Histoire du célèbre Pépé/18

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CHAPITRE XVIII LA VIE CIVILE

L’amour de l’état militaire, la compréhension de la noble mission confiée au soldat, dans une civilisation encore barbare, l’enivrement et l’espoir des batailles étant venus à Pépé, il avait passé heureusement son année et avait regretté le régiment quand il en était sorti.

Partant le même jour que son ami Édouard, qui, lui, n’avait qu’un congé, n’ayant pas gagné par le travail et le talent une exemption partielle du service, il avait dîné chez les Giraud, et il était revenu le soir au Cirque Alcindor.

En revoyant le cirque, l’arène, les trapèzes, il fut pris de l’envie de se lancer dans le vide, de paraître encore une fois devant le public revêtu de son beau costume de soie et d’or, qu’on avait renouvelé pour la troisième fois, il y avait un an.

— Prends garde, lui dit Alcindor. Je n’aime pas te voir recommencer cet exercice, car tu t’es sûrement rouillé au régiment.

— Regardez, répondit Pépé.

Et quand il s’élança, il franchit la distance qui le séparait d’un trapèze à l’autre en tournant sur lui-même.

La foule se leva pour l’applaudir et le rappela cinq fois de suite.

— Tu es un imprudent ! s’écria Alcindor.

Et ce fut fini. Jamais plus le brave Pépé ne reprit son maillot et ne se relança sur les trapèzes ; quelquefois, il regretta le public qui le connaissait, qui l’aimait, qui l’acclamait ; quelquefois il poussa un gros soupir en songeant combien il était beau dans son costume ; mais toujours il fit le geste d’un homme qui s’en tient à sa résolution, qui a une volonté et qui a droit à une autre vie.

Il se livra tout entier à la peinture, et son existence devint celle d’un élève des Beaux-Arts, celle d’un étudiant.

Il logea rue Jacob, et mangea chez la mère Georges en compagnie d’une douzaine d’élèves de l’école.

La mère Georges était une grosse femme bien connue des jeunes artistes dont elle était la mère nourricière. Elle tenait dans la rue de Seine un petit établissement dans une boutique étroite, une sorte de boyau où les tables ne pouvaient être rangées que d’un côté. Quand il y avait trente personnes, dans la première salle ou dans la seconde, il ne fallait pas songer à en introduire davantage. Elles étaient déjà obligées de se tenir de trois quarts pour manger. La boutique n’était pas élevée de plafond et comme la cuisine se faisait à l’entrée et que la plupart des clients fumaient comme de vieux grenadiers, elle était constamment remplie de nuages.

Il était connu à l’école que l’on pouvait faire des études de « ciels » chez la mère Georges.

Les artistes s’habituaient à cette atmosphère opaque et à l’odeur des mets que l’on cuisait et que l’on mangeait. En entrant chez la mère Georges, ils avaient même l’habitude de soulever le couvercle des casseroles et de flairer les ragoûts.

La mère Georges les trouvait quelquefois indiscrets et s’amusait à leur pendre un torchon dans le dos.

Quand celui qui gagnait ce torchon à humer la vapeur des fourneaux arrivait devant ses camarades, on battait un ban en l’honneur de la distinction dont il était l’objet et on l’obligeait à payer une bouteille de vin.

Mis en gaieté par cet incident, un rapin quelconque ne manquait pas de remarquer que le torchon donnait, en le gratifiant d’une queue, des airs d’oiseau à celui qui le portait.

— On a l’air d’un mitron qui a gâté sa sauce, disait l’un.

— Il ne faut pas médire des mitrons, s’écriait un autre, car Craesbeke, l’élève de Brouwer, fut mitron et fit de la bonne peinture comme il avait fait de bonne pâte.

— Il peignit en pleine pâte !

— De la bonne peinture ! tais-toi donc ! Il ne fit que de fort vilains museaux.

— C’est qu’apparemment les gens d’Anvers étaient laids ou qu’il les voyait tels.

— Laids, les gens d’Anvers ! et Rubens, cavalier accompli ! et sa seconde femme, Hélène Fourment, d’une beauté si parfaite !

— Ils devaient constituer des exceptions.

— Du tout, les Flamands sont de belle race.

— Je n’en sais rien. S’ils eussent été beaux, les peintres ne les auraient pas faits laids.

— Van Dyck était beau comme Rubens.

— Il ne faut pas confondre la Flandre avec la Hollande et Brouwer appartient par sa peinture à l’École hollandaise.

— Pouah ! les Hollandais !

— Moi, je suis comme Louis XIV qui s’écria, quand on lui présenta des tableaux hollandais : « Ôtez de mes yeux ces magots. »

— Je ne connais rien de plus admirable que la peinture hollandaise, dit Pépé.

— Oh ! oh ! oh ! oh !

— C’est du paradoxe ?

— Je parle sérieusement.

— Les Hollandais ! Des gens qui ne peignent pas le nu !

— Qui ne savent faire que des portraits !

— Voudriez-vous, demanda Pépé, qu’ils fissent des têtes d’enfants décapités supportées par des ailes ? Il n’y a rien de plus beau que le portrait, rien de supérieur à la reproduction de la nature.

— Moi, dit un rapin, il me faut du bleu ! Je suis partisan de l’influence du bleu dans les arts ; il me faut l’Italie et les peintres italiens.

— Vive la Hollande ! cria Pépé. Personne n’égalera jamais Van Ostade.

— Oh ! oh ! à bas le lécheur de toile !

— À bas le peintre sur porcelaine !

— Vous ne direz pas ça de Rembrandt, s’écria Pépé.

— Un homme qui ne savait pas dessiner !

— Un empâteur !

— Un faiseur de trompe-l’œil !

Et entre partisans de l’École hollandaise et de l’École italienne, on allait jusqu’à se lancer des boulettes de pain à la tête.

Ils sortaient en se disputant et généralement formaient un monôme en se mettant l’un derrière l’autre, en tenant le pan de leur vêtement. Ils figuraient ainsi un long serpent qui allait d’un trottoir à l’autre.

Le premier disait : — A ; le second disait : — E ; le troisième disait : — I ; le quatrième disait : — O ; le cinquième disait : — U.

Et celui qui venait ensuite s’écriait : — Lustucru !

Après « Lustucru », la scie des voyelles se poursuivait, et quand le dernier de la bande avait fini, le premier recommençait.

Il arrivait toujours qu’un ou deux des artistes se trompait de voyelle. Alors, le monôme faisait demi-tour et entrait chez le marchand de vin le plus proche. La bande des rapins s’alignait le long du comptoir et on faisait servir des petits verres de cassis aux frais de celui qui s’était trompé.

Quand chacun était servi, le chef de file donnait un signal,
tous les petits verres étaient bus en même temps, d’un trait, on les posait sur le comptoir, d’un coup, et le monôme recommençait jusqu’à l’école.

On arrivait devant la grille, rue Bonaparte, où se trouvaient toujours des modèles, filles, fem­mes et hommes barbus, on brisait le monôme et on rentrait travailler.

Dès qu’il sortait de l’atelier, Pépé courait au Louvre, comme il faisait autrefois, avant son service militaire, regardait les tableaux, les comparant, réfléchissait sur le faire, sur le procédé des différents peintres ; et plus il étudiait, plus il trouvait les Italiens trop poètes.

— Ils peignent des tas de choses qu’ils ne connaissent pas, se disait-il, qu’ils n’ont jamais vues. Les Hollandais, au contraire, s’en tiennent à la nature, à ce qu’ils ont sous les yeux, et les Italiens ont beau être éclatants, ils ne distribuent pas la lumière comme les Hollandais ; aucun d’eux ne joue avec le jour comme Rembrandt.

Il voulait aller en Hollande pour étudier cette École hollandaise qui l’émerveillait.

En attendant, il fréquentait les peintres, ses contemporains ; il se faisait des amis, se créait des relations, comprenant que c’est par là que doit commencer la vie sociale.

Il allait voir Carolus, le grand peintre de portraits, toujours frisé et cosmétiqué, serré dans ses redingotes et qui peignait du bout d’une main féminine. Placé derrière lui, il le regardait brosser à grands jets des étoffes d’un coloris puissant.

De chez Carolus, il allait chez Papillon, le peintre des natures mortes. Celui-là avait une singulière histoire. Il était né dans l’échoppe d’un savetier lyonnais, d’un de ces pauvres hères que, à Lyon, on nomme un « gnafre ». Il avait commencé par faire des courses et par raccommoder des souliers. Un matin, il s’était mis à suivre les cours de la place des Terreaux, il avait appris à dessiner et, petit à petit, il s’était fait peintre. La renommée l’avait trouvé depuis. Il était sans rival pour les vieux chaudrons et les harengs saurs. La brosse, chez lui, était presque un instrument inutile ; il se servait du couteau à palette, mêlait ses couleurs du bout de sa lame flexible, et quand il avait le ton qu’il cherchait, il l’étalait sur la toile.

— Comme du beurre sur du pain, pensait Pépé,

Et, en rentrant chez lui, Pépé prenait son couteau et s’assimilait ces procédés de peinture qui avaient si largement réussi à Gustave Courbet et auxquels les peintres hollandais n’étaient peut-être pas étrangers.

Il se ren­dait aussi chez Philoxène Le­fèvre, qui l’a­vait pris en amitié. Celui-là c’était la probité par excellence, faisant poser ses modèles, en prenant un premier cro­quis, repor­tant ce cro­quis sur sa toile, dessinant complètement son tableau au crayon, comme faisaient les anciens maîtres, comme on voit que l’avait fait David pour son Serment du Jeu de Paume. Puis, une fois ses figures bien dessinées, bien en place, la composition de son tableau achevée, il prenait ses couleurs, commençait par une première couche, cherchait ses tons, les déterminait et arrivait à la perfection de la forme et de l’exécution.

— C’est l’art sérieux, pensait Pépé.

Mais cet art ne convenait guère à sa fougue juvénile si sa raison lui disait que les maîtres qu’il vénérait le plus, comme Gérard Dow, avaient dû procéder de cette façon, et peut-être avec plus d’application encore.

Pascaroffes, autre peintre de natures mortes, se donnait, peut-être seul, la peine d’achever ses tableaux comme certains maîtres l’avaient fait. Singulière histoire aussi que celle de Pascaroffes ! C’était le fils d’un matelot du petit port de Grandcamp près d’Isigny. Il avait commencé par gribouiller des peintures informes sur des galets et sur des coquillages que quelques Anglais perdus dans ces parages ou venant visiter le fort de Meusy, lui achetaient pour avoir l’occasion de lui donner quelques sous. Un Anglais, frappé de la manière dont il saisissait la forme des objets, l’avait emmené avec lui et avait payé ses études complètes. Devenu peintre, il vendait ses tableaux mille fois leur pesant d’or, ayant relativement peu d’amateurs en France, mais possédant en Angleterre et en Amérique de véritables fanatiques.

— Je m’impatienterais à peindre si lentement des tableaux qu’on peut regarder à la loupe, disait Pépé, quoique les maîtres hollandais aient souvent atteint à ce fini.

Et il revenait à Rembrandt.

Il voulait installer un atelier, avoir un chez-lui, pouvoir dire à ses amis de venir le voir et travailler mieux, plus à l’aise, que dans la grande chambre à deux fenêtres de la rue Jacob dans laquelle il s’était installé.

— Il y a longtemps que je n’ai vu mon atelier de Montmartre, pensa-t-il, celui que m’avait fait bâtir cette bonne Mme Alcindor, au temps où je me croyais destiné à monter une vaste industrie pour parades de saltimbanques. Il y avait bien une spécialité à créer ; seulement, il fallait tout innover :
l’industrie et l’ouvrier propre à l’exercer. Ces braves Alcindor ! il me semble que je les néglige un peu ; je ne les ai pas vus de puis quinze jours. Je vais aller à Montmartre ! Je ne suis pas monté sur la butte depuis ma libération du service ; je ne l’ai pas vue depuis que j’étais soldat, et je l’aime, moi, ma butte Montmartre ! C’est un Paris à part, un Paris qui semble plus libre que les autres, d’où on domine le reste de la grand’ville comme si on avait sous ses yeux une vaste mer avec ses vagues. Ainsi de Meudon… Ah ! Meudon……

Il prit l’omnibus pour se rendre à la butte, et ses compagnons de voyage lui semblèrent guillerets parce qu’il l’était lui-même.

— L’atelier de Montmartre ! pensait-il. C’est déjà loin. J’avais seize ans. J’en ai vingt-un à présent.

Il grimpa les rues, mais arrivé à l’endroit où son atelier avait été bâti, il ne se reconnut plus. Il passa et repassa devant le terrain appartenant aux Alcindor :

— C’était cependant là, se dit-il.

À la place de l’atelier s’élevait une jolie petite maison, dans le style Renaissance, en pierre blanche, avec des sculptures un peu partout, autour des fenêtres, sur les balcons. Un avant-corps formant tourelle était terminé par une large baie qui devait correspondre à un atelier.

— Voilà un ravissant hôtel, pensa Pépé. Il est construit avec beaucoup de soin. La pierre en est belle, l’ornementation fine et soignée, et son atelier ferait parfaitement mon affaire. Malheureusement, il n’est pas à moi. Les Alcindor ont certainement vendu leur terrain et un artiste s’y est fait édifier ce coquet nid qui ne paraît pas encore habité. Je vais savoir ce qu’il en est au juste en allant revoir mes bons saltimbanques.

Il dîna avec eux après avoir embrassé son compère et son sauveur Moutonnet. Les artistes qui avaient été enfants avec lui étaient passés tête de troupe, d’autres enfants les avaient remplacés, mais, au grand désespoir d’Alcindor, on n’avait pu trouver un nouveau Léotard.

— Quel malheur, Pépé, que tu nous aies quittés ! soupirait Alcindor.

— Il a bien fait ! s’écria Mme Alcindor qui pensait à Colette.

— Ah çà ! demanda Pépé, vous avez donc vendu le terrain de Montmartre et mon grand atelier a été démoli ?

— Vendu ? fit Alcindor, non, mais…

— Mais oui, mais oui, interrompit Mme Alcindor en souriant, nous l’avons vendu.

— Vous dites ça d’un drôle d’air.

— Ah ! voilà !… s’écria Mme Alcindor.

— C’est un mystère, quoi ! fit Pépé. Je le respecte.

— Il n’y a aucun mystère, dit Alcindor ; c’est pour nous…

— Oui, c’est une maison pour nous, dit Mme Alcindor.

Après dîner, Pépé traita avec les Alcindor une affaire d’argent. Il en avait besoin pour voyager. Il trouva ouverte, comme toujours, la bourse des bons saltimbanques.

— Et Colette ? Tu l’oublies ? fit Mme Alcindor quand ils se trouvèrent seuls.

— Oh ! non, s’écria Pépé, et je voudrais la voir.

— Nous irons demain. Elle se fait vieille à sa pension, Colette ! Elle y reste plus longtemps que nous ne lui avions dit et c’est à cause de toi, brigand !

— Est-ce que vous ne voudriez pas me permettre de l’épouser de suite ?

— Oh ! moi, oui, dit Mme Alcindor ; mais ne compte sur le consentement de mon mari qu’au moment où tu seras parvenu.

— Ce sera l’année prochaine, s’écria Pépé.

— Il le faut, dit Mme Alcindor, car l’an prochain Colette ne pourra demeurer plus longtemps séquestrée.

— Oh ! non, la pauvre petite. Et je l’aimerai tant ! Elle sera si heureuse avec moi !

Mme Alcindor sourit.

— Ça la changera, dit-elle, de son sort présent.

— Je la consolerai de tous ses ennuis, assura Pépé.

Mme Alcindor sourit encore.

— La jeunesse, heureusement, pensa-t-elle, ne doute jamais de rien.

Ils allèrent voir Mlle Colette. Elle était devenue bien jolie ! Grande, élancée, blonde, à la carnation éclatante !

— Que j’ai donc envie de l’embrasser ! s’écria Pépé.

— Embrasse-la, dit Mme Alcindor.

La jeune fille rougit beaucoup en recevant ce baiser, et, plein d’émotion, Pépé, en rentrant chez lui, jeta sur la toile, de mémoire, la tête de Mlle Colette.

— Non, s’écria-t-il en lançant ses pinceaux loin de lui, non… à mon retour.