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Histoire du Romantisme/XII - Hernani

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Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 109-114).

XII

HERNANI

— Eh ! quoi, dès le premier mot l’orgie en est déjà là ! On casse les vers et on les jette par les fenêtres, dit un classique admirateur de Voltaire avec le sourire indulgent de la sagesse pour la folie.

Il était tolérant d’ailleurs et ne se fût pas opposé à de prudentes innovations, pourvu que la langue fût respectée ; mais de telles négligences au début d’un ouvrage devaient être condamnées chez un poète, quels que fussent ses principes, libéral ou royaliste.

— Mais ce n’est pas une négligence, c’est une beauté, répliquait un romantique de l’atelier de Devéria, fauve comme un cuir de Cordoue et coiffé d’épais cheveux rouges comme ceux d’un Giorgione.

                             C’est bien à l’escalier
Dérobé.


Ne voyez-vous pas que ce mot dérobé, rejeté et comme suspendu en dehors du vers, peint admirablement l’escalier d’amour et de mystère qui enfonce sa spirale dans la muraille du manoir ! Quelle merveilleuse science architectonique ! quel sentiment de l’art du seizième siècle ! quelle intelligence profonde de toute une civilisation !

L’ingénieux élève de Devéria voyait sans doute trop de choses dans ce rejet, car ses commentaires, développés outre mesure, lui attirèrent des chut et des à la porte, dont l’énergie croissante l’obligea bientôt au silence.

Il serait difficile de décrire, maintenant que les esprits sont habitués à regarder comme des morceaux pour ainsi dire classiques les nouveautés qui semblaient alors de pures barbaries, l’effet que produisaient sur l’auditoire ces vers si singuliers, si mâles, si forts, d’un tour si étrange, d’une allure si cornélienne et si shakspearienne à la fois. Nous allons cependant l’essayer. Il faut d’abord bien se figurer qu’à cette époque, en France, dans la poésie et même aussi dans la prose, l’horreur du mot propre était poussé à un degré inimaginable. Quoi qu’on fasse, on ne peut concevoir cette horreur qu’au point de vue historique, comme certains préjugés dont les motifs ou les prétextes ont disparu.

Quand on assiste aujourd’hui à une représentation d’Hernani, en suivant le jeu des acteurs sur un vieil exemplaire marqué de coups d’ongle à la marge pour désigner des endroits tumultueux, interrompus ou sifflés, d’où partent d’ordinaire maintenant les applaudissements comme des vols d’oiseaux avec de grands bruits d’ailes et qui étaient jadis des champs de bataille piétines, des redoutes prises et reprises, des embuscades où l’on s’attendait au détour d’une épithète, des relais de meutes pour sauter à la gorge d’une métaphore poursuivie, on éprouve une surprise indicible que les générations actuelles, débarrassées de ces niaiseries par nos vaillants efforts, ne comprendront jamais tout à fait. Comment s’imaginer qu’un vers comme celui-ci :

Est-il minuit ? — Minuit bientôt


ait soulevé des tempêtes et qu’on se soit battu trois jours autour de cet hémistiche ? On le trouvait trivial, familier, inconvenant ; un roi demande l’heure comme un bourgeois et on lui répond comme à un rustre : minuit. C’est bien fait. S’il s’était servi d’une belle périphrase, on aurait été poli ; par exemple :


                                                   — l’heure
Atteindra bientôt sa dernière demeure.


Si l’on ne voulait pas de mots propres dans les vers, on y supportait aussi fort impatiemment les épithètes, les métaphores, les comparaisons, les mots poétiques enfin, — le lyrisme, pour tout dire, ces échappées rapides vers la nature, ces élans de l’âme au-dessus de la situation, ces ouvertures de la poésie à travers le drame, si fréquentes dans Shakspeare, Calderon et Gœthe, si rares chez nos grands auteurs du dix-septième siècle, que tout le théâtre de ce temps ne fournit que ces deux vers pittoresques, l’un de Corneille, l’autre de Molière, le premier dans le récit du Cid, le second dans les propos d’Orgon revenant de voyage et se chauffant les mains devant le feu. Le vers de Corneille est une cheville magnifique taillée par des mains souveraines dans le cèdre des parvis célestes pour amener la rime de « voiles » dont il avait besoin :


Cette obscure clarté qui tombe des étoiles.


Celui de Molière :


La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie


respire un sentiment de bien-être bourgeois et de satisfaction de ne plus être exposé aux intempéries de l’air, mais qui cependant fait penser, dans cette noire maison du vieux Paris où s’enchevêtrent comme des reptiles les tortuosités de l’intrigue, qu’il y a encore là-bas, à la campagne, quelque chose de vert et que l’homme, quoiqu’il ne la regarde guère, est toujours enveloppé de la nature.

Ce spectacle si nouveau occupait la malveillance. On suivait, sans la quitter des yeux, cette action si vivement engagée, et l’on sacrifiait plus d’une fois le plaisir de chuter ou d’interrompre à celui d’entendre. Le génie du poète dominait par instants les routines et les mauvais instincts de la foule qui regimbe contre tout ascendant qu’elle ne subissait pas la veille et trouve qu’elle admire déjà bien assez de gens comme cela.

Malgré la terreur qu’inspirait la bande d’Hugo répandue par petites escouades et facilement reconnaissable à ses ajustements excentriques et à ses airs féroces, bourdonnait dans la salle cette sourde rumeur des foules agitées qu’on ne comprime pas plus que celle de la mer. La passion qu’une salle contient se dégage toujours et se révèle par des signes irrécusables. Il suffisait de jeter les yeux sur ce public pour se convaincre qu’il ne s’agissait pas là d’une représentation ordinaire ; que deux systèmes, deux partis, deux armées, deux civilisations même, — ce n’est pas trop dire — étaient en présence, se haïssant cordialement, comme on se hait dans les haines littéraires, ne demandant que la bataille, et prêts-à fondre l’un sur l’autre. L’attitude générale était hostile, les coudes se faisaient anguleux, la querelle n’attendait pour jaillir que le moindre contact, et il n’était pas difficile de voir que ce jeune homme à longs cheveux trouvait ce monsieur à face bien rasée désastreusement crétin et ne lui cacherait pas longtemps cette opinion particulière.

En effet, de petits tumultes aussitôt étouffés éclataient aux plaisanteries romantiques de don Carlos, aux Saint-Jean d’Avila de don Ruy Gomez de Silva, et à certaines touches de couleur locale espagnole prise à la palette du Romancero pour plus d’exactitude. Mais comme au fond on sentait que ce mélange de familiarité et de grandeur, d’héroïsme et de passion, de sauvagerie chez Hernani, de rabâchage homérique chez le vieux Silva, révoltait profondément la portion du public qui ne faisait pas partie des salteadores d’Hugo ! De ta suite — j’en suis ! qui termine l’acte, devint, nous n’avons pas besoin de vous le dire, pour l’immense tribu des glabres, le prétexte des plus insupportables scies ; mais les vers de la tirade sont si beaux, que dits même par ces canards de Vaucanson, ils semblaient encore admirables.

Madame Gay, qui fut plus tard madame Delphine de Girardin, et qui était déjà célèbre comme poétesse, attirait les yeux par sa beauté blonde. Elle prenait naturellement la pose et le costume que lui donne le portrait si connu d’Hersent, robe blanche, écharpe bleue, longues spirales de cheveux d’or, bras replié et bout du doigt appuyé sur la joue dans l’altitude de l’attention admirative ; cette Muse avait toujours l’air d’écouter un Apollon. Lamartine et Victor Hugo étaient ses grands amis ; elle se tint en adoration devant leur génie jusqu’au dernier jour, et sa belle main pâle ne laissa tomber l’encensoir que glacée. Ce soir-là, ce grand soir à jamais mémorable d’Hernani, elle applaudissait, comme un simple rapin entré avant deux heures avec un billet rouge, les beautés choquantes, les traits de génie révoltants…

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Mars-août 1872.