent dans la même attitude respective, jusqu’à l’extinction du privilége, qui n’arriva qu’un siècle plus tard. Le chapitre continua de faire signifier, tous les ans, à la cour des Aides, un acte d’insinuation conçu en termes tout-à-fait identiques à ceux que cette cour avait refusé, depuis 1686, d’entendre proférer dans son prétoire ; et chaque année aussi, lorsque les chanoines nommés pour visiter les prisons se présentaient à celles de la cour des Aides (situées dans la rue du Petit-Salut), le concierge leur répondait qu’il n’avait pas reçu l’ordre de leur en ouvrir les portes ; le tabellion du chapitre dressait procès-verbal de cette réponse, et les choses en restaient là. Le bailliage n’osant, comme la cour des Aides, refuser de recevoir l’insinuation verbale, les députés du chapitre continuèrent d’y venir tous les ans ; seulement, on ne portait plus devant eux cette verge haute, premier et frivole prétexte de si longs débats ; mais comme le chapitre n’avait pas voulu se départir de son ancien formulaire, ni se servir du mot supplier, les juges du bailliage, que chagrinait toujours beaucoup le refus de termes d’honneur qui auraient vivement flatté leur orgueil, avaient imaginé un biais qui, dans leur opinion, mettait leur amour-propre à couvert. « Aussi-tôt que l’orateur des députés du chapitre ouvroit la bouche pour requérir l’insinuation, le lieutenant du siége prononçoit son dictum, d’une voix assez haute pour couvrir celle du chanoine, et le faisoit durer assez long-tems pour ne finir que quelques instans après lui ; de manière qu’on n’entendoit point ou presque pas le discours du deputé du chapitre[215]. » ; et qu’ainsi on pouvait bien supposer qu’il avait proféré ce mot sacramentel supplier, si nécessaire au bonheur de messieurs du bailliage. L’audience était tenue, ce jour-là, par celui des lieutenans du siége, dont les poumons étaient les plus vigoureux et le timbre le plus sonore. Il n’y a pas d’apparence que le chapitre, de son côté, choisît pour tenir tête à ce lieutenant un orateur sans organe ; et puis, maintenant, imaginez le beau bruit que devaient faire ces deux stentors, et le ravissement de tous les oisifs habitués du Palais, qui n’auraient manqué pour rien au monde de se rendre de bonne heure, ce jour-là, au bailliage, et qui supputaient jusqu’à quel degré précisément la voix de M. le lieutenant N... était plus ou moins retentissante que celle de M. le chanoine N... Ce fut à cette belle scène qu’aboutirent des débats de quinze ans. Belle conclusion, certes, et digne, en tous points, de l’exorde ; il était juste qu’une querelle de mots se terminât par une pasquinade.
Le chapitre avait bien failli n’en pas être quitte pour si peu. On etait parvenu a indisposer le chancelier Boucherat contre le privilége, et il preparait, nous l’avons vu, une déclaration qui devait décider que ce privilége n’aurait point d’extension hors de la province de Normandie[216]. Dans le cours des débats entre la cour des Aides, le bailliage et le chapitre, le 27 avril 1698, le conseil avait fait signifier au parlement de Rouen un arrêt qui ordonnait que, par provision, et sans préjudice du droit des parties au principal, le chapitre ne pourrait conférer le privilége de la fierte, au jour de l’Ascension de la présente année 1698, qu’à un criminel natif de la province de Normandie, décrété et jugé dans l’étendue de ladite province. Défense était faite à ce parlement, à la cour des Aides, au bailliage et présidial, de délivrer, à la fête de l’Ascension prochaine, aucuns criminels des autres provinces, décrétés ou jugés dans les autres parlemens ou juridictions du royaume, hors de la province de Normandie, jusqu’à ce qu’autrement par sa majesté il y eût été pourvu. C’était, comme nous l’avons vu, contrevenir à un ancien arrêt du conseil privé, en date du 11 août 1688, qui avait decidé que le privilége de la fierte de saint Romain de Rouen s’êtendoit en faveur de toutes sortes de personnes, et aux cas même commis hors le ressort du parlement de Normandie ; et, ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est que, dans l’intention du chancelier Boucherat, le dernier arrêt du conseil n’était que le prélude d’une déclaration prochaine qui, d’une prescription provisoire, en aurait fait une définitive. C’était un coup monté de loin. Dès 1696, à l’audience du parlement de Paris, dans une affaire où figuraient les frères Veydeau de Grandmont admis, l’année précédente, à lever la fierte à Rouen, l’avocat-général La Moignon n’avait pas négligé cette occasion de s’expliquer sur le droit de l’église de Rouen. Il avait dit que « la cour (c’est-à-dire le parlement de Paris) ne reconnoissoit point ces sortes de priviléges ; qu’en tout cas, ils devoient être renfermés dans les limites des provinces qui prétendoient les posséder ; et qu’ils ne pouvoient détruire un arrêt de mort prononcé par une cour souveraine. Il n’appartenoit qu’au roi de ressusciter à la vie civile, par des lettres d’abolition, un homme mort civilement. » Ainsi parla le célèbre La Moignon ; il rappela qu’on avait vu, naguère, l’avocat-général Servin s’élever contre le privilége de l’évêque d’Orléans, et que la cour avoit approuvé son zèle. Le zèle de La Moignon n’avait pas été moins approuvé que celui de son prédécesseur ; et le parlement de Paris avait déclaré que toute audience serait refusée aux sieurs Veydeau de Grandmont jusqu’à ce qu’ils se fussent représentés pour purger la contumace. Ces deux gentilshommes, harcelés, tourmentés par les magistrats de Paris, s’étaient vus contraints de solliciter des lettres d’abolition, qu’heureusement ils obtinrent ; sans quoi, toujours considérés comme morts civilement, au mépris du privilége de la fierte qui les avait rétablis dans leur bonne fame et renommée, ils n’eussent pas été admis par le parlement de Paris à suivre un procès civil fort important pour eux, qui était, depuis long-tems, pendant devant cette cour souveraine. On ne saurait imaginer l’anxiété du chapitre dans l’attente du coup fatal dont il voyait son privilége menacé. Le jour de l’Ascension 1698, il avait, peut-être par humeur, envoyé au parlement rassemblé un cartel par lequel il déclarait « qu’après avoir entendu le rapport des chanoines commissaires à la visite des prisons, vu les procès-verbaux par eux dressés, et en avoir délibéré, il ne s’estoit trouvé aucun sujet fiertable, aux termes de l’arrêt du conseil privé d’état du roi, du 16 avril précédent. » Après la lecture de ce cartel, il ne restait plus au parlement qu’à désemparer ; et la fierte n’avait pas été levée, cette année. Toutefois, en 1699, à l’époque de l’Ascension, on n’avait encore vu ni la déclaration royale que semblait annoncer l’arrêt du conseil, ni de nouvel arrêt qui rendît au chapitre son ancienne liberté. Cette année-là, le chapitre élut le sieur De Bonneboz, gentilhomme des environs d’Alençon.
En 1700, les choses en étant au même état, les chanoines de Rouen adressèrent au roi et au conseil une requête dans laquelle ils demandaient à être maintenus dans leur ancienne possession. L’arrêt du conseil, du 16 avril 1698, avait, disaient-ils, été rendu à la poursuite de M. Du Buisson, intendant des finances, mû, en cela, par des intérêts particuliers. En tout cas, il n’avait été rendu que pour l’année 1698 seulement. Le chapitre aurait donc pu, dès l’année suivante, exercer son droit, son privilége, dans son étendue ordinaire. Mais il avait mieux aimé, par respect pour les ordres de sa majesté, s’abstenir d’en user. « Cela excitoit les plaintes et clameurs de la noblesse du royaume, qui, dans des cas malheureux, étoit privée de secours. » Ils suppliaient le roi de révoquer l’arrêt de limitation provisionnelle du privilége, et d’ordonner que le chapitre pourrait choisir un criminel, de quelque province du royaume que ce fût, pour lever la fierte, pourvu qu’il ne fût chargé d’aucun des crimes exceptés par l’édit de 1597. On ne voit pas qu’aucune décision nouvelle du roi ou du conseil soit intervenue sur ce point. Dans cette situation équivoque et précaire, le chapitre eut le bon esprit de ne point compromettre son privilége par des choix qui auraient pu réveiller une malveillance mal assoupie. Pendant les trente-une premières années du xviiie siècle, il ne donna la fierte qu’à des Normands ; et ce fut en 1732 que, pour la première fois depuis les débats au conseil, il se hasarda à donner ses suffrages à un individu étranger à la Normandie ; c’était Jean De Brienne, sieur de Saint-Léger, gentilhomme de l’Angoumois. En 1735, la fierte fut donnée à un Limousin ; en 1737, à un gentilhomme du diocèse d’Autun ; et ces divers choix ne furent l’objet d’aucune critique. Mais c’est anticiper sur l’ordre des faits ; et il nous faut parler de quelques élections des premières années du xviiie siècle.
Plus nous avançons dans cette histoire, et moins les particularités des crimes dont les auteurs sollicitent et obtiennent la fierte, offrent d’intérêt. Les mœurs ont beaucoup changé. On ne voit plus des bandes de gentilshommes armés jusqu’aux dents effrayer les villes et les campagnes de leurs fréquentes et sanglantes querelles. Ces combats à outrance, dénouemens déplorables de haines d’un siècle entre des familles nobles et puissantes, avaient offert souvent des circonstances dramatiques ou piquantes. Les croyances, les idées, les mœurs, le costume du tems s’y étaient manifestés au lecteur, satisfait de trouver quelquefois ces détails curieux dans le récit d’un fait déjà intéressant en lui-même. Maintenant, il ne faut plus s’attendre à ces sanglantes tragédies ; la fierte est réservée pour des hommes presque toujours obscurs, coupables de meurtres au moins excusables à raison des circonstances qui les ont amenés, et qui, ce semble, auraient pu être abolis par des lettres de rémission, que toutefois les prétendans n’avaient pas réussi à obtenir. Très-peu de cas sortent de cette classe, et encore ne les signalerons-nous pas sans quelqu’hésitation, dans la crainte qu’ils n’inspirent au lecteur un trop faible intérêt. Citons-en, toutefois, quelques uns.
En 1710, le choix du chapitre était tombé sur Françoise Picart. Servante, à l’âge de dix-huit ans environ, chez le sieur Saint-Louis, commis aux Aides a Dieppe, elle fut séduite par son maître, qui lui promit de l'épouser. Mais bientôt ce commis obtint un emploi supérieur dans une résidence éloignée, et abandonna la malheureuse qu’il avait trompée. Elle entra au service du sieur Daperou, juge à l’amirauté de Dieppe. Enceinte des œuvres du sieur Saint-Louis, elle cacha sa grossesse, qui ne fut pas même soupçonnée par ses maîtres. Enfin elle accoucha clandestinement d’un enfant mâle. « Sitost qu’elle fut accouchée, se trouvant tout émue, ne sachant que faire, comme au désespoir, et tentée de se jeter par la fenêtre », elle étrangla le nouveau-né avec une bandelette, l’enveloppa dans une serpillière, et alla furtivement le jeter à la mer. Elle n’avait été vue ni en allant, ni en revenant. Mais bientôt les marins trouvèrent sur la grève le cadavre de l’enfant enveloppé dans des linges marqués au nom du maître de Françoise Picart. Cette dernière fut arrêtée, mise en jugement, et condamnée par la justice de Dieppe à être pendue et brûlée. Le 29 mai 1710, elle fut élue parle chapitre pour lever la fierte. Mais le parlement la déclara indigne, par un arrêt conçu en ces termes : « Messieurs n’ont pas trouvé à propos de faire jouir cette femme du bénéfice de la fierte, attendu que son crime n’est pas du nombre de ceux qui tombent dans le privilége. » Le chapitre maintint son choix. Nous verrons plus tard que le parlement se montra moins sévère pour un autre infanticide dont les circonstances supposaient toutefois plus de réflexion qu’il n’en paraît dans celui dont on vient de lire le récit.
Nous dirons aussi quelques mots de l’élection faite en 1713, moins pour l’importance du fait en lui-même, qu’à cause de l’ancien usage qu’il rappelle. En 1712, Jean Yoris et ses deux frères, tous trois maîtres de danse à Vernon-sur-Seine, avaient passé la nuit du 30 avril au 1er mai, à donner des sérénades, à planter des mais, à tirer des coups de fusil et de pistolet devant les portes des personnes de considération de la ville de Vernon ; ce qui prouve que l’usage de planter des mais, qui existait du tems de Saint-Louis, s’était conservé jusques dans le xviiie siècle. Le matin, vers huit heures, en rentrant chez eux pour déposer leurs armes et aller de là à la messe, les trois frères furent rencontrés au carrefour, près du pont, par le sieur Le Bigot, officier dans le régiment de Bourbonnais-infanterie. Cet officier, qu’ils ne connaissaient point, les persiffla dans les termes les plus humilians, à propos des armes qu’ils portaient. Ils répliquèrent. L’officier, piqué, mit l’épée à la main. Jean Yoris, l’aîné des trois frères, se défendit d’abord avec une canne ; puis tirant son épée, il déclara qu’il ne se battait qu’à son corps défendant, et en prit à témoins les personnes qui se trouvaient là, avertissant le sieur Le Bigot qu’il était maître d’escrime. Enfin, poussé à bout par les insolences et les bravades de cet officier, il s’échauffa et lui porta un coup d’épée qui le blessa mortellement. Le sieur Le Bigot ayant crié : A moi, officiers ! aussi-tôt on vit accourir, l’épée à la main, plusieurs officiers qui étaient dans une auberge voisine. Le Bigot leur dit : Mes amis, il faut tuer ces trois b……-là. Yoris protesta que c’était Le Bigot qui l’avait insulté. À ce moment, Le Bigot ayant rendu le dernier soupir, Yoris, qui se vit assailli par tous ces officiers, s’enfuit avec ses frères, et se réfugia dans l’église de Vernon, où il fut arrêté. Mis en jugement, il fut condamné à mort. En 1713, il leva la fierte avec ses frères.
En 1714, la fierte ne fut point levée. Le jour de l’Ascension, le chapitre ayant reconnu qu’aucun des prétendans au privilége n’était dans les cas fiertables, ne fit point un choix qui devenait impossible. Le chapelain de la confrérie de Saint-Romain vint apporter au parlement un cartel ainsi conçu ; « Ce jour d’hui, 10 mai 1714, fête de l’Ascension, le chapitre, assemblé à l’heure ordinaire, pour l’élection d’un prisonnier, après avoir entendu le rapport des commissaires des prisons, et vu les procès-verbaux par eux dressés, et iceux délibérés, il ne s’est trouvé aucun sujet fiertable. » A la cathédrale, les chanoines firent chanter tierces ; la grand’messe fut célébrée ; puis on chanta nones, vêpres et complies. Pendant les vêpres, la grande cloche de la tour de Saint-Romain fut mise en volée, pour appeler et avertir les processions des paroisses de venir à Notre-Dame. Après les complies, la procession, avec les châsses et reliques des saints, sortit par le portail des Libraires, fit le tour extérieur de l’archevêché, par la rue des Bonnetiers, et rentra par le grand portail.
1715. On s’étonna de voir le parlement accorder, en 1715. à une infanticide, la fierte qu’il avait refusée, en 1710, à Françoise Picart, dont le crime supposait moins de réflexion, et dont la jeunesse et les malheurs auraient dû, ce semble, inspirer un plus vif interêt. Marie Bertin, journalière à Sentilly (diocèse de Séez), âgée de vingt-neuf ans, grosse des œuvres d’un nommé Guérin, se sentant prise de mal pour accoucher, se leva de son lit, et, voyant sa mère sortie, monta au grenier où, peu de tems après, elle accoucha debout ; l’enfant tomba par terre. « Toute transportée et hors d’elle-même », elle prit son nouveau-né et l’étouffa avec ses doigts. Puis, singulier mélange de barbarie et de foi ! voyant que l’enfant respirait encore, elle descendit vite à sa chambre, y prit une petite fiole d’eau bénite, remonta au grenier, et versa de l’eau bénite sur la tête de son enfant pour le baptiser ; ensuite elle lui mit sa jarretière au cou, dans le dessein de l’achever, mais l’innocent venait d’expirer. Que l’on compare ce récit avec celui de l’infanticide commis par Françoise Picart ; et, sans doute, le crime de cette dernière paraîtra plus digne d’indulgence ; toutefois elle avait été déclarée indigne du privilége ; et le parlement accorda, sans difficulté, la fierte à Marie Bertin.
L’élection de l’année 1725 aurait renouvelé les vieilles querelles entre le présidial et le chapitre, si cette fois le parlement, qui y avait intérêt, ne se fût franchement déclaré pour les chanoines et pour leur privilége. Le chapitre avait élu Robert Calais, berger à Radepont, détenu dans les prisons du présidial de Rouen, à raison d’un meurtre que cette juridiction regardait comme étant de sa compétence exclusive. Deux huissiers envoyés par le parlement a ces prisons pour chercher Calais, vinrent, presqu’aussi-tôt, déclarer qu’ils avaient trouvé fermées les portes du bailliage et celles de la geole. Par ordre du parlement, les huissiers y retournèrent, mais accompagnés de six archers de la maréchaussée, de douze officiers de la cinquantaine, et de serruriers munis de leviers et autres instrumens propres à l’expédition dont on les avait chargés. Les portes du greffe et des prisons furent forcées, le prisonnier amené, et le procès remis au parlement. On peut imaginer l’effet que des scènes semblables produisirent dans Rouen, le jour d’une fête qui attirait dans cette ville une foule immense. Plusieurs magistrats du bailliage furent mandés à la barre du parlement, pour rendre raison de leur conduite en cette circonstance. M. Germain, l’un d’eux, montra de la fermeté et de l’énergie ; il osa soutenir devant le parlement rassemblé, que le procès de Calais était de la compétence présidiale ; mais on lui représenta un arrêt du grand-conseil, qui renvoyait le procès de Calais à l’ordinaire, et il ne lui resta plus qu’à baisser la tête et se taire. Le parlement délivra Calais au chapitre, et fit des procédures longues et rigoureuses contre ceux des magistrats qui avaient été les plus récalcitrans dans cette affaire. Interdits de leurs fonctions, ils n’en recouvrèrent le libre exercice que quelque tems après, et à la suite de bien des tracasseries, et de force comparutions à la barre du parlement.
En 1736, la fierte fut levée par Michel Le Clerc, 1736. dit Grandpré, bourgeois de Condé-sur-Noireau. Buvant un jour dans une auberge de Caligny avec le sieur Bourdon, lieutenant-général du bailliage de Condé, bailli de la haute justice de Caligny, et avec les autres officiers de cette juridiction, il avait adressé des reproches assez vifs au sieur Bourdon, d’abord à l’occasion d’un procès dans lequel il l’accusait d’avoir opiné contre lui, puis sur le peu d’égalité avec laquelle, selon lui, ce magistrat avait fait, dans le bourg de Condé, la répartition de l’imposition des ustensiles. D’autres propos qu’il avait tenus dans cette rencontre, montraient un désir marqué de chercher querelle au sieur Bourdon, qui, à la fin, se fâchant, quitta la compagnie, et monta à cheval pour retourner à Condé. Une heure après, Le Clerc-Grandpré, retournant lui-même à Condé, monté sur son cheval, aperçut devant lui le sieur Bourdon, qui, en le voyant venir de son côté, supposa, peut-être à tort, que Grandpré voulait l’attaquer, et mit le pistolet à la main. Grandpré lui saisit le bras et lui arracha son pistolet, en disant : Si vous tirez votre autre pistolet, Je ferai usage de celui-ci. Le sieur Bourdon ayant voulu se servir du pistolet qui lui restait, dans le mouvement que fit Grandpré pour l’en empêcher, le déclin fort tendre de celui qu’il tenoit étoit parti à son grand étonnement, vu qu’il n’avoit nulle intention de le tirer, et avait blessé mortellement dans l’estomac le sieur Bourdon. Ce fut ainsi du moins que Grandpré raconta le fait, depuis. Ce qui est plus certain, c’est que le sieur Bourdon mourut le jour même. Le Clerc-Grandpré s’était enfui à Jersey. En 1736, il vint à Rouen solliciter le privilége de la fierte. La maréchale de Harcourt écrivit au chapitre, pour le détourner de ce choix ; elle qualifiait d’assassinat le meurtre du sieur Bourdon. Ce magistrat avait laissé deux fils, gardes-du-roi dans la compagnie de Harcourt. « Il seroit très à craindre, disait-elle, que dans les temps qu’ils ne sont point à la compagnie, ils se trouvassent dans le même lieu que Grandpré et qu’il n’arrivât quelque malheur. » Elle suppliait donc le chapitre de ne point accorder la fierté à Michel Grandpré, « d’autant plus, disait-elle, que l’affaire est, d’elle-même, fort noire, et qu’un pareil sujet n’est point bon à avoir dans le pays. » Il est certain, et Le Clerc-Grandpré le reconnut lui-même dans sa confession au chapitre, qu’en arrivant à Caligny, il s’était informé du lieu où étaient les officiers de la juridiction, et que, sur les indications qu’on lui avait données, il s’était hâté de s’y rendre. La manière dont il agit avec le sieur Bourdon pouvait autoriser à croire qu’il y avait eu de sa part quelque dessein formé de quereller et de maltraiter ce magistrat. Mais il y a loin de là à des projets de meurtre. Sans doute par ce motif, et peut-être aussi par déférence pour le président de Courvaudon, pour M. De Luynes, évêque de Bayeux, et M. Lallemant, évêque de Séez, qui l’avaient recommandé d’une manière très-pressante, Grandpré fut élu par le chapitre et délivré par le parlement.
En 1740, le choix du chapitre tomba sur Martin Barjole, âgé de vingt-huit ans, né à Hauville en Roumois, dragon dans le régiment d’Orléans. Sept ans auparavant, voulant tuer deux lapins pour le curé de Hauville, il alla prier la femme Vauquelin, sa sœur, de lui prêter son chien. Celle-ci, non contente de le lui refuser, lui chercha querelle au sujet d’une pièce de toile qui était chez lui et qu’elle réclamait comme lui ayant été donnée par leur mère. La dispute s’échauffant, Barjole donna un soufflet à sa sœur, qui s’arma d’une hache pour le frapper ; elle avait un fils qui était témoin de la querelle ; ce jeune homme se saisit d’un fusil chargé que Barjole avait déposé dans un coin, en entrant, coucha son oncle en joue, tira et le manqua deux fois. Barjole, outré de colère, s’était armé de son couteau de chasse ; il en frappa son neveu qui tomba mort à l’heure même. Après s’être caché quelque tems, Barjole s’engagea ; mais il finit par être découvert ; les juges de Pont-Audemer le condamnèrent à mort ; il sollicita sa grâce du roi, mais sans pouvoir l’obtenir ; alors les officiers de son régiment, qui s’intéressaient à lui, cherchèrent à lui obtenir le privilége de la fierte. Catherine, reine de Pologne, ne put refuser à leurs instances une lettre pressante qu’elle adressa à M. De Tavanes, archevêque de Rouen, par laquelle elle priait instamment ce prélat d’engager MM. les dignités et chanoines de son chapitre d’être favorables à Barjole. « Cette affaire, écrivait-elle, n’est plus tant Celle de MM. d’Orléans que la mienne propre, du moment qu’il s’agit de sauver la vie d’un malheureux, coupable et innocent tout à la fois. » Barjole, recommandé par une telle protectrice, obtint la fierte.
Les prières d’une reine avaient comblé de joie le chapitre de Rouen ; mais fut-il moins flatté de se voir, en 1745, solliciter par les membres d’un autre chapitre, en faveur d’un de leurs justiciables condamné à mort, et l’église de Rouen ne ressentit-elle pas quelque orgueil de voir ses grâces implorées par une autre église épiscopale, qui, n’ayant pas comme elle le droit royal de sauver la vie à des meurtriers, venait s’incliner devant elle et lui demander grâce, comme à un roi, en faveur d’un de ses vassaux pour qui elle ne pouvait que faire des vœux steriles ? Cette église était celle de Nevers. Son vassal était un nommé Ferrand, charbonnier ; il avait tué Jacques Tharé, qui, malgré ses défenses formelles, s’obstinait à charrier du bois sur ses terres ensemencées de blé. Les chanoines de Nevers priaient le chapitre de Rouen de prendre ce pauvre misérable sous sa puissante protection, et de lui accorder le privilége de la fierte de saint Romain, dont ils connoissoient, disaient-ils, l’étendue et le pouvoir. « Nous implorons pour lui, ajoutaient-ils, cette charité qui s’étend sur vos compatriotes et sur tous les sujets du roy de notre France, le quel n’a point trouvé au-dessous de sa majesté royale de vous demander plusieurs fois vos suffrages pour des coupables que la puissance du thrône ne se trouvoit pas dans le cas de pouvoir absoudre. Nous ne vous rappelons point, Messieurs, combien de fois les prédécesseurs roys, les reynes, les princes et princesses du sang royal, tant de cardinaux et de prélats, les plus grands ministres et tout ce qu’il y a de puissant dans le royaume, ont eu recours à vous, pour épargner à des personnes, souvent distinguées par leur naissance, les horreurs du dernier supplice qu’elles avoient mérité. Souffrez donc, Messieurs, que nous redoublions nos prières pour ce misérable, dont nous sollicitons la grâce auprès de votre charité, avec la même instance que l’apôtre demanda celle d’Onésime à Philémon. » Malgré une supplique si flatteuse et si pressante, malgré tout l’intérêt qu’inspirait le protégé des chanoines de Nevers, le chapitre de Rouen fit un autre choix. C’est qu’à l’avance, de puissans personnages[217] avaient sollicité ses suffrages en faveur de deux autres prétendans, qui véritablement n’étaient pas indignes de la préférence qu’ils obtinrent. C’étaient les nommés d’Auvergne et Chazelet. Assaillis à coups de pierre, par des individus qui les prenaient ou feignaient de les prendre pour des commis aux Aides, ils s’étaient défendus, et avaient tué un de leurs agresseurs.
Le plaisir que pouvait ressentir le chapitre, de se voir ainsi sollicité, chaque année, par des seigneurs, par des prélats, par des princes et même par des têtes couronnées, était quelquefois tempéré par les exigences tyranniques de quelques uns de ces hauts personnages, qui voulaient impérieusement que l’on préférât leurs protégés, et se fâchaient lorsque les suffrages tombaient sur quelque autre, ou même lorsqu’on ne se hâtait pas assez de leur répondre. Le 9 avril 1747, Marie-Françoise De Bourbon, duchesse d’Orléans, avait écrit au chapitre de Rouen pour lui recommander Noël Lecardinal, concierge de la duchesse de Lorges, sa dame d’honneur. Lorsque le chapitre reçut cette lettre, ses suffrages étaient déjà assurés aux sieurs Lécoufflé, d’Avranches. Soit que, par cette raison, le chapitre ne voulût point se presser d’écrire, afin qu’on n’eût point le tems de faire auprès de lui de nouvelles et inutiles instances, soit qu’il eût répondu et que sa lettre se fût égarée, les chanoines reçurent bientôt de M. De Saint-Florentin, ce grand distributeur de lettres de cachet, une lettre de rappel un peu dure, pour ne pas dire insolente. « Je suis dans le dernier étonnement, leur écrivait-il, que vous ayez pu donner lieu à S. A. R. de s’apercevoir que vous luy avéz manqué. Il pouvoit suffire à S. A. R. de vous faire savoir la protection qu’elle accorde au particulier qu’elle vous a proposé à l’occasion de la fierte, pour déterminer vos suffrages : ils n’auroient été qu’un hommage qui lui est dû. Mais S. A. R. vous a écrit avec cette bonté qui ne lui attire pas moins les cœurs que son élévation lui assure toutes sortes de respects ; et, ce qu’on ne peut comprendre, vous avez laissé sa lettre sans réponse. Je souhaite bien que vous ayez prévenu ce que je vous marque de la surprise où je suis, et que déjà vous ayez répondu à S. A. R. qu’en toute occasion vous regarderez ce que vous pourrez apprendre de ses intentions comme des ordres dont vous vous trouverez honorés. »
À cette lettre en était jointe une autre de M. Mirabaud, secrétaire des commandemens de la duchesse d’Orléans. Le traducteur élégant du Tasse, l’académicien, le littérateur plein de bienveillance et d’aménité ne le prend pas sur un ton aussi haut que le grand seigneur ; il ne peut toutefois s’empêcher de dire que « la princesse ne sait que penser du procédé de MM. les chanoines, qui passeroit pour impolitesse à l’égard même de bien d’autres personnes d’un rang inférieur au sien. » Il est plus que probable que les chanoines rompirent enfin ce silence qui blessait si vivement la duchesse d’Orléans, et surtout Mirabaud et M. De Saint-Florentin. Mais les suffrages de cette compagnie ne tombèrent point, cette année, sur le protégé de la princesse ; ils étaient, nous l’avons dit, assurés aux sieurs Robert et Jean Lécoufflé, d’Avranches, condamnés à mort pour avoir, de complicité, tué le sieur Pierre Lécoufflé, leur frère. Le jour de l’Ascension, ces deux individus furent élus pour lever la fierte ; mais le parlement, après les avoir interrogés et avoir examiné leur procès, les déclara indignes du privilége, et ordonna qu’ils seraient réintégrés dans la conciergerie[218]. Le chapitre ne jugeant point à propos de persister dans son choix, comme il avait fait en plusieurs rencontres semblables, procéda de suite à une nouvelle élection, et donna ses suffrages au sieur Du Vignaud.
Le sieur Gaultier Du Vignaud, né au Grand-Brassac en Périgord, trouvant un braconnier, fort mauvais sujet, connu pour tel, qui chassait dans les bois de son père, l’avait sommé de lui rendre son fusil. Le braconnier refusa, et, la dispute s’échauffant, menaça le sieur Du Vignaud de le lui remettre par le bon bout. Non content de garder son fusil, il voulut s’emparer de celui du sieur Du Vignaud, le tirant violemment par le canon. Le fusil était armé ; dans cette lutte, le coup partit et donna toute sa charge de gros plomb dans la cuisse du braconnier, qui tomba blessé mortellement et expira peu de jours après. Protégé par la duchesse du Maine, par le comte de Jarnac, le duc de Rohan et la princesse de Berghes, le sieur Du Vignaud fit solliciter la fierte dès 1744, mais inutilement. Les deux années suivantes, il vint, de cent soixante lieues, la solliciter en personne, sans avoir pu obtenir autre chose que des marques d’intérêt et des promesses pour une autre année. En 1747, il fit encore une fois ce long voyage, et aussi-tôt qu’il fut écroué dans les prisons de l’officialité, il s’empressa d’adresser au chapitre une requête qui semble un cri de détresse. « Suivant la coutume de mon pays, disait-il, le décret de prise de corps dont je suis chargé à raison du meurtre de ce braconnier, me rend inhabile à hériter. Depuis trois ans, j’ai été déchu, par cette raison, de deux successions, qui sont pour moi une perte de plus de quarante mille livres. Voyez de quelle conséquence il est pour moi de voir ainsi retardée, d’année en année, la grâce que vous m’avez promise. Je serois réduit à la dernière misère, si, dans la situation où je suis, je perdois ma mère, âgée de soixante-huit ans et fort infirme. Pour cacher la honte du décret de prise de corps lancé contre moi, j’ai été obligé de quitter l’armée, après quatre années de service dans le régiment de Mortemart, où j’étois lieutenant. Estropié à la main gauche, d’un coup de feu reçu au siége de Philisbourg, je ne suis ni dans l’habitude, ni dans le cas de pouvoir faire ressource par le travail de mes mains. Si j’eusse eu le bonheur d’obtenir plus tôt ma grâce, j’aurois été en état d’entrer dans le régiment de M. le duc d’Olonne et de faire la campagne dernière. Enfin, comme vous me renvoyâtes à l’année présente, avec les marques les plus affectueuses de bienveillance et de charité, je suis encore venu cette année, implorer à vos pieds le pardon de ma faute. C’est dans vos bontés que me reste l’espoir de réchapper les débris de ma fortune qui diminue tous les jours, et que je perdrais peut-être sans retour, si ma grâce étoit plus longtems différée. Ah ! messeigneurs, c’est les larmes aux yeux et avec les plus vives et les plus respectueuses instances, que je vous prie de m’accorder, cette année, votre privilége. Laissez parler vos cœurs ; faites attention à l’état malheureux du suppliant ; rappelez-vous vos bontés dans les années précédentes, et vous lui rendrez, avec sa liberté, sa fortune, son état et sa vie. Tous ses jours, qu’il vous devra, marqués par la gratitude et la reconnoissance la plus légitime, ne seront partagés qu’entre les devoirs de son état et les prières adressées au Seigneur pour la conservation de vos personnes vénérables et la rémission de sa faute. » Un tableau aussi pathétique devait toucher des ministres de grâce et de charité. Toutefois, on a vu que leurs premiers suffrages furent pour deux fratricides qui n’avaient d’autre titre à leur bienveillance que d’être originaires de la province ; et si le parlement n’eut repoussé ce choix, le troisième voyage de trois cent vingt lieues, fait par le sieur Du Vignaud, eût été aussi inutile que les deux premiers ; cependant le meurtre qu’il avait commis était bien digne d’indulgence. Enfin, le chapitre, déchu de sa première élection, donna ses suffrages au sieur Du Vignaud, que le parlement délivra sans difficulté.
En 1750, le chapitre élut le sieur Septier d’Héricourt, échevin et procureur du roi au grenier à sel de Montreuil en Picardie, qui, depuis quatre ans, sollicitait la fierte. Dans une nuit de juillet 1742, le sieur D’Héricourt avait donné plusieurs coups de couteau de chasse au sieur Jacquemin, à la porte de la maison d’une fille qu’ils fréquentaient tous les deux, et dont ils avaient la sottise de s’envier les faveurs vénales ; Jacquemin était mort de ses blessures. Le chapitre élut le sieur D’Héricourt, qui lui avait été vivement recommandé par le vénérable D’Orléans de la Motte, évêque d’Amiens, et par M. De Motteville, président à mortier au parlement de Rouen. Mais plusieurs circonstances de ce meurtre lui donnèrent, aux yeux de la majorité des membres du parlement, les apparences de la préméditation. Il n’y eut que douze voix pour l’admission du sieur Septier d’Héricourt au privilége, et il y en eut dix-neuf pour l’exclusion, vu l’indignité. Le chapitre, averti de cette décision, se désista de son premier choix, et nomma Nicolas Olivier, jeune homme du diocèse d’Avranches, qui avait commis un meurtre, dans l’ivresse. Le parlement délivra ce prisonnier au chapitre.
L’année suivante, Noël Le Cardinal, protégé de la duchesse d’Orléans, eut enfin son tour. Domestique dans le château du duc de Lorges, ayant reçu l’ordre, un jour d’assemblée, d’aller, avec le capitaine des chasses, faire une tournée dans les bois pour voir s’il ne s’y commettait aucun dégât, il s’était arrêté à boire dans l’assemblée, y avait eu une dispute avec deux ou trois paysans, entre autres avec un laboureur nommé Lequerré, qui l’injuria. Des mots on en était venu aux voies de fait, et Lequerré, blessé très-grièvement, était mort quelque tems après. Le Cardinal sollicita et obtint la fierte.
En 1753, Le gouvernement de Louis XV fit un acte qui put donner au chapitre de Rouen des inquiétudes sérieuses sur son privilége. Depuis bien des siècles, comme nous l’avons dit précédemment, les évêques d’Orléans avaient été en possession de délivrer, le jour de leur entrée solennelle dans leur ville épiscopale, tous les prisonniers catholiques détenus, à ce moment-là, dans les prisons de la ville, soit qu’ils y eussent été amenés par ordre de la justice, soit qu’ils fussent venus s’y rendre volontairement, de quelque nature que fussent les crimes qui leur étaient imputés, et en quelque lieu que ces crimes eussent été commis. A en croire une légende, aussi vraie sans doute que celle de la gargouille, ce privilége aurait remonté à l’an 453. En cette année, saint Aignan, nommé évêque d’Orléans, faisant son entrée dans sa ville épiscopale, aurait prié Agrippin, prévôt de la ville, de licencier des prisons, en faveur de son entrée, tous les prisonniers qui s’y trouveraient, « et en auroit esté esconduit par ce prévost ; mais peu de jours après, entrant en l’esglise, Agrippin fut offensé (blessé) d’une grosse pierre, laquelle lui tomba sur la teste ; et ne put on lui arrester le sang qui couloit de sa blessure, jusques à ce que ce saint évesque l’en eût guary par vertu du signe de la croix. Agrippin, congnoissant que ce mal luy venoit du refus par luy faict de délivrer tous les prisonniers, les mit hors de prison et les licentia. » Le savant abbé Polluche, Orléanais, qui a fait un livre curieux sur cet ancien privilége de l’église d’Orléans, n’avait garde d’admettre cette fable, démentie par le silence des vies les plus anciennes de saint Aignan ; en tous cas, l’on ne trouve point de traces de ce privilége avant le xie ou xiie siècle ; c’est à peu près où nous en sommes avec le privilége de saint Romain. Quoi qu’il en soit, l’église d’Orléans en jouissait depuis plusieurs siècles avec beaucoup de plénitude.
Six semaines environ avant l’entrée de l’évêque d’Orléans, on affichait dans tout le diocèse un avis ainsi conçu ; « De par le roi et monseigneur le duc d’Orléans ; on fait à savoir que révérend père en Dieu, messire N..., par permission divine, évêque d’Orléans, fera, Dieu aidant, sa nouvelle et joyeuse entrée en la ville et en son église d’Orléans, le (indication du jour de l’entrée), selon et ainsi qu’ont ci-devant fait ses prédécesseurs évêques du dit Orléans ; ce qu’il désire être connu et notifié à tous ceux qui y ont intérêt et y doivent assistance, à ce qu’ils n’en prétendent cause d’ignorance. » C’était proprement appeler à son de trompe tous les bandits, tous les assassins de France ; aussi accouraient-ils à toutes jambes, et les prisons y suffisaient à peine. A l’entrée du cardinal de Coislin, qui eut lieu le 19 octobre 1666, il se trouva huit cent soixante-cinq prétendans, qui furent tous délivrés, entre autres un jeune homme de Rouen, qui, comme nous l’avons vu précédemment, n’en fut pas moins obligé, depuis, de solliciter la fierte, qu’il obtint. En 1707, à l’entrée de M. Fleuriau d’Armenonville, il y en eut huit cent cinquante-quatre. Arrivé à un certain lieu de la ville, l’évêque s’asseyait ; on lui amenait tous les prisonniers, qui se jetaient à genoux devant lui, en criant par trois fois : Miséricorde ! Ils se relevaient, se plaçaient à la tête de la procession, marchant deux à deux, tête nue, la corde au cou et précédés des geôliers. Arrivés dans l’église, ils assistaient à la messe dans la chapelle de saint Yves (patron des avocats). Après le dîner de l’évêque, le théologal adressait une exhortation à tous les rémissionnaires, placés sur des échafauds élevés dans la cour de l’évêché... Ils se jetaient encore une fois à genoux, et criaient trois fois : Miséricorde ! L’évêque, assis dans un fauteuil devant l’une des fenêtres de la cour, adressait aux criminels une vive remontrance, leur enjoignant de remplacer par des pénitences volontaires les supplices que leurs crimes avaient mérités ; puis il leur donnait le pardon, rémission et absolution de leurs crimes, à la charge par eux de se faire délivrer, à l’officialité, les lettres de rémission qui leur étaient nécessaires. Tous les prisonniers s’agenouillaient, et l’évêque leur donnait sa bénédiction. Puis on leur distribuait pour dîner les viandes qui avaient été desservies de la table du seigneur évêque, et chacun se retirait.
Excité sans doute par les nombreux abus qu’entraînait inévitablement un privilége si ample et, disons-le, si scandaleux, Louis XV, par un édit de novembre 1753, déclara que les évêques d’Orléans ne pourraient plus (à l’occasion de leur entrée) donner que des lettres d’intercession et déprécation, adressées à sa majesté, qui, elle, délivrerait aux impétrans des lettres de grâce et de rémission. Encore ces lettres d’intercession ne pourraient-elles être données par l’évêque, que pour des crimes « commis dans l’étendue et limites du diocèse d’Orléans et non ailleurs. » De plus, étaient exclus de cette grâce le crime d’assassinat prémédité, celui de meurtre ou outrage et excès ; la recousse (délivrance à main armée) des mains de la justice, de prisonniers accusés de crimes ; les excès ou outrages commis sur des magistrats ou officiers dans l’exercice de leurs fonctions ; le rapt avec violence ; et tous autres forfaits et cas notoires réputés non graciables dans le royaume.
On le voit : c’était une rude atteinte portée au privilége des évêques d’Orléans. Mais si cet édit, en lui-même, donnait à penser aux chanoines de Rouen, son préambule n’était pas plus rassurant. « Le pouvoir du glaive et la punition des crimes par la sévérité des peines étant un des attributs les plus inséparables de la puissance souveraine, il n’appartient aussi qu’à elle seule de faire grâce et d’user de clémence envers les coupables. Les premiers empereurs chrétiens, par un respect filial pour l’église, donnoient un accès favorable aux supplications de ses ministres pour les criminels ; à leur exemple, les anciens rois nos prédécesseurs déféroient souvent à l’intercession charitable des évêques, surtout en des occasions solennelles où l’église usoit aussi quelquefois d’indulgence envers les pécheurs, en se relâchant de l’austérité des pénitences canoniques. C’est à quoi l’on, doit, sans doute, attribuer ce qui s’étoit pratiqué, depuis plusieurs siècles, à l’avénement des évêques d’Orléans, pour la délivrance des prisonniers pour crimes, qui, au jour de leur entrée solennelle dans leur ville épiscopale, se trouvoient dans les prisons. Mais cet usage n’étant pas soutenu par des titres d’une autorité inébranlable, et ses effets, trop susceptibles d’abus, n’ayant jamais reçu ni les bornes légitimes ni la forme régulière qui auroient pu leur convenir, il a éprouvé la contradiction de nos principaux officiers chargés de la dispensation de la justice et du maintien de notre autorité ; et non seulement il a donné lieu à des incertitudes dangereuses sur l’état des hommes et sur le sort des familles, mais il s’est même quelquefois trouvé fatal à ceux de qui la confiance aveugle s’étoit reposée de leur sûreté sur sa foi... Nous voulons donc concilier le privilége avec les droits inviolables de notre souveraine puissance, exclure les abus qu’on en voudroit faire, et remédier aux inconvénients qui pourroient s’y rencontrer... Animés du même esprit que les rois nos prédécesseurs, nous n’avons pas cru pouvoir refuser quelque égard favorable à un usage que son antiquité rend vénérable dans sa singularité même, et pour lequel sollicite, en quelque sorte, la sainteté des évêques qui, dès les premiers siècles de l’église, ont illustré le siége d’Orléans. Nous avons jugé plus digne de nous de le régler en le rappelant à une forme légitime, en lui donnant les bornes convenables, et de raffermir sur des fondemens solides qu’il ne sauroit tenir que de notre autorité. » Suivait la teneur de l’édit que nous avons, plus baut, fait connaître en substance. Cet édit, ce préambule, durent inspirer de sérieuses inquietudes au chapitre de Rouen sur son privilége. Le roi, en déclarant si expressément qu’il n’appartenait qu’à la puissance souveraine seule de faire grâce et d’user de clémence, semblait annoncer le dessein bien arrêté de reprendre son droit de grâce, en quelques mains qu’il se fut égaré. Déjà, précédemment, les évêques de Laon s’étaient vu enlever par le gouvernement un droit analogue à celui des évêques d’Orléans. En était-ce fait des priviléges de toutes les églises, et celle de Rouen allait-elle aussi perdre le sien, d’autant plus odieux, sans doute, à la couronne, qu’il s’exerçait tous les ans ? On conçoit l’anxiété du chapitre : bientôt, nous verrons ses inquiétudes renaître. Mais nous ne voulons point intervertir l’ordre des faits.
En 1756, à l’époque de l’Ascension, il n’y avait dans les prisons de Rouen aucun prisonnier à qui l’on pût appliquer le privilége de la fierte, plusieurs criminels qui étaient susceptibles de ce privilège, n’ayant pu être transférés à Rouen assez tôt pour le réclamer. Dans l’imprévision de cet incident, le privilége avait été insinué le 10 mai, avec les formalités ordinaires. Mais le jeudi 27 mai, jour de l’Ascension, le parlement étant assemblé en robes rouges, au palais, suivant l’usage, le chapelain de saint Romain apporta un cartel par lequel le chapitre déclarait « qu’il ne s’étoit trouvé ny présenté aucun prisonnier dans les prisons de Rouen pour jouir du privilége saint Romain, et qu’il se réservoit à se pourvoir par devers sa majesté pour l’exécution d’icelui privilége. » Le parlement accorda acte de ces déclarations, et se retira. Les chanoines se pourvurent en effet auprès du roi. Ils lui exposèrent « qu’ils n’avoient pu faire usage de leur privilége de saint Romain, le jour de l’Ascension de Notre Seigneur dernière », et obtinrent de Louis XV des lettres-patentes à la date du 25 juin, qui leur permettaient, pour cette année seulement, et sans tirer à conséquence pour l’avenir, « de délivrer un criminel des prisons de la ville et faubourgs de Rouen, l’un des quatre dimanches du mois de juillet, en se conformant aux termes de la déclaration du 25 janvier 1597 ; la quelle sa majesté vouloit être exécutée selon sa forme et teneur, et en observant les formalitéz ordinaires, et les cérémonies accoustumées. » Le jeudi 1er juillet, le parlement (chambres assemblées), après avoir entendu la lecture de ces lettres-patentes, en ordonna l’enregistrement. Le lendemain, quatre chanoines et quatre chapelains de Notre-Dame, en costume de cérémonie, se présentèrent à la grand’chambre. Ils supplièrent la cour de vouloir donner acte au chapitre de l’église métropolitaine et primatiale de Rouen « de la nouvelle insinuation qu’ils lui faisoient du privilége de saint Romain, dont le chapitre n’avoit pu faire usage le 27 mai précédent, jour de l’Ascension de Notre Seigneur, et dont il étoit autorisé à faire usage, pour cette année, un des quatre dimanches de juillet, par lettres-patentes de Sa Majesté, enregistrées la veille. » Ils demandèrent qu’aux termes du privilége, nul prisonnier étant dans les prisons de la ville et faubourgs de Rouen, ou qui pourrait y être amené, ne pût être transféré, interrogé, questionné, molesté, ni jugé, en quelque manière que ce fût ou pût être, jusqu’à ce que ledit privilége eût sorti son entière exécution. Le parlement leur accorda acte de l’insinuation dans les termes ordinaires. Le chapitre ayant fait choix du dimanche suivant pour la cérémonie, envoya, les vendredi, samedi et dimanche, ses commissaires aux prisons, pour y recevoir les confessions des détenus. Le samedi, à sept heures du soir, les trois plus grosses cloches de la cathédrale furent sonnées, pour avertir la ville de la cérémonie du lendemain. Le dimanche, le parlement se réunit, en robes rouges, au Palais, et prit séance dans la grand’chambre dorée. Le duc de Luxembourg, gouverneur de la province, assistait à cette audience, en habit noir, manteau ducal, collet plissé, son épée à son côté, ayant une plume à son chapeau ; auprès de lui était le marquis du Pont-Saint-Pierre, conseiller né au parlement, en habit et manteau noir, collet plissé et une plume sur son chapeau. Tout se passa comme à l’ordinaire. Le chapitre choisit Joseph De Caqueray, écuyer, sieur de Frileuse, gentilhomme verrier, de la paroisse de Boyon (ou Boshyon) du côté de Lyons-la-Forêt. Ce gentilhomme et son frère, Pierre-David De Caqueray, sieur de Gaillonnet, fort jeunes l’un et l’autre, et passionnés pour le plaisir de la chasse, le prenaient souvent sur les terres de leurs voisins et même dans les grains. Plusieurs fois, le sieur Le Vert, fermier à Mont-Rôti, les voyant dans ses blés, leur avait adressé des reproches. Enfin, le 5 septembre 1754, les deux frères y étant retournés encore une fois, et un de leurs chiens furetant dans les grains, le fils Le Vert, qui était là occupé à scier ses blés, avec son père, jeta une pierre à cet animal qu’il estropia et qui se prit aussi-tôt à hurler. Les sieurs De Caqueray lui demandèrent pourquoi il frappait leur chien ; et peut-être cette question fut-elle assaisonnée d’épithètes injurieuses, qui irritèrent le fils Le Vert. Ce jeune homme marcha vers eux, des pierres à la main ; le sieur De Caillonnet le coucha en joue pour le contenir et l’empêcher d’approcher, en lui déclarant que s’il le voyait avancer un pas de plus, il ferait feu ; puis, le voyant s’avancer toujours, il mit la baïonnette au bout de son fusil. Le Vert n’était plus qu’à quelques pas ; le sieur De Gaillonnet, voyant qu’il voulait le désarmer, tira sur lui et l’atteignit dans le gros de la cuisse. Ce malheureux jeune homme tomba et mourut peu d’instans après. Le père Le Vert, qui était accouru au secours de son fils, fut blessé. Les deux gentilshommes s’enfuirent du pays pour éviter les poursuites de la justice, et furent condamnés par contumace à avoir la tête tranchée. En 1756, Geoffroy-Joseph De Caqueray, sieur de Frileuse, vint seul à Rouen solliciter le privilége. Ce n’était pas lui qui avait porté à Le Vert le coup mortel ; seulement il était avec le sieur De Gaillonnet, son frère, lorsque ce malheur était arrivé, et l’instruction prouvait qu’il avait tiré aussi et qu’il avait donné à Le Vert père plusieurs coups de crosse de fusil. Il fut élu par le chapitre et délivré par le parlement. Ce jour-là, toutes les cloches de la cathédrale sonnèrent comme pour le jour de l’Ascension. On célébra, non la messe propre de ce dimanche, mais celle de l’Ascension. Tout eut lieu comme si c’eût été le jour de cette fête.
Un mois après, le sieur De Gaillonnet, meurtrier de Le Vert, qui avait été retenu en Angleterre par une maladie, ou qui, plus coupable que le sieur De Frileuse, n’avait osé se montrer tout d’abord, présenta requête au parlement. Il demanda que l’arrêt rendu le dimanche 4 juillet précédent, en faveur de son frère, pour le meurtre de Le Vert, fût déclaré commun avec lui. Il fut décidé par les chambres assemblées que le sieur De Gaillonnet prêterait interrogatoire, sur les charges du procès, devant M. D’Ectot, conseiller rapporteur. Cet interrogatoire ayant eu lieu le jour même, dès le lendemain, le parlement, les chambres assemblées, après avoir entendu la requête, l’interrogatoire, le rapport de M. D’Ectot, et vu les pièces du procès instruit au bailliage de Lyons, fit venir le sieur De Caqueray de Gaillonnet, le fit asseoir sur la sellette et reçut son serment de dire vérité. M. De Pontcarré, premier président, lui dit : Que demandez-vous à la cour ? Le sieur De Gaillonnet répondit qu'il la supplioit de lui accorder de participer au privilège de saint Romain accordé à son frère, et d’ordonner que l’arrêt serait déclaré commun avec lui. Alors, il exposa le fait tel que nous venons de le raconter. M. De Pontcarré lui représenta qu’il « ne convenoit guères à un gentilhomme de se servir de ses armes pour attaquer un homme sans défense, qui ne l’insultoit point et qui ne faisoit que défendre le bien du maître pour lequel il travailloit. » Le sieur De Gaillonnet s’excusa sur la crainte qu’il avait eue d’être désarmé... Après avoir délibéré, le parlement déclara l’arrêt du 4 juillet précédent, rendu en faveur du sieur Caqueray de Frileuse, commun avec le sieur Caqueray de Gaillonnet, et ordonna que ce dernier jouirait du privilége de saint Romain, pour les cas par lui confessés et mentionnés au procès, et non pour autres. Dès le lendemain, le sieur De Gaillonnet vint à la barre du chapitre remercier cette compagnie de la grâce qu’elle lui avait faite, en le comprenant sous le titre de complice, dans son élection du dimanche 4 juillet. Il exhiba l’arrêt obtenu par lui la veille, et pria le chapitre d’agréer l’hommage de sa reconnaissance éternelle pour un si grand bienfait, dont il lui était redevable. Le doyen du chapitre adressa à ce gentilhomme « les remontrances convenables sur l’énormité du crime par lui commis », et, l’ayant fait approcher du bureau et mettre à genoux, lui fit prêter, la main sur les saints évangiles, le serment auquel étaient tenus les prisonniers qui avaient joui du privilége de saint Romain.
L’édit de 1753, qui restreignait si notablement le privilége des évêques d’Orléans, avait, comme nous l’avons vu, inquiété le chapitre de Rouen sur le sort du privilége de saint Romain. En effet, ce privilége s’exerçant chaque année si publiquement, et avec des formes si solennelles, devait, non moins que celui de l’église d’Orléans, porter ombrage au gouvernement, résolu, à ce qu’il semblait, à restreindre ou même à anéantir les prérogatives de ce genre, qu’il regardait comme une usurpation sur les droits de la couronne. Aucun événement n’étant venu, toutefois, pendant les treize années qui suivirent l’édit de 1753, justifier les appréhensions du chapitre de Rouen, peu à peu cette compagnie avait repris confiance ; et, après la permission qui lui avait été accordée par le roi, en 1756, de faire, dans le mois de juillet, la cérémonie du prisonnier, qui n’avait pu avoir lieu le jour de l’Ascension, elle ne devait point s’attendre à une difficulté qui lui fut faite en 1766, et qui pouvait paraître un commencement d’hostilités contre son privilége jusqu’alors épargné.
En 1766, le jour de l’Ascension, le chapitre avait élu et le parlement lui avait délivré le sieur Desmarets et le sieur Dubuisson, accusés d’avoir tué, de complicité, un ouvrier maçon, à la suite d’une querelle qu’ils lui avaient faite, parce qu’il était passé auprès d’eux sans les saluer. Peu de tems après, le premier président Hue de Miromesnil reçut une lettre de M. Bertin, relative à cette double élection ; « Sa Majesté a été surprise que ce privilége ait été étendu à deux coupables, écrivait le ministre, et elle désire en savoir la raison. Je présume que ces deux particuliers étant poursuivis pour le même crime, il a paru naturel de faire grâce à tous deux, et je l’ai dit au roi. Mais lorsqu’il se trouvera de pareilles circonstances, Sa Majesté désire d’en être instruite avant que les coupables soient délivrés ; et elle me charge aussi de vous demander si le privilège du chapitre de Rouen est fondé sur quelques titres ou seulement sur l’usage[219]. » Cette dernière question parut bien autrement inquiétante que le reste de la lettre ; on se demanda si ce n’était point dans ce post-scriptum qu’il fallait chercher la véritable pensée du ministre, du roi lui-même ; et encore une fois, mais à plus juste titre que jamais, l’alarme fut au chapitre. Heureusement pour le privilége, le parlement et M. De Miromesnil son chef étaient dans les dispositions les plus favorables à l’église de Rouen. Embrassant cette affaire avec chaleur, M. De Miromesnil s’entoura de tous les documens qui lui étaient nécessaires pour plaider la cause du chapitre ; et ce ne fut qu’après trois mois de recherches, d’études et de réflexion, qu’il adressa au ministre Bertin une lettre ou plutôt un véritable mémoire étendu et curieux, sur le privilège de saint Romain. Il commençait par en montrer l’antiquité immémoriale, énumérait les diverses lettres-patentes de nos rois qui avaient confirmé le chapitre dans sa possession ; il n’oubliait pas celles données par Louis XV lui-même, en 1756, pour permettre au chapitre de faire, un des quatre dimanches de juillet, la cérémonie du prisonnier, retardée pour les causes que nous avons fait précédemment connaître ; il répondait ainsi à la question que lui avait adressée le roi, par l’intermédiaire du ministre Bertin, sur l’origine du privilége et sur le fondement du droit des chanoines. Quant à la nécessité que l’on paraissait vouloir imposer au parlement, de prendre à l’avenir les ordres du roi, avant de délivrer deux ou plusieurs prisonniers, M. De Miromesnil répondit que lorsque les complices étaient présens, le chapitre était obligé de les réclamer en même temps que l’auteur principal. Le parlement ne pouvait délivrer l’un, sans délivrer les autres, la procédure ne se divisant point en matière criminelle. Lorsque plusieurs individus, coupables du même fait, étaient présens, on ne pouvait accorder le privilége à l’un et le refuser à l’autre. Le prisonnier ou les prisonniers devant être délivrés au chapitre le jour même de l’Ascension, aux termes des édits et réglemens sur la fierte, il était de toute impossibilité que le parlement pût consulter le roi, puisque, le jour de la cérémonie une fois passé, le chapitre n’avait plus rien à demander, ni le parlement rien à accorder. Avant, il le pouvait encore moins, n’apprenant jamais le nom du prisonnier élu que le jour même de l’Ascension, et étant tenu de le juger ce jour même. Or, le jour de l’Ascension une fois passé, l’exercice du privilége serait perdu pour l’année. Après avoir donné au ministre ces éclaircissemens sur la nature du privilége de saint Romain, M. De Miromesnil entrait dans les explications les plus satisfaisantes sur l’usage et l’application de ce privilége ; sur l’examen mûr et réfléchi auquel le parlement soumettait l’élection du chapitre. « On lit, disait-il, la procédure avec la même régularité que s’il s’agissoit de prononcer la condamnation... ; on apporte à l’examen du procès l’attention la plus scrupuleuse, afin de voir si l’élu du chapitre et ses complices ne sont point coupables de quelques uns des crimes exclus du privilège par les réglements... Le parlement s’attache avec tant de scrupule à l’exécution des réglements particuliers pour l’exercice du privilége, qu’il n’y a point lieu de craindre que l’on transgresse les bornes qui lui ont été prescrites. Le parlement est très-sévère pour accorder l’exercice du privilége de saint Romain. » Pour le prouver, M. De Miromesnil citait, dans sa lettre, un exemple éclatant de cette sévérité. Après avoir ainsi établi que le privilége de la fierte était de la plus respectable antiquité ; qu’il était fondé sur les titres les plus constans ; que la délivrance des complices présens, qui confessaient leur complicité, était un usage conforme à la justice, et aussi ancien que le privilége même ; qu’en un mot ce privilége n’était susceptible d’aucun abus, M. De Miromesnil priait le ministre de faire connaître la vérité au roi. « Ce privilége, disait-il en terminant sa lettre, est trop beau, trop précieux à l’église de Rouen, au parlement et à la province, pour que je néglige de vous prier d’engager Sa Majesté à n’y donner aucune atteinte[220]. » Pendant quatre mois entiers, le chapitre avait attendu avec anxiété l’issue de cette affaire, et craignait pour son privilége un coup pareil à celui qui avait atteint le privilége des évêques d’Orléans. Enfin, il fut pleinement rassuré par une seconde lettre de M. Bertin : « J’ay reçu dans son temps, écrivait ce ministre à M. De Miromesnil, la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire, concernant l’origine du privilége de saint Romain, et ce qui s’est passé à ce sujet en différentes occasions. Sur le compte que j’ay rendu au roy, de l’attention que votre compagnie a toujours apportée à ce que le privilége de saint Romain n’eût son application que dans des circonstances où l’accusé se trouve plus malheureux que coupable, et qu’il ne peut jamais servir à autoriser les grands crimes en les dérobant à la punition, Sa Majesté m’a chargé de vous mander qu’il ne seroit rien changé à ce qui s’est pratiqué jusqu’à présent, et qu’elle vouloit bien se reposer sur son parlement de Rouen, du soin d’empêcher les abus qui pourroient naître de ce privilége[221]. » Ainsi le chapitre, qui avait craint, non sans sujet, de voir modifier encore, ou peut-être même supprimer son privilége, en obtint, au contraire, une confirmation très-authentique. Car on ne saurait regarder autrement la dernière lettre de M. Bertin, écrite par ordre du roi.
Nous l’avons dit, M. De Miromesnil, dans sa lettre au ministre, citait un éclatant exemple de la sévérité du parlement relativement aux prisonniers élus parle chapitre pour lever la fierte. C’est ici le lieu de rapporter ce fait, que nous n aurions pu donner à sa date sans interrompre l’ordre du récit. En avril 1756, Madeleine Cavelier, femme de François Dampierre, laboureur à Limésy, fut trouvée morte dans l’écurie, aux pieds des chevaux, dont un était détaché du râtelier ; on voyait, auprès d’elle, une fourche dont le manche était brisé. Dampierre était allé, ce jour-là, au marché de Pavilly, et, dès le matin, il avait envoyé son valet de ferme à Yerville, à une lieue de là. Lorsque Dampierre revint, le soir, à Limésy, tout y était en rumeur. Ses trois petits enfans en bas âge, sans doute témoins inaperçus d’une horrible scène, avaient dit à qui avait voulu les entendre, que papa avoit tué maman derriere les dadas ; et il est facile d’imaginer les sentimens que de tels propos avaient inspirés à tous les habilans du village. On dit à Dampierre en quel état sa femme avait été trouvée, il parut aussi surpris qu’affligé, se rendit à l’écurie, et, voyant le cadavre étendu aux pieds des chevaux, éprouva ou feignit une vive émotion, et parut se trouver mal. Il sembla persuadé, il soutint que sa femme avait été tuée par celui des chevaux que l’on avait trouvé détaché. Les officiers de justice, les médecins qui vinrent constater l’état du cadavre n’admirent point cette explication ; le corps portait plusieurs marques de coups… les propos des enfans indiquaient assez la main qui les avait portés. Rien, d’ailleurs, n’était plus notoire dans le pays que la mésintelligence des deux époux, causée, disait-on, par la jalousie de la femme qui, accusait son mari d’intrigues adultères avec une voisine. Souvent Dampierre avait frappé sa femme, souvent on l’avait entendu lui adresser d’horribles menaces. Il fut arrêté, conduit à Rouen, et une procédure s’instruisit contre lui. Fidèle d’abord à son système de dénégation, il soutint long-tems que sa femme n’avait pu être tuée que par le cheval qui avait été trouvé détaché. Enfin, ayant recouru au chapitre de Rouen dans l’espoir d’obtenir la fierte, devant les chanoines députés pour l’interroger il fut plus sincère ; mais, sans doute, il ne dit pas tout encore. Il reconnut que c’était lui qui avait, par vivacité, donne à sa femme deux coups du manche de sa fourche, dans le ventre, coups dont elle était morte, à son grand étonnement, et il protesta qu’il n’avait pas eu l’intention de la tuer ; qu’il n’avait agi que par l’effet d’un premier mouvement de colère, excité par les injures atroces qu’elle lui adressait, et qu’il s’en était allé à Pavilly, bien éloigné de croire qu’elle mourrait des coups qu’elle avait reçus. Ces explications satisfirent les chanoines ; quoique prévenus que, s’ils jetaient les yeux sur ce misérable, le parlement n’agréerait pas leur choix, et qu’ils devaient songer à en élire un autre, ils passèrent outre, persuadés que, s’il arrivait quelque opposition de la part du parlement, M. De Luxembourg, qui protégeait Dampierre, parce que le frère de cet accusé était brigadier dans ses gardes, aurait le crédit d’en triompher ; ils élurent donc ce mari meurtrier de sa femme. Amené devant le parlement, Dampierre reproduisit les explications dont le chapitre avait bien voulu se contenter ; mais elles n’eurent aucun succès auprès de ces magistrats aguerris ; l’énormité du crime les avait pénétrés d’horreur. « Ils considérèrent, et c’est M. De Miromesnil, premier président, qui nous l’apprend[222], ils considérèrent que ce serait donner un exemple dangereux, que d’accorder la grâce à un homme qui, étant seul avec sa femme, lui avait donné la mort. Dampierre ayant tout nié devant le premier juge, et tout confessé pour obtenir le privilége de saint Romain, ils pensèrent qu’il y avait lieu de présumer qu’après avoir tué sa femme, il avait lui-même placé le cadavre près des chevaux, et en avait détaché un, pour que l’on crût que c’était cet animal qui avait tué la malheureuse. De plus, le jour du crime, il avait, dès le matin, envoyé son domestique à une lieue de chez lui, sous prétexte de lui donner une commission ; lui-même était allé à un marché voisin, où il avait passé tout le jour et n’était revenu que le soir. Toutes ces circonstances donnèrent lieu de penser qu’il pourrait y avoir eu dessein prémédité. Dans cette incertitude, le parlement déclara Dampierre indigne du privilége, et fit dire au chapitre, suivant l’ancien usage, que s’il voulait, sur-le-champ, en élire un autre, la cour le jugerait. Le chapitre, blessé du refus du parlement, répondit qu’il persistait dans son élection, et qu’il n’entendait point en faire une nouvelle. Dampierre fut reconduit à la prison du bailliage où il était détenu, et le premier juge continua l’instruction de son procès. Le chapitre se pourvut en cassation au conseil contre l’arrêt du parlement qui avait déclaré Dampierre indigne du privilége ; mais sa requête fut rejetée[223].
A la fin de 1771, les parlemens avaient été supprimés ; des conseils supérieurs les remplaçaient. Le chapitre, qui avait montre des égards pour les nouveaux magistrats, que tant d’autres regardaient comme des intrus, ne s’attendait pas, sans doute, à voir son privilége recevoir une atteinte de la part de ce tribunal éphémère, surtout dès la première année de sa frêle existence. Le jour de l’Ascension 1772, les chanoines, présidés par M. De la Rochefoucauld, archevêque de Rouen, avaient élu à l’unanimité Joseph Dupuy, du diocèse de Limoges. Dupuy avait commis un grand crime, sans doute : il avait tué l’aïeul de sa femme. Mais il lui avait fallu défendre sa vie contre cet homme violent, qui souvent l’avait accablé d’injures, de mauvais traitemens, et qui, ce jour-là, après avoir cherché vainement à lui asséner un coup de bêche, se disposait à lui lâcher un coup de pistolet à bout portant. Et puis, douze années entières s’étaient écoulées depuis ce jour funeste ; Joseph Dupuy, époux, père de deux ou trois enfans, avait, pendant ces douze années, expié son crime par la misère et les angoisses ; caché à Rouen, il avait, sept ou huit années de suite, sollicité le privilége ; le chapitre crut que le moment de l’indulgence était venu pour ce malheureux, et le désigna enfin, tout d’une voix, pour jouir du privilége. Mais, au palais, — on fut sans pitié ; le conseil supérieur, après avoir examiné le procès et interrogé Dupuy sur la sellette, déclara ce prisonnier indigne de jouir du privilége. Le chapelain de Saint-Romain fut chargé de faire connaître cette décision au chapitre « pour qu’il eût à en nommer et choisir un autre, s’il avisoit bien être. » Le chapitre commençait à délibérer sur ce qu’il convenait de faire, lorsque le greffier criminel du conseil supérieur demanda à parler à MM. les chanoines ; on le fit entrer. Il était envoyé par la cour, pour faire connaître à MM. du chapitre les motifs de la décision qu’elle venait de rendre, et savoir d’eux s’ils entendaient procéder à une nouvelle élection ; il ajouta que, dans l’attente d’une réponse, la cour était restée en séance. Le chapitre, après en avoir délibéré, fit rentrer le greffier criminel ; et M. De la Rochefoucauld, archevêque de Rouen, qui présidait, ce jour-là, le chapitre, chargea cet officier d’aller annoncer au conseil supérieur que le chapitre allait envoyer le chapelain de Saint-Romain lui porter sa réponse. En effet, le chapelain de la confrérie, envoyé immédiatement au Palais, fit au conseil supérieur une réponse conçue en ces termes : « Monseigneur l’archevêque et messieurs du chapitre m’ont chargé de dire à messieurs du conseil supérieur qu’ayant élu unanimement le nommé Joseph Dupuy, pour jouir du privilége de saint Romain, ils persistent unanimement dans l’élection qu’ils ont faite. » Le conseil supérieur persistant aussi dans sa résolution, il ne restait à ce tribunal qu’à lever l’audience et à se retirer. Le chapitre était outré de l’affront qu’il recevait d’un corps si inférieur au parlement ; mais combien son mécontentement redoubla lorsqu’on vint lui apprendre que Joseph Dupuy, qui, pour solliciter la fierte, s’était fait volontairement écrouer à la conciergerie de la cour ecclésiastique, au lieu d’être, après l’arrêt d’exclusion, remis en son premier état, avait été, par l’ordre du procureur-général Perchel, arrêté et écroué dans les prisons de la conciergerie du Palais, avec défense aux geoliers de l’élargir sans son ordre exprès ! A l’heure même, MM. les chanoines Grésil et Carré de Saint-Gervais furent députés vers M. Thiroux de Crosne, premier président. Ils se plaignirent énergiquement « de cet attentat inouï à leur privilége, de cette violation manifeste de la foi publique. » Ils représentèrent que cette détention était une atteinte formelle au privilége de saint Romain, et qu’il n’était jamais arrivé que, le parlement ne confirmant point le choix fait par le chapitre, du prisonnier élu pour jouir du privilége, ce prisonnier eût été retenu dans ses prisons, quand il était venu volontairement se faire écrouer à Rouen pour solliciter la fierte. Tout le monde savait qu’en ce cas le prisonnier avait vingt-quatre heures pour s’enfuir, sans que les officiers de justice pussent l’inquiéter. Ils prièrent très-instamment le premier président de leur faire rendre Joseph Dupuy ; sa mise en liberté, immédiate, « pouvoit seule faire cesser la sensation que sa détention faisoit dans le public, accoutumé à voir aujourd’hui délivrer un criminel. » Le geolier fut mandé ; il résulta de ses explications, que M. Perchel avait donné pour motif de cette mesure insolite, le désir de soustraire l’élu du chapitre aux mauvais traitemens d’une population indignée, disait-il, contre cet homme, à cause de l’énormité de son crime. « Le peuple, au contraire, répliqua l’abbé de Saint-Gervais, est très-favorable à Dupuy. Si, d’ailleurs, la détention de ce prisonnier ne doit durer que quelques heures, pourquoi M. Perchel l’a-t-il fait écrouer sur les registres de la conciergerie » ? Les deux députés réitérèrent leurs instances pour la mise en liberté immédiate de Dupuy. Le premier président, cédant enfin à leurs prières, donna au geolier l’ordre de le leur délivrer. Alors, les deux chanoines se rendirent à la geole, pour y chercher Dupuy. Là, on leur rendit ce prisonnier, « qu’ils ramenèrent à la cathédrale, à la très-grande satisfaction d’une affluence de peuple qui s’étoient rendus à Rouen, pour voir cette cérémonie intéressante à la province. » Mais les chanoines de Rouen ne s’en tinrent pas là.
L’arrêt qui avait déclaré Dupuy indigne du privilége leur avait été bien plus pénible encore que son arrestation momentanée. Ils dénoncèrent au chancelier Maupeou ces deux griefs. « Nous avons rempli exactement, dirent-ils, vis-à-vis du conseil supérieur, les mêmes formalités et prévenances que nous observions cy-devant par rapport à messieurs du parlement[224] ; nous avions donc lieu de penser que ces messieurs se feroient un plaisir de déférer au vœu de la première compagnie ecclésiastique de la province, et dont ils n’ont obtenu que des politesses depuis leur établissement en cette ville ; nous ne pouvons concevoir par quel malheur le contraire est arrivé. Il nous a paru, par leur conduite, et par leurs avis qui se donnent publiquement en cette occasion, que leur intention étoit de s’écarter des principes que le parlement de Normandie a toujours suivis ; de limiter notre privilége, d’en rendre même l’exécution presque impossible. Nous avions élu le nommé Dupuy, d’une voix unanime, monseigneur notre archevêque nous présidant, et nous avions cru digne de notre commisération un malheureux séparé depuis neuf ans de sa femme et de ses enfans, et languissant dans la plus affreuse misère. Nous étions bien fondés à croire que son cas étoit susceptible du privilége ; il se présentait depuis sept à huit ans ; son procès avoit passé dans les mains de plusieurs conseillers au parlement nommés rapporteurs, qui, tous, avoient assuré que ce malheureux n’étoit pas indigne du privilége ; six de messieurs du conseil supérieur, et, entr’autres, les deux seuls de cette compagnie qui avoient connoissance du privilége (ayant été membres du parlement), ont opiné en faveur de Dupuy. Messieurs les procureurs-généraux et le parquet de l’ancien parlement avoient jugé son cas rémissible. Nous pouvons donc soupçonner que des motifs étrangers ont porté les autres à nous donner le désagrément que nous avons essuyé, sous les yeux d’un peuple nombreux assemblé pour voir cette cérémonie. » Venaient ensuite des plaintes sur l’arrestation faite, par les ordres du procureur-général, du prisonnier déclaré indigne. « Vous concevez sans peine, Monseigneur, ajoutait le chapitre, que si le conseil supérieur pouvoit retenir dans ses prisons le coupable qui s’est présenté volontairement, le privilége seroit anéanti par ce seul fait, puisque aucun coupable n’oseroit plus se présenter pour en jouir. A la vérité, sur nos instances, le prisonnier nous a été rendu ; mais l’écrou subsiste sur les registres de la geole, et, s’il n’est pas effacé, ce triste monument de l’infraction du privilége effraiera toujours les malheureux qui se proposeroient d’y prétendre. » Dans ces circonstances si affligeantes pour nous, Monseigneur, l’église de Rouen réclame très-humblement votre justice, et vous supplie de vouloir bien la conserver dans la jouissance d’un privilége que vos illustres prédécesseurs dans la dignité de chancelier de France, ont toujours protégé, et que notre ancien parlement a toujours maintenu, privilége qui est la plus belle prérogative de notre église, et qui est également cher à notre ville et à toute la province. Fondés sur ces motifs, nous espérons, Monseigneur, que vous voudrez bien recevoir nos justes plaintes, et ordonner, par provision, que l’écrou de Dupuy sera biffé sur le registre de la geôle. » En dénonçant à M. De Maupeou un tribunal qu’il avait créé, qu’il avait composé de magistrats de son choix et dévoués à sa personne, qu’avait pu espérer le chapitre ? La réponse du chancelier fut insignifiante. « Ne pensez pas, disait-il, que le conseil supérieur ait voulu donner atteinte au privilége ou manquer au chapitre. Je connois trop bien les magistrats qui composent cette compagnie pour ne pas être convaincu de la droiture de leurs intentions, et de leur façon de penser pour les membres du chapitre, en général et en particulier. » M. De Maupeou ajoutait « que la manière dont le chapitre s’étoit conduit envers le conseil supérieur ne permettoit pas de supposer que ce tribunal eût eu intention de blesser en rien le chapitre de Rouen, ni de manquer aux égards qui lui étoient dus. En faisant conduire Dupuy en prison, il n’avoit voulu que le soustraire à la foule du peuple qui étoit assemblé dans les salles et dans les cours du Palais. Le parlement l’avoit pratiqué ainsi plusieurs fois. Il faisoit des vœux pour voir se dissiper les impressions que cet événement avoit pu faire naître dans l’esprit des chanoines. » Ainsi l’élection du chapitre fut comme non avenue. Les deux années suivantes, il fut plus heureux auprès du conseil supérieur. En 1773, ce tribunal lui délivra Pierre Cauchois, de la paroisse d’Eturqueraie, qui avait tué la femme de son frère ; et en 1774, René Cottereau, garde du marquis de Becthomas, qui avait tué un voleur de bois.
En 1775, le parlement étant rétabli, le roi, sur la demande de cette compagnie, accorda à Joseph Dupuy des lettres de rémission. Le jour de l’Ascension, un grand nombre de personnes, des classes les plus distinguées de la ville, s’étaient rendues au Palais, pour contempler la première cour souveraine de Rouen rendue aux vœux de la province, et brillant de nouveau de tout son éclat ; il est permis de croire que cet auditoire nombreux et choisi espérait quelqu’allusion à l’arrêt de 1772 ; son attente ne fut point trompée ; De Belbeuf, procureur-général, termina son réquisitoire sur le cartel du chapitre par ces paroles, qui furent avidement écoutées : Lierons-nous, Messieurs, à la satisfaction de voir le public qui nous entoure jouir avec nous du moment où un privilège aussi précieux à l’humanité retrouve ses vrais protecteurs. Il nous était réservé de le remettre en honneur, après avoir été méprisé dans un temps que nous ne pouvons trop oublier. Prêtons-nous à la distinction qu’il attire sur un des premiers corps ecclésiastiques de la province, dont les personnes nous sont chères, dont la gloire concourt à celle de la cité, et dont les membres actuels sont aussi dignes que leurs prédécesseurs d’une prérogative unique et distinguée qui fut, sans doute, accordée par les rois à leur mérite et à leurs vertus.
Cette année, la fierte fut levée par François Bertrand, muletier des environs de Brives-la-Gaillarde. Cet homme, ramenant au Puy des porcs qu’il avait achetés à la foire de Brives, rencontra le nommé Chazelet, qui, après l’avoir accablé d’injures, se jeta sur lui avec tant de violence, en lui portant un coup de bâton sur la tête, « qu’il s’enfonça un couteau que Bertrand tenoit à la main, grattant le manche de son fouet », et mourut le lendemain, de sa blessure. Telle était du moins la déclaration de Bertrand, et ici je ne puis me défendre de remarquer que dans un assez grand nombre de confessions que j’ai lues, de prisonniers prétendant à la fierte, il n’est question que de gens qui se percent eux-mêmes avec des couteaux que tiennent leurs adversaires, ou bien qui s’enferrent dans leurs épées, ou qui se trouvent fortuitement atteints du tranchant du sabre, lorsqu’on ne les a frappés que du plat ; de la pointe du couteau, du poignard, avec lequel on n’a voulu que leur faire peur ; ou bien encore qui tiennent, par le canon, des fusils ou pistolets dont l’explosion soudaine leur donne la mort. Enfin, les malheureux morts, qui ne sont point là pour donner un démenti à leurs meurtriers, se trouvent presque toujours avoir été tués comme par miracle. Que la confession de Bertrand fût ou non sincère, cet homme avait eu le bonheur de trouver un protecteur bienveillant et actif dans le marquis de Polignac, ami du comte d’Artois. Le marquis avait écrit plusieurs fois au chapitre. Mais les chanoines tenaient à avoir une lettre du prince lui-même. L’abbé Baston fit entendre à M. De Polignac qu’une lettre de son altesse royale produiroit le meilleur effet. Le comte d’Artois consentit à écrire : Nous avons cru qu’on ne lirait pas ici sans quelque intérêt cette lettre d’un prince qui devint depuis notre roi, sous le nom de Charles X. Nous transcrivons l’autographe que nous avons sous les yeux.
» J’avois chargé M. le marquis de Polignac, mon premier écuier, de vous écrire, de ma part, Messieurs, pour vous demander de faire jouir du privilége que vous avéz de sauver un accusé, le nommé François Bertrand auquel j’accorde une protection spéciale. Les éclaircissemens que j’ay pris sur sa malheureuse affaire, me determinent à vous écrire moi-même, pour vous dire que je vous sçaurai un gré infini de la préférence que vous lui donnerez sur ses concurrents, et que la grâce que vous accorderez à cet infortuné ne fera qu’augmenter la considération que j’ay pour messieurs les doien et chanoines du chapitre de l’église métropolitaine de Rouen.
Le protégé du comte d’Artois fut élu et leva la fierte. Mais le chapitre ne laissa pas ignorer au prince que le sieur Bouyou de la Prade, gentilhomme de l’Agénois, officier de la légion corse, qui avait sollicité la fierte en concurrence avec Bertrand, avait de véritables droits à cette faveur. La toute-puissante recommandation de son altesse royale avait pu, seule, faire pencher la balance en faveur d’un autre. Mais le sieur Bouyou de la Prade avait-il perdu, par là, ses droits à l’indulgence dont le rendait digne la nature du crime qui lui était imputé ? (Il s’agissait d’un meurtre commis dans une querelle de chasse.) Le comte d’Artois, touché de la préférence que l’on avait donnée à son protégé, promit de faire, à son tour, quelque chose pour celui du chapitre ; et, lors du sacre du roi Louis XVI son frère, il obtint des lettres de grâce en faveur du sieur Bouyou de la Prade. Ce gentilhomme ne fut point ingrat ; et, le 18 septembre 1778, il écrivait aux chanoines de Rouen, ses bienfaiteurs ; « Si je jouys dans ce pays-ci des avantages et de l’honneur que mes voisins me rendent, c’est à vous, Messieurs, à qui j’en ai l’unique obligation… Par la grâce que vous avez eu la bonté de solliciter et d’obtenir du roi, me voilà dans le sein d’une famille qui avait en vain épuisé tous les moyens pour parvenir à me sauver. » On pourrait citer beaucoup de faits analogues. La fierte étant souvent demandée pour des individus qui n’auraient pu obtenir des lettres de rémission, le chapitre la leur accordait, à condition que leurs protecteurs solliciteraient des lettres de rémission pour des prétendans moins coupables, qui préféraient ce moyen de salut à la corvée de l’Ascension. Ainsi, souvent deux meurtriers se trouvaient redevables de leur vie et de leur liberté au chapitre de Rouen et au privilége de saint Romain. Le discours prononcé par M. De Belbeuf, le jour de l’Ascension, avait comblé de joie le chapitre, qui se voyait enfin vengé de l’affront qu’il avait reçu du conseil supérieur. Il voulut en marquer sa reconnaissance à M. De Belbeuf ; et, le 12 juin, messieurs les chanoines Ruellon et Marescot allèrent remercier ce magistrat « de la manière avantageuse dont il avoit parlé du privilége de saint Romain et du chapitre, dans son plaidoyer du jour de l’Ascension. »
Nous avons vu, en 1725, le vieux procès entre le chapitre et le bailliage prêt à renaître, à cause de l’élection qui fut faite, cette année-là, d’un prisonnier détenu pour un crime que le présidial prétendait être de sa compétence. En 1776, le même motif faillit renouveler l’ancien différend entre la cour des Aides et le chapitre. Cette affaire, que beaucoup d’habitans de Rouen se rappellent encore, mais confusément, mérite quelques détails. Pierre Mainot, marchand de vin, demeurant à Canteleu près de Rouen, passait pour faire la fraude avec Lacroix dit Tiennot, attaché à son service. On les épiait tous les deux. Dans la nuit du 22 novembre 1775, nuit très-obscure, Mainot revenait, à cheval, de Rouen. Arrivé au bord de la rivière, du côté de Quevilly et de Couronne, vis-à-vis de sa maison, il appela. Aussi-tôt Lacroix dit Tiennot vint le chercher avec un bateau, le passa de l’autre côté de la rivière, et le débarqua à la chaussée, à quelques pas de sa maison, près de la cavée Biessard ; Mainot sortit du bateau, avec son cheval. Pendant que Tiennot-Lacroix rattachait le bateau à la perche, Mainot, qui faisait boire son cheval à la rivière, entendit, plutôt qu’il ne vit, tant l’obscurité était grande, deux hommes marcher tout près de lui ; l’un d’eux l’ayant heurté, le renversa par terre, parce qu’ayant des bottes fortes et se trouvant sur une chaussée de cailloux, il n’était pas ferme sur ses jambes. Il avait sur lui environ huit cents francs ; interdit, et croyant, à ce qu’il dit depuis, que c’étaient des voleurs, il appella au secours. À ces cris, Tiennot-Lacroix craignit pour son maître. Tout récemment, par les soins de Mainot, on était parvenu à arrêter un brigand, la terreur du pays, qui venait d’être rompu vif à Rouen. Par là, Mainot s’était attiré la haine de quelques mauvais sujets de l’endroit. Tiennot, croyant ou feignant de croire que c’étaient ces gens-là qui attaquaient son maître, courut à son secours, le trouva renversé par terre, et, voyant confusément deux hommes penchés sur lui, se persuada que c’étaient des malfaiteurs qui voulaient le dépouiller et le tuer. Il asséna un coup de bâton sur la tête d’un de ces deux hommes, sans le connaître. L’individu ainsi frappé tomba mort à l’instant. L’horreur du meurtre qu’il venait de commettre, quelques propos que tint le camarade de l’homicidé, les efforts qu’il faisait pour se saisir de lui, tout cela effraya Tiennot-Lacroix, ou l’éclaira sur ce qu’il venait de faire. Il s’enfuit à travers les bois de Biessard et de Sahurs, et se rendit à la Bouille, puis alla se réfugier dans une abbaye d’où il ne sortit que pour venir solliciter le privilége de saint Romain. Cet homme qu’il avait tué, le prenant, disait-il, pour un voleur, était un nommé Pierre Rocque, brigadier dans les fermes, employé au poste du Val-de-la-Haie. Nul doute que ce brigadier, qui avait entendu Mainot appeler son bateau, ne fût venu là le voir débarquer, et épier si, à la faveur de l’obscurité de la nuit, il ne passait point quelque marchandise en fraude. Mainot alla, le lendemain, à Rouen, comme s’il ne se fût passé rien la nuit ; et ce fut à Rouen (dit-il) qu’il apprit que c’était à des commis des fermes qu’il avait eu affaire, et que Pierre Rocque, brigadier, avait été tué. Averti que la juridiction du grenier à sel de Rouen instruisait contre lui et contre Tiennot-Lacroix, il s’enfuit en Angleterre, d’où il revint bientôt en France, et vécut caché à Paris, où il fit solliciter sa grâce du roi, sans pouvoir l’obtenir. Mais des protecteurs puissans veillaient pour lui ; on avait intéressé en sa faveur la princesse douairière de Lamballe, qui disposa le chapitre et le parlement à lui accorder le privilége de la fierte. Sur cet espoir, Tiehnot-Lacroix, son complice, alla se constituer volontairement prisonnier, et c’était un bruit commun dans la ville que Mainot et Lacroix seraient élus par le chapitre. Mais la cour des Aides crut avoir enfin trouvé l’occasion, si impatiemment attendue, d’exercer le droit, dès long-tems envié par elle, de délibérer elle-même sur l’élection des prisonniers accusés de crimes de sa compétence. Le 9 mai, le procureur-général à la chambre des comptes (cour des Aides) remontra à cette compagnie que ce ne pourrait être sans porter atteinte aux droits essentiels de la chambre des comptes, que Mainot et Lacroix iraient, s’ils étaient élus par le chapitre, se présenter ailleurs que devant cette cour, pour être admis à la grâce du privilége. Elle seule était compétente de les juger souverainement, de prononcer sur leur absolution, et d’entériner le titre, quel qu’il fût, en vertu duquel ils pourraient obtenir la décharge des poursuites commencées contre eux par les officiers de son ressort. L’ordonnance de 1670 voulait que les lettres de rémission fussent adressées aux cours, chacune suivant sa juridiction et la qualité de la matière. L’ordonnance de 1737 voulait qu’un procès évoqué ne pût être renvoyé d’un parlement qu’à un autre parlement, d’une cour des Aides qu’à une cour des Aides ; d’où résultait une attribution privative, déterminée par la nature de l’affaire. Les rois avaient ainsi tracé, entre les compétences des cours respectives, une ligne qui ne devait être franchie dans aucun cas. Les rois, en confirmant le privilège de saint Romain, n’avaient point dérogé à ces règles, n’avaient point entendu intervertir l’ordre sacré des tribunaux. Le parlement pouvait à la vérité, en vertu de ce privilége, absoudre tout sujet français d’un crime qui n’avait point été commis dans l’étendue de son ressort ; mais cette extension du privilège se conciliait avec l’ordre des tribunaux, considéré selon la qualité des matières qui leur étaient attribuées, eu égard à la police générale du royaume ; cette extension ne pouvait avoir lieu pour des cas d’exception déterminés par les ordonnances, et particulièrement par celles sur le fait des impôts et des fermes. Un autre tribunal avait seul le droit de représenter le roi ou dans l’exercice redoutable de sa justice, ou dans l’application des grâces et rémissions émanées de sa bonté. Le parlement ne pouvait appliquer légalement le privilége de saint Romain à des particuliers prévenus d’un crime dont la nature les rendait justiciables d’un tribunal d’exception. Si le chapitre de Rouen désirait que l’exercice de ce privilége fût accordé, cette année, à Mainot, à sa femme et a Lacroix, il devait les présenter à la chambre des comptes (cour des Aides).
Et comme on n’allait pas manquer de demander à la chambre des comptes comment elle pouvait prétendre à délibérer sur l’élection d’un prisonnier, elle qui, depuis un siècle environ, ne voulait seulement pas permettre aux députés du chapitre devenir devant elle insinuer, tous les ans, leur privilège ; le procureur-général, allant au devant de l’objection, déclarait que si la chambre des comptes refusait de recevoir l’insinuation, c’était parce que cette insinuation n’était pas faite d’une manière convenable à sa dignité. Mais, pour cela, on ne devait pas prétendre la dépouiller, en transportant à un autre tribunal que le sien une attribution et un exercice d’autorité qui n’appartenaient qu’à elle. Tous les ans, le chapitre reconnaissait la compétence de la cour des Aides, relativement au privilége, le cas échéant, en venant y demander l’insinuation du privilége. Pouvait-il, aujourd’hui, méconnaître ce même droit et cette même compétence, en cherchant à lui soustraire des justiciables qu’elle seule avait le droit de condamner ou d’absoudre ? Tous particuliers prévenus de crimes dont la compétence appartenait à la cour des Aides, ne pouvaient présenter les lettres de grâce, de rémission ou d’abolition qu’ils avaient obtenues, ailleurs qu’en la cour dont ils étaient justiciables ; de même ils ne pouvaient être présentés ailleurs que devant cette même cour pour demander à être jugés susceptibles de jouir du privilége de saint Romain. Elle seule était compétente pour entériner lesdites lettres, et pour appliquer, en ce cas, la grâce du privilége, à peine de nullité de tout ce qui pourrait être fait au préjudice de l’arrêt à intervenir.
L’arrêt de la cour des Aides fut conforme à ces conclusions. Elle posa en principe que tous particuliers prévenus de crimes dont la compétence lui appartenait, ne pouvaient présenter qu’à elle seule les lettres de grâce, de rémission ou d’abolition, qui leur étaient accordées ; que, de même, ils ne pouvaient se présenter ailleurs que devant elle pour y être jugés et reconnus susceptibles du privilége de saint Romain, cette cour étant seule compétente d’entériner lesdites lettres, et d’appliquer, en ce cas, la grâce du privilége, à peine de nullité de tout ce qui pourrait être fait contre cet arrêt. Il fut décidé que le procès serait continué, et le jugement définitif prononcé ; qu’à cette fin, la résolution de la cour des Aides serait signifiée au chapitre de Rouen.
Mais, le jour même où cet arrêt était prononcé, le procureur-général du roi près le parlement intimait au greffier du grenier à sel l’ordre de lui envoyer le procès de Mainot et Lacroix. Deux jours après, deux huissiers conduisirent cet officier à l’hôtel du premier président. Le parlement, convoqué sur l’heure, rendit un arrêt qui enjoignait au greffier du grenier à sel de lui envoyer sans délai le procès de Mainot, et ordonnait qu’il y serait contraint par corps et qu’il resterait à la garde des huissiers jusqu’à ce qu’il y eût satisfait. Le greffier ne crut pas devoir résister plus long-tems, et, le même jour, il apporta et déposa sur le bureau de la grand’chambre, non les minutes du procès de Mainot, car la cour des Aides s’en était saisie et les cachait, mais les grosses de ce procès ; le greffier les parapha, après quoi elles furent déposées au greffe du parlement. Le mécontentement de la chambre des comptes est facile à imaginer. « Si la cour des comptes, aides et finances doit (disait-elle) s’assurer une compétence légitime, elle se doit encore plus à elle-même de s’interdire ces expédients irréguliers et ces procédés attentatoires à l’autorité respective des cours. Elle ne connaît, jusqu’à présent, aucune loi qui soit appliquable aux dispositions des arrêts rendus le 11 mai, par le parlement. Il est difficile de présumer favorablement des droits prétendus par cette compagnie, d’après les voies de fait qu’elle a cru nécessaires pour les pouvoir exercer. Des ordres donnés à un greffier, dont le dépôt est indépendant de son pouvoir, parce qu’il est étranger à son ressort, une contrainte qui lui a donné lieu de paraître intimidé et de manquer à ses devoirs ; une entreprise sur les droits et l’autorité d’une autre cour, aussi surprenante dans ses effets qu’abusive dans son principe, sont des moyens inusités qui ont dû répugner autant à la délicatesse et à la dignité du parlement, qu’ils sont contraires aux formes légales. D’ailleurs, ces faits ne pouvant être conciliés avec la modération ordinaire et l’attachement aux règles, qui caractérisent les écrits et les autres actes émanés de ce tribunal, il est probable qu’il n’y donnera aucune suite. » En conséquence, la cour des comptes, aides et finances, sans s’arrêter à ces décisions du parlement, réitéra ses défenses aux chanoines de Rouen, de présenter ailleurs que devant elle, pour jouir du privilége de saint Romain, tous particuliers prévenus de crimes dont la compétence lui appartenait. Par ordre de cette cour, et en vertu du même arrêt, les gens du roi près la chambre des comptes se transportèrent au Palais, pour réclamer la restitution des pièces exigées forcément du greffier du grenier à sel, et déclarer, en cas de refus, que la chambre des comptes entendait en demander raison et réparation. Mais ces magistrats ne trouvèrent pas le parlement en défaut, comme ils l’avaient espéré. Incertain du succès qu’auraient auprès du greffier du grenier à sel les injonctions qui lui avaient été faites, et les menaces qui les appuyaient, le parlement s’était adressé à M. De Miromesnil, garde-des-sceaux. Ce ministre, toujours favorable à une compagnie dont il avait été le chef et qui lui était dévouée, s’était empressé de faire, auprès du roi, une démarche dont le succès avait été complet. Le 12 mai, le conseil, présidé par Louis XVI, « considérant que l’arrêt rendu le neuf du même mois, par la chambre des comptes de Rouen, faisait naître une question de compétence entre son parlement de Rouen et la chambre des comptes de la même ville, relativement au privilége de saint Romain ; que sa majesté seule était en droit de prononcer sur cette question, et qu’il était de sa justice de ne le faire que sur les mémoires et pièces qui lui seraient envoyés par ses procureurs-généraux ès-dites cours ; mais qu’il était également de sa justice et de sa bonté de ne pas suspendre l’exercice du privilége de saint Romain, ni de priver de cette grâce ceux qui seraient en état d’y recourir », avait prononcé que, par provision, et sans préjudicier aux droits des deux cours, les grosses et expéditions du procès criminel instruit par les officiers du grenier à sel de Rouen contre les nommés Mainot et complices, seraient portées sans délai au greffe du parlement de Rouen par le greffier du grenier à sel, à l’effet, par ledit parlement, de juger si Mainot et ses complices devaient jouir du privilége de saint Romain, dans le cas où ils seraient élus par le chapitre, sauf au roi à prononcer définitivement sur la question débattue entre le parlement et la cour des Aides, lorsque les procureurs-généraux près ces deux cours lui auraient envoyé les mémoires et pièces à la faveur desquels ils prétendaient établir la compétence de leurs compagnies respectives, pour le jugement du prisonnier appelé par le chapitre à jouir du privilége de saint Romain. Cet arrêt avait été envoyé à Rouen, en toute hâte ; lorsque les gens du roi près la chambre des comptes vinrent au parlement faire leurs réclamations, on leur ferma la bouche, en leur montrant la décision du conseil.
Cependant Mainot, caché à Paris, fut averti, le mercredi des Rogations seulement, que l’on postulait vivement pour lui le privilége, que Lacroix son domestique s’était constitué prisonnier, qu’ils avaient l’un et l’autre les plus grandes chances de succès, mais qu’il devait se rendre à Rouen, en toute hâte. Il partit en poste, voyagea toute la nuit, et arriva à Rouen, le jeudi, jour de l’Ascension, au matin. Il n’avait garde d’aller se constituer prisonnier à la conciergerie de la cour des Aides ; il se fit écrouer dans les prisons de la cour ecclésiastique. Immédiatement, les députés du chapitre vinrent l’interroger. Lui et Lacroix furent élus, à l’unanimité, par le chapitre, et délivrés par le parlement ; ils levèrent la fierte. M. De Belbeuf, procureur-général, qui porta la parole au parlement, lors de la délibération du cartel, ne manqua pas de faire allusion à la prétention qu’avait élevée la cour des Aides. Promenant ses regards dans cette belle salle dorée, si pompeusement décorée, si magnifique alors, où le parlement était en séance, pressé de tous côtés par un public nombreux et choisi : « Sanctuaire auguste des lois, s’écria-t-il, vous, où, privativement à toutes les autres cours et justices royales, tant d’hommes, honteux de la violence de leurs passions et tremblants, se sont prosternés aux pieds des magistrats, vous pouvez compter par siècles les dates de cette possession immémoriale dans tous les âges. Là, le glaive de la loi, suspendu sur des têtes criminelles, a été arrêté par le bienfait du privilége de saint Romain. » Ces allusions n’étaient point perdues pour l’auditoire, et ajoutaient quelque chose de piquant à une solennité si belle et si intéressante en elle-même.
L’arrêt rendu, le 12 mai, par le conseil, avait comblé de joie le chapitre de Rouen. Cette compagnie s’empressa de remercier M. De Miromesnil d’avoir contribué à lui obtenir un arrêt « qui lui procuroit, de la part du roi Louis XVI, une reconnoissance authentique du privilége de saint Romain, si précieux à l’église de Rouen et à toute la province. »
En 1779, la fierte fut levée par Claude Boinet, que Louis-François-Xavier, comte de Provence, Monsieur, frère du roi Louis XVI, avait recommandé, dès l’année précédente. Mais on lui avait alors préféré le chevalier de Varice.
En 1780, elle fut accordée à Prosper-Honoré Le Chevalier, sieur des Ifs, brigadier au régiment des cuirassiers du roi, pour un meurtre commis à l’âge de seize ou dix-sept ans. En août 1760, sortant du collége et étant en vacances chez son père, gentilhomme âgé de soixante-dix ans, il avait vu, un dimanche, ce vieillard rentrer chez lui en pleurs, se plaignant d’un dragon de la reine, nommé Martel, qui, le voyant sans armes, l’avait menacé, le sabre à la main, et lui avait fait affront à l’issue de la messe, en présence de tous les habitans qui sortaient de l’église. Ce soldat poursuivait et insultait, depuis long-tems, le sieur Des Ifs père, qui, disait-il, l’avait dénoncé aux moines du Bec, comme ayant tué leurs pigeons et leurs volailles. A la vue d’un vieillard, d’un père en pleurs et qui venait d’être lâchement outragé, le jeune Des Ifs avait été si violemment ému, que le sang lui avait coulé abondamment par le nez et par la bouche. Transporté de colère, il s’était saisi d’un couteau de chasse, et avait couru chez Martel. Ce dernier avait voulu lui fermer sa porte ; mais Des Ifs, plus prompt que l’éclair, était entré, s’était jeté sur lui, et lui avait porté un coup de son couteau de chasse, dont il était mort peu de jours après. Le jeune Des Ifs, obligé de fuir le pays, avait pris du service dans les cuirassiers du roi, et s’était acquis, par sa bonne conduite, l’estime de tous les officiers supérieurs de ce corps ; on voulut même l’élever au grade d’officier ; mais, pour cela, il fallait qu’il ne fût plus sous le poids de la procédure criminelle qui avait été dirigée contre lui, à raison du meurtre de Martel. Il vint donc à Rouen, en 1780, c’est-à-dire vingt ans après ce meurtre, solliciter la fierte, appuyé de la recommandation de Louis-Philippe-Joseph D’Orléans, duc de Chartres, père de Louis-Philippe, aujourd’hui roi des Français. Il fut délivré au chapitre. Plus de deux siècles avant, (en 1570) un Le Chevalier, sieur des Ifs, avait aussi levé la fierte ; sans aucun doute, ces deux individus, favorisés l’un et l’autre par le chapitre de Rouen, à un si long intervalle, appartenaient à la même famille.
En 1781, la fierte fut levée par Pierre Moignet, du Mesnil-Hubert, près Bayeux, recommandé, depuis trois ans, par Louis-Philippe, duc d’Orléans, aïeul du roi des Français. Ce Pierre Moignet était un marchand de bœufs ; chassant avec plusieurs de ses amis sur les terres du marquis de Vassy, il fut rencontré par un garde qui le somma de rendre son fusil ; il résista ; le garde et lui tirèrent l’un sur l’autre ; le garde, nommé Georges Royer, mourut du coup de fusil que lui tira Moignet.
En 1787, la chambre des comptes avait dans sa conciergerie un prisonnier qui semblait pouvoir être élu par le chapitre pour lever la fierte, cette année. Dans cette prévision, et craignant que, comme en 1776, le parlement n’élevât la prétention de délibérer sur le sort d’un prisonnier dont le délit ne dépendait pas de sa compétence, elle s’occupa, dès trois semaines avant l’Ascension, des moyens de conserver le droit qu’elle s’imaginait avoir, de délivrer ou de refuser, seule, aux chanoines, les prisonniers détenus dans sa conciergerie pour des crimes dont la connaissance lui était attribuée. Elle s’assembla plusieurs fois pour délibérer sur cet objet. M. Huger, conseiller, maître des comptes, nommé commissaire, lui lut un mémoire détaillé où il cherchait à établir qua la chambre des comptes seule appartenait le droit de délibérer sur l’élection d’individus détenus pour crimes de sa compétence[225]. M. Huger ne se renfermait pas étroitement dans la question principale qu’il avait entrepris d’éclairer. Ce travail offre des faits, des particularités, des réflexions dignes d’être conservés et qui ont été rapportés dans cette histoire, aux places que leur assignait ou leur nature, ou leur date. Au reste, toutes ces délibérations de la chambre des comptes restèrent sans résultat, car, en 1787, le chapitre ne fit aucun choix. Le jeudi 17 mai, jour de l’Ascension, le parlement étant assemblé, en robes rouges, dans la chambre-dorée, le chapelain de Saint-Romain remit au président Bigot, qui tenait l’audience, un cartel ainsi conçu ; « L’an 1787, ce jourd’hui 17 mai, feste de l’Ascension, le chapitre étant assemblé, à l’heure ordinaire, pour procéder à l’élection d’un prisonnier à l’effet de jouir du privilége de saint Romain, après avoir entendu le rapport des commissaires des prisons, et vu les procès verbaux par eux dressés, n’a point fait d’élection. »
Le Journal de Normandie se récria fort, sur ce fait vraiment extraordinaire. « Si la connoissance d’une si belle prérogative étoit plus répandue (dit le rédacteur), nous sommes persuadés que le chapitre n'auroit jamais que l’embarras du choix. Pour contribuer, autant qu’il est en nous, ajoutait-il, à donner de la publicité à un privilége cher à la province et qui peut s’étendre à tout le royaume, nous nous engageons à annoncer, chaque année, le jour auquel le chapitre va, par députés, à la grand’chambre du parlement, faire l’insinuation de son privilége[226]. »
Cet engagement fut rempli dès l’année suivante. Dans son numéro du 19 avril 1788, le journaliste « engageoit les rédacteurs des feuilles périodiques de Paris et des provinces à faire connoître sans délai, par la voie de leurs journaux, la prérogative attachée à la métropole de Rouen. »
En 1789, la fierte fut accordée à François Lefebvre, âgé de soixante-dix ans, et à son fils, l’un et l’autre de la paroisse de Campigny, dans le diocèse de Bayeux. Une querelle, dont on ne voit pas les motifs, s’étant élevée entre Lefebvre père et un nommé Castel, sur le chemin de Bayeux à la mine de Litry, Lefebvre père fut terrassé ; le fils Lefebvre, voyant son père dans cet état, s’élança sur Castel, et le tua « avec un ferrement perçant et coupant », dont il lui donna trois coups. Le chapitre vint bien à propos au secours de ces deux malheureux ; car le roi Louis XVI, qui avait écrit, le 18 janvier 1789, une lettre close au parlement, pour lui ordonner de surseoir, jusqu’à nouvel ordre, au prononcé et à l’exécution de l’arrêt qui pourrait intervenir contre eux, avait, le 19 mars suivant, écrit à cette compagnie que, nonobstant les précédens ordres qui lui avaient été adressés, elle pouvait laisser exécuter les condamnations prononcées contre ces individus. Or, dans l’intervalle, ils avaient été condamnés à mort ; la fierte les sauva. Cette même année, parut le dernier ouvrage qui ait été écrit sur le privilége de saint Romain. Un anglais, sir Edouard, baronnet, qui se trouvait à Rouen, le 21 mai, jour de l’Ascension, et qui y vit la procession de la fierte, frappé de l’éclat et de la singularité de cette cérémonie, s’empressa de faire, dans les bibliothèques et archives de la ville, des recherches sur un privilége si remarquable. Dès le mois de juin, il publia à Rouen le résultat de ses recherches, sous le titre de « Lettre au révérend docteur William-Samuel Brigs, à l’occasion du privilége de saint Romain, dit la gargouille ou la fierte, dont le chapitre de la cathédrale de Rouen a fait jouir un meurtrier et son complice, le 21 de mai, jour de l’Ascension de cette année. » Cette brochure qui se ressent de l’extrême précipitation avec laquelle elle fut écrite, offre, au milieu de beaucoup d’inexactitudes, quelques documens sur les différences qui existaient entre le cérémonial suivi alors pour la fierte, et l’ancien cérémonial, auquel on avait dérogé en plusieurs points. Ce livre, devançant de si peu de mois la suppression d’un usage si singulier, et en fixant, avec quelque exactitude, le dernier état, semble, aujourd’hui, avoir été suggéré à l’auteur par un vague pressentiment de l’extinction prochaine du privilége de la fierte ; et il est comme le dernier souvenir d’un usage qui avait existé pendant tant de siècles, et long-tems avec tant d’éclat.
Deux mois après (le 4 août 1789) l’assemblée nationale abolissait sans retour tous les priviléges particuliers des provinces, principautés, pays, cantons, villes et communautés d’habitans, soit pécuniaires, soit de toute autre nature, il ordonnait que ces priviléges demeureraient confondus dans le droit commun de tous les Français. Les priviléges des églises étaient compris, au moins implicitement, dans les priviléges des villes et des provinces, abolis par la loi que nous venons de citer.
Toutefois, en 1790, le chapitre, se regardant toujours comme en possession de son droit, élut Nicolas Béhérie et Marie-Anne Pinel, sa femme, accusés d’avoir, le 22 octobre 1788, tué, de complicité, un sieur Buquet ; et il ne paraît pas qu’aucune réclamation se soit élevée contre ce dernier acte d’un pouvoir expirant. Mais, en 1791, les choses avaient bien changé de face. Il n’y avait plus ni archevêché, ni chapitre. Le bon et bienfaisant cardinal de La Rochefoucauld, dont le diocèse de Rouen révère et chérit la mémoire, était en exil ou en fuite. Un évêque métropolitain et un conseil épiscopal, composé de deux ou trois grands-vicaires, avaient remplacé l’archevêque et les cinquante membres du chapitre de la cathédrale. Quelque tems avant l’Ascension, les premiers magistrats de la ville se demandèrent si le privilége serait appliqué cette année, et même si ce privilége existait encore. M. Boullenger, précédemment lieutenant-général au bailliage de Rouen, alors président du tribunal du district, écrivit, au nom de sa compagnie, à M. Charrier de la Roche, évêque métropolitain de Rouen, pour pressentir ses intentions à cet égard. Le prélat, après s’être consulté avec son conseil épiscopal, adressa à M. le président Boullenger, dans le courant du mois de mai, une réponse que nous allons reproduire ici en entier, avec les lettres qui suivirent. Ces derniers actes, où est discuté le sort du privilége de saint Romain, et où s’agite, à son égard, la question de vie ou de mort, sont trop importans pour ne pas figurer, entiers, dans le texte même de l’histoire du privilége. Voici cette lettre adressée à Messieurs les juges du tribunal de Rouen, dans la personne de M. Boullenger, leur président, magistrat dont Rouen n’a point oublié l’honorable caractère, le mérite éminent et le zèle vraiment infatigable.
» J’ai examiné avec attention l’intérêt que je pourrois avoir, comme chef de l’église de Rouen, à la conservation de l’usage ancien où le chapitre de cette métropole s’étoit maintenu, jusqu’à présent, de délivrer un criminel, tous les ans, à la fête de l’Ascension, et voici ce que j’en pense :
» D’abord, il ne peut plus être question de privilége, puisqu’ils sont tous abolis, et moins encore de la part du chapitre de cette église, qui n’existe plus, suivant la loi constitutionnelle de l’état. Néantmoins, je ne regarde pas cet usage comme un privilége, mais comme un acte de miséricorde réclamé au nom de la religion, toujours bien placé dans le zèle et dans la bouche de ses ministres ; et c’est un hommage rendu à cette même vertu par la piété des magistrats, qui ne croient pas manquer à la rigueur de la justice par cet acte de clémence en faveur d’un malheureux. À ce double titre, et à ce titre seul, je désire de multiplier les occasions de faire éclater le plus doux des sentimens qui soit dans mon cœur, et n’est point incompatible avec la sévérité de la loi dont vous êtes l’organe. L’usage en question est très-ancien dans cette ville ; il y date de plusieurs siècles. Le peuple en a toujours été jaloux, et seroit affecté, peut-être, de le voir détruire en ce moment où il seconde si bien, par sa soumission à la loi, l’affermissement de la liberté. Le succès de mon ministère peut y trouver quelqu’avantage, dans un temps surtout où les liens de la religion, affoiblis, ont besoin d’être resserrés par ce témoignage de respect particulier pour elle ; et ce que la vindicte publique y perdroit pour l’exemple, elle peut le regagner facilement par la reconnoissance. Je désire donc, d’après ces motifs, qu’il seroit facile de développer davantage, de conserver un usage aussi respectable que touchant, non comme un droit que je puisse prétendre, mais comme un tribut payé par la loi même à la douceur de la religion.
» Cependant, Monsieur, comme je suis bien éloigné de solliciter indiscrètement quelque chose qui pût être contraire à l’ordre public, ou altérer en rien la loi constitutionnelle de l’état, si le tribunal, au nom duquel vous demandez à connoître mes intentions, ne croyoit pas pouvoir prendre sur lui la délibération formelle que je désire, il seroit facile d’en référer à l’assemblée nationale, qui nous éclairciroit réciproquement sur la possibilité ou les inconvénients de la grâce dont je serois affligé, de voir prononcer la suppression, précisément à l’époque de mon administration ; et j'attendrois sa décision avec d’autant plus de confiance, qu’elle a donné, plus d’une fois, et par les mêmes vues qui m’animent, et dans des circonstances encore plus difficiles, l’exemple de l’indulgence que je réclame, sans porter atteinte à l’autorité des loix que nous devons à sa sagesse.
» J’ai communiqué ces réflexions à mon conseil épiscopal. Il en a goûté les principes, et les a unanimement adoptées.
Bientôt ce prélat adressa au même tribunal une seconde lettre ainsi conçue :
» Je crois être assuré que je serai incessamment requis de réclamer la continuation de l’usage connu dans cette ville sous le nom de la fierte, auquel le peuple paroît être singulièrement attaché. Si la réquisition m’en est faite, je serois embarrassé pour répondre, et ne voulant rien faire que de concert avec le tribunal, et qui ne soit marqué au coin de la prudence, pour ménager tous les intérêts, j’ose vous demander quelle conduite je dois tenir alors, et ce que les magistrats de la ville pensent des réflexions que je vous ai présentées, lorsque vous m’avez écrit en leur nom sur cet objet. Je pense également qu’il seroit convenable d’en conférer avec les différents corps administratifs, pour qu’une résolution unanime en soit le fruit. Je désire bien ardemment que, par les différents motifs que j’ai déjà développés, et pour donner cette marque d’intérêt au peuple, qui tient infiniment à une cérémonie qui ne peut être un privilége que pour lui, que nous lui en fassions ressentir les effets par provision pour cette année, en y mettant les formes que l’on jugera nécessaires, sans s’attacher aux anciennes, que je crois incompatibles avec le nouvel ordre de choses ; sauf à voir, ensuite, si pour l’avenir cet acte de miséricorde sera compatible avec les jugemens par jurés.
» Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Les membres du tribunal du district ne crurent pas devoir prendre sur eux de trancher cette question, que, dans les circonstances surtout, il ne leur appartenait point de résoudre. Ils en référèrent au ministre de la justice, en lui exprimant le plus vif désir de voir conserver à la Normandie un privilége depuis si long-tems cher à ses habitans. Et comme le concours des officiers de l’Hôtel-de-Ville de Rouen ne pouvait qu’augmenter les chances de succès de la démarche qu’ils tentaient en faveur du privilége de la fierte, ils écrivirent, le 8 mai, à messieurs les maire et officiers municipaux de cette ville, la lettre qui suit :
» Nous avons reçu deux lettres de M. l’évêque metropolitain de Rouen, qui nous prévient qu’il doit être, incessamment, requis de réclamer la continuation de l’usage connu sous le nom de la fierte, et qui nous consulte sur la conduite à tenir.
» Cet usage, qui consiste à délivrer tous les ans, le jour de l’Ascension, un meurtrier presque toujours involontaire, et qui peut être choisi parmi tous les Français régnicoles constitués prisonniers forcément ou volontairement, et dans l’exercice duquel l’église métropolitaine et les juridictions de la ville de Rouen ont été confirmées et se sont conservées depuis un temps immémorial jusques à présent, peut-il et doit-il être exercé cette année ? Les loix constitutionnelles de l’état n’y mettent-elles aucun empêchement ? Nous n’avons point cru devoir prendre sur nous de décider ces questions ; et nous avons arrêté de consulter monsieur le ministre de la justice.
» Nous avons cru qu’il étoit utile de vous faire part en même temps de notre démarche et des lettres que M. l’évêque nous a écrites ; nous vous prions de prendre en considération les réflexions qu’elles contiennent, et de les appuyer, si vous le jugez à propos, auprès de nos représentants à l’assemblée nationale, de tout l’intérêt qui en peut résulter à l’avantage de la religion, de notre ville, et du sort de malheureux presque toujours excusables, parce qu’ils ont commis le crime involontairement.
» Les juges du tribunal du district de Rouen :
» Boullenger, président, Frémont, Turgis, Avenel, Morel, Leclerc, Sacquépée[227] »
Mais le sort du privilége de saint Romain avait été mis à la disposition du ministre Duport, l’ennemi le plus déclaré de tout ce qui sentait le privilége ; et quand bien même ce ministre eût été dans d’autres sentimens, ni les idées, ni les lois du tems ne se prêtaient à la conservation de la prérogative du chapitre de Rouen. L’arrêt fatal fut prononcé, et Duport le notifia au tribunal du district, par une lettre, jusqu’à présent inédite[228], que nous allons reproduire aussi tout entière, parce qu’elle est le dernier acte officiel qui se rapporte au privilége de la fierte, et parce qu’elle nous paraît l’heureuse et fidèle expression des sentimens et des principes de l’époque où elle fut écrite.
» A MM. les juges du tribunal du district de Rouen.
» J’ai reçu avec votre lettre, Messieurs, copie de celles qui vous ont été écrites par M. l’évêque métropolitain de Rouen, sur la question de savoir si, cette année, l’usage de la fierte serait conservé. Le comité de législation criminelle m’a également renvoyé la lettre que le directoire de votre département a cru devoir adresser à l’assemblée nationale sur le même objet.
» L’usage de la fierte, vous ne pouvez vous le dissimuler, tient à un privilége, et sous ce point de vue son existence est illégale et inconstitutionnelle : illégale, car il n’est plus de privilége aux yeux de la loi ; inconstitutionnelle, car l’exercice de celui-ci suppose un pouvoir qui ne peut jamais résider dans la main d’un particulier ou d’une commune, celui d’enchaîner l’exécution de la loi qui demande la punition d’un coupable.
» Ce privilége est donc du nombre de ces droits dont la suppression est une suite non moins immédiate qu’évidente de nos nouvelles lois. Non seulement il est enveloppé dans la suppression générale, mais il a encore été détruit particulièrement dans le fait. Il appartenait au chapitre de Rouen et à son prélat, mais cet archevêché et ce chapitre n’existent plus ; avec eux s’est anéanti ce prétendu droit, et M. l’évêque du département de la Seine-Inférieure et son conseil épiscopal, qui lui succèdent, mais qui ne le remplacent pas, ne songent pas sans doute à revendiquer cette prérogative.
» L’abolition de l’usage de la fierte ne peut exciter parmi le peuple nulle espèce de regrets. Cette abolition est l’effet nécessaire d’une constitution qu’il chérit. Sans doute c’est un spectacle douloureux pour l’humanité, que celui d’un homme expiant son crime sous le glaive des lois ; mais est-ce une jouissance pour des hommes libres, pour des hommes qui savent que l’édifice de la société repose essentiellement sur l’exécution des lois, de voir un meurtrier impuni rentrer dans le sein de la société dont son crime l’avait rejeté ?
» Je connais tous les vices de notre législation criminelle ; ses vices ne sauraient légitimer l’usage de la fierte, qui ne peut pas même en être regardé comme le palliatif. Mais il est, contre la rigueur de notre code pénal, un meilleur remède ; c’est, Messieurs, la clémence du roi. Vous savez que l’amour qui l’unit à son peuple le porte à devancer toujours les décrets bienfaisans que l’assemblée nationale nous prépare. S’il est dans vos prisons quelque condamné qui ait à se plaindre de la sévérité des dispositions de nos lois criminelles, vous pouvez m’adresser la procédure et les motifs militant en sa faveur, je les mettrai sous les yeux de Sa Majesté, et ce sera pour son cœur paternel une véritable jouissance de pouvoir accorder à ce malheureux la rémission de sa peine, si le cas est graciable, ou un adoucissement à sa punition, si elle est disproportionnée au délit[229].
Il n’y avait point de recours possible contre cette décision du ministre, si conforme aux lois et à l’esprit du tems. Il fallut se soumettre et renoncer à cette belle prérogative que les rois avaient souvent regardée d’un œil jaloux. En 1791, pour la première fois depuis sept siècles, la fête de l’Ascension, à Rouen, n’offrit rien qui la distinguât des autres grandes solennités du christianisme. En se rappelant combien, l’année précédente encore, il y avait eu ce jour-là, dans Rouen, de concours, d’empressement et de cris joyeux, il semblait que maintenant la ville était déserte. En voyant le Palais silencieux, la place de la Vieille-Tour solitaire, la Vicomte de l’eau fermée, et toutes les prisons bien closes garder impitoyablement leur proie, les vieillards, qui ne renoncent pas facilement aux anciennes coutumes, ne pouvaient revenir de leur surprise, et regrettaient ces belles pompes qui avaient émerveillé leur jeunesse. Mais c’en était fait ; jamais, à pareil jour, les générations à venir ne devaient voir ce qu’avaient vu les générations passées.
Ainsi succomba un privilége qui, pendant sa longue durée, s’était vu en butte à tant d’attaques, et était sorti, mutilé mais vainqueur, de combats si fréquens et si animés.
Pendant son existence de six ou sept siècles, combien d’adversaires acharnés n’avaient rien épargné pour le détruire ! Les enfans dont le père avait été immolé sous leurs yeux ; la mère qui avait vu son fils unique la précéder dans la tombe ; la femme dont l’époux avait été lâchement assassiné et ravi à son amour ; des parens, des amis indignés étaient venus tour-à-tour pousser des cris de douleur et de vengeance contre des meurtriers audacieux, et contre un privilége qui acquérait l’impunité aux assassins d’êtres qui leur avaient été si chers. Des avocats de renom, un Bouthillier, un Sacy et beaucoup d’autres, avaient prêté à ces plaintes si légitimes le secours puissant de leur érudition et de leur éloquence. De graves défenseurs de la couronne, des ministres, La Moignon, Servin, Le Guesle, Foucault, Foullé, Laurent et Emeric Bigot, Boucherat, Pussort, et beaucoup d’autres, avaient tonné dans les parlemens et dans les conseils, contre un empiétement si monstrueux sur les prérogatives de l’autorité royale. De doctes écrivains, Arnisœus, Bodin, Pasquier, De Thou, les avaient appuyés de leurs écrits. Lors de la réunion de la Normandie à la France, lors de l’occupation des Anglais, les zélés ministres des nouveaux souverains avaient tenté de rendre à leurs maîtres ce fleuron détaché de la couronne. Tant d’efforts avaient bien pu aboutir à restreindre le privilége dans des bornes un peu plus étroites ; mais il existait toujours, unique, glorieux, désiré, imploré par les gentilshommes et les bourgeois, sollicité pour eux par des guerriers, par des princes du sang, des ministres, des rois, des reines, des évêques, des cardinaux, des souverains pontifes, et quelque fois, disons-le, par ces magistrats mêmes qui l’avaient attaqué avec tant de vigueur. Pour l’abattre, il ne fallait pas moins que ce torrent qui entraîna violemment dans son cours toutes les prérogatives de l’autel et du trône, et qui, plus tard, allait, devenu plus furieux encore, entraîner l’église et le trône à leur tour. En 1608, l’avocat Monstreuil, portant la parole au grand-conseil, avait dit ; « Le privilége de saint Romain demeurera tant que l’honneur de Dieu et de ses saincts, auquel il est attaché et joint inséparablement, trouvera place dedans le cœur des François, la plus pieuse et la plus dévote nation du monde[230]. Certes Monstreuil n’est pas pour nous un prophète ; mais en 1791, lorsque le privilége fut anéanti, la France était-elle bien loin de l’état où il avait prévu que ce privilége cesserait d’exister ; était-elle encore la plus pieuse et la plus dévote nation du monde, et n’entendions-nous pas, il y a peu d’instans, l’évêque métropolitain de Rouen se plaindre de ce que les liens de la religion étoient affaiblis, et dire qu’ils avoient besoin d’être resserrés par des témoignages de respect particulier pour l’église ?
Quoi qu’il en soit, la ville de Rouen, la Normandie tout entière, n’ont point perdu le souvenir de cet ancien privilége qui leur appartenait en propre, et dont le pareil ne se trouvait pas ailleurs. Beaucoup d’habitans de cette ville et de la province ont vu le prisonnier lever la fierte, et se rappellent toujours avec intérêt cette circonstance de leur vie. A la campagne, dans les longues veillées d’hiver, les anciens du foyer racontent qu’il y a bien longtems, par un beau jour de mai, ils allèrent à Rouen pour la grande fête de l’Ascension, et redisent à leurs enfans, à leurs petits-enfans émerveillés, les pompes et les solennités du jour du prisonnier. Mais, et à la ville et aux champs, à quarante-deux ans d’intervalle, tous ces récits sont vagues, imparfaits ; et souvent des auditeurs avides ont regretté qu’il n’existât pas quelque livre qui retraçât d’une manière complète l’histoire de cet usage aboli, et toutes les particularités d’une cérémonie dont il leur semblait qu’aucun détail ne pouvait être indifférent. Ce besoin, je l’éprouvai souvent moi-même, lorsque, tout jeune encore, j’interrogeais curieusement les beaux vitraux de nos églises, pages éclatantes, mais incomplètes, de ce drame plein d’intérêt. Ce désir n’ayant fait que croître, plus tard je me suis mis à l’œuvre. Les cartulaires, les vieux registres de l’ancien chapitre de Rouen, ceux du parlement de Normandie ; les statuts de confréries ; les annales de la Tournelle, celles de la Chambre-des-Comptes, du Bailliage, de l’Hôtel-de-Ville ; les vieilles chroniques, les manuscrits de la bibliothèque du roi, les anciens recueils de jurisprudence, ont passé sous mes yeux. J’ai écrit sous la dictée de ces témoins irrécusables. Puisse cette histoire, résumé fidèle de documens nombreux et presque tous inconnus jusqu’à ce jour, ne pas être sans intérêt pour mes compatriotes ! Puissent leurs suffrages m’encourager à entreprendre quelque travail plus important, plus digne de leur être offert !
- ↑ Recherches de la France, livre 19°., chapitre 42°.
- ↑ Recueil d’arrêts de règlement, tome Ier., page 750.
- ↑ Des Sciences occultes, ou Essai sur la Magie, les Prodiges et les Miracles, par Eusèbe Salverte. Paris, 1829 ; 2 vol. in-8o.
- ↑ Genes., cap. 3, vers. 15.
- ↑ Apocal., cap. 12, vers. 7 et 9.
- ↑ Apocal., cap. 20, vers. 2.
- ↑ Libri primi natural. histor. prœfatio.
- ↑ « Ut omnino cunctis notum sit quod nulla inventionum vobis dirigo mendacia. »
- ↑ Thesaurus Anecdotorum ; Colonn., 1653, 1654 et seq. ; tom. iii.
- ↑ Mabillon, Analecta ; tome i, page 107 et 109.
- ↑ Histoire littéraire, tome iv, page 73.
- ↑ Manuscrit n°. 19, bibliothèque publique de la ville de Rouen.
- ↑ Manuscrit n°. 20.
- ↑ Manuscrit n°. 25.
- ↑ Estienne-Pasquier ; dernier chapitre de ses Recherches de la France.
- ↑ Défense du Privilége de la Fierte, page 23.
- ↑ Factum pour la veuve Darsy.
- ↑ Précis des Travaux de l’Académie de Rouen, volume de 1831, pages 166 et suivantes.
- ↑ « Convenientcs igitur simul in civilatem Rotomagensem quarto decimo die mensis tertiâ, tertio anno Clodovei, juvenculi adhuc regis, die dominico ante litanias… Consecrati sumus ab episcopis pariter épiscopi, ego Rodomo, ille Noviomo. » (Vita S. Eligii, lib. 2.)
- ↑ Réfutation de la Responce de Denis Bouthillier, page 100.
- ↑ Froland, Arrêts de règlement, etc., tome l°., page 752.
- ↑ Ce tombeau, en jaspe, existe encore et est aujourd’hui enfermé dans le maître autel de l’église de Saint-Romain.
- ↑ S’il faut en croire Farin, l’église de Saint-Godard étant trop petite pour contenir cette multitude innombrable, on fit la prédication au milieu d’un vaste champ qui occupait tout l’espace, vide alors, existant entre l’église et le bas de la montagne. Ce champ fut, dès-lors, appelé le Champ-du-Pardon, à cause des indulgences ou pardons qui y furent accordés aux fidèles. Guillaume-le-Conquérant, voulant conserver le souvenir de cette fête à laquelle il avait assisté, institua la foire de Saint-Romain ou du Pardon, pour être tenue, chaque année, le même jour et au même lieu. {Farin, tome 1er., page 65, édition de 1668.)
- ↑ Les trois chanoines étaient Henri, chantre ; Raoul, archidiacre ; Vautier de Catenay. Les trois chevaliers étaient Jean de Préaux ; Luc, fils de Jean ; et Robert de Fresquienne. Les trois bourgeois étaient Jean Fessard ; Laurent d’Ylion; et Jean Luce.
- ↑ Au xvie siècle, le chapitre possédait encore l’original de cette lettre, et le produisit dans un procès. L’inventaire disait : « Une petite lettre en parchemin, fort ancienne, en latin, sans date, scellée à doubles sceaulx, commençant : « Reverendo domino Philippo, dei gratiâ, illustrissiino Franciæ regi. » ( Inventaire manuscrit dressé au xvie siècle.) Voyez cette lettre dans les Pièces justificatives de cette histoire.
- ↑ Abbé veut dire ici avouè, protecteur militaire de l’abbaye. Voyez Ducange, au mot Abbas.
- ↑ Cet acte de donation existe dans le cartulaire de la cathédrale de Rouen, manuscrit n°. 38 de la bibliothèque de la ville de Rouen. C’est le 214e. acte de ce cartulaire. Il est intitulé : Carta Ricardi militis abbatis super xx solidos redditûs. Voyez les Pièces justificatives.
- ↑ Epistola divi Augustini ad Macedonium.
- ↑ « Hâc die, pœnitentibus per indulgentiam subvenitur ; patescunt carceres in toto orbe. Dont indulgentiam principes criminosis. »
- ↑ Premier Mémoire sur l’ancienne chevalerie.
- ↑ Évangile saint Matthieu, chap. 21.
- ↑ Act. Apost., cap I, vers. 11.
- ↑ Carpentier, Suppl. ad Gloss., v° Festum Ascensionis.
- ↑
« Inferni claustra penetrans,
Tuos captivos redimens, »
Victor triumpho nobili...
(Hymne des complies du jour de l’Ascension.)
D’anciens rituels manuscrits de la cathédrale de Rouen, des xve et xvie siècle, indiquent cette hymne comme devant être chantée le jour de l’Ascension. - ↑ Pseaume 67, Exurgat Deus, etc.
- ↑ Histoire de la cathédrale de Rouen, par dom Pommeraye, pages 624 et 625 ; Normandie chrestienne, par Farin, pages 521 et 522.
- ↑ Ordinarium Ecclesiæ Constantiensis, Mss. bibl. reg.
- ↑ « Ut præsto sit ignis, si extinguatur qui in ore draconis portatur. »
- ↑ Durand, Ration. Offic. div.
- ↑ « Ipsa conteret caput tuum. » Genèse, chap. 3, vers. 15.
- ↑ « De beato Romano, nostro, post sacratissimam virginem matrem, patrono prœcipuo, meliùs senti. » Péroraison de la Réfutation, par le chapitre, de la Response de Me. Denys Bouthillier.
- ↑ « Ad omnipotentis Dei laudem, ad beate et gloriose semper que virginis Marie honorent et beati Romani aliorumque sanctorum gloriam. »
(Charte de Mars 1292, inédite jusqu’alors, et qui se trouve publiée pour la première fois dans cet ouvrage.) Voir les Pièces justificatives. - ↑ Livre d’ivoire, manuscrit de la bibliothèque publique de Rouen.
- ↑
Primœ vos canimus gentis Apostolos
Per quos relligio tradita patribus,
Errorisque jugo libera Neustria,
Christo sub duce militat.(Hymne pour la fête de saint Nicaise et de saint Mellon.)
Cette hymne peut s’appliquer, en quelques points, a saint Romain. - ↑ Rituels manuscrits de la cathédrale de Rouen, des xive et xvie siècles, à la bibliothèque du roi.
- ↑ Anciennes archives de la cathèdrale de Rouen.
- ↑ Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle.
- ↑ Suite de l’histoire de J.-A. De Thou, livre 1er., an 1607.
- ↑ Louis de Sacy, Recueil de mémoires et de factums, tome 1er.
- ↑ Isidorus, episcopus hispalensis, originum XI.
- ↑ Description de la haute Normandie.
- ↑ Tome xi, page 12.
- ↑ Responsio brevis ad Bonasi (Rigaltli) causidici mendacia.
- ↑ Vie et Miracles de saint Romain, par Pommeraye. Rouen, 1652, in-8o.
- ↑ Réfutation de la Responce de Denys Bouthillier, page 119.
- ↑ Requête du bailliage contre le chapitre, en 1698.
- ↑
« Tangit exundans aqua civitatem ;
Voce Romanus jubct efficaci ;
Audiunt fluctus, docilis que cedit
Unda jubenti. »
(Hymne pour la fête de saint Romain.) - ↑ Il est piquant de voir Dagobert décoré des insignes d’un ordre de chevalerie qui fut créé par Louis XI plus de huit cents ans après ce roi mérovingien.
- ↑ « Ecclesiam et ministros ejus adeo dilexit quod ecclesia malignantium ipsum Regem sacerdotum vocitabat. »
Les annales de Saint-Victor disent du même monarque : « Ecclesiarum et religiosarum personarum amator et fautor. » (Nécrologe de l’église du Mans.) - ↑ Manuscrit d’une bibliothèque particulière.
- ↑ « Codex eburneus. » (Livre d’ivoire.) Manuscrit de la bibliothèque publique de Rouen, n°. 69.
- ↑ « Codex eburneus. » Déjà cité.
- ↑ Un manuscrit de la bibliothèque Bigot rapportait ce fait comme arrivé en 1296. Pommeraye en parle dans son Histoire des archevêques de Rouen, in-f°., pages 129 et 489, et dans son ouvrage intitulé : La Vie et Miracles de saint Romain, archevêque de Rouen. Rouen, 1652, pages 74, 75 et suivantes.
- ↑ « Codex eburneus. » Déjà cité.
- ↑ « Codex eburneus ». Déjà cité.
- ↑ Acte du bailli de Rouen, en date du 24 mai 1358.
- ↑ Registres secrets du parlement.
- ↑ Tessereau, Histoire chronologique de la grande chancellerie de France, livre 2, page 209, et livre 3, pages 222 et 251.
- ↑ Requête au parlement de Rouen, de l’an 1621.
- ↑ Délibération du 24 octobre 1755.
- ↑ Registres du chapitre, année 1394, le samedi après l’Ascension.
- ↑ Quarante-sept témoins attestèrent qu’ils « l’avoient ainsi oy dire à leurs prédécesseurs ; qu’ils l’avoient oy preschier en plusieurs sermons, et que l’en disoit que ainsi estoit contenu en sa légende. »
- ↑ Anciennes archives du chapitre de la cathédrale de Rouen.
- ↑ Anciennes archives du chapitre de la cathédrale de Rouen.
- ↑ Charles V, roi de France, qui avait été duc de Normandie.
- ↑ Forjurer, composé des mots foris, dehors, et jurare, jurer. Forjurer, c’était jurer d’aller dehors, de sortir.
- ↑ Grand Coustumier du pays et duché de Normendie, chapitre 82, « De damnéz et de fuytifz. » Édition de 1539.
- ↑ Ducange, v° Abjuratio.
- ↑ Ce congé de court est à la date du 20 decembre 1420.
- ↑ Manuscrit de la bibliothèque du roi, xve siècle.
- ↑ « Item quod nullus canonicus, capellanus vel clericus dictæ ecclesiæ, de cœtero, tabernas, causâ potandi, in habitu ecclesiæ, intrare audeat ; et si contrarium faciat, totiens quotiens hoc commiserit canonicus decem solidorum, capellani et clerici secundae formas quatuor solidorum, et clerici primas formas duorum solidorum pœnam incurrant ipso facto, quarum emendarum media pars illi qui hoc decano, vel in ejus absentiâ, hebdomadario, seu Diaetario detexerit et ad eorum notitiam deduxerit, pro praesenti statuto per eos debite exequendo, et alia medietas fabriese ecclesiae, tribuatur. »
« Statuta insignis ecclesiæ Rotbomagensis, anno 1361, in crastino Assumptionis beatæ Mariæ Virginis. »
(Mss. d’une bibliothèque particulière.) - ↑ Cette enquête figure aussi dans les Pièces justificatives.
- ↑ Registres du chapitre de la cathédrale de Rouen, années 1426, 1427 et suivantes.
- ↑ Orbes coups ; meurtrissures, coups qui ne l’ont point couler le sang. (Cangius. v°. Ictus orbus.)
- ↑ Ancienne monnaie d’or, qui représentait la salutation de l’ange à la sainte Vierge, et qui portait pour légende : « Salus populi suprema lex esto. » Cette monnaie valait 22 sols parisis. (Glossaire de la langue romane, par Roquefort.)
- ↑ Tous les détails que l’on vient de lire sont pris dans une expédition en forme authentique, sur parchemin, de l’arrêt du 17 décembre 1439, expédition délivrée dans le tems même, et revêtue du sceau, fort bien conservé, de Henri VI, roi de France et d’Angleterre, au nom duquel l’arrêt avait été rendu. Sur le verso de cette charte, on lit ces mots, écrits aussi à cette époque : « Qualiter privilegium sancti Romani non tollit satisfactionem civilem parti lese faciendam. »
- ↑ Mss. de la bibliothèque du roi.
- ↑ Registres secrets du parlement.
- ↑ Délibération du chapitre, du 28 décembre 1778.
- ↑ Sentence du 25 mai 1434.
- ↑ Registres du chapitre de la cathédrale de Rouen, année 1439 ; Pièces manuscrites détachées, anciennes archives de la cathédrale de ladite ville.
- ↑ Comte de Shrewsbury, titre de Talbot. Voir Errata et addenda en fin du deuxième volume. (note de Wikisource).
- ↑ On appelait Armagnacs ceux qui suivaient le parti du duc d’Orléans, gendre du comte d’Armagnac.
- ↑ Cohue, escohue. On appelait ainsi anciennement, surtout en Normandie, la salle d’audience des baillis et des autres juges inférieurs.
- ↑ Reg. capituli Rhotomag., 23 aprilis 1472.
- ↑ Cette lettre avait été écrite à Amboise, le 24 mai, et était signée Loys et Thillard.
- ↑ Entrée de Charles VIII à Rouen, en 1485 ; MS. de la bibl. royale.
- ↑ Registre manuscrit de l’échiquier, de 1485 ; archives de la cour royale de Rouen.
- ↑ De Thou, Histoire universelle, livre 78, sous l’an 1583.
- ↑ Le chapitre sollicita avec instance, pendant plusieurs jours, acte de l’insinuation de son privilége, faite devant le roi, disant que c’etait une confirmation de ce privilége.
- ↑ Brantôme, Illustres capitaines français, discours 22e.
- ↑ Estienne Pasquier, Recherches de la France.
- ↑ Il est du 12 décembre 1512.
- ↑ Cette lettre est datée de Blois, et du 15 mars.
- ↑ 15 mars 1512.
- ↑ Le 14 février 1513.
- ↑ du 9 avril.
- ↑ Amisœus, de jure majestatis, lib. 9, cap. 3.
- ↑ Polluche, Dissertation sur le privilège des évêques d’Orléans.
- ↑ Histoire de Laon, par Devisme, tom. Ier., p. 380.
- ↑ Jousse, Traité de la justice criminelle, tom. II, p. 400.
- ↑ Réfutation de la responce et écrit de Me. Denys Bouthillier.
- ↑ Bouchel, Bibliothèque du droit français, au mot Grâce.
- ↑ Histoire de Laon, par Devismes, tom. Ier., pag. 380.
- ↑ Les années commençaient alors à Pâques.
- ↑ L’article 634 de la coutume de Bretagne, réformée en 1580, porte : Les faux-monnoyeurs seront bouillis, puis pendus. Le même supplice était usité en Normandie, à l’égard des faux-monnayeurs. J’ai vu, à la bibliothèque du roi, un assez grand nombre de quittances du xve siècle, par lesquelles des exécuteurs des hautes-œuvres de Rouen, de Coutances, de Caen, de Sèez, reconnaissent avoir reçu certaines sommes pour avoir bouilli en chauldière des individus condamnes à ce supplice pour fausse monnaie. Ces quittances offrent, sur ce supplice, des détails qui font frèmir.
- ↑ C’est donc à tort que les nouveaux annotateurs de Rabelais ont dit que les aventuriers faisoient la guerre sans solde. (Rabelais, tom. II, pag. 37 de l’édition de MM. Éloi Johanneau et Esmangart, 1828.)
- ↑ Rabelais, Gargantua, livre 1er., chap. 26.
- ↑ Lettre du 3 mai 1540, datée de Pacy.
- ↑ Registres du chapitre, 20 avril 1540.
- ↑ Lettre datée de Verneuil, 4 mai.
- ↑ Fournel, Traité de la séduction, pag. 357.
- ↑ Défense du privilége de saint Romain, par Dadré, chanoine de Rouen, pag. 40.
- ↑ Lettre du 31 mars 1546. (Registres du parlement.)
- ↑ Carpentier, au mot guiterne, prouve que la guiterne était un instrument de musique à cordes. Il semble qu’ici ce mot a une autre signification, et qu’il s’agit d’une arme.
- ↑ Registres du chapitre de Rouen.
- ↑ Louis de Brézé, évêque de Meaux, grand-aumônier, allié de la duchesse, veuve de Louis de Brézé, grand-sénéchal de Normandie.
- ↑ Cette lettre, signée à Monceaux le 18 mai, était souscrite ainsi : « Vostre entière bien bonne amye Diane de Poitiers. »
- ↑ Sa lettre est du mois d’avril 1561, et datée de Gaillon.
- ↑ Datée de Saint-Marcoul, 19 mai 1561.
- ↑ Sa lettre est du 19 mai, et datée de Saint-Marcoul.
- ↑ De Bras de Bourgueville, Recherches et antiquitéz de la province de Neustrie, 1re. partie, pag. 34.
- ↑ Bodin, République, liv. Ier., chap. dernier.
- ↑ Manuscrit de la bibliothèque du roi.
- ↑ Manuscrit de la bibliothèque du roi.
- ↑ Lettre manuscrite de M. de Chaumont, garde de la bibliothèque du roi, 8 octobre 1638.
- ↑ Registres capitulaires, 27 décembre 1638.
- ↑ Brantôme, Discours de M. l’admirai de Chastillon.
- ↑ Brantôme, Discours lxxix. M. l’admiral de Chastillon.
- ↑ Manuscrit du chancelier Séguier.
- ↑ Lettre du 13 mai 1575.
- ↑ De Thou, livre 78°.
- ↑ De Thou, livre 57°.
- ↑ Confession (manuscrite) de noble homme Nicolas De Maduel, sieur de Chus, en 1566.
- ↑ De Thou, livre 30°
- ↑ Lettre du 26 avril 1580.
- ↑ De Thou, livre 78°.
- ↑ Mémoires du duc d’Angouleme, in fine.
- ↑ Parmi les complices de Gommer du Breuil, figurait un Pierre Pasquier. N’était-il point parent du célèbre Etienne Pasquier ? et ne serait-ce point cette parenté qui excita ce dernier à faire des démarches auprès du président Bigot ?
- ↑ Lettres d’Estienne Pasquier, livre 8, lettre 2e.
- ↑ Estienne Pasquier, Recherches de la France, liv. 9, chap. 49 et dernier.
- ↑ Journal (manuscrit) de la ville de Rouen.
- ↑ Denis Bouthillier, Plaidoyer.
- ↑ Histoire (manuscrite) du château de Dangu, in-4o. Cet ouvrage m’a été communiqué par M. De Stabenrath, juge au tribunal civil de Rouen. — Essai généalogique sur la maison d’Alègre, manuscrit de la bibliothèque du roi. Ce manuscrit m’a été communique par M. Lacabane, employé dans cette bibliothèque.
- ↑ De Thou, livre 102 ; Valdory, Discours du siége de Rouent, f° 76 v°.
- ↑ On montre encore, à Vernon, la maison où fut commis ce mémorable assassinat. Elle est située rue Allais, près la Fausse-Porte, et connue sous le nom de Maison carrée, ou Château. Je dois ce renseignement à M. Dumesnil, membre de l’Académie de Rouen, qui, domicilié autrefois à Vernon, a habité la maison dont il s’agit, et a toujours vu les habitans de Vernon l’indiquer comme celle où Montmorency Du Hallot fut assassiné.
- ↑ Registres secrets du parlement royaliste sèant à Caen, 26 septembre 1593.
- ↑ Registres secrets du parlement royaliste sèant à Caen, 1593.
- ↑ Lettres d’Estienne Pasquier, livre 8, lettre 9e.
- ↑ Registres secrets du parlement royaliste séant à Caen.
- ↑ Manuscrits, bibliothèque du roi.
- ↑ De Thou, Histoire universelle, livre 97°.
- ↑ Registres secrets du parlement de Caen.
- ↑ Livre premier, chapitre dernier.
- ↑ De Thou, Histoire universelle, livre 76.
- ↑ Recherches et antiquitéz de la duché de Normandie.
- ↑ Lettres d’Estienne Pasquier, livre 8, lettre 2e.
- ↑ Estienne Pasquier, Recherches de la France, livre 9, chap. dernier.
- ↑ Préambule de l’édit de Henri IV, du 25 janvier 1597.
- ↑ Plaidoyer pour le privilège de la fierte, par Me. Monstreuil.
- ↑ Estienne Pasquier, Recherches de la France, livre IX, chap. 42.
- ↑ Mémoires de Claude Groulart, premier président au parlement de Normandie.
- ↑ Réfutation de la Responce de Denys Bouthillier.
- ↑ Registres du chapitre, 25 et 28 avril 1597.
- ↑ Registres du chapitre.
- ↑ Histoire universelle de De Thou, livre 95°.
- ↑ De Thou, Histoire universelle, livre 95°.
- ↑ Essai généalogique sur la maison D’Alègre, manuscrit de la bibliothèque du roi. Il m’a été communiqué par M. Lacabane, employé de ce dépôt, homme de lettres aussi docte qu’obligeant.
- ↑ Pasquier, Recherches de la France, chapitre dernier du dernier livre.
- ↑ Plaidoyer de Cerizay au conseil, Paris, 1606, in-8o.
- ↑ Réfutation de la Responce de Bouthillier par le chapitre, page 33.
- ↑ Articles des Remonstrances faictes en la convention des trois estats de Normandie, tenue à Rouen, le 22e. jour d’octobre et autres jours ensuivans 1607. A Rouen, chez Martin Le Mesgissier, 1608.
- ↑ Volume in-8o., de 55 pages, imprimé à Rouen, chez Du Petit Val, 1609.
- ↑ Lettre du 3 juin 1609.
- ↑ Responce de Me. Denys Bouthillier, advocat en la court, sur le prétendu privilège de lafierte de sainet Romain, contre la deffence des doyen, chanoines et chappitre de l’église cathédrale de Rouen ; adressée à eux-mesmes. Paris, 1608.
- ↑ La corneille s’en prend à l’aigle.
- ↑ Étriller, rosser. Littéralement prendre à la peau, au poil.
- ↑ Lettre manuscrite. Anciennes archives de la cathédrale de Rouen.
- ↑ Il faut bien se garder de mal parler des magistrats.
- ↑ Mornac, ad Legem 4, Digest., de Officio Proconsulis, tome 1°., col. 96 de l’édition de 1721.
- ↑ Estienne Pasquier, Recherches. livre 9, chapitre 42.
- ↑ Lettre du 20 mai 1620, anciennes archives du chapitre.
- ↑ Articles des remonstrances faictes en la convention des trois estats de Normandie, tenue à Rouen, le 20e. jour de janvier et autres jours ensuyvans mil six cent vingt. Rouen, imprimerie de Le Mesgissier, 1630.
- ↑ Registres du chapitre de Rouen.
- ↑ Manuscrit Colbert, bibliothèque royale, Affaires de France, tome 6e., in-folio.
- ↑ Registres du parlement.
- ↑ Délibération du chapitre, en date du 23 mai 1634, deux jours avant l’Ascension.
- ↑ Mémoire imprimé, in-f°.
- ↑ Pasquier, Recherches de la France, livre 9, chapitre 49.
- ↑ Journal du Palais, tome 1er, pages 317, 318 et suivantes.
- ↑ Lettre du 6 mai 1672, datée d'Ecouis.
- ↑ Registre secret du parlement, du mercredi 18 mai 1672, et registres de l’ancien chapitre de Rouen.
- ↑ Lettres de madame De Sévigné. Celle-ci est du 5 janvier 1674, et se trouve dans le troisième tome, page 200, de l’édition publiée par M. Monmerqué.
- ↑ Carp., Suppl. Cang., v°. Sortiarii.
- ↑ Plaidoyers et factums de M. De Sacy, de l’Académie française, tome Ier, in-4o.
- ↑ Lettre du 1er juin 1683.
- ↑ Mémoire au roy et à nosseigneurs du conseil, imprimé en mai 1697, in-f°. de 2 pages.
- ↑ Requête du chapitre au roy, 1698, in-f°., réimprimée en 1737, in-12.
- ↑ Il est certain que, le 22 avril 1532, le messager du chapitre étant entré dans la chambre du conseil du parlement, portant sa verge d’argent haute, le parlement lui avait défendu de la porter jamais ainsi dans l’intérieur du Palais royal.
- ↑ Mémoire du chapitre au roi, 1698.
- ↑ Requête au conseil, imprimée en 1697, in-f°.
- ↑ Le Mémoire et l’Inventaire, imprimes d’abord dans le format in-folio, avaient alors, savoir : le Mémoire, 15 pages, et l’Inventaire, 27. Ils ont éte reimprimes en 1737, dans le format in-12.
- ↑ Mémoire en 4 pages, in-folio. Il était de Me. Coüet de Montbayeux, avocat du chapitre.
- ↑ Requête au roy pour les officiers du bailliage et présidial de Rouen, imprimée d’abord in-folio en 1698, et réimprimée dans un recueil in-12, en 1737, où elle occupe 122 pages.
- ↑ Histoire de Rouen, par Servin, tome II, page 157.
Le Journal de Normandie, qui, dans son n°. du 4 mai 1785, avait reproduit ce fait d’après Servin, publia, dans son n°. du 7 du même mois, une lettre qui le désavouait. - ↑ Lettre d'un avocat, en date du 30 avril 1701, qui rappelle ce fait.
- ↑ Louise-Elisabeth De Bourbon ; le marquis de Rothelin et son épouse ; le marquis de Pont-Saint-Pierre ; le duc de Montmorency-Luxembourg. (Lettres des 21 mars et 18 avril 1744.)
- ↑ Les deux frères Lécoufflé, qui, le jour de l’Ascension, avaient pu se croire sauvés, furent, le 28 juin suivant, condamnes par le parlement de Rouen à « avoir les bras, jambes, cuisses et reins rompus vifs, sur un échaffaut, en la place du Vieux-Marché, après avoir fait amende honorable devant le portail de la cathédrale ; pour leurs corps être jetés au feu et réduits en cendres qui seroient jetées au vent. » Cet arrêt fut exécuté le même jour. Mais, en vertu d’une clause additionnelle, il fut arrêté que « les dits Lécoufflé ne sentiroient aucuns coups vifs, ains seroient secrètement étranglés. »
- ↑ Cette lettre est du 15 juin 1766, et se trouve dans les Registres secrets du parlement.
- ↑ Cette lettre, en date du 18 septembre 1766, se trouve dans les Registres secrets du parlement.
- ↑ Cette lettre est du 11 janvier 1767. (Registres secrets du parlement.)
- ↑ Dans sa lettre adressée à M. Bertin.
- ↑ Lettre de M. De Miromesnil à M. Bertin, écrite en 1766.
- ↑ En insinuant le privilege, ils avaient monseigneurisé et supplié MM. du conseil supérieur, quoi qu’il leur en coûtât, sans doute.
- ↑ Ce rapport curieux (manuscrit) m’a été communiqué par M. Baroche, conseiller en la cour royale de Rouen. Ce n’est pas le seul service que ce magistrat m’ait rendu, relativement à mon ouvrage.
- ↑ Journal de Normandie, du samedi 26 mai 1787.
- ↑ L’original de cette lettre, et des copies des deux lettres de l’évêque métropolitain, qui la précèdent, existent dans les archives de l’Hôtel-de-Ville de Rouen.
- ↑ L’original de cette lettre a été donné par M. le baron Boullenger, ancien procureur-général près la cour royale de Rouen, fils de feu M. le président Boullenger, à M. Juste Houël, président du tribunal de Louviers, qui a bien voulu nous le communiquer.
- ↑ Quatre jours après, Duport n’aurait pu finir ainsi sa lettre ; car, dans la séance du 3 juin, l’assemblée nationale décréta l’abolition des lettres de grâce, de suspension et de commutation de peine.
- ↑ Plaidoyer de Monstreuil, pour la fierte, en 1607.