Histoire du célèbre Pépé/Texte entier

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HISTOIRE

DU

CÉLÈBRE PÉPÉ











OUVRAGES ILLUSTRÉS POUR LA JEUNESSE
par edgar monteil
Jean le Conquérant, avec les illustrations de Montégut, Flammarion, éditeur, Paris. 1 beau volume relié, doré
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François François, avec les illustrations de Lœvy, maison Quantin, éditeur, Paris. 1 beau vol. relié, doré
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Pour paraître le 1er  janvier 1893
fleur de paris
Pour paraître le 1er  janvier 1894
fleur des champs
HISTOIRE
DU
CÉLÈBRE PÉPÉ
PAR
EDGAR MONTEIL
ILLUSTRÉE DE CENT DESSINS
DE
HENRI PILLE
CHARAVAY, MANTOUX, MARTIN
LIBRAIRIE D’ÉDUCATION DE LA JEUNESSE
14, RUE DE L’ABBAYE, 14
PARIS


À MON AMI STANISLAS MEUNIER

PROFESSEUR AU MUSEUM

ET À MADAME STANISLAS MEUNIER POUR LEUR FILLE

MA JOLIE PETITE AMIE ALICE

À LAQUELLE JE DÉDIE CETTE HISTOIRE

À LAQUELLE JE DÉDIE CETTE HISTOIRE E. M.










CHAPITRE I LE PAUVRE PETIT PERDU

Oh ! comme il faisait froid !

Paris était couvert de neige. Les tuyaux des cheminées pointaient noirs sur les toits blancs. Le ciel était d’un gris sombre. Dans les rues, les cantonniers traçaient des sentiers de sable sur le linceul terni de l’hiver. Les Parisiens couraient, sans s’attarder, enveloppés dans leurs pardessus, avec des foulards ou des cols de fourrure remontés jusqu’aux oreilles. Les pauvres gens grelottaient les poings fermés ou soufflaient sur leurs doigts bleuis. On rencontrait beaucoup de malheureux qui tendaient timidement la main.

Il faisait si froid !

Les nez rougissaient comme des carottes, les oreilles avaient la couleur du homard cuit, les paupières clignotaient et les lèvres remuaient avec peine.

L’haleine sortant chaude formait un nuage devant la bouche des personnes et devant les naseaux des chevaux.

L’épaisseur de la neige amortissant les pas et le bruit des roues, Paris semblait plongé dans le silence. Les cochers juraient vilainement parce que leurs chevaux glissaient. À tous les carrefours on voyait des attelages par terre.

Au Bois, on patinait. Les gens riches avaient pu lancer leurs traîneaux qui parcouraient au trot allongé des coursiers et au joyeux tintement des sonnettes et des grelots les Champs-Élysées et les avenues ; ces gens étaient chaudement vêtus et couverts de peaux à longs poils.

Quand ils rentraient chez eux, leurs chambres avaient une douce chaleur, de grands feux de bois clairs et brillants pétillaient dans leurs cheminées, et leurs enfants jouaient sur des tapis moelleux avec de coûteux joujoux. C’était le bonheur.

À côté, il y avait le malheur, le logement sans feu, les parents sans lit, les enfants sans pain.

Ils ont bien froid les petits pauvres qui n’ont rien mangé, sous leurs haillons qui ne les couvrent pas, et il y a beaucoup de petits pauvres à Paris !

Dans une mansarde d’une des plus anciennes et des plus étroites rues de la vieille capitale, la rue de Venise, qui va de la rue Beaubourg à la rue Quincampoix, habitait un jeune homme avec une jeune femme. Ils avaient un beau petit enfant de deux ans. L’homme, qui se nommait Joseph Paulin, et sa femme étaient assis tous deux par terre tandis que leur enfant, Pierre, dormait enroulé dans une couverture. Cette couverture était la seule chose qu’il y eut dans cette mansarde avec un plat en terre et une cruche d’eau. Pas de lit, pas de chaise, pas de feu, rien. Le père et la mère gelaient ; la mère veillait incessamment sur son enfant dans la crainte que le froid ne vint le saisir pendant son sommeil, et chaque fois qu’elle le regardait une larme tremblait au coin de sa paupière et descendait lentement sur ses joues.

— Puisqu’il n’y a pas moyen, disait l’homme.

La femme secouait la tête.

— Non, pas lui, disait-elle en désignant l’enfant, pas mon petit Pierre, pas mon Pépé.

L’homme avait cherché de l’ouvrage, n’en avait pas trouvé, et il disait :

— J’ai fait ce que j’ai pu et je suis à bout de forces. Voilà trois mois que je me ronge, sans travail. Je n’en puis plus. Toi, tu n’as rien de ton côté. Peu à peu nous avons tout vendu, tout vendu ; nous avons brûlé notre dernière chaise. Retourner frapper à la porte des patrons, vêtu comme me voilà, après avoir reçu quatre sous de ma dernière chemise pour acheter du pain, c’est aller au-devant des refus. Il n’y a plus moyen. Il n’y a plus moyen !

— Que veux-tu ?… faisait la femme avec un accent résigné… Mais pas lui, oh ! non, pas l’enfant !

Joseph Paulin venait de proposer à sa femme d’en finir avec la vie, de mourir avec leur enfant, et, elle, elle consentait à partir pour toujours avec son mari, à laisser son enfant privé de sa mère, mais elle voulait être sûre de le voir vivre, elle voulait le savoir sauvé.

— Que faire ? répétait Joseph Paulin. J’ai été jusqu’à mendier, et tu sais, ma pauvre femme, ce qu’on m’a donné. Cinq sous pour toute une journée passée à tendre la main. Ceux qui ont chaud ont trop de peine à sortir leurs doigts de leur poche. Hier, le petit a mangé deux sous de pain, nous rien… Aujourd’hui, il a faim. S’il faisait soleil, nous prendrions courage, le petit pourrait supporter davantage la souffrance, mais il fait si froid ! Ah ! la misère ! la misère !

— Au bureau de bienfaisance, tu n’aurais rien ? demanda la mère.

— J’y ai été trop souvent ; ils sont fatigués de me voir et ils m’ont donné ce qu’ils ont pu ; leurs ressources sont limitées. J’irais bien mendier encore, mais cela ne nous sauverait pas, et si j’étais ramassé par la police, quelle honte ! Nous sommes des ouvriers honnêtes, nous avons travaillé tant qu’il y a eu de l’ouvrage, il n’y en a plus… que veux-tu !…

— Oh ! mon pauvre Pépé !

Pépé, c’était l’abréviation du nom de Pierre. C’était « Pépé » que la mère appelait constamment son enfant.

— Te souviens-tu, dit-elle à son mari, quand je te fis tatouer sur la main droite de notre petit Pierre deux P-P.

— Il y avait du travail alors et de la joie dans la maison, soupira Joseph Paulin.

— Oh ! j’avais si peur de le perdre, si peur qu’on ne nous l’enlevât, tandis que nous étions à notre journée ! Pauvre petit Pépé ! Ces deux P-P tatoués, c’était son nom de Pierre Paulin, c’était aussi le nom que je lui donnais, Pépé. Oh ! mon enfant !

Dans un élan de tendresse, elle l’embrassa, et l’enfant se réveilla en criant :

— Faim, Pépé ! faim ! maman, faim.

La pauvre maman, dont les entrailles se retournaient à ce cri terrible, l’embrassa longuement, comme si son baiser eût dû calmer la faim de son enfant.

Joseph, dont la voix de l’enfant avait secoué le cœur, passa le revers de sa main sur ses yeux.

— Tu vois… fit-il.

Il redemandait à sa femme d’en finir avec la vie, tous trois, de s’en aller à la Seine qui charriait de gros glaçons et de se laisser glisser au fil de l’eau après s’être embrassés une dernière fois. L’eau était si froide ! ils seraient gelés tout de suite et souffriraient peu… et puis, quelques secondes de plus ou de moins… ce n’était rien auprès de la faim, de la misère qu’ils supportaient depuis si longtemps.

La mère répétait qu’elle était prête à mourir, mais qu’elle ne voulait pas tuer son enfant ; elle préférait l’abandonner, le savoir en des mains étrangères.

— Il y a de braves gens, disait-elle… Il serait sauvé, lui.

— Faim, maman, fit l’enfant.

— Oh ! mon Pépé ! mon Pépé ! s’écria la mère en réprimant un sanglot.

Et insensée, l’enlevant dans ses bras, elle ajouta :

— Je ne veux pas que tu meures ! je ne veux pas que tu souffres ! je ne veux pas que tu aies faim !

Elle tendit son enfant à son mari :

— Embrasse-le, fit-elle.

Lui, il sentit que c’était pour la dernière fois et il comprima son front de ses mains en déposant un long baiser sur la bouche de son enfant.

La mère partit, comme une folle.

— Pas aux Enfants-Trouvés… pas à la police… murmurait-elle. Dans les quartiers riches… Il y a de braves gens.

Elle courut jusque par delà le parc Monceaux, et, rapidement, sur la place Malesherbes, déposa son enfant sur sa couverture et s’enfuit.

L’enfant se dressa, fit quelques pas mal assurés derrière sa mère, criant :

— Maman ! maman !

Et il tomba dans la neige.

Une voiture attelée de deux magnifiques chevaux passait en ce moment. Elle arrêta. Une dame se fit apporter l’enfant par son valet de pied.

— Cherchez… Si vous apercevez quelqu’un… dit-elle.

Le valet de pied ne vit personne.

Mais la pauvre mère, du coin de la rue, constatait que son enfant était recueilli.

— Il sera sauvé, lui, murmura-t-elle.

Et elle disparut.

— Il est gelé, cet enfant, murmura la dame, tandis que sa voiture repartait.

Cette dame se nommait Mme Giraud. C’était la femme d’un riche banquier dont les bureaux étaient situés faubourg Pois­sonnière et l’hôtel avenue Marceau.

Mme Giraud rentrait dans son hôtel.

Cet hôtel, composé seulement d’un rez-de-chaussée surélevé, était splendide. Des domestiques en culottes de panne rouge et en bas de soie retenus par des jarretières d’or, à l’habit bleu à la française galonné d’or, étaient dans l’antichambre et à toutes les portes. Mme Giraud n’avait pas la peine d’ouvrir un vantail ni de soulever une portière. De bons tapis épais amortissaient les pas, de lourds rideaux empêchaient l’air filtrant par la fenêtre d’arriver dans l’appartement. On sentait le chaud dans ce bel hôtel ! une douce chaleur, égale dans toutes les chambres, qui rendait leur élasticité aux membres engourdis, qui laissait respirer à l’aise.

Le pauvre petit, qui avait pleuré sa maman dans la voiture, à qui la belle dame faisait peur quoiqu’elle le réchauffât dans ses fourrures, ne vit pas toute cette richesse, lui ! Il appelait toujours :

Maman ! maman !

Mais la tiède atmosphère des appartements le pénétra peu à peu.

— Quel sale petit garçon madame ramène, pensaient les domestiques, il est crotté comme un barbet et il a mis de la boue sur la belle robe de la patronne.

Madame le faisait entrer avec elle dans sa chambre à coucher et elle disait à sa femme de chambre :

— Fanny, préparez vite le bain et lavez-moi cet enfant. Vous prendrez ensuite des vêtements de M. Édouard et vous l’habillerez.

M. Édouard, c’était le fils de Mme Giraud qui avait six mois de plus que le pauvre petit perdu.

Mme Giraud mit ce dernier devant la cheminée où le bois flambait, et elle jeta son manteau et son chapeau à sa femme de chambre.

Mais le petit ne voulut pas rester où on le plaçait. Il se sauva jusqu’à la porte, criant toujours :

— Maman ! maman !

Mme Giraud le rattrapa, et, s’asseyant avec lui devant le feu :

— Où est-elle, ta maman ? demanda-t-elle.

— Maman, répéta l’enfant.

— Comment te nommes-tu ?

— Pépé

— Pépé qui ?

— Pépé, répondit l’enfant en pleurant.

— Et ton papa, comment se nomme-t-il ?

— Papa.

— Et ta maman ?

— Maman.

Mme Giraud n’en put rien tirer autre. Elle sentait que le pauvre petit devait avoir faim et, dès qu’il fut dans le bain, elle lui fit prendre un verre de lait chaud et sucré.

— C’est un bel enfant, dit-elle en le voyant se débattre dans la baignoire où il avait peur.

— Maman, faim encore, répétait Pépé.

Mme Giraud n’avait pas besoin d’une grande perspicacité pour découvrir que cet enfant avait été abandonné à la suite d’un de ces drames émouvants que fait naître la misère.

La faim du pauvre petit, les loques dont il était vêtu, les deux P-P tatoués sur sa main, montraient le monde auquel il appartenait. C’était le fils de braves ouvriers réduits à la dernière extrémité, car des mendiants ou des gens de mauvaise profession eussent cherché à tirer parti de l’enfant au lieu de l’abandonner.

— Si je connaissais ces malheureux parents, je les aiderais, pensa Mme Giraud.

Mais il lui était impossible d’obtenir de l’enfant un renseignement quelconque. Elle fit mettre un avis dans les journaux, mais cet avis ne lui fit rien découvrir.

Cependant elle soigna l’enfant. Au sortir du bain, habillé comme il ne l’avait jamais été d’étoffes laineuses, Pépé s’était bourré de nourriture ; il s’était un peu consolé et beaucoup familiarisé.

Au bout de deux jours, il se roulait sur les tapis comme s’il n’eût jamais fait que cela. Il demandait toujours « maman », mais il s’accrochait aux jupons de la femme de chambre.

Sous la surveillance de Fanny, il faisait des parties avec M. Édouard. Celui-ci avait des quantités de jouets qui remplissaient une chambre destinée à ses ébats. Les clowns, les musiciens, les soldats, les brillants polichinelles émerveillaient Pépé qui aidait M. Édouard à les déchirer et à leur couper la tête, pour voir ce qu’ils avaient dedans. Un singe automate, qui battait le tambour en remuant la queue, le réjouissait d’une façon particulière. S’il s’approchait de la fenêtre pour voir voltiger les flocons de la neige ce n’était plus avec ce sentiment de malaise et de terreur que le pauvre petit avait subi sans s’en rendre compte, mais avec une sensation irréfléchie de bien-être, parce qu’il était à l’abri.

Mme Giraud n’avait cependant pas l’intention de le garder avenue Marceau. Assurée qu’elle ne découvrirait pas les parents du pauvre petit perdu, elle écrivit à ses fermiers de Normandie pour leur demander de le prendre, et, ayant leur réponse, elle chargea sa femme de chambre d’aller le con­duire. Mme Giraud dota Pépé d’un trousseau prélevé sur les vêtements et le linge que M. Édouard ne portait plus, elle recommanda à Fanny de le faire admirablement traiter par ses fermiers et de leur prescrire de l’élever comme ils avaient élevé leurs propres enfants, puis elle l’embrassa en lui disant :

— Je te verrai quand le temps sera beau.

Pépé, conduit par Fanny, partit pour la Normandie. Ils s’arrêtèrent à Lisieux où le fermier vint les chercher avec son char à bancs.

— C’est celui-là, le petit que vous nous amenez ? demanda le fermier, le père Fougy, un brave Normand au visage enluminé, qui était avec sa fille, une grande et forte gaillarde de la vallée d’Auge, portant crânement sur l’oreille son bonnet de coton attaché d’un ruban bleu.

— C’est celui-là, répondit Fanny.

— Il est solide d’aspect, dit la fille Fougy, Adèle : il fera un gars.

— Vous le soignerez.

— Oh ! qu’oui ! Madame sera contente.

Ils allèrent dîner dans une auberge où on leur servit des rougets couverts de crème et d’exquis petits pâtés au jus qui sont une des spécialités de Lisieux.

Après le dîner, ils montèrent dans le char à bancs, en s’enveloppant dans leurs capes, quoiqu’il fît moins mauvais et que la neige fondît. Le grand cheval blanc, sous ses lourds harnais garnis de peau de mouton, secouant son collier à grelots, dévora la route.

— Donnez-moi le petit dans ma cotte, dit Adèle ; il aura moins froid.

— Tenez, dit Fanny en le lui passant.

— Quel nom a-t-il ? demanda Adèle.

— Pépé.

— Quel drôle de nom, dit la grande fille.

Ils se rendaient dans la commune d’Auquinville, dans l’antique manoir de Saint-Aubin, dont ils aperçurent les tourelles seulement quand ils furent dessus.

Le manoir de Saint-Aubin était construit dans une petite vallée, au centre de deux grands plants. On appelle « plants », en Normandie, les prairies complantées de pommiers dont les bonnes pommes servent à faire le bon cidre. On ouvrait une barrière, au-dessous d’un bois, on entrait dans le premier plant qu’on traversait par une avenue de pommiers, et on arrivait devant une longue et haute habitation flanquée de deux tourelles dont la vraie dénomination est « poivrière ». Le côté droit, en regardant le manoir, était réservé aux maîtres, le côté gauche aux fermiers. Dans les poivrières ou tourelles étaient des crémeries très importantes, le lait, le beurre et les fromages de Livarot et de Camembert constituant un des produits principaux de la ferme. Les vacheries, les bauges, se trouvaient au milieu du plant, dans un bâtiment séparé ; le pigeonnier était dans une tour ronde couverte d’espaliers. Le pressoir et les greniers occupaient un autre bâtiment, dans le second plant, de l’autre côté d’un joli ruisseau qui coulait sur un fin gravier, sous l’herbe et les cressons cristallisés.

En face des bâtiments, de l’autre côté de la cour, se trouvait un vaste jardin avec une fontaine de belle eau claire qui tombait dans un large bassin. Au-dessous de ce bassin, limitant le jardin, était un grand vivier, carré, maçonné, dans lequel on pêchait des carpes, des tanches, des brochets et des anguilles. Le ruisseau alimentait ce vivier et en ressortait pour traverser des prés séparés par des haies de noisetiers et de grands chênes.

En haut du second plant se voyait une sorte de monument avec un étroit cimetière où quelques pierres tumulaires portaient les noms des Férey et des Laneuville, les ancêtres des Monteil, les propriétaires de Saint-Aubin. C’était en allant vers Fervacques ; ah ! Fervacques, un joli village avec un beau château dans lequel on voit le lit où Henri IV a couché, un beau château où on entre en franchissant un pont-levis jeté sur un fossé plein d’eau courante. À l’opposé de Fervacques, en haut d’une terre de labour, se trouvait la bergerie.

Tel était le manoir de Saint-Aubin-sur-Auquinville, où Pépé fut amené, au grand trot du cheval blanc du père Fougy, dans les bras d’Adèle, et où la mère Fougy le fit asseoir sous le haut manteau de la cheminée de sa cuisine devant un feu de fagots dont les flammes montaient autour de la marmite pendue à la crémaillère.

— Il a des yeux qui me plaisent, ce petiot, dit la mère Fougy. Tiens, mon fiston, je vais te faire manger une soupe aux choux verts et à la graisse, comme on n’en mange qu’en Normandie.

Mme Giraud vous recommande de le soigner comme si c’était votre propre enfant, dit Fanny.

— C’est moi qui m’en charge, s’écria la grande Adèle.

— Nous tous, dit la seconde fille des Fougy qui se nommait Aimée.

— Oui, nous tous, certainement, dit la mère Fougy. Mais qu’est-ce que ce petit-là, car enfin, Pépé, ce n’est pas un nom ?

Fanny raconta de quelle manière Mme Giraud avait recueilli l’enfant.

— Comment, dans la neige ! s’écria la grosse Aimée.

Faut-il qu’il y ait de méchantes gens à Paris pour abandonner leur enfant par un froid pareil, en plein dans la rue.

— Il y a des gens qui sont malheureux, dit Fanny, des gens qui ont faim.

— Des gens qui ont faim ? interrogea Aimée, qui, n’ayant jamais vu, au fond de sa campagne normande, un individu, même un mendiant, n’avoir pas de pain, ne comprenait pas qu’à Paris, où elle croyait que tout le monde gagnait de l’or, on put souffrir faute de nourriture.

Fanny expliqua aux filles Fougy que Paris renfermait de terribles misères.

— Alors, le pauvre petit, dit Adèle, il n’a personne pour l’aimer. Hé bien, mademoiselle Fanny, vous direz à Mme Giraud que nous serons des parents pour lui, et qu’il ne manquera de rien.

Et Adèle fît coucher Pépé dans sa chambre et il s’attacha à cette brave fille dès le premier jour. Il pleura bien tout de même lorsque Fanny quitta Saint-Aubin-sur-Auquinville pour retourner auprès de Mme Giraud, mais il fut vite consolé.

Dès lors commença pour Pépé une douce vie de campagne. On lui fit manger des soupes pour le faire « forcir ». Aimée faisait cuire de la bouillie dans une casserole, on la servait sur la table, elle creusait fortement le milieu, y jetait un gros morceau de beurre frais qui fondait en jaunissant la belle farine blanche, et chacun puisait avec sa cuillère dans le cuivre reluisant.

Pépé avait une prédilection marquée pour cette bouillie et pour les galettes de sarrasin. Quand il voyait Adèle prendre une jatte, délayer de la farine de blé noir dans du lait, placer sur le feu l’espèce de poêle plate qu’en Normandie on appelle une « tuile », la graisser avec une couenne de lard et répandre la pâte qui se dorait et sur laquelle on étendait ensuite du beurre frais, il commençait à trépigner et à battre des mains.

— Tiens, Pépé, lui disait le père Fougy, roule la galette et trempe-la dans un verre de vieux cidre. Hein ? Fameux ! fameux !

— Fameu ! Fameu, Pépé ! répétait l’enfant.

Il accompagnait Adèle quand elle allait traire les vaches dans les prairies, une sorte d’amphore de cuivre à chaque bras, les cotillons retroussés jusqu’en haut de ses doubles bas de laine, chaussée de gros sabots « à collet ».

— Attrape ! disait Adèle en lui envoyant un jet de lait en plein visage.

Il riait en tirant sa petite langue pour goûter le bon lait chaud qui descendait en rigoles jusqu’à ses lèvres.

Il savait qu’il allait en avoir davantage, en revenant avec la grande Adèle jusqu’à la laiterie, dans la tourelle, où Aimée était restée à retourner les fromages dans leur forme. Il découvrait les grands pots de grès brun, trempait ses doigts dans la crème et les léchait ensuite avec satisfaction, le gourmand.

— Petit coquin, va, disait Aimée.

Quand le beau temps fut revenu, les promenades devinrent

Il accompagnait Adèle quand elle allait traire les vaches… (p. 22).
plus longues. Adèle et Aimée l’emmenaient voir les fleurs roses qui couvraient les pommiers.

— C’est beau, Pépé, disaient-elles.

— Beau, répétait l’enfant.

L’été arriva, un été brûlant. Aimée s’amusait avec lui sur les prés verts. Elle l’enlevait dans ses bras en chantant :

V’là V’là l’biau temps,
V’là Lanturlure,
V’là V’là l’biau temps.
V’là Pourvu qu’ça dure.
V’là l’biau temps revenu.

La fleur des poummiers est rose,
Les poummes roses itou,
Vert est l’pré qu’la pluie arrose,
Verts sont les poummiers du rou.

V’là V’là l’biau temps,
V’là Lanturlure,
V’là V’là l’biau temps.
V’là Pourvu qu’ça dure.
V’là l’biau temps revenu.

— Saute, Pépé ! s’écriait-elle en l’embrassant. Tu prends des joues de Normand, c’est dur et rouge comme une pomme de pigeonnet.

Elle lui racontait, le soir, des histoires de belles fées qui donnaient aux petits enfants sages tout ce qu’ils pouvaient sou­haiter, et puis des histoires de terribles filous qui dévalisaient les honnêtes gens, et l’histoire d’Ali-Baba avec les quarante voleurs, qu’on lui avait apprise à l’école, de terribles voleurs qui vivaient dans des cavernes, rançonnaient les passants, et se cachaient dans des pots à beurre, ce qui les rendait jaunes comme des coings.

Ces histoires, Pépé ne les comprenait pas toujours et il les faisait recommencer.

— Mais les gendarmes finissent par mener les voleurs en prison, concluait Aimée en manière de morale.

Au mois d’août, la famille Giraud arriva à Saint-Aubin-sur-Auquinville et y passa trois semaines.

— La campagne l’a métamorphosé, dit Mme Giraud en re­voyant le pauvre petit perdu.

Les trois semaines durant, Pépé fut le camarade de M. Édouard ; il mangea avec lui, et Fanny les gâta tous deux, les bourrant de bonbons qui arrivaient chaque matin de Paris.

Puis, la famille Giraud quitta Saint-Aubin pour aller dans son chalet de Trouville, et Aimée et Adèle reprirent leur petit compagnon qu’elles emmenaient quelquefois au marché de Lisieux, et avec lequel elles gaulèrent les pommes et firent le cidre nouveau.

L’hiver revint, un vilain hiver, moins froid que le précédent, mais humide, pluvieux.

— Bon pour les prés, mauvais pour les hommes, disait le père Fougy.

Pendant les longues soirées d’hiver, devant l’âtre flambant, Aimée filait du chanvre.

Elle redisait ses histoires et apprenait à Pépé à chantonner.

Reprends ça, faisait-elle :

Je vis un prunier violet de prune,
Je montai dedans, n’en laissai pas une.

Pépé, lui, obéissait, faisait beaucoup de bruit.

— Tiens, fiston, répète aussi, disait le père Fougy, ce que je m’en vas te chanter :

J’aime le bon cidre et le jambinet.
Ne pas les aimer serait d’un benêt.
J’aime à mon repas me creuser un trou
Et pour mon dessert la galette itou.

— C’est quand tu auras des gâteaux qu’il faudra lui chanter ça, disait la mère Fougy.

— Fais-nous de la galette de sarrasin, disait le père.

— Oui, oui, de la bonne galette ! s’écriait Pépé.

Il grandissait, Pépé, en bon paysan normand, de mois en mois, d’année en année.

Il avait cinq ans lorsque la famille Giraud étant revenue à Saint-Aubin, comme elle le faisait tous les ans depuis qu’elle avait acheté cette propriété des Monteil, le petit camarade de Pépé, M. Édouard, demanda à ses parents de l’emmener avec eux à la mer.

Pépé partit pour Trouville et il y demeura un grand mois. Il fit des courses sur le sable avec M. Édouard ; il creusa des canaux ; il éleva des digues que la vague démolissait en écumant, à leur grande satisfaction. Mais ce qui ravissait Pépé, c’était de se mettre jambes nues dans l’eau de la mer et de ramasser des crevettes, des crabes. Ils faisaient cuire leurs crabes en allumant des herbes et des branches sèches sur la grève. Pépé remplissait de coquillages des sacs qu’il voulait rapporter à Aimée et à Adèle.

Car, il s’amusait beaucoup au bord de la mer, il était content d’être avec Fanny, mais celles qu’il appelait sa Mémée et sa Dédèle lui tenaient au cœur plus que tout au monde, et il eût peut-être même oublié son papa et sa pauvre maman, si, de temps en temps, Aimée et Adèle n’avaient tenu à entretenir de ces images perdues sa trop jeune mémoire.

L’année suivante, les Giraud l’emmenèrent encore passer un mois à Trouville. Il avait six ans, le brave petit Pépé, et c’était un bel enfant, aux cheveux blonds et bouclés, aux yeux bleus, aux traits réguliers et forts. Il possédait surtout un petit nez qui avait l’air de parler tout seul et que Mlle Aimée déclarait on ne peut plus drôle.

Quand il rentra à Saint-Aubin, il apprit que la grande Adèle allait se marier et quitter la ferme. Il se mit à pleurer les larmes de ses yeux.

— Dédèle, dit-il, tu vas quitter ton Pépé, alors ?

— Non, mon Pépé, je ne vais pas loin, j’habiterai Fervacques. Tu viendras me voir quand tu voudras.

— Tous les jours, dit Pépé.

— Oui, tous les jours, dit Adèle en riant.

Le père et la mère Fougy firent de grands apprêts pour célébrer dignement le mariage de leur fille. Il y avait dans la cour des troupeaux d’oies et de dindons parmi lesquels on choisit les plus gros que l’on soumit à un engraissement rapide.

Ce qu’on leur donna de boulettes de farine et de fécule, ce qu’elles avalèrent de noix, ces pauvres dindes ! Elles se régalaient, hélas ! sans penser à la méchanceté des hommes et au point de vue égoïste qui leur faisait les traiter si plantureusement. On commanda au boucher de Fervacques douze gigots et le père Fougy alla à Lisieux chercher du vin, du cognac et des pâtisseries.

Ah ! ce fut de belles épousailles ! Les Fougy avaient demandé aux Giraud de servir dans leur grande salle à manger et dans leur cuisine ; on avait mis les tables bout à bout et on les allongeait avec des planches sur des tonneaux. On s’attendait bien à danser le soir : le violon de Fervacques était commandé.

La mariée se vêtit de blanc, en robe de mousseline, et son tablier était en soie rouge, garni d’un bouillonné qui faisait le tour de la bavette et des poches. Elle avait un bonnet de dentelle dont les barbes tombaient sur son dos. Dans le bonnet elle piqua de belles épingles d’or à pendeloques et autour du cou elle passa une chaîne d’or à laquelle tenait une colombe normande ornée de cailloux du Rhin qui brillaient comme des diamants. Les Giraud lui avaient envoyé une montre.

— Que tu es belle, ma Dédèle ! s’écria Pépé.

Elle se mit au corsage un bouquet de fleurs d’oranger dont les rubans tombaient jusqu’à ses pieds.

Le marié aussi avait un gros bouquet avec des rubans sur son habit bleu à boutons d’or. Il portait un gilet blanc et un pantalon blanc à raies roses. C’était un beau gars, planté carrément. Le couple était imposant à voir. On le cria assez aux mariés quand ils défilèrent, le violon en tête, dans Auquinville et dans Fervacques. Pépé se montra très fier de sa Dédèle et il marcha continuellement à côté d’elle.

Les demoiselles d’honneur jetaient des dragées à poignées et les petits enfants se précipitaient dans le cortège pour les ramasser. C’était bien amusant de regarder les enfants se bousculer et se battre pour avoir les dragées.

En traversant le pays, la noce rencontra un musicien ambulant que le père Fougy voulut absolument engager. Ce musicien qui devait être allemand, presque tous les musiciens nomades étant de ce pays, jouait du trombone. Cet instrument, que le père Fougy appelait trompette, comme tous les instruments de cuivre, enthousiasmait le brave fermier.

— Moi, disait-il, je n’aime qu’une seule musique, c’est la trompette. Le violon, oh ! le violon, c’est très joli, mais il n’y a rien comme la trompette ; ça s’entend, au moins.

Il convint du prix avec le joueur de trombone.

— Et vous mangerez comme les gens de la noce, lui dit-il.

Ils mangèrent comme des affamés, les gens de la noce ! Ils avaient pris des acomptes, la journée entière, mais ils avaient aussitôt fait des trous en buvant un verre d’eau-de-vie de cidre ou du cognac. Ils étaient préparés à se mettre à table et ils ne laissèrent des plats que les os. Les gigots, les dindes, les oies furent engloutis ! Ah ! les belles oies ! c’était gras ! cette fine chair légèrement saignante, on l’avalait sans s’en apercevoir ! C’est pour le coup qu’il en fut chanté, au dessert, de belles chansons ! Celles que savait Aimée, celles que connaissait le père Fougy n’étaient rien à côté de ce que chantèrent les amis du marié. Il y eut un refrain qui, repris par le marié lui-même, enleva l’assistance :

Le cidre de Normandie
Des cidres est le meilleur !
Et le vin, quoi qu’on en die,
Ne chauffe pas tant le cœur !

— Bravo ! bravo ! criait-on. Vive la Normandie !

— Toi aussi, Pépé, tu es un petit Normand, disait la mariée en pinçant le menton de l’enfant.

— Tu n’as pas sommeil, Pépé ? demanda Aimée.

— Oh ! non, fit celui-ci en écarquillant ses yeux.

— Quand tu auras sommeil, tu monteras dormir, dit Aimée. C’est dans ma chambre que tu vas coucher à présent.

Le bal ne tarda pas à commencer.

On dansait très gentiment de belles danses normandes dans le manoir de Saint-Aubin-sur-Auquinville. La tradition du ballet français ne s’était pas perdue, dans cette belle et féconde Normandie qui a conservé tant de caractère.

La mariée était particulièrement remarquée ; non seulement elle saluait avec beaucoup de grâce, mais elle dansait avec légèreté et avait des gestes fort élégants.

— Il faut boire un coup ! Il faut boire un coup ! criait le père Fougy aussitôt qu’une danse était terminée.

Et de boire personne ne se faisait faute, les grands tonneaux de cidre qui tiennent d’ordinaire six cents « pots », ce qui fait douze cents litres, en avaient des vides.

— Allons, le trompetteur, trempez vos lèvres, disait le fermier.

Pépé était porté pour la trompette, ainsi que le père Fougy.

Il considérait l’instrument de cuivre qui allait et venait sous la main de l’homme avec une sorte de stupéfaction.

— Je voudrais souffler dedans, dit-il.

— Laissez-le souffler dedans, dit le père Fougy à l’homme.

Le joueur de trombone se prêta de bonne grâce à ce désir d’enfant et dit au fermier :

C’est votre fils ?

— Ma foi non, dit le père Fougy. C’est un pauvre petit enfant trouvé que nous élevons pour faire plaisir à nos maîtres. Il est, du reste, gentil au possible.

— Un enfant trouvé, pensa l’homme, ils ne doivent pas y tenir ?…

Les danses continuèrent longtemps, mais au son du violon, parce que le musicien au trombone avait demandé à aller se reposer dans le foin.

Pépé était sans doute monté se coucher aussi. On ne s’en préoccupa pas. Mais quand, un peu plus tard, Aimée entra dans sa chambre, elle fut bien étonnée de ne pas voir Pépé dans son lit.

— Où est Pépé ? cria-t-elle.

— N’est-il pas couché ? dit le père Fougy.

— Comment ! Pépé n’est pas dans ta chambre, Aimée ? demanda la mère Fougy.

On appela l’enfant. Il ne répondit pas. On commença à s’inquiéter. Le père Fougy ouvrit la porte des mariés.

— Vous n’avez pas Pépé avec vous ? demanda-t-il.

— Certainement non, cria Adèle.

On prit des lumières et on le chercha dans la maison, pensant qu’il s’était endormi dans un coin. Mais point de Pépé.

Alors, on réveilla tout le monde, chacun se mit sur pied et on rechercha Pépé, appelant Pépé réclamant Pépé. Rien ne décelait la présence de l’enfant.

— Pourvu qu’il ne soit pas tombé dans le vivier, dit quelqu’un.

On alla au fond du jardin, on explora anxieusement le vivier avec des gaules.

— Ah ! ça, où est-il ? faisait Aimée, le cœur gros.

Les mariés eux-mêmes, inquiets, cherchaient.

— J’y songe, dit le père Fougy ; il ne pouvait pas quitter la trompette des yeux, il est peut-être dans le foin avec le musicien.

On courut à la fenière.

— Tiens, mais… le musicien n’est pas là !

Alors, une angoisse saisit la gorge de tous les gens de la noce, hommes et femmes, ceux qui n’étaient pas encore partis, qui couchaient à la ferme.

— Si le musicien était un voleur d’enfants ? fit-on.

— Comment, s’écria le fermier, ce barbu que j’ai tant fait boire, il serait capable !… Si je le trouve, je le casse en trois morceaux, et sa trompette aussi !

— Personne ne le connaissait, ce trompetteur, dit la mère Fougy.

Alors on s’inquiéta du musicien comme on s’était inquièté de l’enfant.

On essaya de les trouver l’un et l’autre.

Tous deux avaient disparu.



CHAPITRE II LE MÉCHANT HOMME

Au moment où il se retirait du milieu des gens de la noce, le musicien dit à Pépé :

— Menez-moi donc au foin.

Pépé avait pris le musicien par la main et ils étaient sortis dans la nuit noire pour se rendre au bâtiment situé dans le second plant de pommiers où se trouvait la fenière, quand, à cinquante pas du manoir, le musicien étendit brutalement sa main sur la bouche de l’enfant et, le prenant sous son bras, il se mit à fuir à longues enjambées.

Pépé essaya vainement d’appeler à son secours. Le musicien était un homme grand et robuste qui le maintenait contre lui et gagnait du terrain. Il courut de toutes ses forces jusqu’au jour et, au jour, il se jeta dans des chemins à travers bois.

Quand il se sentit isolé au milieu des arbres, loin des habitations, il s’arrêta.

Pépé criait et voulait fuir.

— Tu vas en goûter, dit l’homme.

Et, cassant une branche d’arbre, il enleva le pantalon du pauvre Pépé et lui donna des coups jusqu’au sang.

— Crie, piaille, dit-il, en le déposant à terre.

Le pauvre Pépé auquel il avait fait bien mal, sans qu’il eût commis aucune mauvaise action, pleura jusqu’à ce qu’il n’eut plus de larmes.

— Écoute-moi attentivement, dit le musicien. Sais-tu pourquoi je viens de te battre ? C’est pour t’apprendre ce dont je suis capable. Si tu m’obéis, je ne te ferai pas de mal davantage ; mais si tu ne m’obéis pas, je recommencerai la journée entière : de te fouetter ne me fatigue pas. Tu m’écoutes, hein ? Je suis un Prussien. J’étais parti de Prusse avec un camarade qui jouait du cornet à piston. À nous deux, nous gagnions assez d’argent français pour retourner riches en Allemagne. Malheureusement, mon camarade est mort. Seul avec mon trombone, je ne gagne presque rien. Je ramasserais plus d’argent si on me prenait pour un aveugle. Afin de passer pour aveugle, il me faut quelqu’un qui me conduise. Ce sera toi. Tu comprends, quand nous ne verrons personne, le long des routes ou dans les chambres, tu n’auras pas besoin de me guider : mais aussitôt que nous rencontrerons du monde, que nous entrerons dans un village ou que je jouerai dans une ville, tu me serviras de guide, tu seras mon petit chien. Moi, je fermerai les yeux, je jouerai de mon trombone, et tu feras la quête. Je gagnerai beaucoup d’argent, et quand je retournerai dans mon pays, tu seras libre. Voilà, mon petit. Je suis un Prussien, cela veut dire que je ne t’aime pas, toi qui es un petit Français, et je ne te ménagerai pas. Si tu ne veux pas accepter ma combinaison de bonne volonté, je vais recommencer à te fouetter.

— Oh ! non, plus me battre ! cria Pépé, qui souffrait des coups du méchant homme.

— Alors, ne piaille plus. Nous allons rester la journée dans le bois et nous marcherons cette nuit. Nous sommes près encore de Saint-Aubin et si les fermiers avaient l’idée de prévenir la gendarmerie, elle pourrait me retrouver.

Il lui donna du pain.

— Tu t’es bourré hier, lui dit-il ; il ne te faut pas grand’chose aujourd’hui. D’ailleurs, tu ne dois pas énormément manger, tu me coûterais trop cher.

Le pauvre petit Pépé, habitué à la forte nourriture de la ferme normande, dut rester sur sa faim, et, la nuit venue, le méchant homme ne le porta plus. Il lui fallut marcher, courir, lui petit, après ce grand vilain, et quand il s’arrêtait et disait qu’il n’en pouvait plus, le Prussien le prenait par le bras et le traînait.

— Marche ! commandait-il.

Après avoir cheminé la nuit entière, le pauvre petit Pépé tombait de fatigue et de sommeil, mais le méchant homme ne lui permit ni de se reposer, ni de dormir.

Ils se trouvaient à l’entrée d’un grand village.

— Tu es trop beau et trop propre, dit le Prussien.

Et avec ses ongles, il déchira le pantalon et la veste de Pépé. Il prit de la boue et la lui salit.

— Tu peux me guider à présent, dit-il ; tu t’arrêteras toutes les trois ou quatre portes, je jouerai un air, et tu iras de maison en maison, d’habitant à habitant, en tendant cette soucoupe et en disant : « Pour le pauvre aveugle, s’il vous plaît. » Et ne cherche pas à te sauver, car je te surveillerai et j’ouvrirai les yeux au besoin. À la moindre faute, je t’assomme, et, tiens ! voici pour te réveiller.

Et il lui donna deux gros soufflets.

Le pauvre petit Pépé se remit à pleurer.

Ô maman ! ô Dédèle ! ô Mémée ! murmurait-il, où êtes-vous, vous si bonnes ?

— Allons, conduis-moi, tandis que tu pleures, dit le Prussien. Ça apitoiera les gens davantage.

Ils entrèrent dans le village, et, de porte en porte, le pauvre petit Pépé tendit sa soucoupe en disant :

— Pour le pauvre aveugle, s’il vous plaît.

Les enfants du village, les femmes et les vieux venaient entendre le musicien. On se rangeait en cercle autour de lui, tandis qu’il jouait.

— Comment est-ce qu’il peut musiquer en étant aveugle ? demandait l’un.

— Je ne sais pas.

— C’est drôle, les musiqueux. Moi, je voudrais l’être.

— C’est du bruit, quoi. Au fond, ce n’est pas bien malin.

— Il faut tout de même qu’il ait du souffle pour remplir son tuyau de cuivre.

— Quand on en a l’habitude, dit un ancien soldat, ce n’est rien, et dans la musique de mon régiment il y avait des chaudrons dix fois gros comme cet instrument-là.

Pépé fit une assez bonne collecte dans ce village.

— J’avais raison, pensa le Prussien, de croire que cet enfant me servirait. On n’est jamais sans prendre les aveugles en pitié, et puis… j’ai l’accent allemand et ça éloignait les Français de me donner leur argent ; j’en ai même entendu qui se disaient que j’étais un mouchard. Le petit Pépé me permet de ne pas prononcer un mot moi-même. J’ai très bien fait de l’enlever. Un enfant perdu, c’est à tout le monde. Ces fermiers me savent peut-être gré de les en avoir débarrassés.

Il se dirigea vers Paris où il voulait jouer dans les cours.

— C’est à Paris qu’on gagne le plus d’argent, dit-il tout haut.

— À Paris, je retrouverai peut-être Mme Giraud, se dit Pépé. M. Giraud est banquier et il habite avenue Marceau. Je sais l’adresse.

Le soir, ils s’arrêtèrent dans une ferme et se couchèrent dans la paille. Le pauvre petit Pépé, qui n’en pouvait plus, dormit comme s’il eût été dans le bon lit fait par Adèle, entre les gros draps de toile blanche sentant la lessive et la lavande. Il aurait dormi encore longtemps si, au point du jour, le méchant Prussien ne lui eût crié :

— Allons, debout ! et en route !

Et il lui envoya un coup de sa grosse botte ferrée.

Le pauvre Pépé repleura tout le long, le long du chemin.

Il aurait voulu fuir, mais il n’osait pas, parce que le méchant homme le surveillait de près.

— Il me rattraperait, se disait-il, avec ses longues jambes, et, mauvais comme il l’est, il me tuerait sous les coups.

Il continua à mendier pour l’aveugle.

— Un aveugle qui y voit si clair ! pensait-il. Quand nous passons près des gendarmes, si l’un d’eux pouvait se douter qu’il n’est pas aveugle…

.

Quelquefois les gendarmes les arrêtaient et le cœur de Pépé battait d’espoir ; mais le méchant Prussien avait ses papiers en règle et dans ces moments-là il ne sourcillait pas et ne cessait de tenir solidement le bras du pauvre Pépé.

Une seule fois, quand ils eurent dépassé Bernay, un brigadier de gendarmerie fit cette observation :

— Nonobstant que vos papiers sont en règle, comme quoi est-ce qu’il se fait que votre garçon ne soit pas mentionné ?

— Il m’a rejoint depuis peu de temps, dit le Prussien.

— Pour lors qu’il faudra le faire ajouter sur vos papiers. C’est compris ?

— Oui, monsieur le gendarme, dit le Prussien en courbant bien bas son échine.

— Et puis, reprit le gendarme, que je ne vois pas énumérée votre qualité d’aveugle. Il faudra me faire ajouter ça sur vos papiers. C’est compris ?

— Oui, monsieur le gendarme, dit le Prussien en se courbant encore plus bas.

Il tordait le bras de Pépé, tellement il craignait de l’entendre parler. Il ne le lâcha qu’en voyant le brigadier et son fidèle ami le gendarme Pandore s’éloigner au pas tranquille de leurs chevaux.

Quand Pépé aperçut de loin la grand’ville de Paris, sans savoir pourquoi, il tressaillit.

Ils arrivaient à Paris par Bellevue et Meudon. En découvrant Paris de là-haut, Pépé eut une impression identique à celle qu’il avait eue en face de la mer. Il lui parut que Paris ne prenait pas fin, comme la mer.

— C’est là que je suis né, se dit-il ; c’est là que je pourrai retrouver mon père et ma mère, et c’est là que je retrouverai Mme Giraud. Oh ! je te quitterai, méchant Prussien, va, je te quitterai !

Il était résolu, le pauvre Pépé, mais le méchant homme ne le laissait pas s’éloigner d’un pas.

Depuis qu’il avait été volé aux braves Fougy, le pauvre petit Pépé avait maigri et pâli. Il n’était plus soigné par les filles du fermier et il ne mangeait plus tant qu’il voulait. Il ne fourrait plus ses doigts dans les pots de crème et ne chauffait plus la tuile pour les bonnes galettes de sarrasin. Le méchant homme le rationnait, et, quelquefois, il lui enlevait le pain qu’il lui avait donné en disant :

— Tu en as trop.

Pépé n’avait plus de bon cidre, il ne buvait que de l’eau claire. Presque jamais on ne lui procurait une nourriture chaude.

— Je ne grandirai plus, pensait Pépé, maintenant que je ne mange jamais de soupe.

Pour plus de sûreté, en entrant dans Paris, le méchant Prussien lui attacha une corde au bras, comme s’il avait eu un caniche pour le conduire, et il entoura son poignet à lui de l’autre bout de la corde.

Il s’installa dans un affreux garni, au fond de Grenelle, où on lui loua un grabat dans un cabinet pour dix francs par mois.

— Toi, dit-il à Pépé, tu es jeune, tu coucheras sur le parquet. Je te donnerai une couverture pour te garantir du froid.

C’était dur, plus dur encore que la terre nue au milieu des bois et des champs, le plancher qu’on lui donnait pour lit. Les nuits devinrent fraîches et un lambeau de couverture que le méchant Prussien tirait de son lit ne l’empêchait pas de grelotter. Il ne se déshabillait plus, lui que Dédèle avait tenu si propre, il se recroquevillait, les genoux sous le menton pour pouvoir mettre la couverture sur sa tête, mais il y avait, un vent coulis entre le bas de la porte et la fenêtre, qui souvent le glaçait et qui l’enrhumait. Il n’avait plus envie de jouer de la trompette ! et il souffrait plus qu’il n’avait souffert jusque-là.

Toute la journée, le méchant Prussien soufflait dans son trombone, de cour en cour, Pépé criait pour demander l’aumône et il sentait qu’à crier sa voix s’éraillait.

— Tiens, dis donc, toi, fit le méchant Prussien, en rentrant un soir dans son taudis, on pourrait peut-être te reconnaître à l’aide de ce P-P que tu as sur la main ?

Et, le matin, au moment de partir, il lui entoura la main avec des bandes faites d’un vieux mouchoir sale.

— Tu auras l’air d’être blessé ou estropié, dit le méchant homme ; tu n’en seras que plus intéressant.

Il n’était pas content de Paris, le Prussien. Il gagnait moins d’argent qu’il ne l’avait espéré. Pour économiser, il rogna sur sa nourriture et sur celle de Pépé, qui n’eut plus jamais que du pain et de l’eau.

— Oh ! si je pouvais me sauver ! pensait Pépé toujours tenu par la corde passée à son bras. Si je rencontrais Mme Giraud, ou M. Édouard avec Fanny ? Si mon pauvre papa et ma pauvre maman pouvaient me reconnaître ?

Et il essayait de pousser le méchant Prussien vers l’avenue Marceau, quoiqu’il ne sut au juste de quel côté tourner.

Mais le pauvre Pépé ayant l’imprudence de demander au Prussien de l’y conduire, celui-ci s’y refusait constamment et il ne quittait pas les quartiers populeux du centre.

Certains jours, le méchant homme rentrait satisfait de sa recette et il ne grondait pas ; mais quand la journée n’était pas fructueuse, ce qui arrivait le plus souvent, il disait à Pépé :

— C’est toi qui ne cries pas assez fort.

Et il lui donnait des gifles ou des coups de ses grosses bottes hérissées de clous.

— Si je le faisais pleurer dans les cours ? pensa-t-il.

Et il le piqua rudement avec une épingle, quand il eut fini de jouer du trombone.

L’enfant hurla de douleur, si fort qu’on s’informa ce qu’il avait.

— Il est si malade, dit le méchant Prussien. Quelquefois, les douleurs le tordent.

— Vous devriez le laisser chez vous, dit-on, ce pauvre petit.

Et on donna au musicien jusqu’à des pièces d’argent pour que Pépé prît du repos.

— Le moyen est bon, pensa le méchant Prussien, et il l’employa plusieurs fois par jour.

Le pauvre petit Pépé commença à se désoler et à dépérir.

Et pour augmenter encore sa recette qu’il envoyait régulièrement, chaque semaine, dans son pays de Prusse, le méchant homme, qui était rentré dans son taudis chaque jour vers huit heures du soir, s’ingénia d’aller jouer du trombone dans les cabarets fréquentés par des messieurs de mauvaise mine qui faisaient si peur au pauvre petit Pépé qu’il était presque heureux de se retrouver seul avec le Prussien.

Pépé dut donc rester sur pied une partie de la nuit. Le méchant Prussien le conduisit dans des cafés dont les fenêtres étaient malpropres et barbouillées au blanc d’Espagne, ou garnies de rideaux épais. Des hommes attablés mangeaient, buvaient, jouaient et fumaient en criant très haut, en faisant beaucoup de tapage.

L’atmosphère était épaisse à couper au couteau. Le faux aveugle entrait là dedans, et son instrument ne dominait pas toujours le bruit des disputes, des conversations, les ronflements des hommes endormis que Pépé voyait laidement étalés à ses pieds sous les tables.

— Il est joliment désagréable, ton instrument ! criait-on.

Et l’on donna au musicien, jusqu’à des pièces d’argent, (p 46).

— Si tu n’étais pas aveugle, c’est moi qui te mettrais à la porte !

— L’enfant n’est pas trop horrible.

— L’autre le tient comme un chien.

— À boire ! criaient des voix d’ivrognes.

Le méchant Prussien ne gagnait pas grand’chose dans ces cabarets, mais le peu qu’il gagnait s’ajoutait au reste.

Il ne se couchait plus qu’à une heure ou deux du matin. Pépé aussi.

La mauvaise saison arrivait lentement.

Très souvent, il pleuvait et le malheureux enfant n’avait rien pour se garantir de la pluie. Ses vêtements étaient en guenilles, ses chaussures ne tenaient plus à ses pieds, quand il avait reçu la pluie, il était traversé, et il fallait que tout ce qui le couvrait encore tant bien que mal séchât sur lui. Il claquait des dents sur le plancher du taudis où il couchait et il lui semblait quelquefois que ses membres se paralysaient et qu’il ne parviendrait plus à s’en servir.

Il ne faisait pas jour qu’il devait se secouer, descendre, toujours tenu en laisse comme un chien, de manière à se trouver dans les cours au moment où les habitants se lèvent, où les domestiques font le ménage et où on peut espérer de ramasser déjà quelque menue monnaie. Le méchant homme après avoir réveillé Pépé voulait réveiller tous les Parisiens avec son trombone. Mais il y en avait qui se fâchaient ; très fréquemment les concierges le mettaient à la porte. Il se vengeait de ce qui lui arrivait en piquant le pauvre petit avec son épingle. C’était devenu chez lui un système. Ça l’amusait beaucoup lorsque Pépé pleurait.

Pauvre Pépé ! il en avait assez de souffrir. Sa bonne petite nature se révoltait. Il n’en pouvait plus, se sentait devenir malade et il voulait en finir.

— J’aimerais mieux me noyer que de rester ainsi ! s’écriait-il.

Mais même pour se noyer, il aurait fallu qu’il pût quitter le méchant homme, et celui-ci ne le lâchait pas.

— Est-ce que je ne pourrai jamais me sauver ? pensait sans cesse le pauvre Pépé.

Un soir, comme ils retournaient vers Grenelle, le méchant Prussien descendit sous le pont Solférino pour voir si la Seine montait. Il lâcha un moment sa corde et Pépé se trouva à quelques pas de lui.

— Tiens mon trombone, lui dit le Prussien.

Pépé vint recevoir de ses mains son grand tuyau de cuivre, il attendit de le voir descendu, et, prenant son parti réso­lument :

— Voilà ton trombone ! s’écria-t-il en lançant l’instrument dans le fleuve.

Et il prit ses jambes à son cou, se mit à courir rapidement le long du quai.

Le Prussien, furieux d’avoir vu son trombone disparaître dans la Seine, avait vivement remonté la berge et l’escalier, et s’était mis à sa poursuite. Pépé l’entendait crier en se rappro­chant :

— Ah ! canaille ! tu vas aller rejoindre mon instrument dans l’eau.

Pépé s’essoufflait, allait être atteint.

Il aperçut plusieurs personnes causant près des ruines de la Cour des Comptes. Il alla droit à elles en criant :

— Sauvez-moi ! Sauvez-moi !

Le méchant Prussien, voyant des gens rassemblés et l’enfant implorant leur aide, fit un rapide détour et redescendit sur les bas-quais de toute la vitesse de ses longues jambes, en murmurant :

— Si encore cette canaille de Pépé m’avait laissé mon trom­bone ! Le jeter à l’eau ! Un si beau trombone ! Me voilà sans gagne-pain à présent, et je suis obligé de regagner la Prusse en mendiant. Coquin d’enfant, va ! Puisse-t-il t’arriver malheur.

Hélas ! le souhait du méchant Prussien allait s’accomplir, le pauvre petit Pépé tombait de Charybde en Scylla, et il n’échappait à un méchant homme que pour devenir la proie d’abominables gredins.



CHAPITRE III LA CAVERNE DES VOLEURS

Il y avait dans le temps à Paris, sur le bord de l’eau, un grand palais, haut élevé, qui avait des colonnes à chacun de ses étages, entre les fenêtres, et des sculptures et des frises, et tout ce qui fait un beau monument. À l’intérieur, ce n’était que belles salles avec des ors et des peintures, des escaliers de marbre, des portes avec des pentures sur chaque vantail, des statues, des meubles somptueux. Dans ce palais logeait le Conseil d’État et la Cour des Comptes du pays de France, et les conseillers y avaient accumulé beaucoup de papiers. Un jour, le feu prit dans ce palais, brûla tous les papiers, et il ne resta plus que des ruines.

Ces ruines, on les laissa, et le vent y jeta les graines de toute une végétation qui poussa peu à peu, mais avec une vigueur extraordinaire, brisant les pierres, soulevant l’asphalte, germant dans les moindres interstices. La terre végétale accumulée sur les débris, augmentée de la poussière des pierres incendiées s’effritant sous l’orage, suffisait pour que des mousses et des herbes recouvrissent le sol. Au bout de quelques années, on voyait dans ces ruines des platanes semés par le hasard qui avaient dix mètres de haut.

Les seules choses restées intactes étaient la grille de fer dont le palais était entouré, les étages du rez-de-chaussée et les caves.

Les individus auxquels le pauvre petit Pépé demandait aide et protection s’appuyaient contre la grille.

De voir un jeune garçon crier de le sauver en venant à eux les fit rire.

— Écoute, par ici, dirent-ils.

L’un d’eux demeura au coin de la grille et les autres tournèrent l’angle de la rue de Poitiers. Cette rue est bordée par ce palais d’un côté et de l’autre par une caserne, ce qui la rend déserte.

Près du coin, ils s’arrêtèrent.

— Es-tu là ? demandèrent-ils à une personne qui devait se trouver à l’intérieur des ruines.

Une forme de femme se montra au milieu des blocs de pierres écroulées et des branchages.

— Je suis là, dit cette femme.

Les hommes tirèrent du dessous de leur blouse ou de leurs habits des paquets qu’ils lui jetèrent.

— C’est tout, dit l’un. À demain : nous ne revenons pas ce soir.

— Bonne nuit, dit la femme.

L’un de ces hommes se mit à rire bruyamment.

— Tiens, prends encore ça, s’écria-t-il, pour t’aider.

Et saisissant le pauvre Pépé par le col de son vêtement déguenillé, il le passa par-dessus la grille et le laissa tomber de l’autre côté.

La femme qui avait ramassé les paquets ramassa aussi l’enfant, et elle s’enfonça dans les ruines tandis que les hommes retournaient dans l’intérieur de Paris.

Le pauvre Pépé avait été si étonné qu’il n’avait pas proféré une parole ; mais il n’était pas rassuré.

Après quelques pas derrière un pan de mur, il descendit, dans l’obscurité et traîné par la femme, un escalier qui con­duisait aux sous-sols.

Au bas de cet escalier, la femme prit une lanterne sourde qu’elle y avait déposée et ils enfilèrent une série de grands couloirs voûtés, puis tournèrent à droite.

— Est-ce toi, la fille ? demanda une voix.

— Oui, c’est moi, Marie ; n’aie pas peur, répondit la femme que Pépé suivait.

Une porte s’ouvrit et Pépé aperçut une lumière et la lueur rouge du feu. Marie et Pépé franchirent la porte, Marie la referma, et alors Pépé eut peur, bien peur.

Il lui parut que les femmes avec lesquelles il se trouvait étaient affreuses. Elles n’étaient cependant pas laides précisément, ni vieilles ; elles avaient un air que le pauvre Pépé ne pouvait guère définir, mais qui le faisait trembler.

Il sentait que ces femmes ne pouvaient être bonnes.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda la seconde des femmes, que l’on nommait Doxie, à celle qui amenait l’enfant.

— Ma foi, répondit Marie, je n’en sais rien. C’est Jambe-de-Cerf qui me l’a lancé en riant. Il a dit que l’enfant nous aiderait.

— Bon, dit Doxie. C’est jeune, et ça peut se dresser. Pour commencer, je vais lui faire gratter mes carottes. Mais voyons ce qu’ils ont rapporté, les amis.

Elles défirent les paquets que les hommes avaient lancé par-dessus la grille.

— Oh ! un énorme pâté de foie gras ! s’écria Doxie.

— Et deux belles volailles ! dit Marie.

— Ah ! ah ! fit Doxie, en voilà des saucisses ! Ils ont dévalisé un charcutier.

— Une pièce d’étoffe de soie bleue ! s’écria Marie. C’est pour moi, pour me faire une robe ! une superbe robe !

— Pourquoi pas pour moi ? demanda Doxie.

— Parce que je suis plus jeune que toi et que le bleu me va mieux, puisque je suis blonde. Toi, tu es brune. Tiens, tu peux prendre ce châle, si ça te fait plaisir.

— Oh ! un châle ! Quelle idée de décrocher ça. Un châle n’a plus de valeur.

— C’est toujours bon à prendre. Au clou, on en a encore dix francs.

Le « clou », c’était le Mont-de-Piété où on prête l’argent aux malheureux sur des gages qu’ils y apportent.

Pépé considé­rait ces deux femmes dénouant les paquets ou tirant les victuailles de jour­naux assez malpropres dont on les avait enveloppées. Elles portaient des robes neuves en étoffe de laine, de couleur sombre. Elles n’avaient rien sur la tête et étaient chaussées de pantoufles de feutre.

Quand elles eurent examiné ce qu’on leur avait jeté, la plus vieille des deux femmes, celle qui pouvait avoir trente ans et qui n’avait pas la robe bleue, dit à l’autre :

— Range ça.

— Aide-moi, dit à son tour Marie à l’enfant.

Elle lui mit plusieurs paquets sur les bras et passa dans une autre cave au milieu de laquelle il y avait de la paille et des matelas avec des couvertures.

— Ici, dit Marie, c’est la chambre à coucher.

Dans la cave suivante, Pépé remarqua un entassement de provisions et de marchandises de toute nature, empilées avec soin, en paquets ficelés d’avance et faciles à déménager. Une partie de cette cave était remplie de bouteilles de vin et de liqueurs.

— Hein, il y a de quoi boire ? fit Marie.

Elle revint dans la première cave, et Doxie dit à l’enfant :

— Gratte-moi ces carottes. Sais-tu faire ?

Pépé en avait assez vu racler à la mère Fougy.

— Je vais les gratter, dit-il.

— À la bonne heure ! dit Doxie. Jambe-de-Cerf avait raison, le petit nous aidera. Je lui ferai préparer ma cuisine.

Et elle posa une marmite sur le fourneau à pétrole dont elle se servait.

— Comment te nommes-tu ? demanda Doxie.

— Pépé, répondit l’enfant.

Les deux femmes éclatèrent de rire.

— En voilà un nom ! s’écrièrent-elles. Où as-tu pêché ce nom-là ? Où nos hommes t’ont-ils déniché ?

Pépé raconta ingénument son histoire.

Alors, dit Marie, tu es un enfant trouvé ? Tu es bien tombé avec nous.

— C’est peut-être l’enfant d’un de nos camarades, dit Doxie.

— Ma foi, dit Marie, pour l’avoir tatoué sur la main, il faut que ce soit quelque chose comme ça.

— Alors, demanda Doxie, il te battait, ton méchant Prus­sien ?

— Oh ! oui, dit Pépé, il était si méchant ! si méchant !

— Ici dit Doxie, nous ne te battrons pas, nous autres, si tu es sage et si tu ne cherches pas à te sauver.

— Me sauver ? interrogea Pépé.

— Oui : à sortir d’ici sans notre permission ou sans être avec nous. Prends garde ! Si tu cherchais à fuir ou si on te voyait dans les ruines, tu recevrais plus de coups que jamais le Prussien ne t’en a distribué.

Pépé, qui venait d’arriver dans ces caves, quoiqu’il ne se sentît pas entraîné par son bon petit cœur vers ces deux femmes, au contraire, répondit innocemment :

— Puisque vous m’avez sauvé du méchant Prussien, je ne veux pas vous quitter.

— Tu parles bien, dit Marie. Avec nous, du reste, tu man­geras tant que tu voudras et tu boiras du vin.

On lui donna de la soupe et on lui fit récurer la marmite.

Cependant, il entendait Marie dire à sa compagne :

— Pour qu’aucun de nos hommes ne soit rentré cette nuit, il faut qu’ils aient été retenus par une expédition.

— Pourvu qu’il ne leur arrive pas malheur !

Pépé s’attendait à sortir avec le jour ; mais la journée se passa autour de la lampe, avec la porte solidement verrouillée et les deux couvertures qui étaient fixées comme des portières derrière cette porte soigneusement tirées.

— Est-ce que vous restez toujours ainsi dans la cave ? demanda Pépé.

— Est-ce que tu ne t’y trouves pas bien ? Déjà ? dit Doxie. Prends garde de mériter des coups, Pépé !

L’enfant ne leva plus la langue ; mais habitué à l’air des champs, à l’air libre, sa petite poitrine s’oppressait dans cette atmosphère étouffante, pleine d’odeurs de provisions et des vapeurs du feu des lampes et du fourneau à pétrole.

On lui fit éplucher les légumes, laver les assiettes, essuyer les verres.

Le soir, il était bien fatigué.

Va te coucher, va, lui dit Marie. Tu es un gentil enfant ; tu dois avoir du sang des nôtres dans les veines ; je prendrai soin de ton avenir.

Pépé alla s’étendre sur un matelas, près de l’entrée de la seconde cave qui était masquée par une couverture.

Au milieu de la nuit, il fut réveillé par un grand bruit de voix.

Les hommes étaient arrivés dans la cave ; ils mangeaient, ils buvaient et racontaient leurs exploits.

Pépé eut peur de l’éclat de leurs cris et il fit mine de continuer à dormir.

Précisément, il entendit, en ce moment même, Jambe-de-Cerf qui disait :

— Marie, regarde donc si l’enfant dort ?

La femme souleva la couverture et vit Pépé immobile et les paupières closes.

— Il dort, dit-elle ; tu peux parler.

— C’est une fameuse expédition que celle que nous avons faite dans la nuit d’hier, dit Jambe-de-Cerf. Je t’en rapporte une belle montre et une belle chaîne en or ! C’est de la bonne fabrique. Et ce bracelet ?

— Il est pour moi ! s’écria Doxie.

— Attrape ! fit Jambe-de-Cerf, en le lui jetant.

— Raconte donc, dit Marie.

— M’y voilà, dit Jambe-de-Cerf On nous avait signalé une maison sise le long du Bois, à Neuilly. C’était Queue-de-Merle qui l’avait découverte.

— Parfaitement, dit Queue-de-Merle. J’ai du flair.

— Comme un autre, murmura un grand maigre qu’on appelait Des Pincettes à cause de l’extrême longueur de ses jambes.

— Plus que toi, en tout cas, dit Queue-de-Merle. Tu as manqué, l’autre jour, nous faire prendre par les sergos.

— C’est pas vrai !

Allons, la paix ! cria Jambe-de-Cerf. Laissez les mauvais souvenirs et les agents de police tranquilles.

Raconte donc ton histoire, dit Marie ; ils nous embêtent les autres.

Jambe-de-Cerf reprit :

— Queue-de-Merle nous avait indiqué une maison à Neuilly. Les propriétaires en étaient partis depuis deux jours pour aller assister aux derniers moments d’un parent ; leur départ avait été précipité, ils n’avaient rien emporté, rien serré. La maison restait sous la garde d’un domestique, mais ce domestique n’y demeurait pas la nuit. Il s’agissait d’opérer avec rapidité. Tandis que Des Pincettes faisait le guet, j’ai ouvert la porte avec des fausses clefs. Une fois dedans, nous avons trouvé des montres, de l’argenterie, quatre mille francs dans un tiroir, des bagues et cette broche. Queue-de-Merle a tenu à emporter cette petite pendule, je ne sais pourquoi…

— Pour savoir l’heure, dit Queue-de-Merle.

— Elle a failli nous perdre, dit Jambe-de-Cerf. Comme nous sortions de la maison, elle s’est mise à sonner. Il y avait deux sergos en face. Nous n’avons eu que le temps de filer, et plus vite que ça.

— Est-ce qu’elle n’est pas jolie, ma pendule ? demanda Queue-de-Merle. Voyons, Doxie, dis-le ?

— Il ne faut jamais commettre d’imprudence, dit Doxie sévèrement.

— Alors, voyons, en somme, dit Marie, qu’est-ce que nous avons volé ?

— Deux montres et trois chaînes, dit Jambe-de-Cerf ; ces quinze couverts en argent, cette louche, cette broche qui a des diamants et qui vaut au moins deux mille francs, ces trois bagues et quatre mille francs.

— Et ma pendule, dit Queue-de-Merle.

— Vous n’avez pas perdu votre nuit, mes enfants, dit Marie.

Le pauvre petit Pépé avait tout entendu. Il était atterré. Il était maintenant chez des voleurs. Ces deux femmes avec lesquelles il vivait étaient des femmes de voleurs, des voleuses !

Il trembla de tous ses membres à l’idée qu’il se trouvait avec de si mauvaises gens, et il regretta presque le méchant Prussien.

Aimée lui en avait raconté, de terribles histoires ! Elle ne se doutait pas, la grosse bonne fille, qui devait être bien inquiète sur son sort, que le pauvre petit Pépé était tombé dans une caverne de voleurs. Et si les gendarmes qui finissaient toujours, comme Aimée le lui avait affirmé, par s’emparer des voleurs, venaient tout à coup dans cette caverne, on le prendrait peut-être, lui aussi, pour un petit voleur ! Ce serait affreux !

Et dans les rêves qu’il faisait, couché sur son matelas, il voyait des gendarmes à pied, à cheval, arrivant de tous les côtés, la moustache hérissée, les mains étendues, les doigts crochus, prêts à le saisir, lui, le pauvre petit Pépé.

Il se réveillait, se croyant harponné par ces mains, haletant des gros yeux des gendarmes, pris pour un voleur, et reconnaissant que ce n’était qu’un rêve et qu’il était encore dans les caves de la Cour des Comptes, il se disait :

— Il faut que je me sauve.

Et la dizaine d’hommes qui composaient cette bande de gredins, venant se coucher, il ne remua pas, il fit mine de dormir profondément.

La journée suivante, personne ne sortit. Ils passèrent leur temps à manger et à boire.

— Et cet enfant, demanda Jambe-de-Cerf, vous aide-t-il ?

— Oh ! oui, répondit Doxie, il m’est très utile.

— Tu as de la chance d’être venu entre nos mains, dit Jambe-de-Cerf en s’adressant à Pépé, car tu aurais pu demander de te secourir à de mauvais garnements qui auraient abusé de ton enfance pour ne pas te nourrir ou te faire faire de rudes corvées. Ici, ce que tu as d’ouvrage n’est pas lourd, et c’est un travail qui convient à ton âge. Tu es avec des femmes qui sont la crème des femmes et je suis sûr qu’elles te gâtent. Tu manges et tu bois tant que tu veux. Les alouettes choient toutes rôties dans ton bec. Oui, tu peux te vanter d’avoir de la chance !

Pépé ne soufflait mot, mais il mangeait le moins possible et du bout des dents, depuis qu’il savait que ce qu’on lui donnait avait été volé et il put constater que la crème des femmes était capable d’aigrir.

Le soir, pour fêter leur vol, ces bandits débouchèrent plu­sieurs bouteilles de vins rouges, blancs et de champagne qu’ils avaient dérobées chez un épicier du boulevard Sébasto­pol. Ils se grisèrent ; les femmes aussi. Quand ils furent gris, ils commencèrent à se disputer, ils se dirent des gros mots et les deux femmes se prirent aux cheveux. C’était curieux de les voir ! Elles avaient empoigné leur chignon à pleine main et elles tiraient dessus tant qu’elles pouvaient. Au lieu de chercher à les séparer, les hommes, que ce combat amusait, leur criaient :

— Hue donc ! hue ! comme on fait aux chevaux, et kis ! kis ! comme on fait aux chiens.

Le pauvre petit Pépé, pour n’avoir pas couru assez vite chercher une bouteille, reçut un grand coup de pied qui l’envoya contre la muraille. Il se mit à pleurer, les hommes à rire,

Il fut délivré lorsque, avec tout le monde, il alla s’étendre sur son matelas.

Il s’endormit bientôt, mais en se promettant de se sauver.

— Je me suis tiré des mains du méchant Prussien, pensait-il ; je sortirai de cette caverne de voleurs.

En effet, le lendemain, il profita de ce que les deux femmes étaient occupées dans la cave du fond pour ouvrir la porte et fuir à toutes jambes.

Mais, hélas ! le pauvre petit ne connaissait pas les détours de l’immense sous-sol de ces ruines. Au lieu d’arriver à l’escalier et à la lumière du jour, il se perdit.

Tout était noir autour de lui ; l’obscurité commença à lui faire peur ; puis il eut la sensation qu’il ne retrouverait pas son chemin et ne reverrait pas la lumière.

— Eh bien, dit-il, en s’accroupissant dans un coin, je ne bougerai pas, je ne crierai pas. J’aime mieux mourir que de retourner avec ces voleurs.

Il aurait désiré y retourner qu’il n’eût pas plus retrouvé son chemin qu’il n’avait découvert celui qui menait à la sortie. Il était très étendu, le palais, c’était comme un labyrinthe. Mais les deux femmes le connaissaient.

Dès qu’elles s’étaient aperçues de la fuite de Pépé, elles avaient pris leur lanterne et tout d’abord avaient été jeter un coup d’œil au dehors.

— Il n’est pas possible qu’il ait franchi la grille tout seul, dit Marie, ni qu’il ait découvert les deux barreaux que nous déplaçons pour sortir.

— Il pourrait être caché dans la ruine. Explorons les caves, nous verrons après.

Leur lanterne à la main, elles se mirent à parcourir les galeries et, sachant s’y guider, elles ne furent pas longtemps sans découvrir le pauvre Pépé dans le coin où il s’était blotti et où il se faisait bien petit, pour qu’elles ne le vissent pas.

— Ah ! tu veux te sauver, toi ! fit Doxie.

— Oui, dit courageusement Pépé, je ne veux pas rester avec des voleurs.

— Attends un peu, fit Marie.

Elles le ramenèrent dans leur cave, fermèrent la porte, le mirent entièrement nu, et toutes deux, avec une sorte de rage, un bâton à la main, le frappèrent jusqu’à ce qu’il tombât sous les coups, le corps bleu et presque sanglant.

— Ah ! tu dis que nous sommes des voleurs ! s’écriait Marie. Ah ! tu nous le dis ! Voilà pour t’apprendre à nous respecter, petit moutard ! C’est toi qui es un voleur, entends-tu !

— Ce n’est pas vrai, je n’ai pas volé ! s’écriait Pépé, non, je n’ai pas volé !

À la suite de tous ces coups qui meurtrissaient son corps, le pauvre Pépé eut la fièvre et devint malade. On le laissa sur son matelas, dans une couverture. Jambe-de-Cerf, auquel les femmes racontèrent ce qui s’était passé, dit :

— Il faudra le laisser toujours simplement en chemise, afin qu’il ne songe pas à s’enfuir. Un enfant comme ça pourrait nous dénoncer. Il ne faut pas qu’il sorte, et au besoin…

L’horrible voleur fit le geste de tuer le pauvre petit Pépé.

L’enfant n’était pas capable de s’enfuir. Pendant deux mois il tremblota de fièvre et ses jambes avaient peine à porter son corps, qui maigrissait chaque jour davantage. L’automne était revenu, et, quoique la cave ne fût pas froide, le fourneau à pétrole ne la chauffait pas suffisamment. Le pauvre Pépé était si faible qu’on ne faisait plus attention à lui et que plusieurs fois les deux femmes sortirent avec les hommes sans s’inquiéter de le laisser seul. Il est vrai qu’elles avaient soin de fermer leur porte à laquelle Jambe-de-Cerf avait vissé une forte serrure.

Cependant, Pépé se répétait :

— Je voudrais me sauver. Il faut absolument que je me sauve.

Un soir que tout le monde était parti pour aller au bal, à Montmartre, il se dit :

— Je veux sortir.

Il prit un couteau, et, avec beaucoup de peine, en employant toutes ses forces, il parvint à dévisser la serrure, qu’il jeta à terre.

— J’ai la lanterne, cette fois, dit-il.

Il l’alluma, et, en chemise, car on lui avait retiré ses vêtements, il chercha son chemin à travers les caves et les couloirs et arriva à l’escalier.

— Pourvu que je ne rencontre aucun de ces vilains voleurs ! se répétait-il anxieusement,

Le froid le saisit dès la sortie. Il y avait longtemps qu’il n’avait respiré l’air extérieur. Son petit corps frissonnait ; mais il fut content, malgré qu’il grelottât, de revoir le ciel et les étoiles.

— Il y en a encore ! s’écria-t-il en battant des mains, oubliant que le bruit pouvait le trahir.

Il se faufila à travers les ruines, après avoir éteint et jeté au loin sa lanterne et il essaya de franchir la grille du côté de la Légion d’honneur. Il se cramponnait désespérément aux barreaux et, chaque fois, il glissait. Le froid paralysait ses pauvres membres.

— Oh ! faisait-il, est-ce que je vais être repris par les voleurs !

— Qu’est-ce que vous faites là ? fit une grosse voix.

Instinctivement, Pépé regarda derrière lui, croyant voir Doxie, ou Marie, ou Jambe-de-Cerf, ou Queue-de-Merle.

C’était un gardien de la paix qui faisait sa ronde en compagnie d’un camarade.

— Oh ! monsieur, monsieur, sortez-moi d’ici, fit Pépé d’un ton suppliant.

— Je le crois que je vais t’en sortir, dit l’agent, car tu ne devrais pas y être.

Il passa ses bras à travers les barreaux et enleva Pépé que son camarade cueillit par-dessus la grille.

Il est en chemise, ce petit ! s’écrièrent-ils. Il va mourir de froid.

Le premier agent l’enveloppa dans sa capote et le porta au poste, dans la rue de Lille.

— Comment se fait-il que tu sois ramassé, en chemise, dans les ruines de la Cour des Comptes ? demanda à Pépé, quand celui-ci se fut réchauffé près du poêle, le brigadier qui se trouvait dans le poste.

— Je me sauvais des voleurs, dit Pépé.

— Des voleurs !

À ce mot, tous les agents dressèrent l’oreille et ils formèrent cercle autour de l’enfant.

— Oui, des voleurs, dit Pépé avec force.

Et il raconta comment il s’était tiré des mains du méchant Prussien pour chercher asile parmi des hommes qui vivaient de leurs larcins.

— Eh ! mais !… Eh ! mais !… fit le brigadier. C’est très grave ce qu’il raconte, ce petit.

— Je m’étais souvent affirmé à moi-même qu’il pouvait y avoir des voleurs dans ces ruines, dit un agent.

— Je suppose que ce qu’il y a de mieux à faire, dit le brigadier, c’est d’aller de suite avec cet enfant chez le commissaire de police. Prenez une couverture, enveloppez-le dedans, et partons.



CHAPITRE IV LES BRIGANDS EN PRISON

Arrivé au commissariat de police, on ne trouva pas le commissaire. Il n’y avait chez lui que son secrétaire.

— C’est une affaire qui paraît grave, dit le brigadier. Cet enfant raconte qu’il y a une bande de voleurs dans les ruines de la Cour des Comptes.

— Quelle sottise ! fit le secrétaire. Il y a une grille. Comment feraient-ils pour entrer ?

C’est vrai, s’écria le brigadier en réfléchissant profondé­ment ; au fait, comment pourraient-ils entrer ?

— Ils sautent par-dessus, dit Pépé.

— Voilà, conclut le brigadier, ils sautent par-dessus.

— C’est fort improbable, dit le secrétaire ; car, en sautant par-dessus, ils risqueraient de se faire remarquer et on les arrêterait. Quant à s’installer dans les ruines !… Cet enfant ne sait ce qu’il dit.

— Je sais très bien ce que je dis ! s’écria Pépé.

— Le meilleur, observa le brigadier, c’est d’envoyer chercher le commissaire.

— Je vais vous dire, brigadier, dit le secrétaire : le commissaire est au théâtre ; il s’amuse, et ce n’est pas moi qui le dérangerai. Un homme qui s’amuse n’aime pas qu’on le dérange.

— Je comprends ça, dit le brigadier. Il faut donc l’attendre. Je vais installer l’enfant devant le feu pour qu’il n’ait pas froid, le pauvre !

— C’est un petit vagabond ? dit le secrétaire.

— Non, s’écria Pépé, je ne suis pas un vagabond !

— Où est ton domicile ? demanda le secrétaire.

— Je ne sais pas.

— Et celui de tes parents ?

— Je ne sais pas.

— Hé bien, alors ?… Tu es vagabond. C’est ce que je disais.

— Non, non, cria Pépé qui n’était pas convaincu, ce n’est pas vrai !

— Tiens, tiens… Qu’est-ce que tu as sur la main ? demanda le secrétaire. Qu’est-ce que c’est que ce P-P ?

— J’ai toujours eu cette marque, dit Pépé.

— C’est cela : tu es un enfant perdu, sans parents, sans domicile. Il n’y a qu’aux enfants perdus ou aux mauvais petits vauriens qu’on fait de ces tatouages.

— Je ne suis pas un petit vaurien ! s’écria Pépé, non !

— Tu le diras au commissaire, dit le secrétaire.

Le commissaire rentra vers minuit.

Il écouta très attentivement le récit de Pépé.

— Comment ! mais c’est très grave ! s’écria-t-il. Vous ne m’avez pas envoyé chercher de suite, monsieur le secrétaire ?

— Vous étiez en train de vous amuser, dit le secrétaire.

— Vous êtes un imbécile dit le commissaire. Si ces brigands-là peuvent se douter que cet enfant les dénonce, ils vont déguerpir. Allez chercher une voiture.

Il s’assit à sa table et écrivit un rapport pour informer le Préfet de police.

— Je ne puis guère cette nuit… pensa-t-il ; il est trop tard. Mais peut-être que l’on pourrait surprendre cette bande en plein jour ?…

Il se tourna vers l’enfant.

— Passent-ils quelquefois leur journée dans les caves, ces voleurs ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Pépé, et ils s’y grisent.

Le commissaire s’adressa à son secrétaire :

— Vous allez conduire cet enfant au Dépôt, dit-il ; vous aurez soin de dire que c’est un brave enfant et qu’il faut le mettre à l’infirmerie. Recommandez de lui faire donner des vêtements. Demain, on l’ira chercher. Vous passerez ensuite à la Préfecture et vous remettrez ce rapport au chef de la sûreté en lui disant d’envoyer immédiatement des agents. Tenez cet enfant chaudement enveloppé dans la couverture.

Le secrétaire fit monter l’enfant dans un fiacre.

Le pauvre petit Pépé eut le cœur gros quand il vit la voiture passer sous des portes sombres, s’arrêter dans une cour étroite dont toutes les fenêtres étaient solidement grillées et où il y avait des factionnaires. Le secrétaire lui fit franchir des galeries et des corridors où on voyait des gardiens et beaucoup de gros verrous à d’énormes portes percées de judas.

Pépé devina dans quel lieu il se trouvait.

— Est-ce que je suis en prison ? demanda-t-il.

Celui que le commissaire avait lui-même traité d’imbécile justifia une fois de plus ce qualificatif en répondant à Pépé :

— Sans doute, tu es en prison ; le Dépôt, c’est la prison.

Ce mot produisit sur Pépé un effet de terreur plus grand que les coups du méchant Prussien et que le contact des gredins. Il éclata en sanglots.

— Pourquoi est-ce que c’est moi qu’on met en prison, répétait-il, puisque ce n’est pas moi le voleur ?

— Il faut bien te déposer quelque part, dit le secrétaire. Demain, quand on saura au juste qui tu es, on te rendra aux personnes qui peuvent te garder, probablement, et si elles ne le peuvent pas, on te remettra en prison.

— Il n’y a pas de danger, pensait Pépé, que je parle de Mme Giraud, ni des Fougy. Ils n’auraient qu’à savoir qu’on m’a mis en prison ! Ils croiraient peut-être que j’ai mérité d’y être. Non, jamais je ne parlerai d’eux ! jamais !

Et il répétait :

— Je ne suis pas un voleur, moi ! Pourquoi est-ce que c’est moi qu’on met en prison ?

Et il ajoutait :

— Je ne veux pas rester en prison. Je me sauverai encore.

On le fit coucher dans l’infirmerie, mais cette infirmerie était loin d’être meilleure qu’une cellule. C’était une grande chambre basse, garnie de huit lits, éclairée pendant le jour par des manières de soupiraux donnant sur une cour sombre, et éclairée la nuit par une veilleuse qui en rendait l’aspect lugubre.

Pépé ne put souffrir l’idée qu’il était en prison, et, seul, dans cette salle, il eut peur.

— Pourquoi est-ce moi qui suis en prison ? s’écriait-il en pleurant. Ce n’est pas juste ! ce n’est pas juste !

Il se jeta contre la porte et la frappa des pieds et des poings.

— Je veux sortir ! criait-il. Je veux sortir !

— Allons, fit un gardien de l’autre côté de la porte, vas-tu bientôt être sage, petit galopin, ou je te mets au cachot.

Au cachot ! Pépé en trembla de tous ses membres. Il se blottit vite dans son lit, mais il ne s’endormit pas et peupla sa prison d’images terribles de Prussiens, de voleurs, de gendarmes, de commissaires et de gardiens de prison, qui firent pousser plusieurs fois de grands cris d’effroi.

Le matin, on lui donna pour s’habiller des vêtements qui avaient été portés, et, aussitôt qu’il fut prêt, il mangea une soupe et un agent l’emmena au commissariat où il s’était trouvé la veille.

— Je ne veux pas qu’on me remette en prison ! s’écria-t-il dès qu’il aperçut le commissaire.

— En prison ? dit ce dernier, un brave homme aimant les enfants, tu n’y as jamais été,

— Si, cette nuit ! s’écria Pépé.

— Seulement pour que tu fusses à l’abri. Ça ne s’appelle pas être en prison. C’est pour attendre qu’on puisse faire quelque chose de toi.

— Je ne veux pas y retourner, répéta Pépé, moi, en prison.

Le commissaire l’assit sur ses genoux et lui demanda toutes sortes d’indications sur les voleurs des ruines de la Cour des Comptes.

— Nous allons essayer de les pincer à présent, dit-il ; tu vas nous accompagner.

Il était, à quelques minutes près, dix heures du matin, Le commissaire était sur de rafler une partie de la bande, car un agent déguisé, c’est-à-dire habillé comme tout le monde, placé alors qu’il faisait encore nuit en surveillance autour des ruines, avait vu rentrer les deux femmes et plusieurs hommes.

De plus, le concierge des ruines, logé dans une bâtisse en briques bâtie sur la rue de Lille et qui ne s’était jamais aperçu de rien, affirmait avoir perçu des chants venant des sous-sols.

Le commissaire organisa son expédition. C’était comme une manœuvre militaire. Il devait envelopper complètement la Cour des Comptes avec ses agents qui seraient peu éloignés les uns des autres de manière à ne permettre à aucun individu de passer entre les anneaux de leur chaîne.

Les agents filèrent discrètement par la rue de Lille, par la rue de Poitiers, par la rue de Bellechasse et le quai, et, sans éveiller l’attention, ils établirent leur cordon autour du palais en ruine.

En même temps, le commissaire de police, tenant Pépé par la main, pénétrait avec des agents de la sûreté et des gardiens de la paix dans les ruines mêmes.

— Mène-nous à l’escalier des caves, dit le commissaire à Pépé.

Mais Pépé ne reconnut pas le terrain. Ce furent les agents aidés du concierge qui trouvèrent l’escalier.

— Faites attention, dit le commissaire, ces brigands-là pourraient avoir des armes et ils sont capables de s’en servir.

On alluma des falots, on laissa quelques hommes en haut de l’escalier et on descendit avec précaution.

— Sais-tu de quel côté nous devons nous diriger ? demanda le commissaire à l’enfant.

— Non, je ne sais pas, dit Pépé.

Il ne voyait plus son chemin au milieu du dédale des cou­loirs ménagés sous le grand palais.

Ils arrivèrent cependant devant la porte et Pépé la reconnut.

— C’est là qu’ils sont, dit un agent.

— Attention, répéta le commissaire.

Et il cria :

— Ouvrez, au nom de la loi.

Personne ne répondit. Il poussa la porte. À sa grande sur­prise, elle s’ouvrit sans résistance. L’odeur répandue dans la cave lui fit connaître que les lumières venaient d’y être éteintes.

— Ils sont ici, pensa-t-il.

Les agents explorèrent la caverne des bandits. Tous les objets s’y trouvaient tels que Pépé les avait indiqués au commissaire ; les détritus de la cuisine des voleurs, détritus du matin ou de la nuit, ne laissaient aucun doute sur leur présence ; seulement, il n’y avait personne dans leur domicile ordinaire.

— Voyons, pensa le commissaire, ils ne peuvent être sortis des ruines… ces ruines n’ont aucun souterrain communiquant avec l’extérieur… ils sont ici.

Il se tourna vers le concierge :

— Il n’y a de libre que cet escalier par lequel nous sommes descendus ? demanda-t-il. Les autres escaliers ont été murés, vous en êtes sûr ?

— Oui, monsieur le commissaire, répondit le concierge.

— En ce cas, nous les tenons, murmura le commissaire.

Alors commença dans les caves une véritable battue. De nouveaux agents rejoignirent les premiers et de tous côtés on explora les dessous du palais.

— En voilà une ! crièrent les agents en amenant une femme qui se débattait.

— Tiens, c’est Doxie ! s’écria Pépé.

— Petit gredin, fit Doxie, si jamais je t’attrape !…

En ce moment, deux hommes foncèrent tête baissée sur les agents, en jetèrent par terre, bousculèrent les autres, et passèrent comme une trombe devant le commissaire et Pépé.

— Ils s’échappent ! s’écria Pépé.

Le commissaire sourit. Il savait qu’ils n’iraient pas loin. Deux coups de revolver qu’il entendit l’inquiétèrent, mais il continua son exploration aussitôt ses agents relevés et remis de la charge à fond de train des deux bandits.

On trouva peu à peu la bande entière, l’un dans un coin, l’autre caché derrière des pans de mur écroulés, celui-ci derrière des monticules de débris.

Marie fut arrêtée la dernière.

— Oh ! petit misérable ! s’écria-t-elle en mettant le poing sous les yeux de Pépé. Quel malheur que je ne t’aie pas étranglé de mes propres mains !

— Allons, modérez-vous, dit le commissaire.

Ils remontèrent au jour. Un triste spectacle les attendait.

Cet abominable brigand de Jambe-de-Cerf avait blessé d’un coup de revolver un des braves agents demeuré en haut de l’escalier.

— Voilà qui te coûtera aussi cher que tes vols, dit le commissaire.

— Possible, fit Jambe-de-Cerf ; mais je suis un peu vengé. C’est toujours ça. Quant au petit, si jamais il tombe sous ma patte, lorsque j’aurai tiré mon temps, je lui en ferai danser une dont il ne perdra pas la mémoire. Tu entends, Pépé.

— Je n’ai fait que me sauver, dit Pépé bravement. C’est vous qui vous êtes emparés de moi et qui me teniez prisonnier dans votre cave. Je me suis délivré et vous êtes des voleurs.

— Tu n’en viendras pas moins en prison avec nous, dit Jambe-de-Cerf.

Cette parole glaça d’effroi le pauvre petit Pépé.

— Est-ce qu’on me renfermerait encore dans cette vilaine prison où j’ai eu si peur ? se demanda-t-il. Ils en sont capables puisqu’ils m’y ont déjà enfermé, quoique que je n’eusse rien fait. Oh ! ces gros verrous, ces grilles, je ne veux pas les revoir ! Non, non, je ne veux pas revoir cette horrible chambre !

On attachait les menottes aux brigands qu’on venait d’arrêter et on les emmenait au commissariat.

Pépé chemina avec le commissaire.

— Monsieur, lui demanda-t-il, est-ce vrai que vous me ramenez en prison ?

— Tu n’es pas en prison, dit le commissaire. On ne t’y met que pour attendre, seulement pour qu’on sache, ce qu’on fera de toi et pour voir juger ces gredins-là.

Pépé ne comprit pas la différence qu’il y avait entre demeurer en prison pour attendre qu’on l’envoyât ailleurs ou que ces voleurs fussent jugés, ou y être envoyé pour avoir commis une mauvaise action ; son raisonnement était simple et vrai :

— Je n’ai rien fait ; on me met en prison tout de même ; je ne veux pas aller en prison.

Le commissaire, en arrivant dans son bureau, commença par procéder à l’interrogatoire des voleurs tandis qu’on transportait chez lui le contenu des caves.

Les agents de la sûreté qui se trouvaient là, des agents qui ont l’habitude de rechercher les criminels, reconnurent de suite Jambe-de-Cerf, Queue-de-Merle et Doxie pour de vieilles connaissances à eux, des brigands de la pire espèce.

— Ils n’ont pas pris Des Pincettes, se dit Pépé.

Ces bandits montraient une grande insolence, et, loin de dissimuler leurs crimes, ils les étalaient avec une sorte de gloriole, tellement ils étaient mauvais, méchants, pervers.

— La maison de Neuilly ? disait Jambe-de-Cerf, oui, c’est nous qui l’avons dévalisée. Mais l’argent est en lieu sûr, mon pauvre commissaire, tu ne l’auras pas.

— Je vous défends de me tutoyer, dit le commissaire. Parlez poliment.

— Tout l’honneur est pour toi, dit Jambe-de-Cerf en riant.

— Je voudrais bien savoir où vous trouveriez un moyen de nous empêcher de vous tutoyer, si ça nous fait plaisir, dit Doxie.

— Laissons ça, et répondez, dit le commissaire. Vous avouez être les auteurs du vol de Neuilly ?

— Un peu, mon neveu, dit Queue-de-Merle. Et ce bourgeois qui, l’autre jour, fut trouvé ficelé comme une andouille, sous un banc, en plein boulevard des Italiens, c’était un coup de Queue-de-Merle, pour te servir.

— Et cette dame, dit Marie, qui, place de la Concorde, s’est trouvée privée de son manteau… c’est moi…

— Au lieu de nous arrêter, dit Jambe-de-Cerf, on devrait nous voter des félicitations. C’est un art de reprendre avec adresse son bien sur les épaules du prochain.

— Cependant les marchandises des caves de la Cour des Comptes s’accumulaient au commissariat.

— Quel malheur ! soupirait Jambe-de-Cerf, que nous n’ayons pas eu le temps de boire notre vin.

— D’où proviennent ces étoffes ? demanda le commissaire.

— Des grands magasins, tiens ! Ils sont faits pour qu’on s’y approvisionne, les grands magasins.

— Et qui volait ces pièces de laine et de soie ?

— Moi, fit Marie. Ah ! j’en ai trompe des commis ! jusque sous leur nez !

— Où avez-vous pris cette cafetière en argent ? demanda le commissaire.

— Ah ! ça, c’est moi, dit un des voleurs. Un jour que j’avais dîné dans une maison honorable, comme c’est une chose qui ne m’arrive pas souvent, j’ai emporté cette cafetière, en souvenir.

Le défilé des vols continuait, et de plus en plus les voleurs devenaient impertinents vis-à-vis du commissaire.

— En voilà des jambons ! s’écria ce dernier.

— Il faut vivre, dit Jambe-de-Cerf.

— Tous ces gens-là sont de grands voleurs, murmura le commissaire.

— C’est positif, dit Queue-de-Merle, mais nous n’avons jamais assassiné personne. Notre tête ne craint rien.

Et tandis que continuait l’interrogatoire des prisonniers, le petit Pépé passait derrière les agents. Il allait, il venait. On ne faisait pas attention à lui. Il accompagnait ceux qui descen­daient, il remontait avec ceux qui apportaient les objets volés.

Puis, à un beau moment, se voyant dans la rue et les gardiens de la paix ayant le dos tourné, il s’enfuit sans regarder en arrière, loin, loin, loin.

— Je n’irai plus en prison, pensa-t-il.

Mais où pouvait-il aller ?



CHAPITRE V DANS LES RUES

— Je vais me rendre chez Mme Giraud, pensa-t-il.

Mais il n’osa demander son chemin. Il craignait de s’adresser à quelque ami des bandits ou à quelque agent de la police. Il croyait que tous les gardiens de la paix connaissaient son visage et avaient l’ordre de l’arrêter pour le remettre en prison. Aussitôt qu’il en apercevait un, il filait du côté opposé dare, dare.

— Et si la personne à laquelle je vais demander mon chemin, se disait-il, devine que je ne sais où loger, que je suis toujours un pauvre petit perdu, et me replace dans les mains d’un agent, celui-ci me reconduira en prison. Il faut que je me cache soigneusement.

Et pensant à la famille Giraud, il ajoutait :

— Je ne veux pas qu’ils sachent que j’ai été en prison ; je ne veux pas leur dire que j’ai vécu avec des voleurs. Ils ne me laisseraient plus jouer avec M. Édouard. Je serais honteux ; ils auraient horreur de moi… Alors, qu’est-ce que je leur dirai ?

Il aurait voulu ne pas les aller voir, et il ne savait que faire s’il ne se rendait pas chez eux.

Il s’arrêta devant un pâtissier dont il eût volontiers mangé quelques brioches, car il avait faim. Il se dit qu’un pâtissier devait être un brave homme, aimant les enfants qui adorent ses gâteaux, qu’il ne le ferait pas arrêter. Il lui adressa la parole.

— Voudriez-vous, lui demanda-t-il, m’indiquer l’avenue Marceau ?

— Vous n’y êtes pas, mon petit garçon, lui dit le pâtissier. Il faut d’abord passer les ponts, ensuite vous suivrez les quais jusqu’à ce que vous trouviez une grande place sur laquelle donne presque l’avenue Marceau. On vous l’indiquera quand vous serez là, au bout du pont de l’Alma.

— Et pour passer les ponts ? demanda Pépé.

— Oh ! ce n’est pas difficile : prenez la première rue à gauche, et c’est tout droit.

Pépé arriva sur les quais facilement, mais comme il enfilait le pont, une grosse pluie froide commença à tomber et elle devint torrentielle. En quelques minutes, le pauvre petit Pépé fut entièrement traversé. Il chercha un refuge sous une porte et se butta contre un gardien de la paix qui y était venu demander, lui aussi, un abri. Pépé eut peur d’être reconnu et repris, et il courut plus loin. La pluie augmenta encore. Il vit de grosses conduites à gaz déposées sur la voie publique, il se glissa dans l’une d’elles et resta là, transi de froid, mouillé jusqu’aux os, entendant la pluie sonner sur l’énorme tube dans lequel il était comme si on avait projeté des cailloux contre sa paroi.

— C’est bien maintenant, pensa-t-il, que je n’oserai pas frapper à la porte de Mme Giraud. Fuyant les voleurs et les gendarmes, malpropre et mouillé, de qui aurais-je l’air ? Les domestiques de Mme Giraud me jetteraient à la porte sans me laisser voir leurs maîtres.

La pluie continua la journée entière. Il n’osa pas sortir de son tuyau.

— Où irai-je ? se demanda-t-il. Où irai-je, si je sors ? Per­sonne ne voudra de moi, je ne puis m’adresser à personne. Le pauvre petit Pépé va rester là dedans. C’était la destinée du pauvre petit Pépé de demeurer un pauvre petit perdu. On l’a trouvé dans la neige, abandonné dans la rue, il mourra aban­donné dans la rue.

La nuit vint, et la pluie continuait toujours, et, tout mouillé, tout grelottant, le pauvre petit Pépé, qui n’avait pas fermé les yeux dans la prison, finit par s’endormir dans une conduite à gaz, en plein air, sous la pluie furieuse.

Quand il se réveilla, un beau soleil inondait Paris de sa lumière. Le soleil lui donna du courage. Il regarda si personne ne le voyait et sortit de sa cachette.

Il était dans un bel état ! La poussière amassée dans le tuyau s’était incrustée dans ses vêtements mouillés. On l’eût roulé dans la boue qu’il n’eût pas été plus malpropre.

— Oh ! dit-il, c’est bien à présent que je n’oserais me présenter chez Mme Giraud !

Cependant, il se fit montrer l’avenue Marceau, il la remonta et il demeura plusieurs minutes devant le bel hôtel des Giraud, dans l’espoir qu’on allait l’apercevoir, le reconnaître et venir le chercher.

— Mais, fait comme je suis, pensa-t-il, ils ne me recevront jamais !

Et comme on ouvrit la porte de l’hôtel, il fut pris de peur ; il craignit d’être reconnu, laid comme il l’était, d’avoir à avouer qu’il fuyait les voleurs et les agents de police, et il partit comme un trait, au hasard, suivant l’avenue, traversant la place de l’Étoile, prenant les boulevards.

Ses jambes n’étaient cependant pas gaillardes. Depuis longtemps il n’avait pas mangé. La faim le tourmentait. Il sentait ses yeux se remplir de larmes.

— Si je retournais chez Mme Giraud ? se demandait-il.

En se posant cette question, il allait d’un pas plus rapide dans un sens opposé à l’avenue Marceau.

En arrivant sur la place Clichy, il s’arrêta pour considérer deux jeunes enfants qui achetaient pour trois sous de marrons bien chauds, les premiers marrons de l’année.

Il eût voulu faire comme eux ; mais il n’avait pas un cen­time dans sa poche, le pauvre petit»

— Que vais-je devenir ? se répétait-il. Où vais-je aller ?

Il fut distrait par des bruits de grosse-caisse et de cymbales, par des cris joyeux. C’était la fête de Montmartre, et, depuis la place Clichy jusqu’à la rue Rochechouart, les baraques s’en­tassaient, les unes à côté des autres. Les marchands de crêpes auprès des tirs ; les jeux de massacre auprès des voitures de somnambules ; les boutiques de pain d’épices et les tournants remplis de porcelaine à côté du rouge-et-noir des macarons ; les loteries à sabres, couteaux et fusils en face de celles où on gagnait de beaux oiseaux multicolores qui chantaient dans leur cage.

Au milieu de ces boutiques, on voyait des ménageries, Bidel vis-à-vis de Pezon et de Totor ; le grand théâtre de Cocherie avec ses transformations multiples, ses tableaux vivants ; la machine à vapeur s’élevait à côté des chevaux de bois à deux étages, ornés de lambrequins brodés de perles et de paillettes scintillantes, muni d’un orgue-orchestre qui assourdissait les passants et faisait concurrence à la fanfare de deux ou trois cirques. Le fameux prestidigitateur Delille avait sa parade en face de la baraque du grand Marseille, le « tombeau des lutteurs, » et la foule se pressait pour entrer derrière une toile relativement exiguë sur laquelle on avait simplement écrit ces mots magiques : « La belle Fatma. »

La foire était pleine d’attractions. L’odeur de graisse répandue dans l’atmosphère réjouissait les narines de Pépé. La vue des crêpes entassées, sur les assiettes lui rappelait les bonnes galettes de sarrasin de la mère Fougy, dans le vieux manoir de Saint-Aubin-sur-Auquinville. Il regardait toutes ces curiosités avec admiration. Cependant, il n’osait pas se mêler à la foule qui se pressait entre les deux files de baraques. Il passait derrière, le long des voitures des saltimbanques. Il y avait de ceux-ci qui faisaient leur cuisine en plein air, leur casserole posée sur un réchaud.

Deux femmes encore jeunes, assises au coin de leur voiture, lui semblèrent surveiller d’une manière particulière une marmite luisante bouillant au-dessus d’un feu de bois. Il s’échappait de cette marmite des jets de vapeur et une odeur de soupe aux choux qui arrêtèrent Pépé malgré lui, machinalement.

— Hé ! petit, dit une des femmes, qui se nommait Coralia, tu n’as pas chaud et l’odeur de ma soupe te réjouit. Approche-toi, va, et chauffe-toi. Tu n’as pas peur de nous ?

— Non, dit Pépé après les avoir regardées.

— Alors, chauffe-toi, mon enfant.

Pépé s’approcha du feu et étendit ses petites mains sur la flamme.

— Tiens, dit l’autre femme, Margarita, en lui prenant la main, tu as un drôle de tatouage ! Est-ce que ce sont là tes papiers de famille ?

Pépé raconta qu’on l’avait trouvé, lui tout petit, dans la neige, qu’il avait un vague souvenir d’avoir un père et une mère, mais qu’il ne savait ni qui ils étaient ni où ils étaient.

— Tu es un enfant perdu, dit Coralia. Quel âge avais-tu quand on t’a exposé dans la neige ?

— On m’a dit que j’avais à peu près deux ans.

— Qui t’a dit ça ?

Mme Giraud.

— Et Mme Giraud, qui est-ce ?

— La femme d’un riche banquier.

— Et où est-elle, cette femme-là ?

— Je ne sais pas, dit Pépé qui ne voulait pas révéler l’adresse des Giraud, de peur qu’on n’allât les prévenir de l’état dans lequel il se trouvait.

— Tu es donc sans asile, sans abri ?

— Oui, dit Pépé, je ne sais où aller et j’ai bien faim.

— Le pauvre petit, ses vêtements sont humides, dit Marga­rita.

— Tiens, mon enfant, dit Coralia en lui tendant un bol qu’elle remplit de soupe, mange.

— Oh ! la bonne soupe ! s’écria Pépé.

Et quand il l’eut mangée, il répondit aux questions des femmes, toujours en cachant l’adresse des Giraud et celle des Fougy, ainsi que son séjour à Saint-Aubin. Il raconta seule­ment qu’il avait été pris par un méchant Prussien qui jouait du trombone, et qu’il s’était sauvé de lui, mais que sa malchance l’avait jeté dans une bande de brigands. Il avoua franchement de quelle manière il s’était tiré des caves des voleurs et des griffes du commissaire.

— Pauvre petit, dit Margarita. Quel âge crois-tu avoir à présent ?

— Six ans et demi, répondit Pépé.

— Veux-tu encore de la soupe ?

— Oh ! volontiers, dit Pépé.

— Tu ne sais donc où aller ?

— Non, dit l’enfant.

— Veux-tu rester avec nous ?

— Avec vous ? fit Pépé d’un ton interrogateur.

— Oui. Nous sommes de la troupe d’Alcindor. Tu connais Alcindor, le grand Alcindor, l’incomparable Alcindor ?

— Non, dit Pépé, je ne connais pas Alcindor.

— Ne pas connaître Alcindor ! s’écrièrent en même temps les deux femmes. Mais Alcindor est connu du monde entier !

— C’est Alcindor, dit Margarita, qui est le directeur et le propriétaire du fameux cirque Alcindor, un cirque célèbre par ses chevaux, ses clowns, ses singes, et sa troupe d’enfants. Si tu veux demeurer avec nous, tu seras de la troupe, comme nous, comme les enfants, tu auras de beaux habits…

— J’aurai de beaux habits ? répéta Pépé.

— Oui, des habits bleus, verts, rouges, jaunes, avec des broderies d’or et d’argent, des paillettes qui brillent comme des soleils.

— Comme des soleils ?

— Tu n’as donc jamais vu un cirque ?

— Non, répondit Pépé.

— Ah ! pauvre petit, s’écria Margarita, faut-il que tu sois malheureux ! Il n’y a rien de plus beau au monde qu’un cirque.

Aimes-tu les chevaux ?

— Oh ! oui, beaucoup, dit Pépé qui pensa au grand cheval blanc des Fougy.

— Tu dois aimer le cirque, alors, dit Margarita.

— Viens, dit Coralia, je vais te mener à la représentation, et j’irai te rechercher ensuite ; quand tu auras vu ça, quand tu te seras fait une idée du cirque Alcindor, je te montrerai de quel beau maillot brodé de paillettes d’or tu te verrais vêtu si tu restais avec nous. Viens, mon petit.



CHAPITRE VI LA FÊTE DE MONTMARTRE

Quand Pépé entra dans le cirque Alcindor, il écarquilla ses yeux. Jamais il ne s’était imaginé quelque chose d’aussi beau et d’aussi amusant.

Le pauvre petit Pépé, trouvé dans la neige et transporté presque aussitôt dans le vieux manoir de Saint-Aubin-sur-Auquinville, avait quelquefois entendu parler de foires, de baraques, de représentations de théâtre, mais l’idée qu’il s’en faisait était vague et bien loin de la réalité ; on lui avait si peu et si mal expliqué ce que pouvait être un spectacle qu’il fut surpris autant que s’il eût complètement ignoré l’existence de cet amusement.

Le cirque Alcindor occupait entièrement la place Pigalle. Il se composait d’une grande tente qui se montait très rapidement et sous laquelle pouvaient prendre place un millier de spectateurs. La piste était large et reliée par une grande entrée aux écuries et aux loges d’artistes qui se trouvaient dans une tente accotée. Au-dessus de l’entrée des écuries, un orchestre de vingt musiciens faisait un tapage effroyable de cuivres dont les premiers sons rappelèrent à Pépé le trombone du méchant Prussien.

Au milieu de la piste quatre petites filles en jupons ballonnés, portant la veste espagnole bleue brodée d’argent et quatre petits garçons en habits Louis XV, en culotte blanche et en bottes, sautaient sur des poneys au galop qu’un carré et fort monsieur en habit bleu à boutons d’or excitait avec un long fouet.

— Qu’ils sont beaux ! fit en lui-même Pépé en regardant les enfants.

Et ses yeux se portèrent vers cette foule qui remplissait le cirque, hommes, femmes et enfants, heureux comme lui, qui applaudissaient à tout rompre.

Après avoir galopé, les petits chevaux et les petits artistes se rangèrent en une seule ligne, ils firent un beau salut aux spectateurs, et le monsieur en habit bleu cria :

— Mesdames et messieurs, c’est pour avoir l’honneur de vous remercier. Ce soir, à sept heures, grande représentation.

Pépé n’avait vu que la fin du spectacle. Coralia vint le chercher tandis que le public se retirait, et il garda de ce qu’il venait de voir une sorte d’éblouissement.

Au milieu des écuries et tandis qu’il ouvrait démesurément ses yeux devant ces hommes et ces femmes diversement habillés qui lui semblaient les êtres étranges d’un monde nou­veau, Coralia le présenta au monsieur en habit bleu.

— Monsieur Alcindor, dit-elle, voici un enfant qui travaille­rait volontiers avec nous.

Et elle lui murmura à l’oreille :

— C’est un enfant perdu ; il n’a ni père, ni mère, ni per­sonne.

— Ah ! ah ! voyons ça, dit Alcindor, le propriétaire du cirque qui portait son nom. Comment te nommes-tu ?

— Pépé, répondit l’enfant.

— Pépé ? C’est un nom que tu peux conserver parmi nous. On te croira Italien ou Espagnol, et il faut que mes artistes soient Italiens, Espagnols, Anglais ou Américains, car les Français croient plus aux gens qui ne sont pas de leur pays qu’à ceux qui en sont ; ça n’empêche pas mes artistes d’être des Batignolles. Alors, Pépé, tu voudrais demeurer avec nous ?

— Je ne sais pas, dit Pépé.

Si tu ne sais pas, dit Alcindor, visite les autres indus­triels et les divers artistes de la foire de Montmartre, et s’il n’y en a pas qui te plaise mieux, tu reviendras au cirque Alcindor. Moi, je consens à te prendre, et fais bien attention que moi, comme Cocherie, comme Bidel, nous ne sommes pas de la petite bière, nous sommes de gros industriels… Mais va voir les autres…

— Il ne s’agit pas de ça, dit Coralia. Cet enfant est trempé encore et excessivement malpropre. Il mourait de faim tout à l’heure, et je lui ai donné de la soupe. Il va manger avec nous.

— Hé bien, qu’il mange, dit Alcindor.

Et il quitta son habit bleu et passa une vareuse. Les artistes, hommes, femmes, enfants, disparaissaient dans des cabines de toile, et de brillants qu’ils étaient, ils se métamorphosaient en gens vêtus avec les mêmes paletots, les mêmes pantalons et les mêmes blouses que tout le monde. Pépé les avait proclamés splendides, admirables, et il les trouvait d’autant plus laids à présent.

Ils se réunirent dans un coin, derrière les chevaux et les ânes, autour d’une table ; on apporta de grandes soupières et d’immenses platées où chacun se servit, coupant de gros morceaux de pain, mordant à belles dents, jetant les os aux chiens.

— Mange, Pépé, dit Coralia.

Pépé mangea d’excellent appétit. Un beau gros caniche, bien lavé, bien peigné, bien frisé, était près de lui, sa tête sur ses genoux et le regardait avec des yeux humains et compatissants. Il le caressa et lui donna ses restes.

— Moutonnet m’a l’air d’avoir pris de suite Pépé en amitié, dit Alcindor. C’est bon signe : Moutonnet n’aime que ceux qui ont du cœur.

Quand le dîner fut terminé, les hommes ayant bu leur dernier coup de vin et s’étant essuyé les lèvres du revers de leur main, Alcindor appela Pépé.

— Viens ici, lui dit-il, que je vérifie ta fabrication.

Il lui palpa le corps, les cuisses, les mollets.

— C’est que tu m’as l’air fait au moule ! s’écria-t-il. Coralia,
avez-vous tâté les membres de ce garçon-là ? Tu seras joli comme un diable, en maillot… Et puis, il y a des muscles, dans ces bras-là… Quand tu vas être un peu nourri !… Allons, va te promener dans la fête, va, mon enfant, et puis reviens ici. Tu ne trouveras rien de mieux que le cirque Alcindor ; la patron n’est pas méchant, il est riche, et il traite royalement ses artistes.

— Pourquoi l’envoyer dans la fête, dit Coralia. Il peut demeurer avec nous.

— Laisse donc, dit Alcindor.

Et s’adressant à Pépé :

— Sais-tu où aller ? lui demanda-t-il. As-tu un endroit pour manger ? Un endroit pour dormir ?

— Non, dit Pépé.

— Tu serais donc content si nous te gardions ?… Voyons, toi qui as peur des voleurs et de la police, une fois en maillot avec de belles paillettes d’or, personne ne te reconnaîtra.

— C’est vrai, dit Pépé.

Il n’avait pas envie de recommencer à passer la nuit dans une conduite à gaz.

— Je veux bien rester avec vous, dit-il.

— Gardons-le, simplement, dit Coralia.

— Pas du tout, dit Alcindor. Avant d’y entrer, je veux qu’il sache par lui-même qu’il n’y a rien de comparable au cirque Alcindor. Va voir les autres, va. Si tu crois que tu seras mieux ailleurs, ne reviens pas ; sinon, reviens ; mais, tu sais, une fois chez Alcindor, c’est pour la vie.

Et comme Pépé obéissait quoiqu’il eût autant aimé se reposer, Alcindor dit à Coralia :

— Il ne faut pas avoir l’air de le retenir. Il va faire un tour de fête, personne ne lui tendra la main, il se trouvera épeuré et seul à la chute du jour, et il reviendra tout naturellement chez nous, comme chez lui, trop heureux de nous trouver. Nous le tiendrons mieux, car si, plus tard, il voulait nous quitter, nous lui dirions que nous lui avions donné le choix. Je ne vais pas le nourrir et faire son éducation pour qu’il nous échappe.

— Sans doute, fit Coralia. Tu n’en seras pas moins bon pour lui, car tu es bon, Alcindor.

Pépé, ayant mangé et ses vêtements finissant par sécher sur son corps, à sa propre chaleur, il parcourut la fête plus gaiement. Il savait qu’il avait un gîte.

Il parcourut la fête plus gaiement (p. 100).

La première baraque devant laquelle il s’arrêta l’intéressa vivement ; sa toile représentait un nain et un géant, le général Tom-Pouce et le géant américain Bulk. Devant sa toile, un homme développait un pantalon. Il montait en haut d’une échelle double et le pantalon traînait à terre.

— Le géant américain Bulk, s’écriait cet homme, est le géant des géants, le plus grand des géants, le roi des géants. On n’a jamais nulle part vu son pareil. Voyez, regardez, examinez, on peut mettre un homme entier dans chacune des jambes de son pantalon. Et son pantalon n’est rien, je vais vous faire voir sa chemise.

Il la développait, la chemise, il la passait et elle le recouvrait et recouvrait l’échelle jusqu’en bas.

— Voyez, regardez, examinez, s’écriait l’homme, il est si grand qu’on n’a jamais osé le mesurer exactement. C’est la tour Eiffel de l’humaine espèce. On le voit pour deux sous. Mais ce n’est pas tout. Pour vos deux sous, deux sous seulement, vous voyez l’homme le plus grand de la terre, mais vous voyez aussi le plus petit. Le plus petit, c’est le célèbre général Tom-Pouce, haut de cinquante centimètres, le célèbre général Tom-Pouce qui a été embrassé par Sa Majesté la reine d’Angleterre Impératrice des Indes et décoré par Sa Majesté le roi de toutes les Espagnes. Rien n’est plus gentil, n’est plus mignon que lui. C’est la merveille de la nature. Il mesure à peine la hauteur d’une botte. Et tenez, voici sa maison.

Il montrait une maisonnette, espèce de boîte dans laquelle tenait le général Tom-Pouce, qui passait ses mains par les fenêtres du premier étage.

— Entrez, c’est deux sous !

— Que ce général Tom-Pouce et ce géant Bulk doivent donc être curieux, se dit Pépé, qui alla plus loin, tandis que le public se pressait pour entrer.

Un nouveau spectacle le terrifia.

À travers une sorte de lucarne, un affreux sauvage, noir comme de l’encre, mangeait du feu et des poulets crus.

Il en eut peur, s’enfuit, et se planta avec plaisir devant une belle baraque qui, le soir, était éclairée à l’électricité. D’un côté, des musiciens hongrois soufflaient dans leurs instruments et tapaient la grosse-caisse ; de l’autre, les artistes faisaient la parade. Des femmes en maillot rose et en jupons courts dansaient, un châle jeté sur leurs épaules nues pour les préserver du froid. Elles avaient l’air de battre la semelle en se démenant gracieusement. L’une d’elles avait autour de sa taille un gros serpent qui inspira une grande terreur à Pépé.

Un homme habillé en hercule, avec une peau de lion jetée sur son maillot, enlevait à bout de bras des poids énormes.

— Ce n’est rien que ça, disait-il ; il faut voir dedans, quand je charge mon canon.

Et il montrait sur la toile une manière de portrait qui le représentait avec un canon de bronze sur ses épaules et un artilleur mettant le feu au canon qui partait en produisant une épaisse fumée.

— Venez voir l’homme-canon ! cria une voix.

Celui qui criait était le « queue-rouge », ainsi qu’on le nom­mait, l’antique queue-rouge coiffé d’un lampion, petit chapeau à trois cornes, vêtu d’une veste étroite des épaules, évasée par le bas, vert-clair, d’un gilet blanc à fleurs jaunes, d’une calotte à carreaux roses et noirs et de bas bleus. Il portait de larges souliers à boucles. Sa perruque était d’un beau rouge carotte et formait une queue au bout de laquelle le ruban qui la nouait prenait l’allure d’un papillon qui aurait continuellement battu des ailes. Ses joues maigres et son nez pointu étaient enluminés de vermillon.

C’était le queue-rouge qui était chargé du boniment.

— Venez voir l’homme-canon, criait-il. Il y a une prime de cent francs pour celui qui pourra soulever, à lui seul, le canon. Cent francs ! Ce canon de bronze, l’homme-canon le porte sur les épaules, et on le tire sans qu’il bronche, malgré le recul. C’est un spectacle surprenant ! C’est la plus grande démonstration de la force que l’on ait jamais faite sous la calotte des cieux ! Il faut voir ça. Mais vous verrez aussi la comédie, l’opéra, avec le ballet ! toutes les dames qui danseront devant vous et feront des tableaux vivants ! Vous n’en aurez jamais vu de si avenantes et de mieux parées, et, au milieu du ballet, elles charmeront les serpents les plus terribles et les plus venimeux, sans danger pour les spectateurs.

Ce théâtre était cher. Le queue-rouge annonçait les premières à deux francs, les deuxièmes à un franc, et les troisièmes à cinquante centimes.

Les musiciens défilèrent pour aller prendre leur place dans l’intérieur et les artistes disparurent par l’entrée des coulisses.

La foule monta l’escalier et se divisa à droite, à gauche, après avoir déposé au contrôle le prix des places et avoir reçu en échange, d’une dame qui se tenait derrière son bureau, un carton indiquant l’endroit où ils devaient s’asseoir.

— Que je voudrais donc voir ce qu’ils font à l’intérieur ! se dit Pépé.

Mais il ne pouvait entrer dans aucune baraque. Il lui fallait se contenter des parades, des spectacles extérieurs.

Les chevaux de bois n’avaient rien de caché pour lui, la grande roue qui enlevait des ballons multicolores avec des nacelles remplies de monde, non plus.

Il entendit des cris de femme. Ils partaient d’un manège de vélocipèdes qui tournaient en rond, vivement, sous les jambes des amateurs.

De grands navires, auxquels un mécanisme imprimait un mouvement de tangage et de roulis, tournaient comme les vélocipèdes, actionnés par une machine à vapeur qui faisait mouvoir en même temps la manivelle d’un orgue-orchestre, et cet orgue faisait plus de bruit et jouait avec plus de sentiment que les musiciens hongrois qu’il venait de voir devant l’autre baraque.

— Essayez vos forces ! hurlait un homme en tapant avec un lourd maillet sur une tête de turc qu’un turban rouge coiffait jusqu’au nez.

— À qui le pigeon ? À qui le tour ? Voyons, messieurs, exercez votre adresse, demandait un autre homme en tendant des fusils de chasse avec lesquels il s’agissait d’allumer une fusée fixée en haut d’un mât qui donnait droit, quand on l’allumait, à un des pigeons gardés en cage par l’industriel.

Un amateur prit le fusil, il ajusta longuement, sérieusement, entouré d’un cercle de curieux dont le regard ne quittait pas la fusée.

Le coup partit, un petit coup sec. Une traînée lumineuse passa à côté du but.

— À refaire, cria le propriétaire des pigeons. À qui le tour, messieurs ? Voyons, exercez votre adresse.

Dans un tir, à côté, on entendait une détonation formidable. Un tireur avait atteint le but, un pétard avait éclaté et un cercueil s’était ouvert d’où la statue du grand Napoléon s’était dressée en pied. D’un coup de poing dans la poitrine, le propriétaire renfonça le grand Napoléon dans son cercueil, rabattit le couvercle, et il recommença à crier :

— Qui veut le faire sortir du cercueil ? Il n’est pas mort. Il est toujours vivant ! Un sou le coup.

Des enfants secouaient le jupon de leur mère.

Viens donc, viens donc, répétaient-ils.

— Et où ? demandait la mère.

L’enfant voulait tirer des macarons.

Des couples joyeux s’arrêtaient devant des tourniquets chargés de rouleaux de nonnettes de Dijon, de pavés de pain d’épices de Reims et de bâtons de sucre de pomme de Rouen.

Ils tournaient en chantant : « Et allez donc ! et allez donc ! allez donc, turlurette. » La roue faisait entendre ses crac ! crac ! précipités et de plus en plus lents.

— Je devais gagner ! s’écriait l’un.

— Oui.

— Non.

— J’ai gagné !

Ils venaient de gagner un beau général en pain d’épices couvert de broderies et de décorations en sucre et dont le visage était orné d’une énorme moustache blanche en coton.

Une bande de jeunes gens passait en jouant du mirliton. Une autre la croisait avec des trompettes et des instruments en carton. Pris entre les deux, Pépé, bousculé, se hâtait de chercher un refuge et grimpait les trois marches de la baraque de la belle Saïnara, du pays du Japon, la plus belle des Japonaises, âgée de quinze ans seulement, et pesant deux cent quarante kilogrammes. Elle était représentée sur la toile, soulevant légèrement sa robe pour montrer son pied et entourée d’un groupe de militaires enthousiasmés.

Pour faire la parade, un simple pierrot battait le tambour et un monsieur en redingote vantait les vertus et le poids de la belle Saïnara.

— Tu veux entrer, petit ? demanda le monsieur en redingote.

— Non, répondit Pépé.

— Alors, pourquoi montes-tu ?

— Pour me garer, répondit Pépé.

— On ne se gare pas en montant dans les baraques, dit le monsieur, qui était de mauvaise humeur parce que la belle Saïnara ne faisait pas recette.

— Oh ! ça ne fait rien, dit Pépé avec aplomb, je suis du cirque Alcindor.

— Il fallait le dire, s’écria le monsieur en lui tapant familiè­rement sur la joue.

Et il courut arrêter des militaires qui passaient afin de leur faire admirer sa toile.

— Entrez, leur dit-il, il faut l’avoir vue avant de mourir.

Pépé continua sa promenade.

— Il est devenu gentil, ce monsieur, pensa-t-il, dès que je lui ai parlé du cirque Alcindor. Il paraît que c’est bien vu, le cirque Alcindor.

Un mouvement de la foule le porta près d’un grand cercle formé autour d’hercules. Au bout du cercle, un orgue de bar­barie rendait frénétiquement les plus doux airs de la Dame blanche ; au milieu, un lutteur tenait un tonneau entre ses dents et sur ce tonneau il portait un de ses confrères appuyé sur d’énormes poids.

— Est-il fort ! murmurait-on dans la foule.

Une femme aux bras musclés faisait la quête.

— Allons, la main à la poche, les amateurs, faisait-elle.

Ceux qui ne donnaient rien, pris d’une sorte de pudeur s’en allaient. Ils se groupaient autour d’un chanteur qui disait des chansonnettes en raclant une guitare.

Des cris perçants attirèrent Pépé sur le côté du boulevard où un long espace était occupé par des rails posés sur des poteaux. Sur ces rails, qui décrivaient de brusques ondulations, deux wagons voyageaient avec une rapidité vertigineuse, des­cendant, sautant, glissant, montant. On nommait ce jeu « montagnes russes » parce que, dans le temps, on se procurait le même plaisir en faisant glisser des traîneaux sur des pentes de glace, l’hiver. Les montagnes russes causaient la joie des bonnes d’enfants et des soldats qui emplissaient les wagons en agitant leur plumet.

Et Pépé allait jusqu’au bout de la fête, et il revenait doucement au bruit des orgues, des trompettes, des musiques, des cymbales, des tambours, des grosses-caisses, des coups de fusil, petit perdu dans la foule, vers le cirque Alcindor.

Le cirque, il le voyait de loin, coupant l’avenue formée par les baraques, avec ses deux mâts de chaque côté de sa porte, oriflammes flottant au vent.



CHAPITRE VII LE CIRQUE ALCINDOR

Il n’y avait pas de parade, au cirque Alcindor. L’entrée était ménagée dans la toile, sous un velum, et elle était garnie au dedans de velours rouge bordé de galon d’or. Les heures des représentations et le programme du spectacle étaient affichés dans des cadres cloués aux mâts. Mme Alcindor trônait au contrôle ; Alcindor se faisait admirer de la foule, quelquefois un clown risquait une cabriole, une écuyère se montrait, ordinairement un palefre­nier en habit bleu se contentait de dire :

— Entrez, on va commencer ! Entrez ! on commence.

En allant jeter un coup d’œil sur le public qui faisait queue, Alcindor aperçut Pépé.

— Tu reviens, gamin ? lui dit-il. Ce n’est pas par là que tu dois passer… Donne-moi la main…

Il l’enleva par un bras, et comme sa femme n’avait pas vu Pépé, il le lui présenta.

Mme Alcindor était une grosse maman qui empoigna Pépé à deux mains et l’assit sur ses genoux.

— Il a une tête intelligente, cet enfant, dit-elle. Il est bien fait, mais il a besoin d’être nourri.

Elle le tournait et le retournait comme un paquet. Lui, il la regardait, avec son bonnet, dans sa robe de velours noir, de gros solitaires aux oreilles, des diamants au cou, une lourde chaîne d’or, des bras chargés de bracelets et des doigts disparaissant sous les bagues. Elle était très brune, avait les yeux noirs et de la moustache.

Pépé la sentit bonne, et, lui, il produisit aussi une excellente impression sur Mme Alcindor, car elle le déposa par terre en disant à son mari :

— Il me plaît, ce petit, tu peux le garder.

— Viens par ici, Pépé, dit Alcindor.

Il lui fit traverser le cirque pour l’introduire dans la tente des artistes.

— Tiens, Alcindor, tu ramènes Pépé, fit une femme.

Pépé ne reconnaissait pas Coralia. Elle avait un maillot jaune d’or et une robe de la même couleur avec des perles d’or brodées partout, partout.

— Tiens, Coralia, dit Alcindor, habille l’enfant et il viendra me rejoindre dans l’arène.

— Vous allez m’habiller ? demanda Pépé à Coralia.

— Oui, mon petit… Il faut me tutoyer. Dans la banque, c’est-à-dire dans notre métier, tout le monde se tutoie. Si tu disais « vous » à un camarade du cirque Alcindor, il se moquerait de toi.

— Et comment vas-tu m’habiller ? demanda Pépé, qui s’inquiétait fort du costume qu’on allait lui mettre.

— Tu vas voir.

Elle le conduisit dans la loge où les enfants s’habillaient ensemble, et elle choisit dans une malle un maillot chair avec une trousse bleue pailletée d’argent.

Elle l’en revêtit, le transforma complètement et, le conduisant devant une grande glace qui était dans la loge d’Alcindor et qui servait à toute la troupe :

— Regarde-toi, lui dit-elle.

Pépé ne se reconnaissait pas. Il s’éblouissait lui-même.

— Que je suis beau ! s’écria-t-il.

Coralia se mit à rire et le chien Moutonnet vint le flairer d’un air de satisfaction, frétillant de sa queue terminée par un pompon, devinant un brave nouveau camarade. En ce moment, Dédèle en personne n’aurait pas fait quitter le cirque à Pépé !

Gig, Pig et Rig, les trois clowns du cirque Alcindor déclarèrent que Pépé avait le corps fait pour le maillot.

— Oui, il est très gentil, dit Margarita, et comme Coralia a des enfants et que je suis fille, j’adopte Pépé.

— C’est ça, dit Coralia. Tu seras une mère pour lui.

— Après Mme Alcindor notre mère à tous, s’écria Pig.

— Viens, Pépé, lui dit Coralia : tu vas faire ton entrée.

Le cœur de Pépé palpitait d’émotion.

On entendait les sons de l’orchestre ; c’était la représentation qui commençait.

— Tu vois Alcindor, dit Coralia en lui montrant le patron, va le rejoindre.

— Attends, je vais lui faire faire son entrée devant le public, dit le clown Gig.

Et, le prenant sur ses épaules, il s’élança et fit le saut périlleux, si bien que Pépé se vit pirouetter dans l’air et tomber devant Alcindor, aussi étourdi et suffoqué que si on l’avait jeté à l’eau sans le prévenir.

— À la bonne heure ! murmura Alcindor ; voilà une entrée comme on en doit faire quand on veut embrasser notre carrière artistique.

Saisissant Pépé par la main, il agita son fouet comme s’il eût voulu battre et stimuler ses trois clowns qui faisaient le tour de la piste en roulant comme des tonneaux.

— Tu vois ce fouet, dit Alcindor à Pépé, c’est la chambrière ; c’est avec ça que je fais marcher tout le monde, bêtes et gens. Allez ! Hop ! Hop !

Ses clowns excités, il se retira en arrière.

Pépé regardait avec admiration les clowns. Rig, Gig et Pig étaient tous les trois nés sous le méridien de Paris, mais ils se disaient Anglais, et ils ne parlaient français qu’en serrant les dents et en y mêlant les quelques mots d’anglais ou supposés tels, indispensables aux clowns de profession et qu’ils avaient appris de leurs pareils.

— Bojou lé compény ! cria Pig.

Il lança en l’air son chapeau pointu, qui vint se remettre de lui-même sur sa tête.

— Oh ! fit Pépé avec admiration en battant des mains.

— Content, little boy ! dit Pig qui avait vu le geste de l’enfant. Very well. Yes.

Et il envoya son chapeau avec tant d’adresse qu’il engouffra la tête de Pépé jusqu’au cou.

— Aoh ! aoh ! fit Pig. Lui gentil, yes.

Il s’empara de Pépé par les pieds, le fit culbuter dans l’arène et le lança comme un paquet à Rig, qui, le tenant dans ses bras, sauta sur les épaules de Pig.

— Attendez ! All right ! s’écria Gig.

Et il s’élança sur Rig.

— Attrape ! cria Rig en lui passant Pépé.

— Oup ! fit Gig en enlevant brusquement le chapeau de la tête de Pépé.

Celui-ci se vit en haut des trois clowns, dominant de cette colonne les spectateurs charmés et applaudissant.

— Voyons s’il va avoir peur et s’il va pleurer, pensa Alcindor. S’il ne pleure pas, c’est qu’il a la vocation.

Pépé avoir peur !… Pépé était ravi de se voir dans cette situation, et manifestant, lui acteur, son admiration comme une chose naturelle, il se mit à claquer des mains, ce qui fit redoubler les bravos des spectateurs.

— Ah çà, il est charmant, ce Pépé, fit Alcindor. Pas de peur, de l’enthousiasme… J’en ferai quelque chose.

Les clowns descendirent Pépé comme un colis et ils sautèrent à terre.

— Gentil, l’enfant, dit Gig, en passant près du patron.

— Tu entends, dit Alcindor à Pépé : on dit que tu es gentil.

Les clowns terminèrent leurs exercices et Alcindor reprit avec Pépé le milieu de la piste

L’orchestre joua un galop.

Un domestique amena un cheval gris, sellé, harnaché, et aussitôt les clowns se reprécipitèrent dans l’arène en faisant des culbutes.

— Joli chivel, âoh ! yes ! faisaient-ils.

Alcindor alla jusqu’à la porte des écuries et reparut donnant la main à Mlle Coralia.

Celle-ci fit un grand salut au public et Alcindor lui tint le pied pour la mettre à cheval.

Coralia fit un tour de piste allongée sur son cheval, puis, tout à coup, elle se leva et frappa l’animal d’un coup de cravache en criant :

— Hop ! Hop !

Cette Coralia que Pépé avait vue négligée et qui ne lui avait pas paru belle, debout sur son cheval lui sembla une fée. Il trembla d’émotion et d’admiration quand il la vit sauter à travers des cerceaux en papier et par-dessus des banderoles que tenaient les clowns, en disant :

— Sauté ! miss Coralia, sauté ! All right ! bravo ! bravo !

Les spectateurs applaudissaient à l’unisson des clowns.

Coralia avait beaucoup de légèreté. On la rappela. Elle vint saluer le public et lui envoyer un baiser du bout de sa cravache.

Pépé voulait courir après elle pour l’embrasser, tellement il était transporté, mais Alcindor, dont il avait lâché la main, le reprit.

— Attends, dit-il.

Et il cria :

— Allons ! Hop ! hé, là-bas ! Au voleur ! Au voleur !

Un caniche s’élança dans l’arène. Il portait sur son dos un singe coiffé d’un chapeau à plume rouge, habillé comme un seigneur du temps de Louis XIII, avec un manteau de velours noir, qui avait un fusil en bandoulière et à la main une grosse bourse qu’il venait de voler. Il s’arrêta au milieu de la piste et passa, sa bourse au chien, qui la prit dans sa gueule et creusa, avec sa patte, dans la sciure de bois qui recouvrait le sol, un trou qu’il dissimula ensuite. Il avait à peine terminé sa besogne qu’un autre chien bondit sur la piste. Celui-là avait sur son dos un singe costumé en gendarme absolument moderne le chapeau galonné d’argent en bataille et le sabre à la main. Le premier chien se mit à courir en rond, poursuivi par l’autre.

Pépé ne se tenait pas de bonheur.

Se voyant près d’être atteint, le singe voleur se tourna du côté du singe gendarme, et, prenant son fusil, il l’ajusta et fit feu.

Il manqua le gendarme qui brandit son sabre et pressa sa monture. Alors, le voleur se voyant près d’être atteint chercha un refuge parmi les spectateurs. Le chien du voleur s’élança de rang en rang sur les genoux du bon public, le chien du gendarme suivit. Et ce fut des applaudissements et des éclats de rire sans fin, jusqu’à ce que le gendarme eut perdu la trace du voleur réfugié derrière les musiciens.

Le gendarme et sa monture reparurent alors dans l’arène et le chien se mit à chercher la bourse. Il découvrit l’endroit ou
elle était enfoncée, gratta, la retira de sa cachette et du bout de sa gueule la tendit à son cavalier. Celui-ci, fort satisfait, remit son sabre au fourreau et agita la bourse d’un air de triomphe. Mais, en ce moment, le voleur bondit de la tribune des musiciens, il happa la bourse au passage et s’enfuit dans les écuries, poursuivi, mais en vain, parle gendarme.

La salle croula sous les applaudissements.

— Que c’est donc amusant ! s’écria Pépé qui riait de tout son cœur.

— Veux-tu te taire, petit gredin, dit Alcindor.

— Py ouic ! Py ouic ! s’écrièrent les clowns en bondissant les uns sur les autres.

Le cirque Alcindor conservait les belles manières et les vieilles traditions, les clowns n’avaient pas de numéro dans le programme, mais ils étaient toujours en scène, occupant le public et empêchant qu’il y eût des trous dans la représentation.

— Vôlez-vô faire un petite pertie de saut de mutton ? demanda Gig.

— Aôh ! yes, dit Pig.

All right, dit Rig.

— Toi, mutton, dit Gig.

No, dit Pig.

Yes, dit Gig.

No, dit Pig.

Vlan ! Gig envoya une gifle retentissante à Pig qui étendit le bras et la rendit à Rig qui chut par terre tout de son long, raide.

— Aôh ! fit Gig en montrant Rig.

— Lui mort ! fit Pig.

— Toi avoir ésséssiné, dit Gig.

— Nô, toi.

Yes, toi.

— Nô, toi avoir.

Une nouvelle gifle de Gig à Pig, vlan ! et tous les deux tombaient assis par terre, regardant d’un air désolé leur camarade et dénonçant d’une manière expressive leur terreur d’être pendus.

Devant cette terreur commune, ils se relevaient, se donnaient la main, et emportaient le corps de Rig pour l’enterrer ; mais en route ils le laissaient tomber et Rig leur envoyait des grands coups de pied dans le derrière.

Pépé n’avait pas sommeil et ne se rappelait guère de sa nuit passée dans un tuyau. Le cirque était chaud, plein d’un public émerveillé, et le spectacle qui s’étalait à chaque instant sous ses yeux, sans cesse renouvelé, éveillait sa jeune intelli­gence et ne lui permettait pas de songer à autre chose, sinon à son beau costume qui brillait tant.

Le spectacle fut plus captivant encore lorsque les clowns rentrèrent avec Barbasson.

L’illustre Barbasson était un des artistes les plus chéris des clients du cirque Alcindor. Il avait quatre pattes et de grandes oreilles, un beau poil gris avec une croix noire sur le dos ; il était mignon et avait des manières fort dis­tinguées, résultats d’une éducation soi­gnée.

Il fit son entrée en faisant : hihan ! hihan ! mais au lieu d’arriver comme un âne ordinaire, sur ses quatre pattes, il entra sur ses pattes de derrière, les pattes de devant sous chaque bras de Pig et de Rig, et faisant de gracieux saluts à l’assistance sans cesser de braire.

Alcindor, du milieu du cirque, sa chambrière à la main, en laissant traîner le fouet, dirigeait les mouvements de l’illustre Barbasson qui fit tout seul, comme un homme, le tour de l’honorable société sur ses pattes de derrière, en remuant ses pattes de devant comme un lapin qui bat du tambour et en inclinant gracieusement la tête.

Il y avait des gamins des troisièmes qui connaissaient Barbasson comme un vieil ami et qui criaient :

— Vive Barbasson !

Et chaque fois qu’il entendait crier « Vive Barbasson ! » l’âne répondait joyeusement :

— Hihan ! hihan !

Alcindor arrêta au milieu du cirque l’illustre Barbasson.

— Maintenant, Barbasson, lui dit-il, vous allez chercher dans l’honorable société quelle est la jeune fille la plus coquette.

Le public se mit à rire et applaudit, non toutefois sans appréhension de la part des jeunes filles qui craignaient d’être désignées et des autres spectateurs qui se demandaient si l’âne n’allait point leur monter sur les genoux.

L’illustre Barbasson commença son inspection. Chaque fois qu’il s’arrêtait, les femmes qui se trouvaient en face de lui et surtout les jeunes filles se cachaient le visage en poussant des cris. Le public riait à se tordre. Enfin l’illustre Barbasson s’avança et frotta son museau contre une fillette d’une douzaine d’années, gentille et bien habillée, qui rougit comme une cerise, tandis que les spectateurs applaudissaient Barbasson.

— Barbasson, demanda Alcindor, êtes-vous certain que mademoiselle est la jeune fille la plus coquette qu’il y ait ici.

L’âne remua la tête de haut en bas.

— Ne voulez-vous pas faire encore le tour de l’honorable société pour mieux vous en assurer, dites Barbasson ?

L’âne secoua énergiquement ses oreilles.

— Voyez tout de même, Barbasson, dit Alcindor. Il est très grave de désigner une jeune fille au public comme une petite coquette si vous n’en êtes pas absolument convaincu ; vérifiez donc le fait.

Barbasson recommença son tour de l’arène et les spectateurs le suivirent des yeux, en grand silence, attendant avec une certaine oppression la décision suprême.

Barbasson revint se placer devant la même jeune fille.

— Puisque mademoiselle est la jeune fille la plus coquette de l’honorable société, dit Alcindor, et que vous l’avez désignée devant tout le monde, allez, Barbasson, lui chercher un bouquet.

L’illustre Barbasson rentra dans la coulisse et reparut bien tôt tenant entre ses dents un bouquet qu’il alla déposer, sans se tromper, sur les genoux de la jeune fille, ce qui émerveilla Pépé.

Après quoi, il fit une ruade et rentra dans son écurie aux applaudissements de l’assemblée, qui criait :

— Vive Barbasson ! Vive Barbasson !

Barbasson revint saluer.

— Hurrah pour Barbasson ! s’écria Rig.

C’était le tour d’Alcindor, du bel Alcindor, qui montait un cheval anglais en haute école. Il passa un habit noir, prit un chapeau haut de forme, sa cravache, et enfourcha un cheval élégant, bai-brun, Zéphyrin, qu’il amena au milieu de l’arène et fit mettre à genoux pour saluer l’assistance. L’orchestre joua un air de valse dont Zéphyrin marqua la mesure. Toute la troupe s’était rangée pour voir le patron, car chacun des artistes avait pour lui une grande admiration.

C’était un fort beau cavalier, maître de la monture qu’il maniait entre ses jambes. Le public lui fit fête. Tous les Parisiens adoraient Alcindor.

Mme Alcindor, qui était venue suivre l’exercice de son mari, demanda à Pépé :

— Le trouves-tu beau ?

— Oh ! oui, fit Pépé.

Mais l’âne Barbasson l’avait beaucoup plus amusé que les changements de pied de Zéphyrin.

— Voudrais-tu aussi qu’on t’applaudit ? demanda encore
Mme Alcindor.

— Oh ! oui, répondit Pépé.

— Hé bien, dit Mme Alcindor, donne la main à Moutonnet pour faire son entrée.

Moutonnet ne se fit pas prier, car il avait de suite témoigné de l’amitié à Pépé. Ce joli caniche, blanc comme de la neige, frisé comme un agneau sorti d’une boîte à joujoux, était l’élève de Mlle Margarita qui le présentait au public et lui luisait exécuter ses exercices après qu’il avait opéré son entrée avec un des enfants.

Pépé fut très fier d’être désigné pour un si bel office. Il tendit sa main à Moutonnet qui gracieusement y plaça sa patte et ils s’avancèrent.

— Le petit marche délibérément, dit Mme Alcindor, qui regardait de la porte du cirque le jeune débutant. C’est une bonne recrue.

— Il est campé, dit Alcindor.

Quant à Pépé, lui, il était on ne sait comme. Ce qu’il éprouvait au juste, il était loin de s’en rendre compte ; c’était de l’émerveillement. Lui qui n’avait dans ses courts souvenirs de trace lumineuse que son séjour à Trouville ; lui qui se savait un pauvre petit perdu ramassé dans la neige ; lui qui ne s’était vu qu’en blouse ou en grosse veste, la plupart du temps avec des sabots, dans les prés de la vallée d’Auge ; lui qui avait passé sa dernière nuit sous un ciel pluvieux dans un grand tuyau, il se voyait dans un costume brillant, se sentant chaud de la chaleur lourde des salles de spectacle et des lumières, au milieu d’une assemblée nombreuse dont tous les membres avaient les yeux sur lui. C’était comme si on l’eût fait passer d’une chambre obscure au grand soleil du mois de juin. Les applaudissements qu’il entendit éclater de toutes parts à son arrivée sur la piste, en ébranlant ses oreilles, achevèrent de le troubler et de lui faire voir la vie où le hasard le jetait à travers une sorte de prisme donnant les couleurs de l’arc-en-ciel.

Ce n’était pas que le pauvre petit Pépé pensât que ces applaudissements s’adressassent à lui ; il n’en pensait pas si long et ne connaissait point l’orgueil. Il était dans l’extase. Il aurait eu tort d’ailleurs de sentir l’orgueil aussi vite et de prendre pour lui ce qui s’adressait au chien.

Moutonnet était connu, Moutonnet avait sa part de célébrité dans le cirque Alcindor. Comme l’illustre Barbasson, il ne comptait que des amis dans la salle. Son entrée provoquait toujours de grands battements de mains et les enfants déliraient de joie. Lorsque Mlle Margarita arrivait après le chien, sa cravache à la main, si on l’applaudissait, c’était moins pour elle que pour son élève, que pour Moutonnet, le beau caniche blanc Moutonnet.

On apporta des accessoires, des tables, des chaises, des échelles ; on tendit une corde à deux pieds du sol et Moutonnet commença ses exercices. Il se tenait debout sur le dossier de deux chaises séparées entre elles, il grimpait à l’échelle, faisait le saut périlleux par-dessus la table, se tenait sur le goulot de quatre bouteilles posées sur cette même table, et dansait sur la corde.

— Bravo ! Moutonnet ! bravo Moutonnet ! criait-on.

Et Moutonnet ayant fini ses exercices, s’en allait. Mais le public, qui connaissait ses habitudes, le rappelait par ses applaudissements.

Alors Moutonnet arrivait au grand galop, un petit panier dans la gueule. Il bondissait dans les rangs des spectateurs, se pla­çait devant une personne qui lui plaisait, généralement une jeune fille ou un jeune garçon, et, assis sur son derrière, il pre­nait son panier entre ses pattes de devant et aboyait jusqu’à ce qu’on y eut laissé tomber quelques sous. Il faisait le même jeu devant une dizaine de spectateurs et on suivait les péri­péties de la quête de Moutonnet.

Quelquefois, il y avait des jeunes filles qui n’avaient pas d’argent ou qui ne voulaient pas en donner à Moutonnet. Le bon caniche les grondait fort, aboyant tant qu’il pouvait.

— On donnera ! on ne te donnera pas ! criait le public.

La jeune fille finissait toujours par jeter deux sous dans le panier de Moutonnet. Quand elle ne les avait pas, elle les demandait, à son papa.

Sa recette particulière terminée, Moutonnet rentrait dans la coulisse où il la remettait fidèlement à Margarita.

Le spectacle finissait toujours par le quadrille des enfants montés sur des poneys que Pépé avait vus à la représentation précédente.

— Tu voudrais bien être à cheval comme ceux-là ? lui dit Alcindor.

— Oh ! oui ! répondit Pépé.

— Ça viendra, dit Alcindor.

Ils rentrèrent, et, quand le public se fut écoulé, les artistes hommes étaient déshabillés, et les garçons, vêtus de longues blouses, éteignaient le lustre, secouaient, balayaient, ratissaient, fermaient.

Margarita dévêtit Pépé qui voyait avec regret ses beaux habits rentrer dans la malle.

— Tu les rauras demain, dit Margarita, si tu restes avec nous.

— Je les remettrai demain ? demanda Pépé pour recevoir deux fois cette assurance.

— Mais oui, mon petit, dit Mme Alcindor, qui assistait à la toilette.

Elle vit Margarita passer à Pépé les effets avec lesquels il était arrivé.

— On dirait que ces vêtements sont humides, dit Mme Alcin­dor. Ils sont malpropres.

— Oui, dit Margarita, cet enfant était trempé et ces nippes ne sont pas encore complètement sèches.

— Est-ce que c’est sur son dos qu’il a sé­ché ces habits ?

— Oui, dit Pépé.

— Margarita, vous n’avez pas d’habille­ments de nos enfants qui puissent lui aller ?

— Je ne vois rien qui soit à sa taille.

— Portez-le chez moi alors, dit Mme Al­cindor. Je ne veux pas qu’il revête ces guenilles humides. Il pourrait attraper du mal, ce pauvre enfant.

Margarita enleva Pépé dans ses bras et le porta chez Mme Al­cindor.

Elle avait un beau domicile forain, Mme Al­cindor, un domicile composé de deux grands fourgons que l’on joignait en abat­tant la cloison de derrière de l’un pour servir de plancher, et en relevant la cloison de l’autre pour servir de toiture. Des rideaux, en coutil rouge et gris, donnaient à cette partie de son domicile l’air d’une véranda que l’on ornait de sièges en osier et de plantes vertes dans des vases de Chine. Les deux fourgons reliés ainsi contenaient, l’un une chambre à coucher en satin bleu, capitonnée, avec un cabinet de toilette, l’autre un salon jaune, une salle à manger et une petite cuisine. Tout cet appartement était étroit, exigu, mais il était arrangé avec le soin qu’on apporte à construire les vagons de chemin de fer ; il était aménagé de manière à ce qu’il ne manquât rien. Mme Alcindor pouvait avoir une servante ou une femme de chambre qui trouvait son lit prêt sous la banquette de la salle à manger. Avec des voitures comme celles-là, on eût pu entreprendre un voyage au long cours à travers l’Europe et l’Asie sans sortir de chez soi.

Margarita déposa Pépé dans le salon où bientôt Mme Alcindor vint le rejoindre.

— Hum ! dit cette brave dame, je crois que tu as besoin de prendre un bain, mon petit. Il y a longtemps que tu ne t’es pas baigné ?

— Depuis que j’ai été à la mer, à Trouville, dit Pépé.

— Je vais te donner une couverture, tu vas te rouler dedans et tu dormiras sur le canapé, veux-tu ?

— Oui, dit Pépé.

— Et demain, je t’achèterai des habits.

On se levait avec l’aurore dans le cirque Alcindor. Le patron donnait l’exemple. De bon matin les bêtes devaient être nourries, brossées, étrillées, lavées, peignées. Après les bêtes, les hommes. Alcindor tenait à la propreté de sa troupe. On mangeait la soupe à huit heures du matin, et on répétait, dans le cirque, les exercices de la journée.

Tandis que les artistes s’exerçaient, Mme Alcindor emmena Pépé à la succursale de la Belle-Jardinière de la place Clichy, elle le fit habiller gentiment, des bottines au chapeau, et lui acheta du linge ; puis elle alla un peu plus loin lui faire prendre un bain et le regarda se frotter consciencieusement de savon.

Pépé joyeusement s’éclaboussait d’eau et plongeait dans la baignoire avec délices. Quand il s’était baigné dans la Manche, il avait trouvé que l’eau de la mer n’était pas assez chaude ; en sortant de recevoir la lame, seulement, et par réaction, il se sentait mieux ; mais, là, dans une température élevée, dans une salle chauffée, la peau enduite de savon, il s’ébrouait dans l’eau comme les chevaux d’Alcindor s’ébrouaient dans leur écurie au moment de comparaître devant le public idolâtre.

— Te sens-tu plus à l’aise mon petit ? demanda Mme Alcindor quand ils sortirent.

— Oh ! oui, dit Pépé.

— N’as-tu pas envie de nous quitter ?

— Est-ce que vous ne voulez plus me garder ? demanda Pépé anxieusement.

— Pas contre ta volonté, mon petit.

— Oh ! je veux rester, dit Pépé, et apprendre à faire des tours. C’est si beau, chez vous !

Mme Alcindor sourit.

— Est-ce vrai que tu n’as plus ni père ni mère ? lui demanda-t-elle. Tu ne t’es pas sauvé de chez toi parce qu’on t’avait battu ?

— Oh ! non, dit Pépé, qui raconta son histoire à Mme Alcindor et déclara qu’il ne voulait pas retourner en Normandie.

— Il faut que je voie cette Mme Giraud, pensa Mme Alcindor.

Elle pourrait peut-être un jour nous causer des ennuis et réclamer l’enfant, je n’en sais rien. De l’endroit où Pépé a été enlevé par le méchant Prussien on peut avoir donné des ordres pour qu’on le recherche… Si cette dame me le laisse, je serai tranquille et nous en ferons un artiste.

Elle dit à Pépé :

— Tu pourrais me conduire avenue Marceau ? Tu reconnaîtrais l’hôtel ?

— Oh ! oui, dit Pépé, je sais son numéro et je l’ai vu hier matin. Seulement, je ne veux pas qu’on dise que j’ai été chez des voleurs.

— Je ne le dirai pas, assura Mme Alcindor. Mais pourquoi le cacher puisque tu as été leur victime ?

— C’est si laid, dit Pépé, d’avoir vécu avec eux.

Mme Alcindor vêtit une luxueuse toilette de soie grise et se couvrit de diamants, puis elle fit atteler deux chevaux qui avaient une superbe allure sous le harnais, et, prenant Pépé avec elle, elle ordonna de la conduire chez Mme Giraud.

— Je vais lui faire voir, à cette millionnaire, pensa-t-elle, que je sais aussi faire de la toilette et que je suis riche, peut-être aussi riche qu’elle. Je suis certaine qu’elle n’a pas un équipage qui vaille le mien.

Ils arrivèrent devant l’hôtel.

— As-tu encore peur d’entrer ? demanda-t-elle à Pépé.

— Un peu, répondit l’enfant, mais pas beaucoup, parce que je suis convenablement habillé. Et puis, c’est bien vrai, madame, que vous voulez me garder avec vous ?

— C’est très vrai.

— Ah ! c’est que depuis que j’ai vu le cirque et que j’y ai mis un si beau costume, je ne voudrais pas vous quitter même pour revoir ma Dédèle et ma Mémée que j’aime pour­tant du fond de mon cœur. Oh ! non ! je veux rester avec vous autres, et qu’on m’ap­plaudisse fort, moi aussi.

Mme Alcindor, qui ne croyait pas qu’elle pût s’étonner de quelque chose, fut cependant surprise de la sobriété de la pièce où elle pé­nétra et de la correction des laquais.

— C’est une maison sérieuse, pensa-t-elle.

Le valet auquel elle avait remis sa carte, un nouveau, en reparaissant lui dit :

— Madame n’a pas l’honneur de connaître madame. Si madame avait la bonté de me dire ce qui l’amène ?

— Dites Mme Giraud que c’est Pépé, dit l’enfant.

Le domestique sourit de ce nom qui lui sembla singulier et, à son grand étonnement, il vit Mme Giraud accourir elle-même au-devant de l’enfant et l’embrasser.

— Qu’es-tu devenu depuis le jour de la noce d’Adèle dont tu as tant troublé la joie ? demanda Mme Giraud.

Pépé dut raconter son histoire depuis son départ de Saint-Aubin, et, entraîné par sa franchise, il la raconta, sans en rien omettre, mais en baissant les yeux quand il parlait des voleurs.

— Ce n’est pas ta faute et tu n’es pas coupable d’avoir été avec eux, dit Mme Giraud.

— Non, pour sûr, dit Mme Alcindor.

— Et maintenant, tu veux rester dans ce cirque ? demanda Mme Giraud.

— Oh ! oui, dit Pépé.

— Et Dédèle ? Et Mémée ? Elles sont encore inquiètes.

— Oh ! je les aime toujours bien, dit Pépé ; j’irai les revoir, et il faut les tranquilliser. Dites-leur que j’irai les revoir et que je les inviterai à la représentation du cirque. N’est-ce pas, madame Alcindor ?

— Tout ce que tu voudras, dit Mme Alcindor.

— J’avais espéré faire autre chose de lui, un cultivateur, un garçon de ferme, un fermier, pensa Mme Giraud ; mais enfin, si cet enfant aime ce métier, peut-être n’en sera-t-il pas plus malheureux.

Elle se tourna vers Mme Alcindor.

— Vous consentez à le garder, madame ? lui demanda-t-elle.

— Oui, madame, répondit Mme Alcindor. Il a l’air d’avoir un bon caractère, cet enfant, et il est fort bien fait.

Les mots « il est fort bien fait » inquiétèrent Mme Giraud.

— Est-ce qu’il fera des exercices ? demanda-t-elle.

— Oh ! certainement, dit Pépé. Vous ne savez pas, madame Giraud ? j’en ai déjà fait, avec Moutonnet. J’ai mis un maillot et j’étais beau comme un astre !

— C’est lui qui se charge de vous répondre, dit Mme Al­cindor.

__ S’il s’adonne à des exercices, vous allez le faire souffrir, dit Mme Giraud.

— Faire du mal à un enfant ! s’écria Mme Alcindor. Oh ! non, madame ; jamais un enfant n’a souffert chez nous. Je ne supporterais pas qu’on en frappât un seul, et j’en ai une troupe.

Mme Giraud, rassérénée par le visage franc de Mme Alcindor autant que par ses paroles, et se réservant d’ailleurs de prendre des informations relativement à la moralité du cirque Alcindor et d’en retirer Pépé si les renseignements étaient mauvais, lui dit :

— Hé bien, madame, puisque votre métier semble convenir à ce malheureux enfant, qu’il suive sa destinée. Vous me l’enverrez quelquefois.

Elle fit apporter des sacs de gâteaux et de bonbons.

— Tiens, Pépé, dit-elle, tu mangeras cela avec tes petits camarades.

Et, en effet, Pépé, quand il rentra dans le cirque, distribua à ses copains ce qu’on lui avait donné. Il ne garda même pas sa part qu’il fit manger à son bon ami le chien Moutonnet, avec lequel il s’était assis sur la paille, à côté de l’âne Barbasson auquel il offrit aussi un grand morceau de galette.

— Il n’est pas gourmand, ce petit Pépé, dit Mme Alcindor.

Et ses nouveaux camarades dirent :

— C’est un bon garçon qui partage ce qu’il a avec nous.

Cependant Pépé, à son grand regret, ne fit aucun exercice ni le soir ni les jours suivants.

— Est-ce que vous ne me ferez rien faire ? demanda-t-il à Alcindor.

— Tu crois donc, Pépé, lui répondit le patron, que ça se fait aussi facilement qu’on avale une prune, nos exercices ? Il faut s’y plier, s’y habituer, s’y rompre. Tu verras ça. Quand nous allons rentrer dans notre maison de Levallois-Perret, quand nous irons hiverner dans la maison de l’hivernage, tu te mettras à apprendre ce que tu devras faire l’an prochain, et tu regretteras peut-être ton beau temps d’à présent. Si tu n’avais pas été si malheureux, je te dirais que tu manges ton pain blanc le premier.

La fête de Montmartre était la dernière fête foraine à laquelle prenait part le cirque Alcindor. Les artistes ne tardèrent pas à rouler leur tente et à gagner leur hivernage.



CHAPITRE VIII LA MAISON DE L’HIVERNAGE


Au bout de la commune de Levallois-Perret, au milieu de terrains vagues et de cultures maraîchères, se voyait une grande propriété entourée de murailles. Une porte en fer donnait accès dans une cour, sur le côté droit de laquelle s’élevait une maison à trois étages, longue, bien bâtie. Devant cette maison, s’éten­dant du côté de l’entrée, on avait ménagé un jardin d’agré­ment ; de l’autre côté se trouvait un manège couvert, des hangars, des remises et des écuries. C’était la maison de l’hivernage du cirque Alcindor.

Quand le cirque avait fait sa saison, du mois de mai à la fin d’octobre, la tente pliée et mise sur une charrette, les prolonges portant les banquettes et l’armature de la tente, les voitures servant au logement des artistes et des bêtes ainsi que le magnifique logis roulant du patron, les tapissières chargées des accessoires, les chevaux tenus en main, les chiens, les gens se mettaient en marche, en caravane, et rentraient à Levallois-Perret pour passer l’hiver.

Tout le monde logeait dans la grande maison. Les patrons habitaient la moitié du rez-de-chaussée, l’autre moitié étant prise par le réfectoire, l’office et les cuisines. Les artistes occupaient les chambres. Il n’y avait que les musiciens qui étaient congédiés et qui passaient leur hiver à jouer dans différents établissements de Paris, en attendant que le printemps les ramenât au cirque Alcindor.

Les artistes vivaient en commun sous l’œil bienveillant d’Alcindor et de sa femme qui se chargeaient de remettre, au besoin, l’harmonie entre les différentes parties de la troupe quand elle cessait d’exister. Les artistes mangeaient ensemble, et les garçons et les palefreniers à une autre table et dans une autre salle. Alcindor nourrissait grassement ses artistes et il leur donnait à boire tant qu’ils voulaient. Il savait que la nourriture abondante est nécessaire à la santé et que le corps ne dépense qu’autant qu’il emmagasine.

Il y avait beaucoup de force à dépenser dans la maison de Levallois-Perret. L’hivernage n’était pas un repos pour ces artistes, au contraire ; les hommes et les animaux se dressaient pendant l’hiver. On réservait au milieu du manège l’espace de la piste du cirque et tout autour se dressaient des échelles et des portiques soutenant des trapèzes et des anneaux.

Les artistes, vêtus de leur maillot s’ils faisaient des tours, en blouse quand ils dressaient les animaux, passaient leur journée entière dans le manège.

Ils levaient de lourds altères, ils pliaient leurs reins, ils sautaient pour que leur jarret gardât son élasticité comme le reste du corps. Les écuyères travaillaient sur leur cheval, le cheval lui-même se dressait. Bêtes et gens répétaient journellement leurs rôles.

Pépé put voir alors le mystérieux signal auquel l’animal dressé obéissait. Quand Alcindor montait Zéphyrin, son beau pur sang, Pépé avait cru que le cheval était guidé par son oreille et qu’il saisissait la mesure de la valse ou de la polka ; il sut qu’il n’obéissait qu’à de légères pressions de la jambe du cavalier.

Et il en fallait des coups de cravache pour amener un Zéphyrin à un changement de pied à pouvoir être monté en haute école ! Alcindor en devait passer des journées d’hiver sur son cheval !

Et ce n’était pas tout ! l’âne Barbasson que Pépé avait cru si intelligent quand il s’arrêtait devant les jeunes filles, les chiens et les singes qui découvraient si bien la bourse enfouie dans la sciure de bois du cirque, toutes ces braves bêtes n’obéissaient qu’à des signes que, sans en avoir l’air, Alcindor leur faisait du bout de sa chambrière dont le fouet traînait ou se relevait, claquait parfois quand l’animal avait une hésitation.

Pendant la représentation, il était rare qu’un coup de fouet fut donné, mais dans les répétitions de l’hiver, il n’en était pas de même ; elle était prompte à cingler, la chambrière d’Alcindor ! Le cheval le mieux dressé déjà n’en était pas exempt.

Les animaux dont la mémoire se montrait fidèle et que le fouet caressait le moins, c’étaient les chiens ; aussi leur laissait-on une certaine initiative.

L’âne Barbasson s’arrêtait devant les jeunes filles quand la chambrière qui le suivait s’abaissait tout à coup et l’arrêtait, mais on laissait Moutonnet choisir lui-même les personnes auxquelles il demandait des sous.

Rig, Gig et Pig travaillaient beaucoup plus que les autres, en leur qualité d’acrobates. Pépé les voyait lancer leur jambe sur une barre placée au niveau de leur tête et demeurer ainsi un quart d’heure, tandis qu’ils imprimaient à leurs reins des mouvements oscillatoires. Ils se suspendaient la tête en bas, ils se pliaient en deux et prolongeaient leurs postures jusqu’à en souffrir.

Margarita, au milieu du manège, s’habituait à jongler avec des couteaux, des bouteilles et des verres. Elle dressait les chiens et les singes : c’était sa spécialité. Les chiens ne lui faisaient jamais de mal, les braves bêtes, mais plusieurs fois des singes qu’elle corrigeait l’avaient mordue cruellement.

Ce fut elle qui s’empara de Pépé.

On avait délibéré, un jour, à table, sur le sort de l’enfant. On le confia à Margarita et à Gig.

Gig le fit mettre en maillot et, le prenant par les deux pieds joints, il commença à lui faire faire une culbute.

— Voici, dit-il : quand on veut apprendre à nager, on se jette à l’eau ; quand on veut faire un artiste, c’est exactement la même chose, seulement, au lieu d’eau, on tombe dans la sciure de bois.

Dans la maison de l’hivernage ni Rig, ni Pig, ni Gig, ne se donnaient la peine de faire les Anglais. Comme dans les coulisses, ils redevenaient des Batignolles et ils n’en étaient pas plus maladroits.

— Nous t’avons déjà fait voir en plein cirque, dit Gig, de quelle manière un enfant comme toi peut se manier. Croise tes bras sur ta poitrine et allonge-toi par terre. Ne te raidis pas. Laisse-toi faire. Sois mou.

Pépé se couchait docilement et Gig lui appuyait la main sur les reins et ramenait doucement ses petites jambes vers son dos, avec précaution. Il prenait ensuite le torse et le ployait en arrière. Puis il tournait l’enfant comme une omelette, le plaçant dans toutes les positions, l’assouplissant peu à peu.

Margarita, de son côté, lui apprit à être adroit de ses mains. Elle commença par le faire jongler avec des boules.

— Oh ! toi, lui dit Pépé, tu es très fortes. Tu jongles avec des couteaux.

— Oh ! moi, dit Margarita en riant, je suis très forte, mais le plus difficile n’est pas de jongler avec des couteaux. Ces couteaux-là ont le manche assez lourd pour retomber toujours la lame en l’air. Ce qui est difficile, c’est de jongler avec des verres, parce que le verre se casse. Il faut de la main et du coup d’œil.

Gig et Margarita admiraient beaucoup les formes de Pépé. Mieux nourri, il reprenait, et ses épaules se remplissaient, ses bras et ses jambes s’arrondissaient.

— Est-il beau, cet enfant, disait Mme Alcindor qui surveillait les exercices.

— Ce sera un homme, disait Margarita.

Pépé, de lui-même s’accrochait au trapèze. Gig le rejoignait et lui donnait des leçons. Suspendu par ses deux bras, il lui faisait étirer son corps comme s’il eût voulu l’allonger. Il laissait ses bras se fatiguer et lui disait :

— Maintenant, il faut remonter sans qu’un mouvement du corps vienne t’aider.

D’abord, l’exercice avait été dur et Pépé était tombé du trapèze, les doigts ouverts, n’en pouvant plus ; ensuite, il s’était remonté jusqu’à embrasser la barre, puis il avait jeté un cri de victoire en faisant son premier rétablissement.

— Il ira, le petit homme, disait Mme Alcindor.

Et comme cette brave dame n’avait qu’une fille qu’elle tenait éloignée de sa troupe foraine, elle marquait sa prédilection pour Pépé.

Les autres enfants en étaient jaloux.

— Nous allons lui faire des farces, disaient-ils.

Ils ne se doutaient pas que Pépé, de son côté, était jaloux d’eux. Ils montaient à cheval, et Pépé n’avait jamais encore enfourché le moindre dada, sinon, quelquefois, à Saint-Aubin, à califourchon devant le père Fougy ou Aimée.

Mais qu’était-ce que monter à cheval tenu dans les bras du vrai cavalier ! Les autres enfants du cirque Alcindor n’avaient que deux ou trois ans de plus que lui, et ils sautaient sur les chevaux, se mettaient debout sur leur croupe et les faisaient galoper.

— Qu’ils sont beaux ! s’écriait Pépé en dedans de lui, plein d’admiration. Est-ce qu’on ne me fera pas monter à cheval, moi aussi ?

On ne lui en parlait pas.

Gig l’assouplissait, lui tournait les bras, les jambes, faisait de son petit corps ce qu’il voulait, mais en apportant toujours beaucoup de méthode dans les mouvements qu’il lui faisait exécuter et sans lui causer aucune souffrance.

Gig cultivait le saut périlleux et il le faisait faire à Pépé qui s’élançait intrépidement à sa suite sur le tremplin.

Au premier saut, Pépé n’étant pas habitué à l’élasticité de la planche, il était allé s’allonger dans la sciure de bois, mais il s’était vite fait au ressaut et le tremplin l’amusait.

— Que tes deux pieds soient joints et frappent le tremplin au même endroit, lui disait Gig.

D’abord maladroit, Pépé était arrivé à se lancer et à trouver un plaisir extraordinaire à se sentir en l’air, à tournoyer sur lui-même. Il n’en était pas encore à faire le saut périlleux sans le secours de Gig ; mais il approchait chaque jour davantage de la réalisation de ce progrès. Il n’avait pas peur, et il sautait avec une ardeur que Gig devait modérer.

Au trapèze, il faisait aussi des progrès étonnants.

— Il est né pour être gymnasiarque, disait Gig.

Et cette idée qu’on avait de lui empêchait qu’on le dirigeât du côté du cheval.

Un jour, il ne retint pas son envie d’en enfourcher un.

Il regardait les autres enfants qui répétaient leur quadrille et qui s’amusaient à faire bondir leurs poneys. Ils les montaient sans selle, avec la bride seulement ; filles et garçons étaient vêtus d’un pantalon et d’une blouse, et ils profitaient de la liberté d’allures que ce costume leur donnait autant que de la liberté du cheval pour se livrer à des fantaisies équestres.

— Vous seriez gentils, si vous me permettiez de monter, un de vos chevaux, dit Pépé.

Les enfants se regardèrent et se mirent à rire.

— Veux-tu le mien ? dit une grande fillette, qui venait d’avoir neuf ans et se nommait Mametta.

— Non, prends le mien, dit un garçonnet de huit ans, Carlo. Bravement, Pépé sauta sur le cheval.

— Hop ! Trilby ! Hop ! crièrent les autres enfants, et Mametta appliqua deux coups de cravache à Trilby, qui rua et secoua son cavalier.

Pépé alla à droite, à gauche, sur les flancs du cheval et ses jambes passèrent par-dessus le cou de Trilby.

Les enfants rirent de ces mouvements disgracieux et Pépé serait tombé s’il n’avait saisi vigoureusement d’une main la crinière de Trilby en même temps qu’il tirait sur les rênes pour se maintenir.

Trilby, qui n’était pas habitué à ce qu’on prît son mors comme point d’appui, secoua la tête, et comme, en même temps que Pépé tirait sur la bride, Mametta lui distribuait des coups de cravache, il se livra à une série de bonds et de ruades qui faisaient que Pépé ressemblait à un ballon de forme bizarre, attaché sur son dos, qui allait d’un côté, de l’autre, dans des postures grotesques, tantôt en rond, tantôt en long, tantôt
avec deux cornes qui menaçaient le ciel et qui étaient ses jambes.

Les enfants avaient fait rentrer leurs chevaux et il ne restait sur la piste que le cheval de Mametta et Trilby.

— Tiens ferme ! criaient les enfants en riant.

Et ils répétaient :

— Hop ! Hop ! Trilby.

Tout à coup, Pépé, fatigué et pensant qu’il aurait plus de force, lâcha la bride et ses deux mains se cramponnèrent aux crins du poney.

Celui-ci, sentant sa bouche libre, allongea la tête et partit comme une flèche autour du cirque. Le poney de Mametta, entraîné à cet exercice, suivit aussitôt Trilby.

Une course folle commença pendant laquelle Pépé roula sur le corps du cheval.

— Hop ! Hop ! Trilby ! crièrent les enfants, heureux de voir le cheval vainqueur du débutant.

Et Mametta allongeait des coups de cravache sur la croupe du poney et pressait sa monture dont le galop excitait encore Trilby.

— Hop ! Trilby.

Pépé, tirant sur la crinière du cheval comme il eût fait sur la barre d’un trapèze, venait de se remettre à califourchon.

— Il tient bon, dit Carlo.

— Il ne tiendra pas longtemps, dit une petite fille, Luisa.

Pépé venait d’abandonner la crinière de Trilby pour prendre son cou dans ses bras.

Il ne tint pas longtemps en effet, le pauvre petit Pépé, il tourna autour du cou de Trilby, son corps vint battre les jambes de devant du poney, il le lâcha, et les deux chevaux passèrent sur lui.

Les enfants regardèrent anxieusement leur petit camarade.

Le pauvre petit Pépé restait étendu sur la piste dont la sciure, sous sa tête, rougissait de son sang.

— Qu’avez-vous fait, méchants ? s’écria Margarita, qui entrait en ce moment dans le manège.

Les enfants n’en savaient rien. Ils regardaient hébétés et contrits le pauvre petit Pépé les yeux fermés. Le sang qui s’échappait de sa blessure les rendait immobiles d’effroi.

Margarita enleva Pépé dans ses bras et courut vers la maison.

— Est-ce qu’il est mort ? fit à demi-voix Mametta.

Ils se regardèrent, sans oser bouger, sans suivre Margarita, sachant aussi qu’ils allaient être grondés et châtiés.

Margarita entra chez Mme Alcindor en appelant ; la patronne accourut.

— Ah ! le pauvre enfant, qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-elle.

Il arrivait assez souvent des accidents et on avait, l’habi­tude de les soigner, dans le cirque Alcindor. La patronne reconnut de suite que la plaie de Pépé n’était pas dangereuse, quoique assez longue. On fit bouillir du vin avec lequel on lava la blessure et qu’on appliqua en compresses, en même temps qu’on faisait revenir à lui le pauvre petit.

Il était pantelant. On le coucha.

Les enfants durent comparaître devant Alcindor, ce qui les faisait toujours trembler. Le maître de cirque les gronda verte­ment et les mit au pain sec et à l’eau pour deux jours ; mais ils n’avaient pas besoin de punition pour regretter ce qu’ils avaient fait ; ils étaient suffisamment punis par la peur qu’ils avaient eue et ils se repentaient sérieusement d’avoir poussé beaucoup trop loin ce qu’ils avaient considéré comme une espièglerie.

— Ce pauvre petit Pépé, disait Mametta ; il n’est pas méchant du tout.

— Nous avons eu tort, disait Carlo, parce que Pépé est un bon camarade.

— Oui, c’est un bon ami, ajoutait Luisa.

Et ils demandaient à chaque instant de ses nouvelles et allaient jusqu’à sa chambre écouter sa respiration. Mametta et Luisa entrouvraient doucement la porte pour le regarder et quand elles le trouvaient éveillé, elles s’approchaient de son lit, lui prenaient la main, demandaient pardon de ce qu’elles avaient fait.

— Je ne vous en veux pas, disait Pépé ; c’était pour rire.

Elles l’embrassaient amicalement et arrangeaient sa tête sur l’oreiller.

Il demeura quinze jours sans se lever. Quand il fit sa première sortie, il était un peu étourdi et Mametta et Luisa l’aidèrent à marcher, le soutinrent, furent pleines d’attentions pour lui. Aucun des enfants n’aurait voulu recommencer à lui faire une mauvaise plaisanterie.

— Tu remonteras Trilby, lui dit Carlo, et il sera doux comme un mouton.

L’idée de se revoir à cheval fit sourire Pépé. Cependant, il ne se sentait pas fort et n’avait aucun goût pour ses exercices.

Ne sachant que faire, il prenait des morceaux de charbon et il dessinait sur les murs blancs des bonshommes qui faisaient tordre le patron et ses camarades par leur caractère naïf.

— Ils sont drôles, ces bonshommes-là, disait Alcindor. Ils ont quelque chose de vivant.

Il fit cadeau à Pépé de papier et de crayons pour qu’il s’amusât dans la maison, et l’enfant dessina avec rage.

Il regretta presque de quitter ses crayons pour retourner
avec Gig, Margarita et le chien Moutonnet.

Car Alcindor avait décidé que Pépé doublerait le chien Moutonnet.

Le brave caniche devait faire ses exer­cices et les faire faire à Pépé. Quand il grimperait, sur les chaises, il devait aller chercher son cama­rade et le convier à en faire autant ; quand il passait sur la corde, il devait inviter Pépé à l’imi­ter,

— Le public trouvera ça très drôle, dit Alcindor, et, pour la première année, Pépé pourra s’acquitter de ce rôle.

L’éducation était difficile. Il fallait dresser le chien et l’enfant. Margarita passa trois heures par jour avec eux.

Le reste du temps, Pépé l’employait avec Gig qui avait repris son travail d’assouplissement, ou, de lui-même, il se pendait à son trapèze qui semblait décidément son instrument favori, tandis que le cheval le tentait beaucoup moins, main­tenant qu’il y montait souvent, sous la surveillance de Mametta qui s’était faite sa protectrice.

Et quand il prenait du repos, on le voyait immédiatement charbonner les murs ou crayonner son papier.

— Il aime le dessin, cet enfant, disait Mme Alcindor.

Ainsi, s’écoulaient les journées d’hiver dans la maison de Levallois-Perret, tout le monde s’exerçant, tout le monde s’assouplissant à des exercices nouveaux ; ce qu’en terme de banque ou de concert on appelle un « numéro », pour correspondre aux numéros portés sur le programme, s’ingéniait, s’inventait et se réglait afin que le public se montrât satisfait du cirque Alcindor, le jour où on reprenait la campagne, au temps des feuilles écloses sur les arbres rajeunis.



CHAPITRE IX LE COMPÈRE DE MOUTONNET

L’atmosphère était traversée de vents attiédis. On ne craignait plus le froid. Alcindor ne faisait plus allumer le calorifère de son manège. On exposait les cages des singes au grand air. Les bourgeons commençaient à éclater sur les arbres, et quand Pépé allait se promener dans les terrains vagues du voisinage, il trouvait des fleurs jaunes qu’il rapportait à Mme Alcindor et à Margarita.

Une activité plus grande se manifestait dans la maison de l’hivernage. On vérifiait la tente, les bancs, les accessoires ; on raccommodait les costumes, remplaçant par des neufs ceux qui étaient usés.

Les musiciens réengagés venaient chaque jour à Levallois-Perret et jouaient dans le manège. La troupe reprenait ses manœuvres d’ensemble, les répétitions avaient lieu en costume et Alcindor ne quittait pas des yeux ses artistes.

Pépé savait jongler et il était aussi fort que Moutonnet. Il régnait entre le chien et lui une grande intimité. Le brave caniche qui l’avait pris en affection dès son arrivée à la fête de Montmartre ne le quittait plus, et Pépé avait une telle amitié pour Moutonnet qu’il dormait parfois avec lui dans sa niche.

Margarita était obligée d’aller le chercher le soir pour qu’il ne passât pas la nuit sur la paille en tenant le chien dans ses bras, et, dès le matin, il retournait vers Moutonnet afin de le peigner, de le brosser et de le faire beau avant que le palefrenier chargé de la toilette du caniche n’y eût procédé.

— C’est étonnant, disait en riant Margarita à Alcindor ; je suis certaine que Moutonnet préfère Pépé à sa maman Margarita ; c’est un ingrat, ce Moutonnet.

— Les chiens aiment les enfants, dit Alcindor. Ils sont bons les uns et les autres.

Moutonnet était pour Pépé non seulement un ami, mais un modèle. Le caniche, habitué aux exercices, posait dans toutes les positions et dans une immobilité de statue. Alors on voyait Pépé, un carton sur ses genoux, son papier devant lui, son crayon à la main, s’efforçant de rendre son modèle qui se tenait gravement, tantôt assis, tantôt faisant le beau, debout sur une chaise ou montant à l’échelle.

À force de le croquer, Pépé commençait à donner de la physionomie et de l’allure à ses dessins.

— Moutonnet finit par être ressemblant, disait Alcindor.

Mais il fallait s’occuper de son métier. Mme Alcindor avait commandé pour Pépé un costume de petit clown, noir avec des ornements rouge et or.

— Il a l’air d’un lutin, dit la directrice, quand il l’essaya.

Pépé était ravi. Il ne s’était jamais vu plus beau. Son maillot, fait exprès pour lui, collait, sur son corps, il se sentait en même temps à l’aise et soutenu. Toute la troupe disait qu’il était joli et il le croyait.

Il allait bientôt débuter en public, de compagnie avec son ami Moutonnet.

— Et tu vas avoir un début pour de vrai, lui dit Mme Alcindor. Songe que tu verras ton nom sur l’affiche. Tu n’auras pas peur, au moins ?

— Oh ! non, dit Pépé.

Mme Alcindor l’emmena avec elle choisir l’emplacement où le cirque devait être installé à la foire au pain d’épice, par laquelle on ouvrait la campagne, et, en revenant, elle passa avec lui par la pension où sa fille Colette était placée.

Colette était plus jeune que Pépé. Mme Alcindor après l’avoir laissée longtemps chez une nourrice, l’avait mise en pension encore qu’elle fût en bas âge, afin de la soustraire complètement au milieu forain dans lequel elle vivait.

— Je veux, disait-elle, que ma fille soit fort correctement élevée et qu’elle se marie avec quelqu’un qui n’exerce pas notre profession. Elle est fille unique, elle sera riche, très riche, puisque nous lui gagnons une grosse fortune, je veux qu’elle appartienne à un monde plus huppé que le nôtre.

Pépé trouva Colette bien, bien gentille.

C’était une blondinette aux yeux bleus, mignonne et menue, que sa robuste maman osait toucher à peine de peur de la casser.

— N’est-ce pas extraordinaire, disait-elle, que la fille d’un homme brun et fort comme Alcindor et d’une grosse femme brune comme moi, soit blonde et ne pèse pas une once ?

Colette cependant se portait à merveille. On la soignait, dans sa pension, car Mme Alcindor payait royalement, était très généreuse.

— Oh ! elle est jolie, Colette, dit Pépé, quand il sortit de la pension avec Mme Alcindor.

— Vraiment ! tu trouves ça, toi, petit, murmura la patronne.

Elle fut flattée d’entendre Pépé déclarer naïvement que sa fille était jolie, mais elle ne put s’empêcher de dire en évoquant son mariage lointain :

— Tu sais, ce n’est pas pour ton nez.

Pépé comprit que Mme Alcindor ne le laisserait pas jouer avec sa fille et que jamais Colette ne remplacerait Moutonnet, car il ne pensait pas à faire son petit mari.

Ils rentrèrent dans la maison de l’hivernage et, quatre jours après, ils la quittaient avec tout leur « bataclan dans les roulottes », comme disait Alcindor, pour n’y plus revenir habiter qu’à la fin de l’automne.

À cinq heures du matin la caravane partit ayant en tête les voitures chargées de la tente, des accessoires, des mâts, des banquettes, et en queue les fourgons dans lesquels logeait la troupe, et la belle habitation roulante des Alcindor.

Pépé assista à la naissance d’une ville de toile et de bois, au dressement du vaste édifice qui portait le nom de Cirque Alcindor.

En une heure, la charpente des écuries était ajustée par terre, relevée, fixée et couverte de toile. Les bat-flancs étaient en place, les animaux sur leur litière.

Les cordes grinçaient sur les poulies, un grand mât autour duquel la toile pendait, assez semblable à un gigantesque parapluie, se dressait, s’emboîtait dans un trou creusé exprès et qu’on comblait aussitôt avec de la maçonnerie tandis que de vingt côtés les cordes se tiraient, la toile se soulevait, le para­pluie se développait. Des barres de bois venaient en soutenir les arêtes, des piquets tiraient la toile qui retombait tout autour, et le cirque avait son toit et sa paroi. Il ne restait plus qu’à le meubler, à poser les banquettes, garnies de coussins pour les premières, simplement rembourrées pour les secondes et en bois pour les troisièmes. En quatre heures, le cirque était entièrement installé et on y pouvait jouer.

Mais il fallait attendre l’ouverture de la fête. Les voitures du cirque se parquaient, celles qui servaient au logement contre le cirque, les autres plus loin. Le cours de Vincennes, large, mal bâti, désert, poussiéreux, se garnissait comme par enchantement des baraques les plus diverses, baraques que Pépé avait déjà vues à la fête de Montmartre et qui reparais­saient là comme elles allaient reparaître sur tous les champs de foire, d’une fête à l’autre. Ce qui tenait du prodige, c’était la rapidité avec laquelle elles s’installaient et couvraient de chaque côté les deux larges trottoirs de l’avenue, l’égayant des multiples couleurs des toiles en façades, toiles qui enthousias­maient Pépé et dont il essayait de reproduire le dessin.

— Il faudra que je lui achète une boîte pour peindre, à cet enfant, disait Mme Alcindor. Tu entends, Pépé, si tu es sage, tu auras une boîte à couleurs pour tes étrennes.

— Alors, dit Pépé, je pourrai faire ce qu’il y a sur les toiles de nos camarades ?

— Oui, certainement, dit Mme Alcindor.

— Oh ! Que ce serait beau ! Je suis toujours sage, n’est-ce pas, madame Alcindor ?

— As-tu vu ton nom sur l’affiche, Pépé ? demanda Alcindor.

— Non, dit Pépé, puisque je ne sais pas lire.

— Viens, je vais te le faire voir.

Et Alcindor lui épela : « Moutonnet et son élève, le jeune Pépé. »

— Alors, dit Pépé, je suis l’élève de mon bon ami Moutonnet ?

— Oui, tu es l’élève de ton compère, le brave caniche.

Pépé réfléchissait profondément.

— Est-ce que tu es froissé d’être l’élève de Moutonnet ? demanda Alcindor. Tu sais que c’est lui qui va te faire faire l’exercice.

— Non, dit Pépé… je songe……

— À quoi, Pépé ?

— Je songe qu’il faut que j’apprenne à lire.

— Certainement, dit Alcindor, mais ça ne presse pas. Tu apprendras à lire quand tu auras les reins souples.

Alcindor lui-même ne savait pas très bien lire ; sa femme lui donnait chaque jour connaissance de ce qu’il y avait sur le journal.

Précisément, ce soir-là, elle raconta qu’on imprimait une singulière histoire de voleurs.

— Croiriez-vous, dit-elle, qu’ils avaient une caverne en plein Paris !

— Pas possible ! s’écria Gig.

— En plein Paris ! Ils s’étaient installés dans les ruines de la Cour des Comptes.

À ce mot, Pépé leva la tête.

— Dans les ruines de la Cour des Comptes ! dit-il, mais c’est là que j’ai été, moi !

— C’est vrai, c’est là qu’il a été, l’enfant, dit Gig. Je n’y pensais plus.

— Au fait, c’est là que tu étais, dit Mme Alcindor.

— Et comment se nomment-ils, ces voleurs ? demanda Pépé.

— Il y en a un, dit Mme Alcindor, qui se nomme Jambe-de-Cerf.

— C’est le mien ! s’écria Pépé.

— Un autre a nom Queue-de-Merle.

— C’est cette bande qui s’était emparée de moi.

— Il y a deux femmes, Doxie et Marie.

— C’est parfaitement ça, dit Pépé. Est-ce qu’ils sont condamnés ?

— Oui, dit Mme Alcindor.

— Beaucoup ? demanda Pépé.

— Jambe-de-Cerf a six ans de réclusion, dit Mme Alcindor, Queue-de-Merle quatre ans de prison, et Doxie et Marie ont chacune deux ans. Les autres sont enfin frappés, mais de moins fortes peines. Il me semble, d’après ce que tu racontais, que la Justice s’est montrée clémente.

— Ils seront corrigés, dit Pépé, quand ils sortiront de prison.

— Hum ! Hum ! fit Gig, ce n’est pas sûr. Ils seront plus voleurs qu’avant.

— Ce que je souhaite, dit Alcindor, c’est que tu ne les rencontres jamais quand ils seront libérés, car ils te feraient probablement expier de les avoir fait pincer.

— Oh ! je ne les reverrai jamais, dit Pépé.

— Je l’espère, dit Alcindor. Allons, mes enfants, attention à la première ! Pépé tu vas te distinguer.

Pépé n’avait aucune anxiété. Quand il revit le cirque éclairé par son lustre, le public sur les banquettes, Alcindor au milieu de la piste, sa chambrière à la main, il lui sembla qu’il se replongeait dans l’élément où il avait l’habitude de vivre.

Il entra tenant la patte à Moutonnet et celui-ci commença par grimper à l’échelle ; une fois en haut, il sauta.

Pépé le regardait. Moutonnet aboya et, comme Pépé faisait mine de ne pas comprendre, le chien lui saisit la main, l’amena au pied de l’échelle et aboya en la lui montrant.

Pépé grimpa à l’échelle, mais arrivé en haut, il parut hésiter à sauter. Moutonnet aboya, le grondant. Le public riait.

— Il est moins brave que le chien, disaient les enfants.

Enfin Pépé sauta.

Moutonnet alla danser sur la corde, ce qu’il faisait fort gentiment, par petits bonds.

Quand il fut arrivé au bout, il revint chercher Pépé, lui montra la corde. Le public comprit alors que c’était le chien, qui faisait faire ses exercices à l’enfant. C’était nouveau, il s’amusa.

Pépé posa le pied sur la corde. Il chancela. Moutonnet gronda. Pépé avança d’un pas, le chien trottant à côté de lui.

L’enfant tomba par terre. Aussitôt Moutonnet se précipita sur lui, aboyant furieusement, lui reprochant sa maladresse, aux applaudissements du jeune public.

Pépé recommença sa traversée de la corde et il arriva jus­qu’au bout. Moutonnet fit entendre un grognement de satisfac­tion. Ensuite, ce fut l’exercice des chaises, puis il fallut se mettre en équilibre sur des bouteilles, et toujours le même jeu recommençait, tel qu’il avait été réglé dans la maison de l’hivernage. Pépé feignant de s’y prendre maladroitement, Moutonnet se fâchant de ce qu’on l’imitait mal, le public on ne peut plus satisfait de voir le triomphe d’une de ces bonnes bêtes de chien que tout le monde aime sur un individu de l’espèce humaine.

Pépé s’amusa de cet exercice dans les premiers jours ; mais, à chaque représentation, dans le jour, le soir, il se renouve­lait, identiquement le même, sans qu’un pas, un geste chan­geât. Il ne s’intéressa bientôt plus à ce métier mécanique. Il voulait faire autre chose, et eût demandé de suite à changer d’exercice s’il n’avait craint de faire de la peine à son ami Moutonnet, d’être séparé de lui.

Il continua donc d’être le compère de Moutonnet ; et il occupa ses moments de liberté à dessiner, rectifiant de lui-même les erreurs de son crayon, et acquérant une certaine habileté de main. Les autres enfants de la troupe s’intéressaient vivement à ce qu’il traçait sur le papier et ils le priaient de faire leur portrait ce qui donnait à Pépé des modèles vivants qu’il s’appliquait à imiter.

Or, Pépé qui avait commencé par faire des bonshommes avec des traits, des lignes, petit à petit donnait à ces lignes plus d’épaisseur et plus de forme.

— Viens donc, disait Gig. C’est affaiblissant le métier que tu fais là. Au lieu de te développer le torse, tu te plies l’estomac en deux. Ce n’est pas ainsi qu’on fabrique un homme.

Gig ne voulait pas que son travail fût perdu et que Pépé cessât d’être souple comme une anguille ; il n’entendait pas non plus que les qualités musculaires de l’enfant et son amour de la gymnastique se perdissent.

Il l’accrochait au trapèze après l’avoir travaillé sur la sciure de bois de l’arène, dans l’intervalle des représentations, et il lançait le trapèze, le balançait, lui donnait de la volée.

— Voyez-vous, patron, disait-il à Alcindor, ce qu’il faut faire de cet enfant, c’est un Léotard ; il est beau, il est musclé, il fera un Léotard magnifique.

— Ce serait une riche affaire, dit Alcindor, d’avoir un Léotard. Le public est friand de ce spectacle-là et Pépé nous attirerait du monde.

— Je vous dis que c’est ce qu’il faut en faire.

— Il est trop jeune ; ses bras sont faibles encore pour se retenir sur un trapèze en mouvement.

— Le temps de le dresser, il aura l’âge et les bras, dit Gig.

— Qu’est-ce que c’est qu’un Léotard ? demanda Pépé.

— Léotard ! Tu ne connais pas Léotard ? s’écria Gig. Il est vrai qu’il ne connaît rien, cet enfant-là. Léotard, mon ami, c’est le premier gymnasiarque des temps modernes et peut-être des anciens. C’est un homme fait au moule qui n’a pas peur de se jeter dans le vide, d’un trapèze à l’autre. Tiens, comme si, de ce trapèze, tu te lançais en franchissant le cirque pour saisir un autre trapèze qui se trouverait là-bas, de l’autre côté. Un oiseau qui fend l’air, quoi ?

— Oh ! j’aimerais faire ça, moi ! s’écria Pépé.

— Eh bien, tu le feras, dit Gig.

Mais l’apprentissage d’un pareil exercice ne pouvait se faire que dans la maison de l’hivernage, pendant la morte-saison. En attendant, Pépé resta le compère de Moutonnet.

Ils allaient de fête en fête. À Saint-Cloud, dans le parc, sur les gazons, devant la grande cascade, au milieu des arbres feuillus, sous le chaud soleil de l’été, recevant un public joyeux, des fillettes en robe blanche, des garçonnets endimanchés.

De la foire au pain d’épice, le public ne rentrait pas sans rapporter un général ou une brave mère Gigogne dont on mangeait le bras ou la jambe pendant le trajet ; à la fête de Saint-Cloud, on achetait des mirlitons et on chantonnait les airs populaires en lisant, dans des éclats de rire argentins, les vers qui les enguirlandaient. Les Parisiens rentraient chez eux, par bandes, les bras chargés de fleurs et de verdure ramassées dans le parc, le mirliton aux lèvres, nourris de gaufres dorées et saupoudrées de sucre, de friture et de jambonneau mangés sur l’herbe.

Avant Saint-Cloud, c’était la fête de Neuilly. L’avenue de la Grande-Armée était couverte de monde et les gens les plus riches s’y portaient comme les plus pauvres, fréquentaient les baraques ; c’était le 14 Juillet, puis la fête du Lion de Belfort, au boulevard d’Enfer, puis le carrefour de l’Observatoire, puis Montmartre, quelquefois la province, et on rentrait passer l’hiver à Levallois-Perret, Alcindor content de sa campagne, ayant gagné beaucoup d’argent.

La troupe reprenait ses habitudes d’hiver, Gig faisait travailler plus que jamais Pépé.

— Sois toujours pendu au trapèze, lui disait-il.

Pépé ne demandait pas mieux pourvu qu’on le laissât, l’exercice terminé, s’asseoir à côté de son ami Moutonnet et dessiner.

Quand, au jour de l’An, Mme Alcindor lui fit cadeau d’une boîte de couleurs, il ne se posséda pas de joie. À partir de ce moment, il ne connut plus personne. Sa vie se renferma entre son trapèze et sa boîte en compagnie de son compère Moutonnet. Il peignit, cherchant lui-même ses combinaisons de couleurs, trouvant, progressant.

— Je t’assure, disait Mme Alcindor à son mari, que cet enfant a le génie du dessin et de la peinture.

— Heureusement, disait Alcindor, qu’il a aussi des muscles d’acier et le génie du trapèze. D’ici à deux ans, Gig en est sûr comme moi, Pépé sera l’émule de Léotard, il le surpassera, et tu verras s’il nous fait gagner de l’argent !

— Certainement, il attirera du monde ; mais cela n’empêche pas de le laisser peindre. Il fera peut-être un jour nos portraits, et puis les peintres, on les décore.

— Je ne m’y oppose pas, au contraire.

L’année suivante, Pépé était encore le compère de Moutonnet, mais on avait ajouté quelques exercices à son répertoire. Le brave caniche sautait à travers des cercles en papier et à travers des cerceaux enflammés, et Pépé à sa suite.

De plus, quand Gig, Rig et Pig faisaient la pyramide, Pépé grimpait sur le clown le plus haut et agitait le drapeau français.

Alcindor avait eu l’idée d’ajouter à son spectacle une tombola qui ne lui coûtait pas cher et qui amusait énormément les spectateurs.

Margarita, Coralia, Mametta, Luisa distribuaient des cartons portant un chiffre, on amenait sur un char une grande boîte contenant des lots, qui faisait l’effet d’être lourde, et une petite fille choisie dans l’honorable société tirait d’un sac les numéros que Gig proclamait à haute et intelligible voix.

Le premier numéro gagnait toujours un gros bouquet de violettes de Nice, ce qui mettait le public en goût d’avoir un lot.

— Le niouméro souivante, criait Gig, il gaigne oune pote-feuille.

— Oh ! un portefeuille ! murmurait-on avec convoitise dans l’assistance.

On attendait la proclamation du numéro.

— C’est moi, criait un monsieur.

Le monsieur souriait pour dissimuler sa joie et se frottait les mains en pensant au portefeuille qu’il avait gagné.

— J’en avais précisément besoin, disait-il à ses voisins.

— Ici, ici, ce monsieur a gagné.

— Bien, disait Margarita.

Elle ouvrait la caisse et en retirait une branche d’arbre dépourvue de ses feuilles.

— Voilà le portefeuille, disait-elle.

Pépé le portait au gagnant qui était bien attrapé. Le public, joyeux, se moquait de lui.

Le numéro suivant gagnait les œuvres de Racine en deux volumes. Son possesseur était déjà tout alléché.

On lui apportait deux carottes, et le public riait autant de la mine déconfite du gagnant que du lot même.

Le suivant gagnait une paire de souliers, et on lui apportait deux sous liés ensemble

— Le niouméro ensouite, criait Gig, il gaigne oune épicier.

— Un épicier ! répétait-on dans la foule. Qu’est-ce que ça peut être ?

Rig et Pig paraissaient portant une énorme scie, on sortait un épi de blé de la caisse, Margarita et Gig le tenaient chacun par un bout, et Rig et Pig le sciaient avec de grands han ! de grands efforts.

— À qui l’épi scié ? demandait Margarita tandis que les spectateurs se moquaient du gagnant.

La tombola était ainsi composée « d’attrapes » sauf deux ou trois lots sérieux et le dernier lot qui, intitulé « un sac de haricots », était toujours un sac de dragées.

Le public, se tordait et la représentation finissait dans une fusée de rire. Le cirque Alcindor était avec Bidel, Cocherie et Totor ce qui attirait le plus de monde et ce qui présentait le plus beau et le plus gai spectacle des fêtes foraines de Paris et des environs.



CHAPITRE X LE PETIT LÉOTARD

Les années passaient ainsi, et Pépé, content de son métier, ayant de bons camarades autour de lui, pris en affection particulière par Mme Alcindor, s’estimait parfaitement heureux. À force de s’appliquer et de copier des modèles, il commençait à dessiner passablement et à avoir le sentiment des couleurs. Mme Alcindor voyait d’un très bon œil ses talents de peintre, et elle lui laissait même esquisser des fresques fortement entachées de naïveté sur ses murs blancs, mais Alcindor et Gig n’avaient d’yeux que pour les trapèzes sur lesquels Pépé commençait à s’élancer dans le vide.

Pépé avait plus de neuf ans. C’était un bel enfant admirablement proportionné, à tête intelligente, jolie de lignes et déjà mâle.

— Quel gaillard il fera, dès ses quinze ans, disait Gig.

Pépé avait été rendre visite à Mme Giraud qui l’avait à peine reconnu tant il était changé.

Il lui demanda si elle avait donné de ses nouvelles aux Fougy. Il regrettait fort de ne pas leur avoir envoyé de lettre lui-même, ne sachant pas écrire. Il ajouta :

— Il faudra venir me voir, madame, quand je ferai le Léotard.

Mme Giraud lui demanda :

— Tu dois donc imiter Léotard ?

— Je le surpasserai, dit Pépé avec orgueil. Gig, le clown, affirme que je suis encore mieux fait que Léotard.

Son ancien petit camarade de Trouville, Édouard, le fils Giraud, le regardait avec admiration.

— Il faut me voir dans mon beau costume noir et or, lui dit Pépé.

— Nous irons le voir, n’est-ce pas, maman ? demanda Édouard.

— Oui, nous irons, dit Mme Giraud.

Quelques jours après, étant avec Mme Alcindor qui l’emmenait presque constamment avec elle, il avait été à la pension porter des confitures et des gâteaux à Mlle Colette Alcindor. Il la dévorait des yeux chaque fois qu’il la visitait.

— C’est elle que le public applaudirait, disait-il, si elle paraissait à cheval, comme Mametta ou Luisa.

— Tu la trouves toujours jolie, ma fille ? demandait Mme Alcindor.

— Oh ! elle est blanche et rose ! Il n’y a que les poupées dans les magasins qui soient jolies comme elle.

— Il est drôle, ce petit, avec son enthousiasme pour Colette, pensait Mme Alcindor.

Elle ramenait Pépé dans la maison de l’hivernage et alors continuait l’éducation du jeune successeur de Léotard.

Sous le vitrage du manège on avait suspendu deux trapèzes tenus par de longues cordes et il s’agissait de voler de l’un à l’autre. Il n’y avait ni matelas, ni filets, de ces filets avec lesquels les gymnastes ne craignent guère de se faire mal, quelle que soit la chute effrayante qu’ils fassent ; si Pépé tombait, il tombait sur la sciure de l’arène, et s’il tombait mal, il pouvait se casser une jambe ou se casser les reins. Aussi ses exercices étaient-ils attentivement suivis par les artistes du cirque Alcindor et, quand il s’élançait, tous faisaient silence et le regardaient avec angoisse.

C’était Gig qui avait pris sur lui de guider Pépé et de lui lancer les trapèzes. Sa responsabilité était grande. Il suffisait d’un trapèze lancé de travers ou mal lancé pour que Pépé le manquât et tombât. Aussi Gig devenait-il grave dès que Pépé commençait.

Celui-ci, en maillot, montait sur une plate-forme située à l’extrémité du manège. Gig lui lançait le premier trapèze que Pépé retenait de la main. Gig allait alors se placer sous le second trapèze auquel il se pendait afin que les cordes fussent tendues et la perpendiculaire absolue.

— Héhop ! faisait-il.

Pépé attirait fortement à lui le premier trapèze, puis il se lançait et imprimait à ce trapèze une longue oscillation qui le faisait presque toucher aux cintres.

Tout à coup on le voyait lâcher les mains, glisser, il restait suspendu par les jarrets, et claquant dans ses mains :

— Héhop ! criait-il à son tour.

Gig tirait violemment à lui le trapèze qu’il tenait et le lançait à la rencontre de celui sur lequel se trouvait Pépé.

L’enfant alors abandonnait le premier trapèze et, franchissant l’espace laissé vide entre les deux, il rattrapait le second avec ses mains, il lui imprimait un nouveau mouvement oscillatoire, puis il repassait de même sur le premier trapèze et revenait prendre sa place sur la plate-forme.

La première fois qu’il se lança, il n’attrapa le second trapèze que d’une main, tournoya et le lâcha. Gig, qui le suivait attentivement des yeux, le reçut dans ses bras.

D’exercice en exercice, Pépé s’enhardit, acquit plus de méthode, et bientôt il fit le Léotard avec une sûreté et une précision de mouvements qui ravit Gig et Alcindor.

— Il va avoir de fameux succès ! dit le patron.

Dans le cirque on était content de lui, tous, sauf une bonne bête, le caniche Moutonnet, auquel Margarita formait un nouveau camarade pour ses tours, Pépé étant devenu trop grand et devant bientôt devenir trop célèbre en s’envolant dans l’air de trapèze en trapèze pour rester le compère du brave caniche.

Cependant, Pépé n’abandonnait pas complètement Moutonnet, car il s’apercevait que celui-ci était triste.

— C’est mon premier camarade, pensait-il, en se rappelant le méchant Prussien, les voleurs et son affreuse nuit passée dans la rue.

Moutonnet lui reprochait certainement sa négligence. Cela se voyait. Il venait assez souvent le chercher à la maison, et, quand Margarita, cravache à la main, l’envoyait prendre son compère, Moutonnet courait d’abord à Pépé, et celui-ci devait le chasser. Moutonnet étonné et chagrin le regardait d’un air de doux reproche.

— Va, mon pauvre Moutonnet, disait Pépé en le caressant.

Quelquefois il allait encore à sa niche et passait une heure avec lui ; mais ce n’était plus que par acquit de conscience et pour le consoler.

Pépé commençait à avoir des soucis : le souci de son succès, de sa réputation d’artiste, dont Alcindor lui parlait constamment, et puis le souci de son dessin, car plus il dessinait, plus il sentait de passion pour la représentation de la nature sur le papier ou sur la toile. Il avait fait des progrès étonnants dans l’art du dessin, pour un enfant qui n’avait jamais reçu la plus mince leçon de qui que ce fût, qui s’y rapportât.

Il avait donc fait d’abord des bonhommes qui étaient on ne peut plus maigres ; puis il les avait engraissés et à la ligne avait succédé le rond ; il aurait composé des bonhommes en juxtaposant des saucisses que c’eut été à peu près son esthétique ; ensuite le bonhomme avait pris une sorte de forme qu’il lui avait donnée à force de regarder ses camarades et en se rendant compte de leurs proportions. Comme ils étaient presque toujours en maillot, il lui était facile de les étudier, et pour lui l’étude était si sérieuse qu’il en tirait des résultats.

Pépé était le vivant exemple de ce que peut produire le goût pour un art joint à l’application et au travail. Le pauvre Pépé savait à peine les lettres de l’alphabet, personne dans le cirque Alcindor ne pensait à lui donner des leçons de lecture et d’écriture, aucun des artistes du cirque n’estimant qu’on eût absolument besoin de savoir lire pour vivre. Jamais un maître ne lui avait montré de quelle manière on tient un crayon ou une plume. C’était de lui-même qu’il avait saisi un crayon, qu’il y avait habitué ses doigts ; c’était de lui-même qu’il avait dessiné des bonshommes, cherché la forme humaine, fait des chiffres, et il riait à belles dents quand il s’amusait à numéroter ses essais, depuis, son premier trait jusqu’au dessin ayant forme humaine, 1, 2, 3, 4, 5, 6.

Ce qu’il dessinait à présent ressemblait à quelque chose, et il faisait impitoyablement poser ses camarades.

Ses modèles, c’était Moutonnet, c’était Trilby, le joli petit poney, c’était Gig, c’était Luisa, Margarita, Mametta et Carlo. Il avait un mètre avec lequel il mesurait leurs membres afin d’établir les proportions de son dessin. Il parvenait ainsi à fixer dans son esprit la longueur et la largeur comparative des différentes parties du corps des êtres, et de son esprit les longueurs et les épaisseurs passaient dans son crayon, et du crayon sur son papier.

Pour les couleurs, il allait plus vite, car il se contentait de teintes plates qui faisaient ressembler ses dessins aux fresques antiques.


— Si vous êtes satisfaits du petit Léotard, dit-il un jour à ses patrons, donnez-moi des couleurs à l’huile et des pinceaux.

Mme Alcindor les lui acheta aussitôt et Pépé montra une joie exubérante. Ce qui l’ennuyait dans sa première boîte de couleurs, dans son aquarelle, c’est que, chaque fois qu’il était sorti des teintes plates, qu’il avait voulu revenir sur sa couleur ou la remanier, il n’avait réussi qu’à produire un horrible gâchis. Avec les couleurs à l’huile, c’était autre chose, il pouvait couvrir un ton d’un autre ton, revenir sur ce qu’il avait déjà fait, s’adonner à un véritable débordement de peinture.

La première fougue passée, il s’appliqua à se rendre compte de sa palette, de l’effet obtenu par le rapprochement des tons ou par le mélange des couleurs et de la manière dont il pouvait fixer la nuance des objets qui frappaient sa vue, et d’abord des brillants costumes des artistes du cirque Alcindor. Ses progrès, le pinceau à la main, furent beaucoup plus rapides que ceux qu’il avait obtenus avec son crayon.

— Il faudrait lui faire donner des leçons de peinture à cet enfant, disait Mme Alcindor.

— Rêves-tu ? s’écria son mari. Un peintre ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il ajouta :

— Des gens qui s’intitulent artistes on ne sait pourquoi, car ils sont aussi incapables de porter cinquante kilos à bras tendus que de dompter un cheval. Beau comme il est, cet enfant, hardi, déjà aussi fort que Léotard, tu voudrais qu’il ne quittât jamais un abominable pantalon qui cacherait sa jambe ! Qu’il ne volât pas aussi léger qu’une hirondelle d’un trapèze à l’autre ! Ce serait abaisser la nature humaine ! Tu déraisonnes, ma pauvre femme ! Quand on est beau, c’est pour se faire voir aux populations.

— Mon mari a raison, disait Mme Alcindor, qui toute sa vie n’avait vu admirer que la beauté et la force.

Mais quelqu’un qui avait été vivement frappé des dispositions de Pépé et qui ne le voyait pas avec plaisir vivre avec des saltimbanques, c’était Mme Giraud.

— Cependant, pensa-t-elle, il gagne sa vie honnêtement, dans ce cirque. Ce serait peut-être son malheur de l’en retirer. Ces Alcindor sont bons pour lui et il s’y plaît.

Et quand revint la foire au pain d’épice, elle alla voir Pépé en compagnie de M. Édouard.

Ce fut un grand jour pour Pépé que celui où, pour la première fois, il dut s’élancer dans l’air en pleine représentation.

Alcindor avait fait annoncer le début de Pépé dans les journaux. De grandes affiches où Pépé était représenté entre les deux trapèzes avaient été placardées dans tout Paris. Sur ces affiches on lisait en gros caractères : « Plus fort que Léotard. » Dans le faubourg Saint-Antoine, dans Vincennes, autour de la foire, dans la foire, le nom de « Pépé » se lisait en lettres immenses au-dessous de « Cirque Alcindor ». Le soir de son début, le cirque était bondé, on refusait le monde à la porte et une longue queue de curieux protestaient par leurs cris contre leur exclusion.

Le public s’écrasait littéralement et Mme Alcindor avait placé Mme Giraud et Édouard dans une petite loge qui n’était jamais occupée que par les patrons, les artistes ou leurs invités.

La première partie du spectacle mit les spectateurs en bonne humeur. Gig, Rig et Pig n’avaient jamais été plus souples ni plus anglais.

— Miousic ! criait Rig.

Margarita, après les exercices de Moutonnet, avait jonglé avec des verres, des assiettes et des couteaux ; l’illustre Barbasson avait embrassé une des plus jolies demoiselles de l’honorable société et le célèbre Alcindor avait monté Zéphyrin ; mais on attendait Pépé ; on trépignait.

— Pépé ! Pépé ! criait-on.

Dans la seconde partie, après les exercices de Coralia sur un cheval en liberté, Pépé parut enfin.

Il fut reçu par un tonnerre d’applaudissements auquel Mme Giraud et Édouard se mêlèrent vigoureusement.

Pépé était réellement beau.

Il parut au milieu de l’arène, éblouissant.

Il avait un maillot de soie complètement blanc, et sur ce maillot blanc, il n’y avait que la trousse et la fraise qui se détachassent, quoiqu’ils fussent blancs aussi, parce qu’ils étaient brodés d’or, ainsi que les souliers. Jamais Alcindor n’avait payé à un de ses artistes un costume aussi luxueux.

Dans son maillot blanc, dans ses reflets de soie et d’or, Pépé, admirablement pris dans ses formes d’enfant, avec ses traits réguliers, ses cheveux courts légèrement ondés, produisit un effet dont les femmes et les enfants tressaillirent.

— Qu’il est beau ! s’écria Édouard.

Cette exclamation, le public entier la répéta.

Pépé monta à sa plate-forme au moyen d’une échelle de cordes, et, de là-haut, il mesura l’espace. Il avait répété deux fois, la veille et dans la journée, l’exercice auquel il devait se livrer, mais, à la lueur du gaz, le cirque lui paraissait plus grand et les trapèzes plus éloignés, des trapèzes neufs dont la barre était garnie à chaque bout de lourdes boules de cuivre destinées à rectifier leur mouvement.

La distance à franchir était effectivement plus grande que dans le manège de la maison de l’hivernage ; il devait aller d’un bout du cirque à l’autre, par-dessus la tête des spectateurs. Au lieu de deux trapèzes, il y en avait trois, et ils étaient plus élevés au-dessus du sol. L’arc de cercle qu’ils décrivaient était plus long.

Gig, très grave, tenait le premier trapèze.

— Miousic ! cria Rig.

Pépé était sur sa plate-forme, il passait de la sciure sous ses souliers et dans ses mains afin de les avoir secs.

— Héhop ! fit-il.

Gig lui lança le premier trapèze que Pépé attrapa.

Gig courut au deuxième trapèze.

Aussitôt Pépé s’élança et balança deux ou trois fois son tra­pèze dans de longues oscillations de pendule, jusqu’à le faire toucher à l’armature de fer qui les attachait au faîte de la tente.

Le public faisait silence ; on eût entendu une mouche.

Pépé glissa, la tête en bas, retenu par les jarrets à la barre du trapèze.

Un frémissement passa dans les spectateurs.

— Héhop ! fit Pépé.

Gig lança le deuxième trapèze et alla au troisième qu’il lança immédiatement, tandis qu’Alcindor suivait anxieux le début de Pépé.

Le public fit un « Ah ! » prolongé ; quelques femmes pous­sèrent des cris d’effroi.

Pépé venait de passer du premier trapèze sur le second, avec une légèreté merveilleuse.

— Héhop !

Et Pépé filait au troisième trapèze sur lequel il s’asseyait et se balançait en envoyant des baisers à la foule qui l’applau­dissait, debout, enthousiasmée.

Gig arrêta les trapèzes et les rejeta.

Alors, avec une grâce exquise, Pépé reprit son vol, et re­passa d’un trapèze à l’autre, jusqu’à la plate-forme.

Si le public avait pu faire crouler une tente, le cirque aurait croulé.

Quand Pépé vint saluer au milieu de l’arène, tous les bou­quets des femmes, des oranges, jusqu’à un mouchoir d’une Méridionale enthousiaste lui furent lancés.

— Embrasse-moi dit Alcindor. Tu as été sublime ! Léotard est enfoncé.

Il reçut l’étreinte de tous ses camarades. Mme Giraud et Édouard étaient venus l’embrasser et le complimenter aussi.

— Il ne faut pas le tirer de ce cirque, pensa Mme Giraud ; il y sera heureux.




CHAPITRE XI PEINTRE EN DÉCORS


Le soir, après la représentation, au souper de la troupe, on but à la santé de Pépé, à son succès, à son avenir.

Lui, il avait senti une émotion inconnue, une sorte d’ivresse.

En traversant le cirque, presque dans la lumière du cintre, au-dessus du lustre, si vivement, si légèrement, il avait eu la sensation de l’oiseau fendant l’espace.

De se voir tant applaudi et complimenté lui donnait l’orgueil de l’acteur.

— Tu as été très beau, mais lui dit Mme Alcindor.

— Vous le direz à Mlle Colette, murmura Pépé en se penchant à l’oreille de Mme Alcindor.

— Est-il drôle, ce petit, pensa Mme Alcindor ; on dirait qu’il aime Colette, ma parole d’honneur.

Le lendemain, l’enivrement de la veille recommença.

La représentation avait fait du bruit ; Léotard seul s’était, jusque-là, livré au même exercice ; de voir un enfant accomplir cette volée des trapèzes à de plus grandes longueurs entre les trapèzes que celles que Léotard franchissait, fit parler tout le monde et courir tout Paris. Les journalistes vinrent à la foire au pain d’épice exprès pour lui. On imprima qu’il était admirable.

Grandes dames, bourgeois et menu peuple voulaient applaudir le superbe enfant. Le cirque Alcindor regorgea de monde. Il dut faire deux représentations chaque soir. Pépé rapporta un argent fou.

— Tu sais, Pépé, dit Alcindor, à partir d’aujourd’hui, tu as des appointements. Je te donne trois cents francs par mois que je placerai à ton nom.

Mais Pépé, qui ne manquait de rien, était insensible à cette question d’argent.

Il jouissait de sa gloire naissante, et il délaissait sa peinture pour ne songer qu’à lui, dans son beau costume de soie et d’or, passant au-dessus de mille têtes, comme s’il eût eu des ailes.

Tout l’été il subit cet enivrement, mais en se fatiguant à la longue de faire exactement la même chose à chaque représentation ; il ne se dissimulait pas que son métier était mécanique, autant comme gymnaste que comme compère de Moutonnet.

Le public ne se lassait pas de le voir et de l’admirer. Avant que Paris entier, que la France, que la Terre l’eût vu, il pouvait devenir vieux. Il paraissait destiné à faire sa vie entière le petit Léotard.

La monotonie de ses exercices le ramena vers la peinture. Le pinceau à la main, il produisait des tableaux qui éveillaient son esprit, qui l’entretenaient dans une sphère d’activité incessante, activité qu’il préférait aux assouplissements journaliers auxquels Gig le soumettait et à la répétition quotidienne de sa voltige d’un trapèze à l’autre.

Mme Alcindor lui achetait des tubes de couleur tant qu’il en voulait, et il en usait largement. On n’avait plus à s’inquiéter de lui et il était maître de ses loisirs. Désormais classé parmi les gymnastes, il resterait gymnaste. Alcindor le laissait monter à cheval, mais c’était pour sa satisfaction personnelle. Quand Pépé n’était plus artiste de cirque ou cavalier, il revenait à sa palette, à ce qui occupait moins son corps et plus son intelligence.

— Que je voudrais donc savoir lire, se disait-il. Que de choses curieuses il doit y avoir dans les livres !

Et il peignait des lettres qu’il savait désigner à peine et qui ne lui disaient rien lorsqu’elles étaient assemblées.

Il faisait des portraits ou croyait en faire. Mametta posait devant lui sous les angles les plus différents. Gig passait derrière le peintre et se moquait de lui.

— C’est joliment réussi, Pépé, ce que tu fais, lui disait-il. Si tu n’étais pas plus fort au trapèze qu’en peinture, tu serais joli garçon.

Pourtant celui qui eût examiné avec attention les progrès de Pépé, la série de ses efforts isolés, aurait peut-être dit :

— Il y a là un peintre.

Mme Alcindor était la seule à s’apercevoir du goût qui se développait chez son jeune pensionnaire, et elle employait son talent quand il y avait besoin d’un nouveau décor ou de rafraîchir un décor ancien.

Pépé avait douze ans lorsqu’elle lui confia un décor entier et compliqué.

Alcindor, voulant introduire un nouveau numéro dans ses programmes, avait acheté un cerf au Jardin des Plantes et le dressait à se laisser chasser par une meute inoffensive tandis que des sonneurs de trompe en veste rouge excitaient quelques chasseurs dont les chevaux faisaient le tour de la piste à la poursuite du cerf. Finalement, on devait apporter au milieu du cirque une peau de cerf remplie de viande achetée chez le boucher et donner aux spectateurs le spectacle d’une curée aux flambeaux.

Pour jouer cette chasse, il fallait un décor spécial. Une grande toile devait figurer, sous l’orchestre, la lisière de la forêt. Des arbres, des haies devaient couper l’arène.

— Peux-tu faire ça ? demanda Mme Alcindor à Pépé.

— Sûrement, je puis le faire, répondit Pépé avec aplomb.

Mme Alcindor acheta de la toile, on cloua cette toile sur les murs du manège ; on fit découper du bois en forme d’arbre et coller dessus de la toile, et Pépé commença son ouvrage.

Il en eut pour l’hiver. Le temps qui n’était pas pris par ses exercices, il l’employa à étaler ses couleurs. Il obtint des forêts, des arbres, des haies, et le procédé qu’il employa lui donna des effets prodigieux, assez semblables à celui des vieilles tapisseries, mais avec des tons invraisemblables.

Ayant à faire un chêne, il avait cherché la feuille du chêne et peint son arbre feuille par feuille ; pour un tilleul de même, et de même pour un bouleau. Il avait copié l’herbe et l’arbrisseau. Il eût procédé par des découpages que l’effet eût été à peu près identique ; mais il fallait tenir compte des verts, et pour que le vert ne se confondît pas avec le vert, que le chêne, le bouleau, le tilleul et les herbes ne fussent pas d’une couleur uniforme, Pépé avait composé pour chaque essence d’arbre ou de plante un vert différent, vert qui n’avait généralement rien de commun avec la nature.

Ces verts appliqués contre d’autres verts faisaient un si curieux mélange que l’œil se trouvait fatigué et accroché. La forêt papillotait, elle n’avait pas de perspective, pas de profondeur et l’œil s’y perdait. L’effet obtenu était insensé et saisissant.

Une fois en place, aux lumières, les feuilles avaient l’air de bouger, tant elles miroitaient. Ce décor faisait plus d’effet que les autres. Il eut auprès des forains un succès prodigieux et plusieurs d’entre eux demandèrent à Alcindor l’autorisation de commander des toiles à Pépé.

— Tant que vous voudrez, dit Alcindor ; mais vous le paierez largement.

— Plus cher que n’importe lequel de nos décorateurs, s’il réussit nos décors comme le vôtre.

— Tu sais, petit, profite de l’occasion pour gagner de l’argent, dit Mme Alcindor. Du reste, je ferai mon prix avec eux, moi, et on placera ce que tu gagneras comme nous plaçons tes gages.

Pépé exécuta différents décors, notamment pour Delille et pour Cocherie ; mais, à la fin de la saison, il eut une commande d’une importance capitale, qu’il s’engagea à faire en deux hivers, à la maison de l’hivernage.

Le premier tableau faisait voir Totor, le grand Totor… (p. 187).

Le dompteur Totor, le rival de Bidel, qui venait d’augmenter sa ménagerie, voulait avoir une série de toiles le représentant, lui et les ancêtres qu’il prétendait avoir, au milieu des animaux subjugués par leur puissance.

— Vous comprenez, dit-il, qu’il faut faire comprendre au public que les Totor ont dompté les animaux les plus féroces de père en fils.

— J’ai compris, dit Pépé.

Ah ! ce fut une commande difficile à exécuter ! Pépé dut s’acheter des gravures, des modèles et s’entourer de documents. Deux hivers il travailla sans désemparer, mais, après deux hivers, il présenta au Totor, son contemporain, une série de tableaux qui le ravirent.

Le premier tableau faisait voir le grand Totor, le premier des Totor présentant au Pharaon des crocodiles apprivoisés. Dans un superbe temple égyptien, le Pharaon était sur son trône. Ce trône était tout en or, ainsi que son manteau. Il était revêtu d’une robe rouge.

Devant lui était le grand Totor drapé dans une peau de lion, une cravache à la main, entouré de crocodiles debout sur leur queue, et faisant les beaux en se grattant le nez, signe, évident de leur soumission.

De l’Égypte, on sautait à Louis XIV et à Napoléon Ier. Le deuxième tableau représentait ces deux souverains galonnés sur toutes les coutures, réunis en même temps et pour la même circonstance, se laissant présenter des lions que le trisaïeul de Totor tenait par la patte.

Le troisième tableau se passait aux Indes. La grand’mère de Totor, vêtue de noir et légèrement noire elle-même, charmait des serpents monstrueux, qui s’apprêtaient à dévorer un des plus grands princes indiens, le Maharajah de Lahore.

Le quatrième tableau ramenait en France les spectateurs. Le père Totor, en présence du roi Louis-Philippe et du général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif de la République française, accompagnés de leurs officiers d’ordonnance dont on apercevait les coiffures curieuses, faisait sauter son ours blanc comme un vulgaire lapin.

Enfin, le cinquième et dernier tableau représentait le Totor actuel, le propriétaire de la ménagerie, offrant à déjeuner dans la cage de ses fauves au Président de la République. Ce dernier avait sorti pour la circonstance son habit noir et le grand-cordon de la Légion d’honneur, et le lion et sa lionne rangés en ligne et droits comme des soldats de la garde municipale de Paris, portaient la patte à leur front en faisant le salut militaire. La suite représentait une foule compacte d’animaux antédiluviens qui regardaient curieusement ce spectacle et voyaient le Président, assis en face de Totor, partager fraternellement avec lui le contenu d’un litre.

Quand l’œuvre entière de Pépé se trouva terminée et qu’elle fut exposée sur les parois du manège, Totor fut appelé à la contempler. Il arriva avec toute sa famille et tous ses employés.

Ce ne fut qu’un cri d’admiration.

Totor, le grand dompteur, le plus grand des dompteurs, prit Pépé à bras le corps et l’embrassa avec des larmes dans les yeux.

Il était attendri. Il regardait l’un après l’autre ses ancêtres et s’écriait :

— Je les reconnais !

Ce qui lui était d’autant plus facile à affirmer qu’ils n’avaient jamais existé que dans son imagination.

— C’est merveilleux ! s’écriait-on.

Et, franchement, il y avait de quoi s’émerveiller, il y avait l’effet, un effet prodigieux. Les peintures de Pépé tenaient de la fresque de Pompéï, des peintures byzantines, du vitrail, et du trompe-l’œil. C’était naïf, plein de fautes de dessin, mais jamais un peintre véritable n’aurait obtenu un succès aussi vif et n’aurait réussi si bien des tableaux pour l’objet de parade auxquels ils étaient destinés.

Pépé avait commencé par prodiguer l’or. Les fonds, la décoration, les vêtements étaient pleins d’or que Pépé avait pris en feuille et collé au vernis. Sur cet or, il avait bravement posé des lignes d’ombre et de la couleur. Le rouge, le bleu dominaient dans ses tableaux. Il mettait des couleurs par grandes plaques, crûment, et il faisait ses plis et ses ombres avec des traits noirs. Pour faire ses serpents, il avait acheté des peaux de boas qu’il avait fait coudre à la toile et qu’il raccordait ensuite avec de la couleur. Le résultat était inouï quand on était placé à distance.

— Tu es le plus grand artiste des temps modernes ! s’écria Totor en l’embrassant de nouveau.

Il avait été convenu que le travail de Pépé serait payé deux mille francs, ses frais remboursés ; il avait eu beaucoup de frais, ayant prodigué l’or et la couleur sans compter. Totor paya sans une observation, et comme les saltimbanques, grands bohèmes, sont habituellement généreux, il ajouta cinq cents francs au prix convenu.

Ce fut à la fête de Neuilly que, pour la première fois, l’œuvre de Pépé fut exposée devant la baraque des Totor. Elle causa un étonnement inénarrable. Sous la lumière du jour, avec les resplendissements du soleil sur les ors et sur les couleurs, on crut avoir sous les yeux une mosaïque de Venise. Des peintres venus à la fête s’extasièrent devant ces toiles autant qu’ils s’en amusèrent.

— Qu’est-ce qui a pu fabriquer ça ? se demandaient-ils. Ce ne peut être un peintre, ce ne peut être quelqu’un ayant reçu une leçon de dessin ou de peinture.

— Quel effet !

— C’est surprenant ! Il y a jusqu’à des peaux de serpent naturelles !

Ils s’informèrent et apprirent que l’auteur de ces tableaux était Pépé, le beau Pépé, le rival de Léotard, un des astres du cirque Alcindor.

— Allons le voir, dirent-ils.

Ils s’attendaient à trouver un homme et ils virent un jeune garçon de treize ans, fait au moule, élégant dans sa soie blanche, qui accomplissait son vol d’oiseau.

— On ne peut voir un travail aérien mieux exécuté, dirent-ils.

Ils firent la connaissance de Pépé. L’un d’eux se nommait Champion, un autre Baluchon, et tous deux étaient célèbres.

— C’est vous qui avez peint les tableaux de Totor ? lui deman­dèrent-ils.

— Oui, messieurs.

— Vous n’avez jamais appris à dessiner ? à peindre ?

Jamais, dit Pépé, qui leur raconta qu’il avait commencé à dessiner et à peindre de lui-même.

— Vous devriez prendre des leçons, dit Champion. Si vous voulez, nous vous aiderons. Il y a quelque chose en vous, un don qu’il ne faut pas négliger.

— Je n’ai pas songé à prendre des leçons, dit Pépé, mais j’en prendrais volontiers.

Les peintres en parlèrent à Alcindor.

— Oh ! il n’a pas le temps, dit le patron.

Et il ajouta à part lui :

— De quoi se mêlent-ils, ces gens-là. Ils pourraient jeter Pépé dans un art qui le détournerait de nous, et il a sa vie assurée dans le cirque Alcindor.

— Vous avez tort, dirent les peintres, de ne pas voir ce que produirait ce jeune garçon une fois qu’il aurait un peu de métier. Ce serait peut-être un grand peintre.

— C’est un grand gymnaste, dit Alcindor avec orgueil.

Pépé en y réfléchissant désirait prendre des leçons ; mais il craignait de contrarier son patron, et pour aucun bien du monde il n’eût voulu se fâcher avec lui, de peur de le quitter et de ne plus jamais voir Mlle Colette, qu’il trouvait de plus en plus rose et de plus en plus jolie quand, par hasard, Mme Alcindor le faisait passer avec elle par la pension de sa fille.

Que de choses cependant il sentait lui manquer ! Que de découvertes il devait pouvoir faire dans les livres ! Lorsqu’il peignait et qu’il entrait en rage contre lui-même parce qu’il ne parvenait pas à rendre ce qu’il avait dans la tête, il pensait qu’un professeur lui donnerait ce qui lui faisait défaut. Pour y suppléer, il acheta un cours de dessin et dans ce cours de dessin même il commença à apprendre à lire sur les légendes des dessins, aidé par Mme Alcindor, qui n’était pas fort instruite, mais qui savait lire, écrire et calculer, les trois sciences de l’ancienne école primaire.

En dehors des exercices continuels auxquels il soumettait son corps pour conserver l’élasticité de ses membres et pour ne rien perdre de ses talents de gymnaste, Pépé ne chômait pas de commandes. Le tableau du dompteur avait fait événement et tous les forains voulaient avoir leur parade ornée par les pinceaux du jeune décorateur.

Une somnambule lui demandait de la portraiturer les yeux bandés, dévoilant un avenir de gloire et d’amour à un jeune sous-lieutenant qui lui faisait l’honneur de la consulter.

Le célèbre Isaac Shylock, qui avait des cheveux qui traînaient à terre, grâce à sa pommade souveraine contre la chute des cheveux, lui commandait de lui faire sa figure sur fond or, « avant » avec un crâne complètement chauve ; « pendant » avec de rares cheveux ; « après » avec toute sa chevelure.

Mais le maître tableau qui allait occuper Pépé l’hiver entier devait être celui du prestidigitateur Delille qui faisait sortir toutes les fleurs d’une corne d’abondance, tous les vins d’une même bouteille, qui décapitait une femme et faisait parler sa tête placée sur un plat devant les spectateurs, qui avait le pouvoir de faire marcher les squelettes.

Les commandes affluaient de tous côtés, et Pépé était obligé de les refuser.

C’était une vogue et comme une rénovation des baraques de saltimbanques. Totor ayant renouvelé sa parade, les autres ne pouvaient demeurer au-dessous de lui. Leurs tableaux paraissaient ternes auprès des toiles éclatantes sorties des brosses de Pépé.

— J’ai pour plus de deux années de travail, dit ce dernier. Je ne prends plus rien.

Et il se mit à l’œuvre aussitôt qu’on rentra dans la maison de l’hivernage, de plus en plus passionné pour sa peinture, et quand, au bout de deux ans, il eut terminé ses commandes, il avait certainement fait de grands progrès dans l’art de la décoration et il attrapait d’une façon très remarquable la ressemblance des personnes.



CHAPITRE XII PÉPÉ EST ENLEVÉ

Pépé avait environ quinze années. Il était grand et devenait très fort. Quoique ses formes fussent extrêmement fines, ses muscles étaient apparents et marqués. La régularité de ses traits s’accentuait. Déjà un léger duvet paraissait au coin de ses lèvres.

— Quel beau gars ! s’écriait Alcindor.

— Oui, disait Mme Alcindor. C’est dommage qu’il soit du métier, je le donnerais à Colette.

— Oui, mais il est du métier, et, tu sais, Colette n’épousera jamais qu’un homme qui aura une profession bourgeoise. Je ne veux pas qu’on traite ma fille de « saltimbanque » et j’entends, sur mes vieux jours, oublier que je l’ai été… si je puis.

— Tu ne le voudrais pas.

— C’est possible… Mais je veux que Colette épouse un bourgeois.

— Pépé va tout de même faire un fier homme, répétait Mme Alcindor.

— Dis-moi, tu n’as pas revu ce garnement qui est venu demander si Pépé était avec nous et si c’était bien un enfant trouvé ?

— Non, il n’est pas revenu.

— Alors, nous ne savons pas ce qu’il voulait.

— Il était peut-être de la police.

Le « garnement », comme l’appelait Alcindor, qui était venu demander des renseignements sur Pépé, et auquel on en avait donné, n’appartenait pas à la police, au contraire. Il avait assisté à une représentation de Pépé, et, depuis, il le guettait. Lorsque Pépé, par une belle journée, allait se promener jusqu’au bord de la Seine, il y avait des yeux qui le suivaient sans qu’il s’en aperçût.

Ces yeux appartenaient à Jambe-de-Cerf et à Queue-de-Merle.

Après leur arrestation dans la Cour des Comptes, ces deux bandits, ainsi que Doxie et Marie, avaient subi une longue prévention. La police recherchait dans ce temps-là les auteurs de plusieurs crimes et elle était assez disposée à les leur attribuer. Cependant il fut impossible de les convaincre d’autres forfaits que de vols accomplis dans différentes conditions, et ils ne furent pas assez sévèrement jugés. Jambe-de-Cerf attrapa six ans de réclusion, Queue-de-Merle quatre ans et les deux femmes chacune deux ans, ainsi que Mme Alcindor l’avait lu un jour dans le journal.

Quatre ans de prison la réclusion, c’était dur à « tirer », c’était la maison centrale avec sa discipline inflexible, c’était la cellule étroite avec l’isolement absolu durant six longues années. Quand un voleur est condamné à moins d’une année de prison, on le met dans une maison de correction où il jouit d’un régime relativement doux ; il y vit en commun, il peut parler à ses codétenus, il conserve son nom ; mais quand un voleur est condamné à plus d’une année de prison, on l’envoie dans une maison centrale et, dès qu’il y entre, il ne doit plus parler à personne, il perd son nom et n’a plus qu’un numéro qui correspond à celui sous lequel il est inscrit sur le registre des prisonniers ; il doit travailler constamment et ne peut apporter d’adoucissement à sa peine ; quand vient l’heure de la récréation, il se promène dans la cour, à la queue, derrière son camarade, et il tourne pendant une heure autour de la cour, au pas, muet.

Doxie et Marie furent envoyées à Clairvaux et Queue-de-Merle à Belle-Isle-en-Mer. Jambe-de-Cerf demeura à Paris, aux Madelonnettes, et pendant six ans il ne vit que son gardien et n’ouvrit pas la bouche, Pendant leur longue captivité, ils eurent le temps de maudire Pépé.

— Sans lui, se répétaient-ils, nous n’aurions pas été découverts. S’il nous tombe jamais sous la patte, il verra !…….

Sortis de prison, ces bandits s’étaient retrouvés, Des Pincettes les rejoignit, et ils reprirent leurs habitudes de vol ; Ils s’étaient construit une hutte en plâtras et en planches, couverte en boîtes à sardines, dans un terrain vague, au fond de Levallois-Perret, à quelques pas de la Seine, à trois cents mètres de la maison de l’hivernage. À côté de leur hutte, ils avaient creusé une sorte de silo, dissimulé dans les herbes, dans lequel ils cachaient les objets qu’ils volaient, en attendant de pouvoir les vendre. Doxie faisait leur cuisine.

— Est-ce que nous ne retrouverons jamais ce coquin de Pépé, se disaient-ils presque chaque soir.

Un jour, l’affiche du cirque Alcindor éveilla leur attention.

Voyant le nom de Pépé imprimé en gros caractères sur les murs, à l’occasion de la fête de Neuilly, ils se dirent que ce Pépé pouvait parfaitement être celui qu’ils cherchaient, car le nom de Pépé n’était pas commun.

— Tiens, dit Marie, voilà une occasion de nous mener à la fête à Neuilly et de nous payer le cirque.

Ils y allèrent, et quand Pépé parut :

— C’est lui, je le reconnais, dit Marie,

Et leurs regards se braquèrent sur la main de Pépé.

— Je vois les P-P, dit Marie.

— Non ; je ne les vois pas, dit Queue-de-Merle.

— Regarde bien, dit Jambe-de-Cerf, je les vois, moi.

— Moi aussi, dit Des Pincettes.

— Moi pas, fit Doxie.

— C’est qu’il passe si rapidement devant notre nez !…

Ils étaient sortis de la représentation sans être absolument fixés, mais, profitant du voisinage, Des Pincettes avait été questionner l’homme qui demeurait à la garde de la maison de l’hivernage.

— C’est bien lui, va, dit-il en revenant dans leur hutte.

— Alors… Vengeance ! dit Jambe-de-Cerf.

— Oh ! oui, vengeance ! dit Doxie.

— Quand il passera par là…

Un soir, par une belle gelée et un clair de lune qui argentait la campagne, Pépé passa « par là ». Il allait faire une promenade au bord de la Seine en compagnie de son vieil ami Moutonnet.

Comme il arrivait à quelques pas de la butte, Moutonnet grogna.

— Qu’est-ce ? fit Pépé.

Une femme couchée sur le sol était devant lui.

— La charité, mon bon monsieur, dit-elle d’une voix nasillarde.

Moutonnet grogna plus fort.

— Tais-toi, Moutonnet, dit Pépé ; il ne faut pas être méchant pour les malheureux, et tu es plus doux d’ordinaire.

Il mit la main à sa poche pour y chercher des sous.

— La charité, mon bon monsieur, dit une autre femme survenant.

Moutonnet grognait de plus en plus, et se tenait entre les jambes de son ancien compère.

— Reste donc tranquille, Moutonnet, dit Pépé.

Mais le brave caniche ne voulait pas se taire ; il grinçait des dents, furieusement.

— La charité, mon bon monsieur, dit un homme l’échine basse, en s’approchant de Pépé la main tendue.

— Ah ! çà, vous êtes donc une troupe, dit Pépé. Je n’aurai jamais assez de sous…

— La charité, mon bon monsieur ? dit un nouveau mendiant.

— Encore ! exclama Pépé.

— La charité, mon bon monsieur, dit un troisième homme en mettant sous le nez de Pépé ses deux mains ouvertes.

— Tais-toi, Moutonnet, dit Pépé, tais-toi donc !

Il tendit des sous au mendiant le plus rapproché de lui.

Au lieu de recevoir les sous, ce mendiant saisit vivement la main de Pépé et aussitôt les autres mendiants lui tombèrent dessus, malgré le brave Moutonnet qui mordait leurs mollets.

En une seconde, Pépé, malgré sa résistance et sa force, fut enlevé et conduit dans la hutte.

— Allume, fit une voix que Pépé crut reconnaître.

Moutonnet, en voyant enlever son ami, avait fui rapidement du côté de la maison de l’hivernage.

Quand une lampe à pétrole sale et fumeuse eut été allumée, tous les cinq, hommes et femmes, maîtrisant Pépé qui se débattait, lui lièrent solidement les mains et les pieds.

Ensuite, ils se placèrent en pleine lumière.

— Nous vois-tu bien ? demanda une femme.

Pépé les reconnaissait.

— Oui, je vous vois, dit-il.

— Tu nous vois bien ? dit une femme. Moi, je suis Doxie que tu as fait arrêter et qui a tiré deux ans de prison à cause, de toi. Tiens, canaille !

Et elle lui donna un coup de soulier sur la tête.

— Moi, dit l’autre femme, je suis Marie que tu as dénoncée et qui a fait deux ans de prison à cause de toi. Voilà, brigand !

Et elle lui envoya un coup de pied dans le menton.

— Moi, je suis Jambe-de-Cerf, qui suis resté six ans dans une cellule à cause de toi. Tiens, tiens.

Et il lui donna deux grands coups de poing.

— Moi, je suis Queue-de-Merle auquel tu as fait tirer quatre ans de prison. V’lan !

Et il lui donna sur la jambe un fort coup d’un bâton qu’il tenait à la main.

— Moi, je suis Des Pincettes, dit le dernier homme, et ce n’est pas ta faute si je n’ai pas été arrêté. Attrape !

Et il lui envoya un coup de pied dans l’estomac.

Pépé supportait ces coups sans dire un mot, les dents serrées, les poings fermés.

— Si j’avais seulement les mains libres… pensait-il.

Mais on l’avait surpris, enlevé par trahison, et il était solidement garrotté.

— Il faut le tuer, dit Doxie.

— Pas sans l’avoir fait souffrir, dit Queue-de-Merle.

— Comment pouvons-nous le faire souffrir ? demanda Des Pincettes. Qu’est-ce qui lui fera mal ?

— J’ai une idée, dit Jambe-de-Cerf. Vous avez lu comme moi les histoires des chauffeurs, n’est-ce pas, ces bandes qui parcouraient le pays en dévalisant les maisons isolées ? Pour faire avouer aux gens où ils cachaient leur argent, ils leur chauffaient les pieds et ils réussissaient toujours, tellement c’est un douloureux supplice.

— Il faut brûler les pieds de Pépé, dit Doxie.

Et elle brisa de ses mains les planches d’une caisse pour activer le feu qui flamba dans un coin.

Tandis qu’ils s’occupaient du foyer et que Jambe-de-Cerf disposait deux morceaux de bois destinés à maintenir les jambes du pauvre Pépé devant le feu, ce dernier par un mou­vement insensible se rapprochait d’une hache qu’il voyait dans un coin.

— Tu vas la payer cher, ta dénonciation, disait Queue-de-Merle en activant le feu.

Pépé ne répondait rien. Il continuait sa manœuvre.

— Qu’est-ce qu’il fait ? Il bouge ? fit Marie.

— Laisse-le faire, dit Jambe-de-Cerf, il n’ira pas loin.

Ils ne pensaient pas à la hache.

Pépé l’atteignit et son œil jeta un éclair de triomphe.

— Vite, vite, soufflons sur le feu ! disaient Doxie et Marie, semblables à deux horribles sorcières.

— Vite, vite, activons le feu ! disaient d’une voix les trois hommes.

Et Pépé appuyait fortement la corde dont ses poignets étaient liés contre le tranchant de la hache et imprimait à la corde un léger va-et-vient.

— Jette encore ce bois au feu, dit Jambe-de-Cerf. Que le feu soit clair.

Tout à coup, Pépé sentit la corde se desserrer. Il en avait
coupé un tour, le reste n’était plus rien. Il dégagea vivement ses mains, saisit la hache et, leste comme il était, malgré l’entrave de ses pieds, il se mit debout, le corps appuyé contre la paroi de la hutte.

— Le premier qui bouge, s’écria-t-il, je le tue.

Et, profitant du mou­vement de stupeur de ces bandits, il abaissa vivement sa hache au risque de se blesser et trancha les nœuds qui liaient ses jambes.

Se sentant libre, il se sentit fort.

— Nous allons voir, à présent, à qui va être la victoire, dit-il.

— Oui, nous allons voir ça, dit Jambe-de-Cerf en tirant de sa poche un revolver.

Mais avant, qu’il ait eu le temps de le braquer sur Pépé, celui-ci bondissait sur lui et d’un coup de hache abattait sa main.

— Oh ! fit Jambe-de-Cerf en tombant à terre si malheureu­sement qu’une partie de son corps fut brûlé par le feu et qu’il se jeta de côté en poussant un nouveau cri de douleur.

— Il a blessé Jambe-de-Cerf ! Il va voir ! s’écria Doxie en ramassant le revolver, tandis que les autres s’avançaient vers Pépé avec des couteaux et Des Pincettes avec une barre de fer.

En cet instant la porte s’ouvrit, et Alcindor, Gig, Rig, Pig et des domestiques, le revolver au poing, se précipitèrent dans la hutte.

C’était Moutonnet qui les amenait.

L’intelligent caniche était parti chercher ses amis aussitôt qu’il avait vu enlever son ancien compère.

Il était arrivé à la maison de l’hivernage fort affairé, aboyant et grondant.

— Qu’est-ce que Moutonnet peut avoir ? demanda Margarita. Lui qui aboyé si peu d’ordinaire, qui est si calme, il a l’air inquiet.

— Une fantaisie de chien, dit Alcindor.

Moutonnet regardait sa maîtresse, il aboyait en la regardant, allait jusqu’à la porte regardait si on le suivait, et il revenait aboyer de nouveau pour de nouveau se diriger vers la porte.

— Je vous jure que Moutonnet a quelque chose, dit Margarita.

Moutonnet grondait, la prenait par sa jupe et la tirait du côté de la porte.

— Alcindor, il y a quelque chose, répéta Margarita ; regarde Moutonnet.

— Est-ce qu’il n’est pas sorti, il y a un moment, avec Pépé ?

— Oui ; Pépé l’avait emmené.

— Il n’est pas rentré, Pépé ? demanda Alcindor.

— Je ne sais pas, dit Margarita.’

Elle envoya un palefrenier voir si Pépé était de retour.

— Il n’est pas à la maison, revint dire le palefrenier.

— Oh ! oh ! dit Margarita, Pépé n’est pas rentré et le chien est revenu sans lui… Il est arrivé quelque malheur à Pépé.

— Vite, vite, s’écria Alcindor.

Et il appela.

— Hé Gig ! Hé Rig ! Hé Pig !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Venez vite. Un accident a dû arriver à Pépé. Moutonnet vient nous chercher.

En cinq minutes, toute la maison fut prête.

Moutonnet remuait la queue et continuait son manège vers la porte de la cour.

— Un instant, dit Gig. Sur ces rives-ci, ce n’est peut-être pas un accident dont Pépé est victime ; il a peut-être fait une mauvaise rencontre. Prenons, à tout hasard, nos revolvers.

La maison de l’hivernage étant isolée, on y avait toujours des armes chargées ; ils s’armèrent et suivirent le brave caniche qui les mena d’abord à l’endroit où on avait enlevé son maître.

Là, Moutonnet eut un moment d’hésitation. Le nez à terre, il flairait et tournait sur lui-même.

— Est-ce que Pépé est par ici ? dit Gig en cherchant autour de lui.

Mais Moutonnet partit en aboyant dans la direction de la hutte.

— Hé ! fit Alcindor, il nous mène vers cette habitation qui est, je crois, fort mal fréquentée. Tenons nos armes.

Ils entourèrent la hutte et entendirent la voix de Pépé.

Alors, d’un coup ils entrèrent.

Les bandits ne firent pas les bravaches. Autant ils étaient féroces se croyant les plus forts, autant ils se firent humbles se voyant pris.

— À genoux ! leur cria Alcindor.

Ils tombèrent à genoux en disant :

— Par grâce, ne nous faites pas de mal.

— Le premier qui bronche, dit Pépé, je lui brûle la cervelle.

Il prit le revolver de Pig.

— Tendez vos mains, dit-il. Tiens, Pig, toi qui sais faire les nœuds marins, je te prie de prendre cette corde que je vois là et de ficeler derrière leur dos les mains de ces bandits, hommes et femmes.

— C’est vous qui êtes des bandits ! cria Doxie.

— Je vais vous ficeler comme il faut, dit Pig ; jamais andouille de Vire ne l’aura mieux été.

— Et vous êtes sûrs d’aller finir vos précieux, jours dans une colonie, dit Alcindor, ce qui sera un excellent débarras pour Paris.

Leurs mains liées derrière le dos, on plaça les bandits entre les artistes et Rig se chargea de conduire, en le soutenant, Jambe-de-Cerf horriblement mutilé et brûlé.

Arrivés dans la maison de l’hivernage, comme on craignait qu’ils ne missent le feu, on les parqua dans un coin du jardin et les garçons d’écurie furent chargés de monter la garde autour d’eux, la nuit entière.

Au petit jour, on les chargea dans un fourgon et on les con­duisit à la préfecture de police, d’où on les fit immédiatement emprisonner au Dépôt.

— Tu peux dormir tranquille, Pépé, dit, en rentrant, Alcin­dor, ils ne reparaîtront plus, cette fois ; tu n’as plus à Paris que des amis.

— Sans oublier Moutonnet, dit Margarita. Brave Moutonnet, va, c’est peut-être à lui que Pépé doit la vie. On devrait donner des médailles de sauvetage aux braves bêtes comme celle-là.

— Aussi, dit Pépé en embrassant le caniche, je reste tou­jours son compère.



CHAPITRE XIII LES BONS SALTIMBANQUES


L’aventure de Pépé fit beaucoup de bruit et ses camarades des fêtes fo­raines vinrent le féliciter d’avoir échappé à ces affreux bandits.

Tous voulurent caresser Moutonnet et, par une intention délicate, ils tinrent à perpétuer le souvenir de l’intelligence de ce brave animal en lui offrant un collier d’honneur.

Ils réunirent leurs cotisations et firent faire à Moutonnet un beau collier en argent.

Pépé eut bien du plaisir à voir récompenser son bon ami Moutonnet, mais ce qui le toucha davantage, c’est qu’ayant été voir Mlle Colette avec Mme Alcindor et lui ayant raconté qu’il avait été enlevé par des voleurs, la jeune fille s’écria avec un accent qui venait du cœur et en prenant les mains de Pépé :

— Oh ! que je suis heureuse que vous soyez sauf !

— Tiens, tiens, dit Mme Alcindor qui remarqua l’accent de sa fille, il ne faut pas que j’amène Pépé trop souvent, d’autant plus qu’ils grandissent, ces enfants-là.

— Qu’elle est jolie ! qu’elle est jolie, Mlle Colette ! s’écria Pépé quand ils sortirent de la pension.

— Oui, elle est bien jolie, mignonne à croquer, dit Mme Al­cindor ; mais, mon pauvre petit Pépé, il ne faut pas que tu la revoies.

— Pourquoi donc, madame ?

— Parce que tu serais capable de l’aimer et que tu ne peux pas l’épouser.

— Pourquoi ne l’épouserais-je pas ? demanda Pépé naïve­ment.

— Hé bien, dit Mme Alcindor, comme tu es un brave enfant, je vais te parler franchement, mais à une condition : tu ne répéteras jamais à personne ce que je t’aurai dit et tu auras soin que mon mari ne s’aperçoive pas que je t’ai fait des confidences.

— Oh ! je vous jure de taire ce que vous me direz.

— Il le faut, vois-tu. Je te parle parce que je t’aime bien.

— Je sais que vous m’aimez bien, dit Pépé. Vous avez toujours été très bonne pour moi.

— Écoute donc : Pépé, mon petit enfant, nous aimons notre métier par-dessus tous les autres et si nous avions eu un garçon nous lui aurions certainement passé notre cirque ; mais nous n’avons eu qu’un enfant, et c’est une fille, la petite Colette…

— Elle est jolie ! répéta Pépé, que la gentillesse de la blondinette fillette paraissait décidément hanter.

Mme Alcindor, sans l’avouer, était très flattée de l’admiration que Pépé avait toujours montré pour sa fille, c’était même un peu à cause de cela qu’elle l’aimait tant.

— Notre profession, reprit-elle, est une profession décriée. Il semble que nous ne sommes que des nomades et presque des vagabonds. Le public, du moment où il s’agit de nous, n’a pas l’air de se douter, ne se doute pas, des gros capitaux engagés dans nos entreprises et il ignore que beaucoup d’entre les forains sont des propriétaires dont la vie est très bourgeoise. Notre cirque représente plus d’un million de capital et nous sommes propriétaires de deux grandes maisons à Paris, en plein quartier de la Plaine-Monceaux, nous avons une ferme en Normandie et notre maison de l’hivernage. Nous sommes riches, en un mot. Bien d’autres sont riches aussi, comme Totor, comme tels propriétaires de chevaux de bois que je pourrais te nommer et dont l’établissement, les chevaux de bois qui n’ont l’air de rien pour le vulgaire, représentent plus de cent mille francs. Plusieurs d’entre nous ne tiennent même pas leur établissement eux-mêmes. Tous, nous sommes toujours en règle et il y a très peu de crimes et de délits constatés dans le monde des saltimbanques. Un métier renferme de vilains hommes et de vilaines choses, aucun métier n’en est exempt. Mais c’est peut-être chez nous qu’il y a, relativement, le moins à reprendre. Je te parle de cela pour que tu comprennes que notre position est très honorable. Maintenant, il faut tenir compte du préjugé populaire. Celui-là est contre nous. On nous regarde à peine comme des artistes, on nous range fort au-dessous du dernier des théâtres, du dernier montreur de mauvais chevaux établi dans un local de plâtre et de molasse. Il n’y a pas, pour le public, un saltimbanque qui ne soit capable de voler des poules sur les grandes routes, comme le faisaient sans doute, les anciens bohémiens passant avec leur roulotte traînée par une haridelle. Étant donné cet état de l’esprit public, nous avons fait élever notre fille loin de nous, et elle ne sait pas, tu entends, Pépé, elle ne sait même pas que nous avons un cirque ; personne ne le sait que la maîtresse de sa pension.

— C’est donc pour ça, dit Pépé, que vous ne la faites jamais sortir, qu’elle ne vient jamais chez vous, la pauvre petite Colette ?

— C’est pour ça, dit Mme Alcindor.

— Elle est bien à plaindre de ne jamais sortir.

— C’est vrai, dit Mme Alcindor, et rien ne peut nous coûter plus que d’être privés d’elle, mais il le faut, parce que nous voulons l’établir en dehors de notre monde. Ce n’est pas de la fortune que nous demanderons à notre futur gendre, nous en avons plus qu’il en faut pour que Colette soit heureuse ; mais nous voulons la profession. Alors tu comprends, mon pauvre petit Pépé, qu’il ne faut pas aimer Colette parce que tu ne pourras jamais être
son mari.

Pépé réfléchissait aux paroles de Mme Alcindor.

— Ce que je te dis te rend grave, Pépé ? demanda Mme Alcindor.

— C’est que j’aime Colette, dit Pépé.

— Tu vois que tu as tort.

— Mais, fit Pépé, si vous me défendez de l’aimer, c’est uniquement parce que je suis gymnaste, parce que je travaille dans votre cirque ?

— Parce que tu es un forain, comme nous.

— Et si je n’étais pas un forain, si je me créais une situation de bourgeois ?

— Comment ferais-tu ?

— Si j’étais peintre ? demanda Pépé.

— Si tu étais peintre ?

— Oui. Est-ce que vous me laisseriez aimer Colette ?

— Certainement, dit Mme Alcindor. Mon mari ne trouverait peut-être pas qu’un peintre est suffisamment bourgeois ; mais, s’il soulevait des objections, comme il t’aime beaucoup, je les ferais tomber.

— Alors, je serai peintre, dit Pépé.

— C’est qu’il faudrait être un vrai peintre, dit Mme Alcindor, un vrai peintre artiste, connu, prisé, coté, gagnant de l’argent, décoré, peut-être… Ah ! si tu étais décoré !…

— Je serai tout ça, dit Pépé.

— Tu en es sûr ? demanda Mme Alcindor.

— J’en suis sûr, affirma Pépé. Mais vous me laisserez prendre des leçons de dessin.

— Est-ce que tu t’amuseras, à prendre des leçons de dessin ?

— Je ne sais pas, dit Pépé.

— C’est donc uniquement pour épouser Colette que tu prendras des leçons ?

— Oh ! oui, dit Pépé.

Mme Alcindor l’embrassa.

— C’est gentil tout de même, pensa-t-elle, les enfants ! S’il épouse Colette un jour, je préfère de beaucoup que ce soit lui qu’un autre, car c’est un brave enfant et un bel homme. Il a tant de goût pour la peinture qu’il pourrait devenir un grand peintre.

Et haut elle dit à Pépé :

— Tu sais, Pépé, tu ne souffleras mot de ce que nous venons de dire à personne. Tu continueras d’appartenir au cirque, comme par le passé ; tu t’y livreras à tes exercices ; mais je me charge de te faire prendre des leçons de dessin. À toi de devenir artiste. Seulement, que mon mari ne soupçonne jamais que tu travailles pour Colette. Lui, il te la donnera quand tu seras parvenu, mais il ne te la promettrait pas, à présent.

— Oh ! je n’ouvrirai pas la bouche de Mlle Colette, dit Pépé ; ni de Mlle Colette, ni de rien.

Mme Alcindor, le soir parla à son mari de la nécessité d’envoyer Pépé à un cours de dessin.

— Pourquoi ? s’écria Alcindor Tu vas abîmer cet enfant ? Il est beau comme Apollon et tu veux qu’il se tienne assis et courbé en deux plusieurs heures par jour ?

— Il est grand et fort aujourd’hui ; il n’y a pas de danger qu’il devienne tortu.

— Ça ne vaut rien pour le corps, les exercices de tête.

— C’est sa main qu’il exercera. Tu comprends qu’on ne peut négliger de développer les étonnantes dispositions qu’il montre pour la peinture. Il surprend tout le monde ; tu dois te rappeler qu’à la fête de Neuilly, quand les artistes virent les tableaux du dompteur, ils manifestèrent leur opinion hautement.

Et l’opinion des artistes peintres ?…

Était de lui faire donner des leçons de peinture.

— Tout ça, pour qu’il peigne un peu mieux des toiles de parade ! Et s’il les fait moins bien ?

— Il les fera mieux.

— Tu n’en sais rien. Ceux qui peinturluraient nos toiles, avant lui, avaient reçu des leçons, probablement, et ça ne valait pas les siennes. Au surplus, il n’a aucun besoin d’apprendre à peindre ces tableaux-là, ce n’est pas son métier ; son instrument n’est pas le pinceau, c’est le trapèze.

— Certainement, dit Mme Alcindor, et s’il devait négliger son trapèze, je serais la première à l’empêcher de se livrer à un autre art que celui dans lequel il est déjà parvenu ; mais comme l’un n’empêche pas l’autre…

— On ne sait jamais.

— Mais si, on sait ! Nous n’avons pas le droit, Pépé trouvant à augmenter ses ressources avec les toiles qu’il peint, de lui supprimer cette part de son pain. Et puis, il le désire, ça lui fera un plaisir inouï, à Pépé ; il adore le dessin.

— Oh ! dit Alcindor, en s’adoucissant, si c’est pour lui faire plaisir, qu’il prenne toutes les leçons qu’il voudra… Mais tu me jures qu’elles ne nuiront pas à sa santé et surtout à sa beauté ?

— Je puis te le garantir.

— Et il ne négligera pas son trapèze ?

— Il ne le voudrait pas.

— Alors, dis-lui de prendre des leçons… Ajoute que j’entends les payer.

— Je le lui dirai.

Mme Alcindor rapporta à Pépé la conversation qu’elle avait eue avec son mari.

— Vous êtes bons tous les deux, dit Pépé, comme du bon pain.

— Oui, mais moi plus encore que mon mari, car c’est moi qui sais que tu aimes Colette. Gagne-la.

— Je la gagnerai.

— Deviens un grand artiste.

— Je le deviendrai.

La confiance que le jeune Pépé avait en lui était entière. Personne ne portait le doute dans ses convictions et ne contra­riait ses entreprises, et alors, il avait le courage, le mâle cou­rage, celui qui vous permet de vous jeter tête baissée jusque dans les dangers et qui vous en fait triompher, celui qui vous fait enlever dans vos bras un éléphant de pierre et le porter en haut de la montagne.

Il allait travailler, apprendre, et il se promettait de beau­coup travailler non seulement pour gagner la petite Colette, cette enfant blonde qui lui apparaissait de loin en loin sur la chaise du parloir d’un pensionnat de demoiselles, mais aussi pour dégager sa tête qui lui semblait dans un trou noir.

Il ne savait rien et il voulait savoir, ne plus être arrêté devant un livre, devant un journal, incapable de voir ce qui y était imprimé, il voulait pouvoir écrire lui-même à sa Mémée et à sa Dédèle au lieu d’emprunter pour leur donner de ses nouvelles le secours d’un étranger, et surtout, surtout, il vou­lait ne pas sentir sa main suspendue lorsqu’il devait tracer sur la toile une figure. Ce n’était pas parce qu’il savait quel serait l’effet produit qu’il avait employé des trompe-l’œil sur ses toiles de parade, c’était parce que sa brosse ne savait pas rendre ce qu’il voyait, ce qu’il imaginait. Au lieu de peindre une peau de serpent, il prenait une peau de serpent naturelle, et c’est ainsi qu’il tournait la difficulté qu’il éprouvait à représenter la souplesse d’un boa et le brillant de ses écailles, mais il enrageait de ne pas savoir tirer un serpent de son pinceau. Enfin, il allait prendre des leçons, il allait savoir comment on parvient à dessiner correctement, et d’autres horizons que ceux du cirque allaient s’ouvrir devant lui.

Il manifesta une joie si exubérante d’aller à l’école que ses camarades en furent ébahis.

— Vous ne savez pas, s’écria Luisa, vous ne savez pas ?

— Quoi ? demanda Mametta, que Pépé va recevoir des leçons ?

— Oui : il va avoir un maître et ça l’amuse !

— Oh ! fit Mametta, c’est une chose inouïe ! Il va être obligé de demeurer des heures entières sur une chaise sans remuer ses bras et ses jambes.

Tous les gens du cirque se mirent à rire et à plaindre ce pauvre Pépé.

— Il faut qu’il soit toqué, dit Pig, assurément.



CHAPITRE XIV INDUSTRIEL


Qui fut étonné la pre­mière fois qu’il entra dans une école ? ce fut Pépé.

L’école de dessin dans laquelle on le plaça était située aux Ternes. Elle se composait de deux grandes salles pratiquées dans les combles d’une école communale. De larges baies l’éclairaient de chaque côté et des vitrages dont la lumière était tamisée par des rideaux de percale blanche étaient ménagés dans le toit.

Sur des étagères posées contre le mur on voyait des modèles en plâtre ; au-dessous pendaient des motifs d’ornementation et quelques cadres contenant les travaux des meilleurs élèves.

Des tiges soutenant de larges réflecteurs verts, pour le travail du soir, descendaient du plafond. Au-dessous de ces réflecteurs qui convergeaient vers la table à modèle, étaient des barres de fer et des escabelles.

Les élèves arrivaient, ils prenaient le carton contenant le papier à dessin, ils s’asseyaient sur l’escabelle, appuyaient le carton sur la barre et sur leurs genoux et ils se mettaient à dessiner, généralement d’après le modèle vivant, toujours d’après des modèles de ronde-bosse quand il n’y avait pas de modèle vivant.

Le professeur de dessin, homme sagace, avait supprimé les études de nez, d’yeux, d’oreilles, sur lesquelles les élèves passaient un temps infini à l’époque des vieilles méthodes d’enseignement.

Pépé connut ainsi qu’il ne débutait pas trop mal lorsque, tout seul, il faisait poser ses modèles. Il se mit à travailler avec ardeur, maniant son fusain et son crayon avec une habileté qui surprit un peu le maître.

— On m’a dit que vous n’aviez jamais pris de leçon de dessin, dit celui-ci ; ce n’est pas possible, vous en ayez pris.

Pépé lui raconta ce qu’il avait fait. Le professeur voulut voir quelques-unes de ses toiles de parade, et il s’étonna de ce que Pépé parvenait à produire.

— Je vais m’occuper d’une façon particulière de ce grand garçon, dit le professeur à Mme Alcindor ; il m’intéresse. On n’a pas le génie de la couleur comme il l’a sans être destiné à devenir un grand artiste.

Effectivement, le maître surveilla de près l’élève, il affermit sa main, donna à son trait une fermeté plus grande, lui indi­qua la théorie des ombres, celle de la proportionnalité exacte des parties du corps, il rectifia son dessin, et les progrès de Pépé furent rapides.

Il allait à son cours trois fois par semaine, et, quand il ren­trait, sans négliger ses exercices de gymnaste, il trouvait de la besogne.

Sa réputation comme peintre de tableaux de parade s’éten­dait chaque jour. Au fur et à mesure qu’il finissait une toile et qu’elle parait un établissement forain, il opérait une révo­lution de plus en plus marquée dans l’art d’orner les baraques. De Paris, le bruit de son talent s’était répandu en province et jusqu’à l’étranger. Il lui arriva des commandes de Lyon, de Nîmes, de Bâle et de Bruxelles. Ces commandes réunies représentaient une somme d’argent considérable.

— Faut-il à présent quitter le cirque pour me consacrer à ces tableaux ? demanda Pépé à Mme Alcindor.

— Non, répondit la directrice, ne quitte pas le cirque et poursuis tes exercices ; c’est une forte attraction pour le public, le petit Léotard ; tu nous sers, tu grossis la dot de Colette, et Alcindor ne serait pas satisfait de te voir partir. Continue à apprendre le dessin.

— C’est ce que je fais ; mais dites-moi si je dois exécuter ces commandes ?

— Pourquoi ne les exécuterais-tu pas ?

— À moi seul ! Tout ça ! Il m’en faudrait du temps !

— Il faut prendre des aides.

— J’y songeais ; mais alors c’est une affaire que j’entreprends, je monte une industrie.

— Et je vais te faire construire un atelier.

— Un atelier ? pour moi ?

— Sans doute, pour toi. Nous pouvons bien nous livrer à cette dépense pour te faire plaisir.

— Je sais que vous êtes bons.

— Nous avons un terrain à Montmartre d’où on a une vue de toute beauté sur la plaine Saint-Denis. Je vais te faire construire là un grand atelier qui s’éclairera au nord tout naturellement, et c’est, je crois, ce qu’il faut. Tu comprends qu’il est impossible d’installer des ouvriers dans notre manège ; ils nous gêneraient et ne pourraient travailler. Quand tu étais seul et que tu t’amusais à peinturlurer, tu étais chez toi au milieu des artistes de la troupe ; pour faire un travail sérieux et prolongé il faut être chez soi. Je vais te mettre chez toi.

Elle parla à son mari de la nécessité d’installer Pépé.

— Tu vas tant faire qu’il quittera le cirque, dit Alcindor.

— Si c’est pour devenir un grand peintre ?

— Tu rêves ! En voilà un métier ! peintre ! Un beau garçon comme lui qu’on ne verrait plus qu’avec des pantalons !

Cette idée faisait évidemment horreur à Alcindor.

Sa femme cependant fit édifier l’atelier.

Sur la partie déclive de la butte Montmartre, dominant la plaine Saint-Denis et les coteaux de l’horizon, sur un terrain assez vaste et que ne pouvait masquer la maison la plus élevée, en deux mois on vit s’élever un grand atelier bâti en brique et en fer.

Aussitôt que Pépé fut en possession de cet atelier, il embaucha cinq ouvriers ayant l’habitude de peindre des stores, et il commença à exécuter les commandes qu’il avait reçues.

De grandes et hautes toiles furent montées le long du mur, les ouvriers se perchèrent sur des échelles ou s’installèrent sur le sol, et Pépé, la brosse à la main, les dirigea.

Il était beaucoup plus à son affaire avec sa palette riche de couleurs passée à son pouce, qu’il n’y était le fusain à la main, à la leçon de dessin. La précision du trait, la nécessité de ne pas surcharger le dessin, le gênaient horriblement. Il ne cessait pas de fréquenter l’école parce qu’il y puisait des principes dont il sentait tout le prix, mais les hachures du crayon-conté et les ombres laissées par l’estompe ne lui allaient qu’à demi. Le sentiment de la couleur qu’il avait dans l’œil et dans la main, il ne le pouvait laisser percer suffisamment dans les tons noirs et blancs, sous le crayon, sur le papier.

Dans l’atelier de la butte Montmartre, il se retrouva, mais il se retrouva autre que ce qu’il avait été. Ce n’était plus l’enfant peignant dans un caractère archaïque les fameux tableaux du dompteur Totor, c’était le jeune élève venant de prendre des leçons et commençant à les appliquer. Il faisait des tableaux. Son œuvre, sous une direction mieux raisonnée, avec l’aide d’ouvriers qui avaient une manière à eux, apprise aussi, ne ressembla pas à ce qu’il avait fait jusqu’alors.

Le premier tableau qu’il livra fut un désastre véritable pour sa réputation et pour son entreprise. Ce n’était plus ça, mais plus du tout ! La parade sortie de ses mains se rapprochait de celle du premier venu, ou bien c’était du store. Il avait cru remporter un triomphe : on lui décommanda plusieurs des tableaux dont on lui avait confié l’exécution.

Il conçut de son échec une sorte de rage, d’autant plus forte qu’il remarqua de la déception chez Mme Alcindor.

— Si je ne réussis pas en peinture, je n’obtiendrai jamais Mlle Colette, pensa-t-il.

Et le soir, à la représentation, il s’élança si intrépidement de son trapèze qu’il manqua celui du milieu et se rattrapa au troisième.

Le public comprit que Pépé venait de faire un tour audacieux et il l’applaudit à outrance.

Alcindor le jugea trop audacieux. Il avait eu peur.

— Je te défends de recommencer, dit-il à Pépé. C’est merveilleux ce que tu as osé, mais tu pouvais te casser les reins.

— Tant mieux, dit Pépé.

— Comment, tant mieux ?

— Est-ce que je sais ce que je fais !

Alcindor le regarda avec de grands yeux étonnés.

— Qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-il à sa femme. Lui, qui est toujours si doux et si calme !…

Le lendemain, Pépé dit à Mme Alcindor :

— Je vous en prie, menez-moi voir Mlle Colette.

— Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Je veux que vous me prouviez que vous ne m’en voulez pas d’avoir manqué des tableaux et perdu des commandes.

— Je ne t’en veux pas, mon enfant.

— Oh ! vous dites comme ça ; mais j’ai senti que vous craigniez que je ne devinsse pas un grand peintre.

— Mais…

— Oui, oui, et alors vous ne me donneriez pas Mlle Colette…

Eh bien, j’en deviendrai un, vous verrez, vous verrez !

— Je suis sûre de toi !

— Oh ! si…

— Je te le jure.

— Alors, conduisez-moi voir Mlle Colette.

— Ce pauvre enfant ! pensa Mme Alcindor, il s’est aperçu que je doutais de son talent ; mais je ne veux pas qu’il puisse supposer que je l’abandonne.

Elle le mena voir Mlle Colette.

— Chaque jour, elle devient de plus en plus jolie, dit Pépé. C’était une fillette longue et frêle, Mlle Colette ; ses robes lui allaient merveilleusement et son teint rose et blanc semblait, comme le disait quelquefois Pépé, « peint sur de la nacre », une peau de blonde cendrée aux yeux bleu clair.

Elle était joyeuse de voir Pépé, elle se répétait que si sa mère amenait si souvent ce jeune homme, c’est que ce devait être son futur mari, et elle rêvait de lui au lieu de rêver à sa poupée qui gisait délaissée dans le haut d’une armoire où elle rangeait ses objets de toilette.

— Venez avec moi à l’atelier, madame Alcindor, dit Pépé, vous allez voir ce que je m’en vais faire.

Arrivé à Montmartre, il régla le compte de ses ouvriers et les renvoya ; puis prenant, lui seul, ses pinceaux, sa palette, ses godets et ses seaux pleins de peinture, il se mit à fabriquer les tableaux demandés, à les fabriquer comme il les avait faits déjà, naïvement quoique avec plus de malice, car il se servit davantage de trompe-l’œil, de peaux, de poils pour imiter les animaux.

— Sentez-vous que ça revient ? demanda-t-il à Mme Alcindor.

Il déposa ses brosses et s’agenouillant aux pieds de sa directrice étalée dans un grand fauteuil :

— Oh ! maman Alcindor, lui dit-il, que j’ai eu peur. Il m’a paru tout à coup que vous ne me laisseriez plus approcher de Mlle Colette ! J’ai cru que vous n’alliez plus m’aimer. Hier, je me serais cassé les reins avec plaisir…

— Imprudent !…

— Qu’est-ce que je pourrais faire autre que me casser les reins si vous m’abandonniez ?

— Tu aimes donc bien Colette ?

— Oh ! oui. J’ai beau regarder les autres fillettes dans la rue, jamais je n’en vois une qui soit digne d’être à ses pieds. Il n’y a que Mlle Colette de jolie.

Mme Alcindor embrassa Pépé.

— C’est une enfant, dit-elle, que Colette, et toi aussi, tu es un enfant. Travaille, voilà tout ce que je puis te dire.

— Oh ! je sais que je dois travailler.

Il se levait de grand matin pour brosser ses toiles à son atelier, il courait à sa leçon, il se rendait au cirque. Sa journée était très occupée, et, cependant, il la chargea bientôt davantage.

En apprenant le dessin, il regrettait de lire à peine, de ne pas savoir écrire. Il voulut aller à l’école ; il y alla. Ce fut dur pour lui.

Quand les écoliers virent s’asseoir à côté d’eux, sur leurs bancs, un gaillard de seize ans, ils s’amusèrent impitoyable­ment de son ignorance. Pépé se trouvait être le plus grand de toute l’école dans laquelle on l’admettait par faveur spé­ciale ; les autres l’ayant quittée à treize ans. Il était placé parmi les plus petits et se trouvait le moins avancé des plus petits.

Les écoliers lui criaient :

— Hé ! monsieur le baudet !

— Ho ! l’écolier aux longues oreilles !

— Tu as oublié ton bonnet d’âne !

— Qu’as-tu fait depuis ta naissance pour être arrivé à ton âge sans savoir A ni B ?

Pépé ne répondait pas. Il subissait ces humiliations.

— Puisque je suis un âne, il est juste que je me l’entende dire, pensait-il.

— Au moins, lui disait-on, sais-tu lire ce que tu as sur la main, P-P ?

Et on se moquait de son nom.

Il ne soufflait mot. Qu’aurait-il pu faire ? Battre ces petits plus faibles que lui ? Il n’y aurait pas consenti. Mais le voyant à ce point débonnaire, les jeunes écoliers s’enhardirent jusqu’à tendre une corde sous ses pas pour le faire tomber. Alors, en riant, il prit les petits garçons qui se tenaient à chaque bout de la corde et leur frotta le nez l’un contre l’autre.

À partir de ce moment, on le laissa tranquille. Il ne demeura pas longtemps avec les petits. On le plaça dans une classe où il y avait des enfants de douze et treize ans, en le recommandant spécialement au maître. Il s’appliqua tellement qu’il fît de rapides progrès.

Quand il sut lire, il acheta des livres, des journaux, et les dévora le soir, après la représentation.

C’est lui-même qui apprit par un journal que les affreux bandits dont, par deux fois, il avait failli être victime étaient arrivés dans les colonies où ils se voyaient relégués pour jusqu’à la fin de leur existence.

— Bon débarras, dit Alcindor, quand Pépé lui lut la nouvelle. Nous n’en entendrons plus jamais parler.

Mais Alcindor n’était pas content.

— Tu vois, disait-il à sa femme, je te l’avais prédit. Pépé ne s’acquitte plus de ses exercices que pour s’en débarrasser ; il ne travaille presque plus le jour, il perd son temps avec ses brosses à la main ou le nez dans des livres. Il ne deviendra rien de bon.

— Si, si, et tu le verras, répondait sa femme.

— Il finira mal, te dis-je, répétait Alcindor ; il tournera au bourgeois, il deviendra peut-être gras, hélas ! Un si beau garçon !

Et il poussait un soupir à fendre le cœur.

Pépé travaillait avec rage ; il travailla l’hiver surtout, quand il n’y eut plus de représentations, sauf pendant les deux ou trois heures qu’il consacrait à sa gymnastique. Il commençait à avoir une certaine instruction primaire, et il la compléta en passant ses nuits à lire.

— Il va abîmer ses yeux et se rendre malade, disait Alcin­dor. Les nuits sont faites pour dormir.

Quelquefois, Pépé, qui avait installé un lit dans son atelier de Montmartre, ne rentrait pas à la maison de l’hivernage. Ces jours-là, Alcindor tombait chez lui de grand matin.

— Tu vas te tuer, t’étioler ! s’écriait-il. Et il lui tâtait les bras, les jambes.

— Tes muscles deviennent mous, ajoutait-il.

— Non, je vous assure, disait Pépé ; vous vous l’imaginez.

Alcindor l’emmenait ; il le faisait manger comme quatre et ils demeuraient la journée dans le manège, à s’exercer.

— Gig, vois si Pépé est aussi souple, disait Alcindor.

— Tenez, disait Pépé.

Et pour joindre la démonstration à son affirmation, il faisait un saut périlleux pour atteindre son trapèze.

— Quel gars ! s’écriait Alcindor.

Le directeur du cirque devenait rêveur, tapait d’un coup de cravache ou de chambrière une croupe de cheval, Gig, ou celui des animaux à deux ou à quatre pattes qui se trouvait à sa portée, et, répondant à sa préoccupation incessante, on l’entendait répéter :

— Vous verrez qu’on finira par ne plus le voir qu’en pantalon, ce crétin-là !

Et il lui pardonnait tout parce qu’il était beau.

— Laisse-le faire à sa tête, disait Mme Alcindor qui pensait à Colette.

Regarde-le, tiens, s’écriait Alcindor en montrant Pépé les jambes sous une table, les reins pliés, la tête penchée, les épaules remontées par la position des bras. Je voudrais qu’il devînt poitrinaire, pour te punir, et lui aussi !

— Tu le pleurerais trop, disait Mme Alcindor, en riant.

Pépé, aussi, riait ; il connaissait la bonté du patron ; mais il continuait à écrire et il était bien fier, car c’est lui, de sa bonne plume, qui envoyait de ses nouvelles aux Fougy, à sa Mémée, à sa Dédèle.

— Il faudra que j’aille revoir le manoir de Saint-Aubin, pensait-il.

Et il retournait à Montmartre.

— Je vais redevenir industriel, disait-il.

Il travailla, il lut, il peignit si laborieusement, avec tant d’énergie, qu’à la fin de l’hiver, quand le cirque Alcindor s’apprêtait à reparaître à la foire au pain d’épice, il savait écrire en mettant l’orthographe, il connaissait ses quatre règles et il était venu à bout, à lui seul, des commandes qu’on lui avait faites et qui lui étaient restées.

Il retrouva son succès de la première heure, du premier tableau, de la fameuse parade du dompteur Totor.

On lui rendit les commandes qu’on lui avait retirées, on lui en proposa d’autres ; mais il refusa tout. Il avait gagné de l’argent ; il possédait les appointements accumulés que lui avait alloués Alcindor, et il jugeait que l’heure était venue de s’adonner au « grand art ».



CHAPITRE XV L’ATELIER CABRION

Le grand art !

Les jeunes hommes qui lui avaient mis ce mot dans la tête étaient ces mêmes peintres qui s’étaient extasiés devant sa première toile, à la fête de Neuilly, MM. Champion et Baluchon.

— Ce n’est pas possible qu’il en reste là, avaient-ils dit à Alcindor. Il faut qu’il pratique le grand art.

Soit, dit Alcindor, mais ne l’abîmez pas.

Champion et Baluchon étaient allés visiter Pépé sur la butte Montmartre.

— Écoutez nos conseils, lui avaient-ils dit : nous allons vous présenter à l’atelier Cabrion.

— Qu’est-ce que c’est que l’atelier Cabrion ?

— Vous n’avez jamais entendu parler de Cabrion ? C’est cependant un peintre célèbre, non par ce qu’il a produit, car il n’a jamais fait grand’chose, mais par la manière bruyante dont il a vécu dans sa jeunesse et par les nombreux élèves qu’il a formés. Ce peintre médiocre par ses peintures est un professeur du plus haut mérite. Tous ceux qui se sont fait un nom dans la peinture ont passé par ses mains. Nous-mêmes, nous prenions ses leçons, il y a cinq ans encore, et nous ne croyons pas pouvoir mieux vous placer dans l’intérêt de votre avenir.

— Vraiment ? fit Pépé.

— Vous verrez quels fruits on en tire. Croyez-nous, livrez-vous au grand art ; il y a en vous l’étoffe d’un peintre.

Ils avaient emmené Pépé chez Cabrion.

Celui-ci habitait, square Vintimille, une maison qu’il avait fait construire et qui possédait à son dernier étage un atelier immense. C’est dans cet atelier qu’il réunissait ses élèves. Il en avait trente à quarante qui lui payaient cent francs par mois.

Champion et Baluchon présentèrent Pépé à un grand vieillard qui portait ses cheveux blancs épais sur ses épaules et une barbe de fleuve, et ils lui expliquèrent qu’il était peintre de parades et ce qu’ils avaient vu de lui.

— Un peintre de tableaux forains ! C’est la première fois qu’il arrive un oiseau de ce calibre-là dans mon atelier, dit Cabrion, et je suis curieux de voir comment il pose une figure.

— Vous verrez ça, cher maître, dirent Champion et Baluchon ; nous sommes convaincus que, sous votre direction, le jeune homme que nous vous confions ira loin.

— On verra, dit Cabrion qui était bourru.

Pépé entra dans son atelier deux jours après.

— J’ai été voir vos croûtes, lui dit Cabrion dès qu’il entra. Quelles croûtes ! quelles étonnantes croûtes ! En voilà des charges, des fumisteries, vos croûtes !… Alors, vous avez fait ça tout seul ?… Asseyez-vous là.

Et il le plaça devant une petite Italienne qui posait son costume.

Quatre ou cinq des nouveaux camarades de Pépé peignaient le même modèle, d’autres faisaient un homme drapé dans un péplon, et certains copiaient des tableaux ou achevaient des études.

— Il n’est pas mal, le nouveau ? dit l’un.

— Nous allons voir son coup de pinceau.

— Indiquez donc au fusain ce que vous voulez faire, dit Cabrion à Pépé.

Tandis que Cabrion faisait cette observation à Pépé, l’élève Boursotte attachait une ficelle au tabouret du nouveau.

— Je préfère indiquer le dessin à la pointe du pinceau, dit Pépé.

— Alors, faites ceci, dit le maître en prenant la place de Pépé,

C’était ce que les élèves, qui connaissaient les habitudes de Cabrion, attendaient.

Boursotte fit signe aux camarades, et quand Pépé, Cabrion ayant quitté la place, fut pour s’asseoir, ils tirèrent vivement le tabouret.

Jamais la farce ne ratait, et c’était une fort mauvaise farce, car l’on pouvait casser les os du malheureux auquel on la faisait. On s’aplatissait par terre et on se frottait après.

Ils riaient déjà de voir Pépé « faire une galette », quand, à leur grande surprise, celui-ci d’un vigoureux coup de reins se redressa en sautant.

Il promena un regard assuré sur ses camarades, reprit son tabouret, en détacha silencieusement la ficelle et se remit à travailler.

— Oh ! oh ! fit Cocardasse, le plus turbulent des élèves de Cabrion, il est plus fort que nous en gymnastique, celui-là.

— Raté, dit Boursotte. Il faut trouver autre chose. Ils continuèrent à peindre d’un petit air innocent.

— Ah ! on fait des farces, ici, pensa Pépé ; nous verrons, mes chers camarades, qui aura le dernier mot.

Le lendemain, en s’asseyant, il sentit quelque chose de mou et de chaud. Il se releva vivement. On lui avait glissé sur son tabouret une assiette remplie de pommes cuites.

— Ce n’est pas ainsi qu’on les sert, dit-il ; mais c’est égal, il ne faut pas perdre les fruits de la terre.

Et il mangea l’assiettée de pommes en les déclarant excellentes et en faisant de grands gestes pour montrer que ce repas lui convenait.

— Quel malheur que nous n’ayons pas pensé à glisser dans les pommes un peu d’ipéca ou de rhubarbe, dit Cocardasse à ses camarades.

— On ne pense pas à tout.

Cocardasse avait une idée qu’il mit à exécution en demeurant seul dans l’atelier, après le départ des camarades.

Et quand Pépé revint s’asseoir devant sa toile, il fut bien étonné de voir son Italienne métamorphosée en guenon, avec un museau brun, des pattes noires et une queue qui retroussait ses jupons.

Cabrion, passant derrière Pépé en ce moment, s’écria :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est mon modèle, dit Pépé.

— Votre Italienne est un singe !

Tous les rapins de l’atelier riaient sous cape. Ils avaient prévu la colère de Cabrion qui ayant fait énormément de farces dans sa jeunesse n’en supportait pas chez lui.

— Ah ! çà, dit-il, est-ce que vous prenez mon atelier pour une entreprise de fumisterie, par hasard ?

— Oh ! moi, jamais, dit Pépé.

— À la bonne heure ! car les farces ne sont plus de notre temps…

— Plus du tien, vieux gredin ! cria une voix perdue derrière les toiles.

— Qu’est-ce qui prétend ça ? fit Cabrion en redressant sa haute taille. Quel est le polisson qui ose lancer une pareille injure à son professeur ? au premier professeur de peinture du premier atelier de France ?…

— Parbleu !

— Quel est l’insolent qui crie : « Parbleu ! » reprit Cabrion. Où est-il celui qui pense qu’on peut trouver un professeur de peinture supérieur à Cabrion, au grand Cabrion, à celui qui a fait, parmi cent toiles, toutes plus célèbres les unes que les autres, le fameux tableau de la bataille de Platée où l’on voit Pausanias et Aristide vaincre les Perses commandés par Mardonius. Ce qu’il y a de remarquable dans ce tableau, c’est autant le nu du corps des Grecs que les brillants costumes des Persans qui ont été peints sur nature.

— Tout, quoi !

— Oh ! oui, oui, oui, fit une voix en imitant la flûte.

— Certainement, messieurs, dit Cabrion ; les costumes m’avaient été envoyés par Mirza-Abul-Khan, ministre du Shah…

— Miâou…

— Miâou…

Le miaulement devint général. De tous côtés on imita le chat « Miâ, Miâou, pfut ! plut ! » Quand Cabrion regardait l’un, l’autre partait, on se répondait, les modèles s’asseyaient pour rire plus à leur aise, on grattait avec l’ongle derrière les toiles pour imiter le bruit du chat aiguisant ses griffes ; il n’y avait plus moyen de s’entendre et encore moins de travailler.

Je reviendrai quand le calme sera rétabli, s’écria Cabrion.

Il prit son chapeau et sortit.

Aussitôt, les élèves rangèrent leurs toiles contre la muraille, et, dans l’espace demeuré vide, ils se mirent à danser et à jouer à saute-mouton.

— Colle-toi le premier, dirent-ils à Pépé.

Pépé prêta son dos de bonne grâce.

— On va t’en donner, dit Boursotte.

Et ils sautèrent par-dessus Pépé, Cocardasse lui donnant un vigoureux coup d’éperon, Benon lui prenant la tête, Boursotte le plombant.

— Quand tu vas t’y coller à ton tour, pensa Pépé en recevant un nouveau coup d’éperon de Cocardasse, tu vas voir ce que vaut Pépé.

Et quand Cocardasse y fut, Pépé sauta à pieds joints sur son dos et le fit s’étaler de toute sa longueur.

— Ce n’est pas de jeu, dit Cocardasse en se frottant les reins.

— Et ça, est-ce du jeu ? dit Pépé en faisant le saut périlleux au-dessus de Benon qui c’était « collé » à la place de Cocardasse.

— Bravo ! bravo ! s’écrièrent ses camarades.

C’était pour Pépé un jeu d’enfant que de sauter ainsi.

— Je parie, dit Boursotte, que, tout leste que vous soyez, vous ne sautez pas par-dessus moi sans toucher mes cheveux.

Boursotte était très grand.

— Sans toucher vos cheveux ? demanda Pépé.

— Oui.

— Êtes-vous solide ?

— Essayez.

— Campez-vous bien… ferme !…

Et légèrement, Pépé sauta les deux pieds sur ses épaules.

On l’applaudit.

— Il faut que vous ayez fait de la gymnastique de bonne heure pour être agile comme vous l’êtes, dirent les artistes. Pépé sourit. Il n’était pas pressé de leur apprendre qui il était.

Mais il était pressé de leur jouer un tour en compensation de ce qu’ils avaient fait à sa toile.

— Je vais leur donner un échantillon de mes talents, pensa-t-il.

Il arriva dans l’atelier au petit jour, délaya vivement des couleurs dans l’essence et à grands coups de brossé se mit à peinturlurer l’une après l’autre les toiles de ses camarades.

Il termina par la sienne, pour qu’on ne le soupçonnât pas trop vite de s’être vengé, et il sortit de l’atelier sans avoir été surpris.

Les artistes arrivaient vers les dix heures. Le premier qui entra regarda sa toile, ouvrit de grands yeux et éclata de rire. Le deuxième fit de même, et cela continua. Lorsque Pépé se montra, le dernier, tous les élèves riaient à se tenir les côtes.

Ce fut en ce moment que Cabri on parut.

On chercha à étouffer les rires sans y parvenir.

Le maître jeta un regard effaré sur les toiles, passant de l’une à l’autre.

Sur chacune d’elles, à la place de la tête du modèle, homme ou femme, il y avait la charge de Cabrion, si exactement saisie, avec son long nez prenant des expressions diverses, que le maître sembla la justifier dans son ahurissement, et que les rires, un moment étouffés, rejaillirent comme des fusées.

Cabrion, les sourcils froncés, prononça d’un ton solennel ces paroles :

— Qui a fait ça ?

Et comme personne ne répondait, comme le ton du professeur augmentait l’intensité des rires, il s’écria :

— Jamais, au grand jamais, on ne s’était permis de se moquer de Cabrion ! Est-ce que vous n’avez pas vu, tous, tant que vous êtes, jeunes gens, à la plus belle place dans le musée du Luxembourg, le fameux tableau de la bataille de Platée…

— … Où l’on voit Pausanias et Aristide vaincre les Perses commandés par Mardonius, continua Cocardasse derrière son chevalet en prenant un ton nasillard.

Et un autre, contrefaisant aussi la voix de Cabrion, acheva :

— Ce qu’il y a de remarquable dans ce tableau, c’est moins le nu du corps des Grecs que les brillants costumes des Persans qui ont été peints sur nature !…

— Les costumes avaient été envoyés par Mirza-Abul-Khan, ministre du Shah…

— Miâou ! Miâou !

— Pfut ! Pfut !

— Ah ! vous vous moquez de moi ! Ah ! vous vous moquez de Cabrion ! s’écria le professeur, de Cabrion, le peintre de la bataille de Platée, de Cabrion, illustre par vingt tableaux

Jamais, au grand jamais, on ne s’était permis de se moquer de Cabrion. (p. 242)
célèbres, de Cabrion qui a eu pour élèves les grands peintres

Fortin, Nadaud, Bellac, Jauvrin, Diogène, Champion, Baluchon…

— Et Cocardasse !

Cocardasse était le plus mauvais élève de l’atelier, celui qui montrait le moins de dispositions pour la peinture.

— Et Cocardasse, peut-être, grâce à moi ! s’écria Cabrion. Non, jamais ! jamais ! jamais, on n’avait osé se moquer de Cabrion ! Vous n’êtes plus mes élèves, je vous renie. Adieu.

Et il sortit de l’atelier en fermant violemment la porte.

En descendant l’escalier, la fureur qu’il avait cru devoir manifester pour faire respecter son autorité se changea en rire.

— Le petit polisson qui a fait ma charge, car tout était de la même main, murmura-t-il, y a mis joliment du talent.

— Est-ce qu’il ne va plus revenir ? demanda Pépé, qui eut peur d’avoir été trop loin dans son esprit de vengeance.

— Ne plus revenir ? s’écria Boursotte. Mais l’atelier est à lui ! Mais nous le faisons vivre ! Il a profité de l’occasion pour se donner un congé. Est-ce que tu crois, maître Pépé, que Cabrion nous aime pour nos beaux yeux ?

— Peut-être un peu, quand nous lui plaisons.

— Nous ne lui plaisons jamais.

— Messieurs, ce n’est pas l’heure de tomber sur Cabrion puisqu’il est absent ; mais c’est le moment de répéter sa phrase : Qu’est-ce qui a fait ça ?

— C’est Cocardasse.

— Il en est incapable.

— Pourquoi en suis-je incapable ? demanda Cocardasse.

— Parce que tu ne saurais pas attraper la charge d’une figure.

— Vous croyez ?

— Est-ce donc toi ?

— Non, ce n’est pas moi.

— Alors, c’est Boursotte.

— Pas moi ! Pas moi, messieurs, cria Boursotte.

— Qui est-ce donc ?

Ils cherchèrent sans avoir un instant la pensée que ce pût être Pépé. Ils ne le croyaient pas assez fort pour exécu­ter ces charges-là.

— Allons, l’auteur se cache, dit Benon ; nous le rattrape­rons un de ces jours.

— Il faudra le découvrir, dit Cocardasse, car il donne du travail.

Et ils passèrent la journée à effacer la charge de Cabrion et à la remplacer par la tête de leur modèle.

Pépé s’y appliqua consciencieusement, et, pendant quelques jours, l’atelier fut tranquille. Cabrion s’y promena en distribuant ses conseils.

Mais il arriva, au moment où on y pensait le moins, que Boursotte, qui passait derrière le dos de Pépé, s’écria :

— Messieurs, voilà l’auteur des charges de Cabrion.

— Pas possible !

— Je reconnais son faire.

Les élèves se levèrent et vinrent à tour de rôle examiner le travail de Pépé ; Cabrion lui-même prit un pince-nez dont il ne se servait que dans des circonstances solennelles, parce qu’il froissait son amour-propre, et ils déclarèrent que, en effet, Pépé devait être le coupable.

— Hé bien, oui, c’est moi ! dit Pépé.

— Alors, bravo ! crièrent les artistes. Nous ne t’avions pas cru plus capable d’exécuter cette chargé que Cocardasse lui-même. C’était si bien attrapé et si largement brossé !…

— Il est sûr, dit Cabrion, que c’était réussi.

— Un ban pour Pépé, cria-t-on. Allons, Cabrion, commande, maintenant que ta colère est tombée.

Un roulement de tambour imité avec la bouche et les appuis-main salua Pépé.

— C’est égal ! dit Cocardasse, il n’a pas payé sa bienvenue à l’atelier, Pépé. Les farces que nous avons voulu lui faire ont tourné à son avantage. Ce n’est pas juste.

Mais le temps s’enfuyait et les artistes en herbe n’étaient pas occupés uniquement des farces qu’ils pouvaient inventer. Ils travaillaient, ils travaillaient fiévreusement et Pépé avec une application particulière.

— C’est un peintre, celui-ci, disait Cabrion en le désignant aux autres élèves, vous entendez, un peintre.

Rien ne transpirait du métier de gymnaste de Pépé. Cabrion ne le connaissant pas, il n’avait pu être le premier à le dévoiler, ce qu’il n’eût pas manqué de faire. Champion et Baluchon, en présentant Pépé, ne lui en avaient rien dit, pensant que c’était meilleur pour le jeune homme à l’avenir duquel, comme peintre, ils s’intéressaient sérieusement et dont ils venaient quelquefois vérifier les progrès. Cabrion l’avait pris pour un vulgaire faiseur d’enseignes, et Pépé s’en allant au plus vite, toujours seul, au sortir de l’atelier, il demeura pour ainsi dire inconnu jusqu’à la fête de Montmartre.

Les forains se retrouvaient sur le boulevard Rochechouart et le cirque Alcindor à la même place, place qui rappelait au jeune artiste une bonne et heureuse journée puisqu’elle avait marqué la fin des maux du pauvre petit perdu. Il était connu et aimé de cette population foraine qui comprenait six à sept mille personnes et, en se promenant au milieu des baraques, il voyait ses œuvres pour ainsi dire exposées autour de lui, chez le dompteur Totor comme chez la somnambule.

Ses œuvres ! À présent qu’il savait peindre, il souriait en les regardant.

— Était-ce naïf ! pensait-il. Mais quel effet !… C’est vrai, je ne réussirais pas si bien aujourd’hui.

Et il allait travailler au grand art, chez Cabrion.

— Qu’est-ce que mes camarades peuvent avoir ? se demandait-il.

Depuis quelques jours, ils chuchotaient dans les coins, en dehors de lui. On appelait Cabrion, on lui soufflait bas, à l’oreille, et Cabrion jetait des regards dérobés et inquisiteurs sur Pépé.

— Est-ce moi qui les occupe ? se demandait Pépé.

Il n’en pouvait guère douter, mais pour quelle cause ? Encore quelque excellente farce, sans doute.

Un soir, comme Gig lui lançait le trapèze, il aperçut une tête qu’il connaissait et qu’il était impossible de confondre dans la foule, c’était celle de Cabrion.

— Cette fois, pensa-t-il, je suis reconnu. Ce qui m’étonne, c’est qu’on n’ait pas su plus tôt qui j’étais avec mon nom de Pépé sur les affiches du cirque Alcindor. Il est vrai que c’est la première fois que nous venons à Montmartre depuis mon
entrée dans l’atelier Cabrion et que mes camarades ne vont guère dans les autres fêtes.

Sur cette réflexion, il cria :

— Héhop !

Et s’élança dans le vide.

Son exercice fini, il vint saluer le public qui l’applaudissait chaque soir. Des cris de : « Vive Pépé ! » retentirent dans différentes parties de la salle et des couronnes et des bouquets jonchèrent la piste. Pépé reçut trente-deux bouquets ou couronnes, juste le nombre des élèves de l’atelier Cabrion.

S’il avait eu des doutes sur la provenance de ces fleurs, ils eussent été vite dissipés, car à la suite des bouquets les jeunes peintres descendirent dans l’arène et aux cris de : « Vive Pépé ! » ils l’enlevèrent sur leurs épaules et rentrèrent dans la coulisse, puis comme le public rappelait bruyamment Pépé, ils le rapportèrent sur leurs épaules, en criant :

— Vive Pépé ! Vive Pépé !

Le public entier répéta :

— Vive Pépé !

Jamais on n’avait vu ça à Montmartre ni dans le cirque Alcindor.

— Tu ne nous avais pas avoué ta profession ! s’écria Cocardasse.

— Est-il beau ! s’écria Cabrion. Il faudra le faire poser.

— C’est un Apollon !

— Je le peindrai dans son costume, dit Cabrion, et se sera un chef-d’œuvre éternel.

Ils l’emmenèrent à l’atelier où un souper était préparé, souper auquel on avait convié tous les anciens élèves du grand Cabrion.

— C’est Cocardasse qui t’a découvert, dit Benon à Pépé. Il est allé un soir au cirque, pour se distraire, et il a été bien surpris quand il t’a reconnu. Il ne voulait pas se fier au témoi­gnage de ses yeux ; il nous en a parlé et nous avons couru au cirque, le soir même. Quand nous avons été sûrs que c’était toi, l’illustre, le seul Pépé, nous ne nous sommes plus étonnés des talents gymnastiques dont tu avais fait preuve parmi nous. Aussitôt nous avons organisé la petite manifestation à laquelle tu viens d’assister, à laquelle tu assistes encore. Mes amis, levons nos verres, à la santé de l’artiste Pépé, du grand Pépé qui a dégotté Léotard et qui dégottera peut-être Raphaël, à notre camarade !

Champion, qui était assis à côté de Pépé lui dit :

— C’est très joli d’être ainsi fêté, mais il ne faut pas rester éternellement dans l’atelier Cabrion. Vous y avez fait des progrès, c’est tout ce que je pouvais souhaiter. À présent, vous devez aller carrément à l’école des Beaux-Arts. Vous avez aperçu le grand art autant qu’il est possible de l’apercevoir chez Cabrion, maintenant il faut le connaître réellement, le grand art. Nous allons tout préparer pour que vous soyez reçu à bras ouverts par des professeurs qui sont nos amis et qui auront soin de vous. On travaille chez Cabrion et il donne de précieux conseils, mais ce n’est utile que pour commencer.

Pépé arrêta de prendre congé de ses camarades à la rentrée de l’école des Beaux-Arts. Cette rentrée coïncidait avec l’hiver, le cirque Alcindor pliait sa tente et se rendait dans la maison de l’hivernage, et Mme Alcindor avait dit à Pépé :

— Loue une chambre à côté de l’école des Beaux-Arts et ne rentre à Levallois-Perret que les jours où tu en auras le temps. Travaille cet hiver tant que tu le pourras, et pour ne pas demeurer trop longtemps au service militaire, arrange-toi pour le réduire à un an. Tu auras bientôt dix-neuf ans, c’est l’âge des grandes décisions. Je ne laisserai pas ma fille en pension longtemps encore. Si tu veux Colette…

— Si je la veux !… Oh ! oui, par exemple !

— Travaille et réussis, dit Mme Alcindor.

Quand Pépé annonça qu’il quitterait l’atelier à la fin des vacances, Cabrion s’écria :

— Pas comme ça ! Pas comme ça ! Apporte ton costume de saltimbanque.

Il commença un portrait du jeune homme, un grand portrait en pied, le bras levé tenant le trapèze, et il le peignit avec un éclair de génie dans son vieux cerveau, la beauté de son modèle l’enlevant et donnant à sa brosse une vigueur qu’elle n’avait jamais eue. De l’avis de tous, le portrait de Pépé fut un chef-d’œuvre.

— Je te le donnerai quand je l’aurai exposé, dit Cabrion. Maintenant, tu es libre. Adieu. Souviens-toi du vieux Cabrion.

— N’oublie pas les camarades, dirent les artistes de l’atelier.

Trois de ces artistes faisaient comme Pépé, ils entraient à l’école des Beaux-Arts. Ils passèrent les ponts ensemble et se logèrent dans un hôtel de la rue Jacob.

— Je ne resterai pas souvent dans cette rue, pensa Pépé. Je ne veux pas oublier mes bons saltimbanques, ni eux, ni personne.

Et, pour l’affirmer à ses yeux, il écrivit aux Fougy et alla voir Mme Giraud qu’il instruisit de sa situation. M. Édouard se mettait au courant de la banque de son père et allait passer quelques mois en Angleterre. Ainsi, les enfants devenaient des hommes et ils entraient dans leur voie définitive.



CHAPITRE XVI L’ÉCOLE

Ce qui s’ouvrit alors, pour Pépé, ce fut une vie de travail plus acharné encore. Plus de jeux et plus de ris. Il s’était instruit étant déjà grand gar­çon ; il devait, rattraper beaucoup de temps perdu pour le développement de son intelligence, et, à toute force, il lui fallait réduire son service militaire à un an. S’il eût dû rester deux ou trois ans sous les drapeaux, la petite Colette était morte pour lui.

— J’aimerais mieux me tuer, se disait-il.

Il prit un professeur spécial pour l’instruire dans les sciences et dans les lettres tandis que les professeurs de l’école des Beaux-Arts formeraient l’artiste.

— Dépense l’argent que tu as, lui avait dit Mme Alcindor, c’est le tien. Le jour où tu auras épuisé ta petite bourse, tu puiseras dans la mienne. Tu peux me demander ce que tu voudras, je te le donnerai.

Son professeur, un étudiant de cinquantième année, était un admirable préparateur aux examens qu’il n’avait pas passés lui-même, souvent par paresse et par apathie, quelquefois faute d’argent pour prendre des inscriptions. Il s’était fait une spécialité de la préparation de ce que dans sa langue universitaire il appelait « des crancres » et il y réussissait.

Il trouva Pépé fort peu avancé.

— Il va falloir bûcher trois fois plus que les autres, lui dit-il. Passez vos nuits, si vous voulez arriver.

Pépé ne se le fit pas répéter. Il ne perdit pas une seconde ; il ne fit que dîner par hasard et en courant à la maison de l’hivernage ; il ne se laissa distraire par rien, perdant de vue ses camarades de l’atelier Cabrion et n’en faisant pas de nouveaux.

— C’est pour Colette, se répétait-il.

Il suivit les cours de l’école des Beaux-Arts.

Il était Parisien ; il n’avait jamais, pour ainsi dire, sinon dans son bas âge, pour aller à Saint-Aubin-sur-Auquainville, quitté Paris, et il ne connaissait pas l’école de la rue Bonaparte.

Quand il entra dans la cour, au milieu des admirables spécimens d’architecture apportés là et plus ou moins bien rangés, il se sentit dans un autre milieu que celui dans lequel il avait vécu jusqu’alors. Ces pierres sculptées, ouvragées, ces lignes si habilement proportionnées qu’elles le frappaient d’une sorte de stupeur, lui ouvraient un monde nouveau, monde de beauté, monde de l’art.

Les grands modèles dans les hautes salles, les colonnes montant jusqu’aux combles, les salles elles-mêmes, les petits coins perdus qui sentent l’Italie, comme la cour du Mûrier, le peuple des statues ouvraient son cerveau et il lui semblait que sa pensée grandissait et que son front s’élevait.

— Le savoir est une si belle et si noble chose, pensait-il, qu’il semble nous changer même physiquement et que j’en dois être plus beau.

Les ateliers des Beaux-Arts n’engendraient pas la mélancolie ; on n’y faisait pas autant de farces que dans l’atelier Cabrion, mais les élèves y faisaient rigoureusement payer la bienvenue au nouveau et ils se rattrapaient quand ils étaient sortis.

Dans l’atelier même, le maître, le peintre Ratabise, ne supportait pas les écarts. Il n’entrait pas en colère comme Cabrion, mais il mettait ses élèves à la porte et on pouvait être chassé de l’école. Il était, au surplus, trop bougon pour qu’on eût l’idée de plaisanter et de rire en sa présence.

Il passait à chaque instant derrière ses élèves et, en sourd qu’il était, criait à leurs oreilles :

— Qu’est-ce que vous fichez là ? Qu’est-ce que c’est que ce bras ? Où avez-vous vu cette jambe ? Où placez-vous le thorax ? De quel côté est ce muscle ?

Il ne laissait peindre à ses élèves que du nu.

— Quand vous saurez faire du nu, disait-il, vous mettrez des habits dessus tant que vous voudrez, mais sachez d’abord faire du nu. Quand on veut peindre un corps, il faut savoir comment un corps est fait.

Il était l’auteur d’un célèbre écorché que l’on nommait de son nom « l’écorché de Ratabise ». C’était le corps d’un homme écorché qu’il avait peint de dos, de face, de côté, levant les bras, agenouillé avec les bras sur la tête, accroupi et couché. Les différents tableaux de l’écorché de Ratabise étaient dans la peinture ce que l’écorché d’Houdon est dans la sculpture.

Si, par hasard, un membre quelconque du corps humain ne lui semblait pas dessiné selon les règles académiques, ce qui arriva plus d’une fois à Pépé comme aux autres, il s’écriait :

Imbécile ! vous n’avez donc pas vu le célèbre écorché de Ratabise ?

La première fois que Pépé entendit cette phrase, comme c’était un brave garçon qui n’avait jamais menti de sa vie et qui ne devait pas apprendre à mentir, il répondit ingénument :

— Je ne sais pas ce que c’est que l’écorché de Ratabise.

Les élèves regardèrent Pépé avec étonnement et avec effroi.

— Gare la bombe ! murmurèrent-ils.

La bombe éclata, naturellement.

— Hein ? fit le professeur.

Les élèves essayèrent de prévenir par des signes le pauvre Pépé de la faute qu’il commettait ; mais lui, franchement, répéta :

— Je ne connais pas l’écorché de Ratabise.

— Comment ! cria le vieux sourd, vous ne connaissez pas l’écorché de Ratabise ! Vous êtes encore à ce degré de créti­nisation humaine ! Vous osez prendre un pinceau sans connaître le célèbre écorché de Ratabise ! D’où sortez-vous. ? D’où êtes-vous ? De quel pays assez sauvage arrivez-vous pour ne pas savoir qu’il existe dans la peinture un célèbre écorché, l’écorché de Ratabise ? Pour vous apprendre ce que vous ne devriez pas ignorer, imbécile que vous êtes, vous m’apporterez d’ici à huit jours une copie de cet écorché ou je vous fiche dehors.

— Malheureux, dirent les camarades en sortant de l’école, est-ce vrai que tu ignores le célèbre écorché de Ratabise ?

— Sans doute, c’est vrai, dit Pépé.

— Nous allons te le faire voir, dirent les camarades. Ils le conduisirent au musée du Luxembourg et, chemin faisant, lui firent acheter des dessins des différentes poses de l’écorché.

— Il est réellement très beau, dirent-ils, et c’est une des meilleures études que l’on ait pour se guider. Copie-le comme il l’a dit, et apporte-le-lui, tu t’en feras un ami.

Le musée du Luxembourg était aussi une nouveauté pour Pépé ; il examina les toiles l’une après l’autre.

— Je ne connais rien, dit-il ; Paris renferme des richesses admirables ; on y peut s’instruire en s’y promenant et je ne m’y promène pas. Est-il possible que je ne sois jamais entré au musée du Louvre !

Et, sans en rien dire à ses camarades, il alla du Luxembourg au Louvre.

Dans ce dernier musée, il se transfigura. La vue des tableaux qui y étaient exposés devint pour lui la révélation de la peinture. Il en fut d’abord ébloui. Les sujets papillotèrent devant ses yeux en même temps que les couleurs. Il passait vite et ne dégageait pas un tableau d’un autre, dans sa joie de parcourir les galeries, ce grand magasin de l’art, immense, inexploré par lui.

Tout à coup il tomba devant les « Noces » de Paul Véronese.

Il s’arrêta, il se sentit transporté dans l’air qui circulait, dans le ciel bleu moussu de nuages qui lui donnait la sensation de l’infini ; il s’enfonçait dans la profondeur du tableau et il voyait se mouvoir et parler les personnages.

Il demeura longtemps devant ce chef-d’œuvre et, sans transition, tomba sur un Rembrandt qui l’attira par d’autres qualités et le laissa rêveur. Il sortit du Louvre absolument transfiguré,

Tous les moments que lui laissa l’école des Beaux-Arts et son professeur de français, il alla les passer au Louvre, étudiant un tableau, puis un autre et finissant par se passionner pour la peinture hollandaise, pour les portraits et les scènes d’intérieur rendues avec force et vérité.

— Ah ! çà, qu’est-ce que tu deviens ! fit Mme Alcindor en tombant chez lui un matin. Nous oublies-tu ? Il y a quinze jours que nous ne t’avons vu.

— Oh ! je ne vous oublie pas, dit Pépé ; mais vous ne savez pas ? J’ai découvert le Louvre.

— Vraiment ?

— J’ai découvert le Louvre ! Vous ne supposez pas combien il s’y trouve de richesses accumulées ! Que de belles toiles ! que de savoir ! que d’art on a dépensé pour former un musée pareil ! Vous doutez-vous de ce que c’est que l’École hollandaise ? Je veux vous conduire au Louvre.

— Je ne suis pas venue te chercher pour aller au musée, dit Mme Alcindor, mais pour te mener faire une petite visite à ma fille.

— Oh ! je vous suis, dit Pépé avec transport. On a fait de belles peintures, mais on n’a encore rien fait d’aussi beau que le serait le portrait de Mlle Colette.

— Tu le feras, dit Mme Alcindor.

— Oui je la peindrai, s’écria Pépé, et il n’y aura rien d’aussi beau au monde ! Oui, c’est moi qui ferai son portrait.

Colette, quand elle vit sa mère avec Pépé, montra une joie exubérante.

— J’approche de l’âge où je vais enfin quitter la pension, dit-elle. Oh ! que je serai heureuse de sortir ! car tu as été bien cruelle, ma mère, de ne jamais me prendre avec toi jusqu’à ce que mon éducation fût terminée. Les autres jeunes filles n’apprennent pas plus que moi, et elles sortent tous les dimanches et passent leurs vacances chez leurs parents.

— Tu seras bientôt libre, dit Mme Alcindor.

— Oh ! quel bonheur !

Quand Mme Alcindor se retrouva dans la rue, elle dit à Pépé :

— Nous sommes bien embarrassés. Pour que Colette sorte, il faut qu’elle se marie immédiatement, si nous ne voulons pas la mettre en contact avec les saltimbanques…

— Il faut la marier immédiatement, dit Pépé auquel cette idée souriait beaucoup.

— Et si elle ne voulait pas de toi ?

— Ne pas vouloir de moi ? fit Pépé qui pâlit.

— Et si Alcindor n’en voulait pas non plus ?

— De moi ?

— De toi. Il ne faut pas trop te leurrer, mon cher Pépé. Colette n’est pas encore à toi.

Deux grosses larmes descendaient lentement sur les joues de Pépé.

— Bête ! fit Mme Alcindor. Je sais que tu l’aimes bien, et ce que je souhaite pour Colette, c’est qu’on l’aime.

Elle ajouta :

— Nous nous demandons, Alcindor et moi, si nous ne devons pas vendre notre cirque. Seulement, nous sommes si accoutumés à notre vie légèrement nomade que je ne sais si nous nous habituerions à ne rien faire. C’est une existence pleine de distractions que la nôtre, au milieu de notre troupe. Nous avons contracté l’habitude de vivre les uns avec les autres. Je connais les mots et les intonations de Rig, de Gig et de Pig, mais ils me manqueraient, si je ne les entendais plus ; ceux que j’ai vus enfants, Mametta, Carlo, Luisa, toute mon ancienne petite troupe, je les aime presque autant que s’ils étaient les miens. J’éprouverais une peine extrême à me séparer des bêtes, du vieil âne Barbasson et de ton ancien camarade Moutonnet, quoiqu’ils se fassent vieux. Alcindor, de son côté, ne s’habituerait peut-être pas à ne plus dresser ses chevaux, à ne plus paraître en public, à ne plus être applaudi quand il monte Zéphyrin ? Plus nous y réfléchissons, plus nous répugnons à cesser l’exercice de notre art. Il faut donc marier bientôt Colette. Alcindor se demande quel mari elle rencontrera ; moi, je ne lui parle pas de Pépé, mais je voudrais que Pépé eût déjà quitté le service militaire.

— Je vais redoubler d’ardeur au travail, dit Pépé.

— Alcindor déclare que tu dois venir plus souvent t’exercer, que tu vas perdre ta souplesse. Je ne lui dis pas que tu vas quitter le cirque, car je pense que tu devras faire encore la campagne de cet été.

— Je la ferai avec plaisir, dit Pépé, qui, sans s’en rendre compte, éprouvait aussi une certaine angoisse à l’idée de ne plus paraître en maillot devant le public dont il était idolâtré.

En attendant l’été, il continua à travailler avec persévérance et fit des progrès si remarquables que le professeur Ratabise le donnait en exemple aux autres élèves.

— Voyez-vous, disait-il, comme il est visible, à cette heure, qu’il connaît le célèbre écorché de Ratabise. Est-ce construit ce nu-là !

Le professeur de français n’était pas moins satisfait.

Il fallait mettre Pépé en mesure de faire figure dans le monde des artistes et de se trouver à la hauteur de ce qu’on exigerait de lui quand il serait au régiment.

— Nous arriverons, disait le professeur, mais ne vous relâchez pas.

Pas une minute n’était distraite du double labeur de Pépé.

En vain ses camarades l’invitaient à leurs petites réunions ; il refusait tout. Il n’y eut qu’une fête qu’il ne pût esquiver parce que l’atelier Ratabise en entier y prit part. Ce fut pour célébrer la victoire d’un camarade qui avait remporté le prix de Rome.

Le camarade, nommé Grandisson, avait un logement avec un immense atelier dans lequel on avait organisé la fête par souscription.

L’invitation à la fête était ainsi libellée : « Le lauréat Grandisson, grand-chef des habitants des Îles-Désertes recevra ses sujets dans leur costume obligatoire mais laissé à leur fantaisie…… »

Grandisson, grand-chef des habitants des Îles-Désertes, reçut, en effet, assis sous un dais formé d’étoffes multicolores, sur un fauteuil élevé et sur un tapis du Levant. Il était vêtu d’un pagne et d’une coiffure de plumes de toucan ; un collier de dents de serpent entourait son cou, et sa main s’appuyait sur une sagaie. Des esclaves noirs comme de l’ébène agitaient des éventails de plume au-dessus de sa tête auguste.

Personne autre que lui et ses esclaves ne se trouvait dans l’atelier au moment où commença la fête.

Il vit entrer le premier un des habitants des Îles-Désertes, un énorme singe qui laissait sortir une langue démesurée de sa mâchoire en carton. Ses bras pendaient jusqu’à terre et il marchait par petits sauts.

Il se gratta le nez en signe de salut au grand-chef et s’assit sur les marches de son siège.

Après lui entra le Doge de la sérénissime République de Venise, dans une grande robe de velours écarlate, ruisselante d’or et de pierreries.

— Illustre grand-chef des Îles-Désertes, dit-il, je m’excuse profondément d’avoir été obligé de laisser en bas ma galère le Bucentaure qui s’est absolument refusée à monter au cinquième étage.

— J’excuse les cinq étages, répondit le grand-chef des Îles-Désertes.

— Mais il m’a semblé que, même en laissant mon navire au rez-de-chaussée, je ne pouvais moins faire que de contracter des relations commerciales avec des îles dépourvues d’habitants.

— Il y en aura ! cria-t-on d’une voix vibrante.

Et deux matelots de la marine française entrèrent, portant sur leurs épaules une magnifique odalisque.

Ils ouvraient la bouche pour faire un discours au grand-chef lorsqu’ils furent interrompus par un bruit de trompettes bizarres.

Au bruit de cette musique se mêlait un unisson de voix fortes et graves qui lançaient dès le bas de l’escalier des :

Zim boum boum ! Zim boum boum !
Les beaux militaires !
Zim boum boum ! Zim boum boum !
C’est les beaux pompiers.

Là dessus le grand-chef vit entrer messieurs les musiciens. Ils avaient des casques hauts comme eux avec des chenilles et des plumeaux ; de grands cols de chemise montant jusqu’à leur casque ; des épaulettes larges comme des parapluies, des vestes dont les basques partaient du milieu de leur dos, des pantalons qui étaient larges comme des sacs et des souliers qui n’en finissaient plus.

Ils jouaient dans des instruments en carton qui donnaient des sons semblables à ceux de gigantesques mirlitons, mais ils avaient une vraie grosse-caisse sur laquelle ils tapaient à coups redoublés.

À la suite de cette musique marchait le capitaine, deux lieutenants et toute la troupe composée d’un seul pompier qui traînait avec une ficelle une pompe microscopique, de ces pompes que l’on vend dans les rues pour amuser les petits enfants.

C’était le capitaine avec sa troupe qui accompagnaient de leur chant la musique des pompiers sur l’air connu des « Pompiers de Nanterre ».

Ils chantaient :

Quand ces beaux pompiers sortent de l’école,
Tout le monde en joie accourt les admirer.
Ils jouent pour Paris dont ils sont l’idole
Leurs airs les plus beaux et ça fait s’écrier :

— Allons, en chœur, mes enfants, et forte la musique :

Zim boum boum ! Zim boum boum !
Les beaux militaires !
Zim boum boum ! Zim boum boum !
C’est les beaux pompiers !

— Bravo ! cria le grand-chef.

— Attention au second couplet, dit le capitaine. D’attaque, mes enfants, comme si nous allions au feu :

Ces beaux pompiers-là sont de vrais modèles.
À les voir le feu flambe de toutes parts,
Mais comme au devoir ils sont très fidèles,
Ils crachent dessus, les pompiers des Beaux-Arts !

— Au refrain, mes enfants :

Zim boum boum ! Zim boum boum !
Les beaux militaires !
Zim boum boum ! Zim boum boum !
C’est les beaux pompiers !

— Bravo ! bravo ! cria le grand-chef. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

La musique des pompiers se rangea auprès du siège du grand-chef des Îles-Désertes, et elle exécuta un morceau après chaque entrée.

On vit un gros bébé joufflu, avec un bourrelet sur la tête, un hochet d’une main, un biberon de l’autre main, et sous ses bras des fleurs.

Le gros bébé s’arrêta devant le grand-chef et lui chanta :

Grand prix de Rome, aujourd’hui, c’est ta fête,
Maman m’a dit que tu n’y serais pas,
Mais j’ai des fleurs pour couronner ta tête
Un doux baiser pour arrêter tes pas.

Et le bébé passa au grand-chef une couronne immense de coquelicots d’un rouge étonnant qui lui tomba sur les épaules.

« Zim boum boum ! Zim boum boum ! Zim boum boum ! Zim ! » fit la musique.

— Merci ! dit le grand-chef des Îles-Désertes. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

Deux élèves arrivèrent à la fois, l’un déguisé en mouche et l’autre en papillon. Ils étaient rutilants de bleu, de rose et d’or l’un et l’autre.

À leur suite on entendit crier :

— Oh ! ramonia la chemina du haut en bas !

— Il n’y a pas de cheminée dans mon île, dit le grand-chef, car pour qu’il y ait une cheminée, il faut une maison et pour qu’il y ait une maison, il faut un habitant. S’il n’y a pas d’habitant il n’y a pas de maison ; n’ayant pas de maison il ne se trouve pas de cheminée, pourquoi donc un ramoneur ?

— C’est pour embrasser le monde ! dit le ramoneur.

Il était noir d’une épaisse couche de fusain et il s’approchait des camarades ; ceux-ci le fuyaient en poussant des cris d’effroi. Il en voulait particulièrement au capitaine des pompiers qui tira son sabre pour se défendre.

— Approche donc ! dit le ramoneur en brandissant sa truelle. Et il alla s’asseoir auprès du Doge de la sérénissime République de Venise avec lequel il entama un bout de conversation.


Un berger et une bergère Watteau apportèrent une note plus idéale mais qui fut immédiatement corrigée par l’entrée d’un apothicaire, de noir vêtu comme au temps de Molière, avec son grand tablier blanc. Il tenait à la main l’instrument distinctif de sa profession et allait de l’un à l’autre disant :

— Si monsieur a besoin de mes services, dignus est intrare ?

Et Pépé fit son entrée, Pépé costumé en lapin blanc avec son museau et ses oreilles roses, qui se livra à des gambades des sauts étonnants en guise de bonjour et qui laissa devant ses camarades des petites crottes de chocolat praliné.

Pendant que le lapin blanc faisait sa promenade circulaire, la bande des élèves du professeur Ratabise chantait un refrain de l’atelier :

C’est un lapin,
Ah ! le joli lapin !
Qu’il mange bien le pain
Et la pomme de pin !

C’est un lapin,
Ah ! le joli lapin,
Celui qui l’a là peint
Est un rude lapin !

« Zim boum boum ! Zim boum boum ! Zim ! » fit la musique des pompiers des Beaux-Arts.

Aussitôt entra le cortège de la grande-chefesse des Îles-Désertes. La grande-chefesse était un modèle de l’atelier qui était costumée en Minerve. Elle était flanquée de sa Maison civile et militaire, composée de deux académiciens qui s’ap­pelaient « Immortels », de deux chambellans à habit doré, au milieu du dos desquels on avait cousu une gigantesque clef et une énorme serrure, et de quatre gardes habillés en sauvages qui portaient un grand baquet.

Le baquet fut salué par un triple salve d’applaudissements.

« Zim boum boum ! Zim boum boum ! Zim ! » fit la musique des pompiers des Beaux-Arts.

Le baquet était plein de punch.

Il fut déposé au milieu des convives et allumé. Une grande flamme bleue illumina l’atelier comme un feu de bengale.

Un des élèves se mit au piano. La musique des pompiers des Beaux-Arts se rangea autour de lui et aussitôt commença une danse effrénée digne des habitants futurs des Îles-Désertes tandis que les élèves et leurs invités entonnaient de leurs voix impossibles le Chant du punch très en honneur depuis 1830, au moins, parmi les rapins, et dans lequel s’intercalait une complainte célèbre :

Qu’on apporte le punch et que sur cette table
Il éclaire nos yeux, ce nectar délectable,
Ce nectar pur
Pur !
Couleur d’azur
Zur !

Cela était enlevé comme avec le clairon, et aussitôt en enten­dait traîner la complainte :

Quand le roi rendit visite
À son peupl’ qui crèv’ la faim,
Il faisait un dîner fin
Avec quatre pommes cuites.
Sans même avoir un misé
Râble de lièvre en civet.

Et aussitôt reprenait le chant du punch :

Qu’on apporte le punch et que sur cette table
Il éclaire nos yeux, ce nectar délectable,

Ce nectar pur
Pur !
Couleur d’azur
Zur !
C’est bien le feu
Buvez un peu
C’est bien le feu
Le feu au ventre
Ah ! fichtre ! ah ! diantre !
Encor un coup
Buvons beaucoup.

Le punch flamba dans les verres, on but à la santé du prix de Rome, à Rome, à la villa Médicis, à l’art, au retour de Grandisson, à son avenir, à sa gloire, à sa fortune ! Le nombre des santés portées fut aussi nombreux que les flots de l’Océan ou les étoiles du firmament.

Et chacun s’en alla coucher on ne peut plus satisfait.

En dehors de cette fête dont la gaieté avait été si grande et les costumes si variés, Pépé ne se donna aucun plaisir. Il se remit courageusement au travail, passa ses nuits, apprit, apprit, heureux d’apprendre, se sentant grandir de ce qu’il savait, chaque jour davantage.

Ratabise déclarait qu’il avait un coup de brosse merveilleux.

À force de travailler, quand on le fit entrer en loge pour son examen, l’avis de ses camarades était qu’il en sortirait vainqueur. Il remporta, en effet, la victoire la plus grosse, celle qui lui donnait une récompense avec laquelle il ne devait faire qu’une année de service militaire.

Ce fut du délire ! Il attrapa une voiture, arriva à la maison de l’hivernage, se jeta dans les bras d’Alcindor, de Mme Alcindor, de Margarita, de Gig, de Rig, de Pig, embrassa Trilby et l’âne Barbasson et serra sur son cœur son vieux camarade Moutonnet.

— J’aurai Colette ? murmura-t-il à l’oreille de Mme Alcindor.

Et la maman Alcindor sourit en pressant la main de Pépé.



CHAPITRE XVII AU RÉGIMENT

Quelqu’un de content et cependant fort triste, c’était Alcindor.

— Je suis content, disait-il, que Pépé ait passé ses examens ; mais je suis triste parce que mon cirque ne va plus avoir son Léotard. C’est un numéro dont la suppression me fera tort.

— Dressez donc un jeune garçon, dit Pépé, pour me remplacer.

— Sans doute, c’est ce qu’il faut faire, dit Mme Alcindor.

— On ne trouve pas des gymnastes sous le pied des chevaux, dit Alcindor. J’attendrai que Pépé revienne du service…

— Je chercherai un jeune garçon, moi, dit Mme Alcindor. Pépé va se rouiller au service militaire et avec son amour pour la peinture, on ne sait ce qu’il est capable de devenir.

— Il ne lâchera pas le cirque, j’espère ! s’écria Alcindor. Le cirque, c’est sa famille. Il y a été bien traité après y avoir été reçu en enfant.

— Oh ! je n’oublierai jamais mes bons amis, dit Pépé.

— En tout cas, dit Mme Alcindor qui voulait habituer son mari à se passer de Pépé, il faut le doubler.

— Oh ! oui, dit Alcindor, on peut toujours le doubler. Je chercherai un garçonnet bien découplé. Jamais je n’en trouverai un de tourné comme Pépé, mais enfin !…

— Ah ! dame ! fit Gig, on ne rencontre pas tous les jours des statues vivantes.

Pépé fut placé dans un régiment de dragons qui tenait garnison à Paris.

— Il sera beau sous l’uniforme, dit Gig.

— Pas mal ! fit Alcindor. Ses jambes dans les basanes et son torse dans une tunique qui n’aura même pas été faite à sa mesure !

Pépé entra gaiement au régiment.

— Je vais apprendre d’autres genres d’exercices, se disait-il, et je pourrai bien me procurer quelques heures, de temps en temps, pour ne pas perdre le coup de brosse que le célèbre auteur du célèbre écorché de Ratabise me reconnaît.

Au régiment, la première chose qu’il fit fut d’endosser l’uniforme.

À peine dans la salle où les vêtements étaient pliés en tas, il s’écria :

— Édouard !

— Tiens, Pépé !

Le fils du riche banquier venait s’habiller en même temps que le jeune saltimbanque pour faire également son service militaire.

— Me voilà sûr d’avoir un camarade, dit Édouard.

— Habillez-vous, leur dit brutalement le sergent qui les accompagnait. Vous bavarderez demain.

On leur essaya des effets dont aucun ne leur allait. Le pantalon était trop long ou trop court, la tunique trop large et les manches s’arrêtant à mi-chemin du coude au poignet.

— Ce n’est rien, dit le capitaine d’habillement, on vous arrangera ça, plus tard. Vous êtes très bien vêtus, pour le quart d’heure.

Quand ils se virent tous deux accoutrés comme ils l’étaient, ils se mirent à rire.

— Nous sommes réussis ! fit Édouard.

— Je crois, dit Pépé, qu’Alcindor avait raison en m’annonçant que je ne serais pas brillant sous l’uniforme de dragon.

— Oh ! dit Édouard en riant, l’uniforme devient joli quand on est à cheval.

Munis de leurs vêtements, on les fit monter dans la chambrée où on les plaça côte à côte.

Ils commencèrent à se servir d’une gamelle dans laquelle on leur servit la viande après la soupe.

— Il faut se faire à tout, dit Édouard ; mais, dans quelques jours, j’espère qu’on nous laissera manger à la cantine ; ce ne sera peut-être pas beaucoup plus propre, mais ce ne sera pas plus mauvais.

Dès le lendemain, on leur fît endosser le pantalon de treillis, la blouse de toile, et ils allèrent panser les chevaux, relever leur litière, nettoyer l’écurie.

— Je suis habitué à soigner les chevaux, dit Pépé.

— Oui, moi aussi, dit Édouard ; mais quelle écurie ! C’est papa qui ne mettrait pas ici ses chevaux !

— Les sabots me font mal aux pieds, par exemple !

— C’est assez commode, dit Édouard. Si le cheval nous met son sabot sur le nôtre, nous pouvons retirer notre pied avant qu’il l’écrase.

Un jeune lieutenant, encore frais émoulu de l’école, la moustache retroussée, le monocle dans l’œil, passa dans les écuries.

— Vous allez m’étriller ce cheval-là mieux que ça, dit-il à Pépé.

— Je croyais l’avoir suffisamment étrillé, dit Pépé.

— Suffisamment ? Qu’appelez-vous « suffisamment » ? fit le lieutenant. Apprenez qu’au régiment, on ne réplique pas, on écoute et on obéit.

— Voilà ! dit Édouard, c’est comme au lycée.

— Allons, je vais rebouchonner Cocotte, dit Pépé.

— C’est le premier devoir du cavalier, dit Édouard. Il existe là-dessus une chanson pleine de vérité dans un opéra-comique quelconque.

— Je ne la connais pas.

— À entendre tes paroles, je croyais, au contraire, que c’était un refrain. Cette chanson, voici ce que j’en sais :

Quand le dragon a bien trotté,
Qu’il arrive bien éreinté,
Qu’il soit bien, qu’il soit mal.
Il lui faut avant tout songer à son cheval.

— C’est de circonstance, ce couplet-là.

— Et la fin :

Bouchonne Cocotte,
Bouchonne, mon fils,
C’est elle qui trotte
Et c’est toi qui séduis,

— Il est certain que, sous notre blouse, avec nos gros sabots, nous sommes absolument séduisants.

Le lendemain, de grand matin, ils étaient à cheval. Édouard et Pépé étaient l’un et l’autre excellents cavaliers ; on n’avait pas grand’chose à leur apprendre. Cependant, le jeune lieutenant grincheux trouva moyen de leur dire :

— Vous montez comme des saucisses.

Édouard et Pépé qui voyaient le lieutenant à cheval se contentèrent de lever les épaules. Édouard connaissait le sabre ; Pépé dut se le laisser enseigner.

Le vieux maréchal des logis, une vieille brisque, un type de grognard bienfaisant, qui leur apprenait à faire des moulinets, leur chantait, pour les encourager :

Le sabre est pour le cavalier
Un ami, c’est un frère !
Quand on le lève, son acier
Luit comme la lumière ;
Il est noble, il est valeureux
Il entre comme il tranche,
Et le cavalier bien heureux
Le porte sur sa hanche.

— Voilà une chanson à retenir, faisait Édouard en riant.

Ils étaient satisfaits de leur sort tant que le jeune lieutenant ne se montrait pas, mais aussitôt qu’il apparaissait, tout changeait ; les jours de salle de police pleuvaient sur la tête des pauvres dragons qui manœuvraient avec Pépé et Édouard.

Il y avait quinze jours que Pépé était au régiment, il avait pu apprécier son colonel et son capitaine, paternels pour le soldat, mais il ne digérait pas le jeune lieutenant, et précisément, celui-ci passa dans l’écurie au moment où Pépé et Édouard chargeaient le fumier.

— Qu’est-ce que c’est que cette manière de traiter le crottin ! cria le lieutenant. Avez-vous peur d’y mettre les doigts ? Croyez-vous que ce fumier va se vendre cher, si vous le ramassez ainsi ? Vous me ferez quatre jours de salle de police, pour vous apprendre. Une autre fois, vous saisirez délicatement ces dragées-là entre le pouce et l’index, et vous les déposerez dans le panier sans les casser. Vous m’entendez ?

— Oui, mon lieutenant, dit Édouard répondant pour Pépé et pour lui.

— En attendant, quatre jours de salle de police à chacun de vous, pour vous apprendre.

La salle de police était une grande salle mal éclairée, le long du mur de laquelle on voyait un lit de camp, c’est-à-dire des planches légèrement inclinées, absolument nues et fort malpropres.

On enferma dans cette pièce Édouard et Pépé. Ils s’y trouvèrent avec cinq soldats qui y étaient depuis trois semaines pour être arrivés en retard à l’appel et avoir cherché à s’excuser.

— Il ne fait pas bon ici, dit un des dragons, les nuits sont fraîches et on ne nous donne pas seulement une couverture. Ce n’est cependant pas le pain et l’eau que nous avons qui peuvent nous réchauffer.

Pépé et Édouard se promenaient de long en large.

— Quatre jours à s’ennuyer, dit Pépé, ce n’est pas la mer à boire.

— Qu’est-ce que nous pourrions faire pour nous distraire ? demanda Édouard.

La salle de police avait un mur blanc qui tirait l’œil à Pépé.

— Tu vas voir, dit-il.

Il sortit un crayon de sa poche et commença à esquisser la charge du lieutenant. Tout en faisant cette charge, il disait :

— C’est égal ! je ne me serais pas figuré que le métier militaire consistât à ramasser le crottin de cheval comme des pierres précieuses.

— C’est idiot ! fit Édouard, et s’il n’y avait la guerre !…

Les deux jeunes gens, sur le pied d’égalité parfaite que donne la vie commune du régiment, se mirent à blaguer irrévérencieusement le jeune lieutenant.

— Vois-tu, Pépé, dit Édouard, nous sommes des camarades parce que nous restons de simples soldats ; mais dans le métier militaire, il suffit d’un galon de laine sur la manche pour qu’un homme se croie plus qu’un autre.

— Et voilà !

Comme ils étaient punis, leur chef vint les prendre pour les mener à la corvée. Ils balayèrent la cour.

— C’est avec le manche du balai que l’on apprend à vaincre, fit observer Édouard.

— C’est pour ça qu’on dit : balayer l’ennemi.

— Faites donc attention ! cria le lieutenant en passant, vous laissez des brins de paille.

— Manque d’habitude, murmura Édouard.

— Vous me ferez vingt-quatre heures de salle de police de plus, pour vous apprendre.

— Toi, pensa Pépé, ce que je vais t’accentuer ta charge, tu vas voir !…

Effectivement, il l’embellit prodigieusement en rentrant à la salle de police.

— Voilà, dit Édouard en s’étendant sur le lit de camp, voilà que j’ai envie de chanter comme dans les opéras-comiques :

Ah ! le beau métier ! Ah ! le beau métier que celui de soldat !

— Je m’en vais, tandis que j’y suis, dit Pépé, faire tout le régiment.

Et bientôt le mur s’orna d’un défilé de dragons, ayant en tête le colonel.

— Qu’il est ressemblant ! s’écrièrent les compagnons de captivité de Pépé.

Après le colonel vint un commandant, puis son capitaine et un autre capitaine dont Pépé se rappelait aussi la physionomie. Au premier rang des dragons, il fit la charge d’Édouard, celle de ses camarades de salle de police et la sienne. La grande muraille blanche était devenue une fresque sur laquelle Pépé avait usé tous les crayons qu’il avait pu ramasser.

— C’est très bien, s’écria Édouard :

Le régiment, musique en tête,
Défile dans la ville, au pas,
Il est superbe, les soldats
Ont tous un petit air de fête.
Le régiment défile au pas.

Le maréchal des logis, en revenant les chercher pour faire la corvée, remarqua le dessin et il en devint tout pâle.

— Vous avez sali un mur qui venait d’être recrépi ! fit-il.

Et il alla avertir le lieutenant.

Celui-ci arriva, son monocle dans l’œil, sa cravache sous le bras. Il regarda le mur en fronçant les sourcils.

— Quel est celui de vous qui s’est permis de faire la charge de ses supérieurs ? demanda-t-il.

— C’est moi, répondit Pépé.

— Vous avez un mois de salle de police, pour vous apprendre.

Et le lieutenant avertit son capitaine qui avertit son commandant qui avertit son colonel.

Heureusement, le colonel n’était pas de la même pâte que le lieutenant ; c’était un brave fils de paysans, engagé volontaire à dix-huit ans, qui avait conquis ses grades à la force du poignet et par dix blessures reçues sur le champ de bataille. Il était plein de sens et d’humeur gaie.

Quand il vit sa charge, il éclata de rire, et promenant ses yeux sur le reste du régiment, son rire redoubla.

— J’ai infligé à l’auteur un mois de salle de police, dit le lieutenant.

— Pourquoi donc ça, lieutenant ? Est-ce que ce n’est pas amusant, ces charges-là ? On reconnaît tout le monde ! Vous êtes frappant, vous, lieutenant. Tenez, lieutenant, je vous l’ai dit déjà, vous ne savez pas comme il faut vous comporter. Vous n’avez pas été fait officier pour taquiner ou persécuter le soldat. Je lève les punitions, moi. Vous pouvez sortir, vous autres.

À partir de ce moment, l’existence de soldat changea pour Pépé. On eût dit que, dans sa vie, comme dans la vie de la plupart des hommes, les commencements devaient être durs et difficiles, et la suite souriante.

— Je sais pourquoi, au fond, vous avez été punis, dit le maréchal des logis à Édouard et à Pépé.

— Pourquoi… au fond ?

— C’est parce que vous avez oublié de payer la bienvenue aux camarades.

— Je crois que c’est pour ça, effectivement, dit Pépé ; aussi allons-nous réparer notre oubli.

Ils invitèrent tous les sous-officiers de la compagnie à un dîner à la cantine, et la compagnie tout entière à un punch phénoménal.

— À la bonne heure ! Voilà des gaillards qui font bien les choses, dit la vieille brisque. Au moins, à présent, on voit des fils de famille riches comme Crésus sous les drapeaux et ils paient des tournées aux soldats qui n’ont que leur solde… Fameux !

Il était en gaieté le vieux de la vieille.

— Attention, dit-il, je vais chanter.

— Chante, dit un brigadier. Moi aussi, je veux chanter.

— Alors, brigadier, à toi avant moi.

— Après vous, je vous en prie.

— Alors, écoutez-moi, dit le maréchal des logis.

Il fit des hum ! hum ! toussa à se déchirer la poitrine, se moucha, et finalement, il entonna d’une voix rugueuse :

Le vrai, le pur troupier
Jamais que de la gloire, il connaît la syntaxe.
La gloire est une taxe
Qu’il consent à payer.
Après la gloire il vit pour le jus de la treille !
Tout son amour il est logé dans la bouteille !


— Tais-toi donc, dit le brigadier. Tu ne sais que des chansons à boire.

— Voyons la vôtre, brigadier, dit Édouard.

— Oui, voyons, dit Pépé.

— Oh ! la mienne… la mienne… fit le brigadier. Ce n’est pas moi qui l’ai faite, bien entendu.

— Je le pense, dit Pépé ; mais elle n’est peut-être pas plus mauvaise pour ça.

— Il faut l’entendre, dit Édouard.

— Je crois qu’elle n’est pas neuve, dit le brigadier.

— Va donc ! cria un dragon.

— J’y suis :

Si vous saviez comme on s’amuse,
Comme on s’amuse au régiment.
Fla, fla, fla, fla, fla, fla, plan, plan !
Faut pas nous voir à la cambuse
Où l’on vient boire à tout moment.
Fla, fla, fla, fla, fla, fla, plan, plan !
Il faut nous voir en cavalcade
Sur des chevaux qui vont piaffant.
Fla, fla, fla, fla, fla, fla, plan, plan !

Il faut nous suivre à la parade
Quand nous avons l’air triomphant.
Fla, fla, fla, fla, fla, fla, plan, plan !

— Larifla, fla, fla ! continua Pépé » C’est juste, les militaires, c’est comme les bons dîners, il ne faut pas les voir à la cuisine. Nous nous verrons à la parade.

— Les belles chansons de soldats, dit Édouard, ne sont pas celles que vous chantez, car vos chansons ne sont que chansons d’opérette. Ce que le soldat doit répéter, c’est ceci :

La Victoire en chantant nous ouvre la carrière……

Au moment où Édouard, d’une voix vibrante, entonna ce chant de victoire, la physionomie des soldats changea subitement. Ils étaient rouges, allumés, criaient et gesticulaient le verre en main, ne songeant qu’à plaisanter. Ils devinrent un peu pâles, graves.

Pépé sentit qu’une émotion qu’il ne connaissait pas encore s’emparait de ses camarades et de lui.

Il écouta la fin du couplet chanté en chœur par des voix devenues profondes et frémissantes :

Tremblez, ennemis de la France…

Il sentait un courant étrange parcourir les veines de son corps, son cœur se gonfler et battre plus ardemment, ses yeux s’attacher à une vision de guerre, de bataille et de victoire ; ses oreilles avaient l’hallucination du canon et son nez l’hallucination de la poudre. Secoué dans son être entier, il se mit à chanter avec les dragons, plein d’élan, et il entrevit pour la première fois ce que c’était véritablement que le métier de soldat.

Le métier de soldat, ce n’était pas l’assujettissement à la vie de caserne, plusieurs années d’existence bête passée dans une oisiveté relative, entre des corvées et des exercices de corps ; le métier de soldat, c’était la guerre, c’était le regain de la sauvagerie de l’homme, l’instinct du sang, mais aussi l’instinct de la conservation et de la sauvegarde ; le métier de soldat, c’était la défense de la grande famille où l’on a ses amis, ses parents, où l’on parle la même langue, où tous les intérêts sont communs, qui a nom la Patrie !

Et à dater de ce jour où il avait eu la conception du soldat, Pépé devint un dragon modèle. Son ami Édouard et lui, sans se quitter, ils prirent tout gaiement la gamelle et la corvée,

Ensemble, ils allaient dans les rangs (p. 285).
le sabre et le fusil, le casque et la basané. Ils firent arranger leur uniforme, devinrent élégants, tinrent à faire figure dans l’armée française.

Ils s’amusèrent de leurs chevaux, en parfaits cavaliers et se montrèrent les plus adroits au manège et à la manœuvre.

Pépé surprit les dragons par la manière dont il exécutait la voltige, et quand il s’agit de la gymnastique, il humilia ses moniteurs.

— Cet homme-là est trop fort à tout, disaient les chefs.

Et le lieutenant qui avait ragé de voir lever les punitions qu’il avait infligées à Pépé et d’être désavoué devant ses subalternes, le méchant lieutenant qui avait pris ses renseignements, disait aux hommes :

— Ce Pépé est un saltimbanque !

Il croyait humilier Pépé et l’abaisser dans l’esprit de ses camarades, mais la position sociale du brave dragon était indifférente aux autres cavaliers, et ils ne l’en aimaient pas moins.

Ils disaient de Pépé :

— C’est un bon garçon.

Et ils n’avaient pas besoin d’autre vertu pour être de ses amis.

Ensemble ils allaient dans les rangs, les escadrons en grandes files, les casques reluisants, les lattes scintillantes, et les chevaux caracolants. C’était beau quand ils défilaient devant le général venu pour l’inspection ! Le général avec son uniforme brodé d’or et son chapeau surmonté de plumes blanches se portait en avant de son état-major, sur son cheval bai, le général de brigade se plaçait à côté de lui et le régiment passait clairons et musique en tête, son colonel suivant avec son aigrette au casque, et puis les escadrons. Les rangs des soldats étaient serrés, l’éperon sentait l’éperon, et les chevaux s’alignaient, droits comme si on les eût attachés à des barres de fer. Le fourreau du sabre battait contre l’étrier, et les chevaux secouaient leur mors qui rendait un bruit de clochettes.

Après avoir défilé au pas, ils repassaient au trot, puis tout à coup, ils faisaient front devant le général, formant une double ligne immense, le colonel se plaçait au milieu et levait son sabre en criant :

— En avant !

Le régiment de dragons s’ébranlait, chargeant, au grand galop des chevaux, le sabre en l’air.

Alors, pris de vertige dans leur course folle, les hommes sentaient une sorte de gloire monter à leur cerveau, il leur semblait un instant que l’ennemi se trouvait en face d’eux, qu’ils le chargeaient, qu’ils le culbutaient, qu’ils étaient vainqueurs et criaient :

— Vive la France !

Mais le colonel avait commandé :

— Halte !

Et tout le régiment s’était arrêté net, à vingt mètres du général, qui complimentait son colonel et saluait son drapeau.

Quand étaient passées les parades et les revues, on faisait la petite guerre, on figurait l’ennemi, on le recherchait, on essayait de l’envelopper, on le rencontrait face à face. L’infanterie se choquait à la cavalerie, des soldats brûlaient des cartouches. Le grand air enivrait leurs narines. Le léger bruit des détonations chatouillait agréablement leurs oreilles. On remportait la victoire et on allait établir son campement, attacher les chevaux au piquet, dresser les tentes. Les feux s’allumaient sur le front de bandière, on faisait la soupe et on se couchait. La fatigue d’une journée entière de combat procurait un bon sommeil, et dans ce bon sommeil on rêvait qu’on se battait pour de vrai, là-bas, au delà de la frontière, où sont les ennemis de la France, qu’on effaçait les revers et que la patrie était plus grande.



CHAPITRE XVIII LA VIE CIVILE

L’amour de l’état militaire, la compréhension de la noble mission confiée au soldat, dans une civilisation encore barbare, l’enivrement et l’espoir des batailles étant venus à Pépé, il avait passé heureusement son année et avait regretté le régiment quand il en était sorti.

Partant le même jour que son ami Édouard, qui, lui, n’avait qu’un congé, n’ayant pas gagné par le travail et le talent une exemption partielle du service, il avait dîné chez les Giraud, et il était revenu le soir au Cirque Alcindor.

En revoyant le cirque, l’arène, les trapèzes, il fut pris de l’envie de se lancer dans le vide, de paraître encore une fois devant le public revêtu de son beau costume de soie et d’or, qu’on avait renouvelé pour la troisième fois, il y avait un an.

— Prends garde, lui dit Alcindor. Je n’aime pas te voir recommencer cet exercice, car tu t’es sûrement rouillé au régiment.

— Regardez, répondit Pépé.

Et quand il s’élança, il franchit la distance qui le séparait d’un trapèze à l’autre en tournant sur lui-même.

La foule se leva pour l’applaudir et le rappela cinq fois de suite.

— Tu es un imprudent ! s’écria Alcindor.

Et ce fut fini. Jamais plus le brave Pépé ne reprit son maillot et ne se relança sur les trapèzes ; quelquefois, il regretta le public qui le connaissait, qui l’aimait, qui l’acclamait ; quelquefois il poussa un gros soupir en songeant combien il était beau dans son costume ; mais toujours il fit le geste d’un homme qui s’en tient à sa résolution, qui a une volonté et qui a droit à une autre vie.

Il se livra tout entier à la peinture, et son existence devint celle d’un élève des Beaux-Arts, celle d’un étudiant.

Il logea rue Jacob, et mangea chez la mère Georges en compagnie d’une douzaine d’élèves de l’école.

La mère Georges était une grosse femme bien connue des jeunes artistes dont elle était la mère nourricière. Elle tenait dans la rue de Seine un petit établissement dans une boutique étroite, une sorte de boyau où les tables ne pouvaient être rangées que d’un côté. Quand il y avait trente personnes, dans la première salle ou dans la seconde, il ne fallait pas songer à en introduire davantage. Elles étaient déjà obligées de se tenir de trois quarts pour manger. La boutique n’était pas élevée de plafond et comme la cuisine se faisait à l’entrée et que la plupart des clients fumaient comme de vieux grenadiers, elle était constamment remplie de nuages.

Il était connu à l’école que l’on pouvait faire des études de « ciels » chez la mère Georges.

Les artistes s’habituaient à cette atmosphère opaque et à l’odeur des mets que l’on cuisait et que l’on mangeait. En entrant chez la mère Georges, ils avaient même l’habitude de soulever le couvercle des casseroles et de flairer les ragoûts.

La mère Georges les trouvait quelquefois indiscrets et s’amusait à leur pendre un torchon dans le dos.

Quand celui qui gagnait ce torchon à humer la vapeur des fourneaux arrivait devant ses camarades, on battait un ban en l’honneur de la distinction dont il était l’objet et on l’obligeait à payer une bouteille de vin.

Mis en gaieté par cet incident, un rapin quelconque ne manquait pas de remarquer que le torchon donnait, en le gratifiant d’une queue, des airs d’oiseau à celui qui le portait.

— On a l’air d’un mitron qui a gâté sa sauce, disait l’un.

— Il ne faut pas médire des mitrons, s’écriait un autre, car Craesbeke, l’élève de Brouwer, fut mitron et fit de la bonne peinture comme il avait fait de bonne pâte.

— Il peignit en pleine pâte !

— De la bonne peinture ! tais-toi donc ! Il ne fit que de fort vilains museaux.

— C’est qu’apparemment les gens d’Anvers étaient laids ou qu’il les voyait tels.

— Laids, les gens d’Anvers ! et Rubens, cavalier accompli ! et sa seconde femme, Hélène Fourment, d’une beauté si parfaite !

— Ils devaient constituer des exceptions.

— Du tout, les Flamands sont de belle race.

— Je n’en sais rien. S’ils eussent été beaux, les peintres ne les auraient pas faits laids.

— Van Dyck était beau comme Rubens.

— Il ne faut pas confondre la Flandre avec la Hollande et Brouwer appartient par sa peinture à l’École hollandaise.

— Pouah ! les Hollandais !

— Moi, je suis comme Louis XIV qui s’écria, quand on lui présenta des tableaux hollandais : « Ôtez de mes yeux ces magots. »

— Je ne connais rien de plus admirable que la peinture hollandaise, dit Pépé.

— Oh ! oh ! oh ! oh !

— C’est du paradoxe ?

— Je parle sérieusement.

— Les Hollandais ! Des gens qui ne peignent pas le nu !

— Qui ne savent faire que des portraits !

— Voudriez-vous, demanda Pépé, qu’ils fissent des têtes d’enfants décapités supportées par des ailes ? Il n’y a rien de plus beau que le portrait, rien de supérieur à la reproduction de la nature.

— Moi, dit un rapin, il me faut du bleu ! Je suis partisan de l’influence du bleu dans les arts ; il me faut l’Italie et les peintres italiens.

— Vive la Hollande ! cria Pépé. Personne n’égalera jamais Van Ostade.

— Oh ! oh ! à bas le lécheur de toile !

— À bas le peintre sur porcelaine !

— Vous ne direz pas ça de Rembrandt, s’écria Pépé.

— Un homme qui ne savait pas dessiner !

— Un empâteur !

— Un faiseur de trompe-l’œil !

Et entre partisans de l’École hollandaise et de l’École italienne, on allait jusqu’à se lancer des boulettes de pain à la tête.

Ils sortaient en se disputant et généralement formaient un monôme en se mettant l’un derrière l’autre, en tenant le pan de leur vêtement. Ils figuraient ainsi un long serpent qui allait d’un trottoir à l’autre.

Le premier disait : — A ; le second disait : — E ; le troisième disait : — I ; le quatrième disait : — O ; le cinquième disait : — U.

Et celui qui venait ensuite s’écriait : — Lustucru !

Après « Lustucru », la scie des voyelles se poursuivait, et quand le dernier de la bande avait fini, le premier recommençait.

Il arrivait toujours qu’un ou deux des artistes se trompait de voyelle. Alors, le monôme faisait demi-tour et entrait chez le marchand de vin le plus proche. La bande des rapins s’alignait le long du comptoir et on faisait servir des petits verres de cassis aux frais de celui qui s’était trompé.

Quand chacun était servi, le chef de file donnait un signal,
tous les petits verres étaient bus en même temps, d’un trait, on les posait sur le comptoir, d’un coup, et le monôme recommençait jusqu’à l’école.

On arrivait devant la grille, rue Bonaparte, où se trouvaient toujours des modèles, filles, fem­mes et hommes barbus, on brisait le monôme et on rentrait travailler.

Dès qu’il sortait de l’atelier, Pépé courait au Louvre, comme il faisait autrefois, avant son service militaire, regardait les tableaux, les comparant, réfléchissait sur le faire, sur le procédé des différents peintres ; et plus il étudiait, plus il trouvait les Italiens trop poètes.

— Ils peignent des tas de choses qu’ils ne connaissent pas, se disait-il, qu’ils n’ont jamais vues. Les Hollandais, au contraire, s’en tiennent à la nature, à ce qu’ils ont sous les yeux, et les Italiens ont beau être éclatants, ils ne distribuent pas la lumière comme les Hollandais ; aucun d’eux ne joue avec le jour comme Rembrandt.

Il voulait aller en Hollande pour étudier cette École hollandaise qui l’émerveillait.

En attendant, il fréquentait les peintres, ses contemporains ; il se faisait des amis, se créait des relations, comprenant que c’est par là que doit commencer la vie sociale.

Il allait voir Carolus, le grand peintre de portraits, toujours frisé et cosmétiqué, serré dans ses redingotes et qui peignait du bout d’une main féminine. Placé derrière lui, il le regardait brosser à grands jets des étoffes d’un coloris puissant.

De chez Carolus, il allait chez Papillon, le peintre des natures mortes. Celui-là avait une singulière histoire. Il était né dans l’échoppe d’un savetier lyonnais, d’un de ces pauvres hères que, à Lyon, on nomme un « gnafre ». Il avait commencé par faire des courses et par raccommoder des souliers. Un matin, il s’était mis à suivre les cours de la place des Terreaux, il avait appris à dessiner et, petit à petit, il s’était fait peintre. La renommée l’avait trouvé depuis. Il était sans rival pour les vieux chaudrons et les harengs saurs. La brosse, chez lui, était presque un instrument inutile ; il se servait du couteau à palette, mêlait ses couleurs du bout de sa lame flexible, et quand il avait le ton qu’il cherchait, il l’étalait sur la toile.

— Comme du beurre sur du pain, pensait Pépé,

Et, en rentrant chez lui, Pépé prenait son couteau et s’assimilait ces procédés de peinture qui avaient si largement réussi à Gustave Courbet et auxquels les peintres hollandais n’étaient peut-être pas étrangers.

Il se ren­dait aussi chez Philoxène Le­fèvre, qui l’a­vait pris en amitié. Celui-là c’était la probité par excellence, faisant poser ses modèles, en prenant un premier cro­quis, repor­tant ce cro­quis sur sa toile, dessinant complètement son tableau au crayon, comme faisaient les anciens maîtres, comme on voit que l’avait fait David pour son Serment du Jeu de Paume. Puis, une fois ses figures bien dessinées, bien en place, la composition de son tableau achevée, il prenait ses couleurs, commençait par une première couche, cherchait ses tons, les déterminait et arrivait à la perfection de la forme et de l’exécution.

— C’est l’art sérieux, pensait Pépé.

Mais cet art ne convenait guère à sa fougue juvénile si sa raison lui disait que les maîtres qu’il vénérait le plus, comme Gérard Dow, avaient dû procéder de cette façon, et peut-être avec plus d’application encore.

Pascaroffes, autre peintre de natures mortes, se donnait, peut-être seul, la peine d’achever ses tableaux comme certains maîtres l’avaient fait. Singulière histoire aussi que celle de Pascaroffes ! C’était le fils d’un matelot du petit port de Grandcamp près d’Isigny. Il avait commencé par gribouiller des peintures informes sur des galets et sur des coquillages que quelques Anglais perdus dans ces parages ou venant visiter le fort de Meusy, lui achetaient pour avoir l’occasion de lui donner quelques sous. Un Anglais, frappé de la manière dont il saisissait la forme des objets, l’avait emmené avec lui et avait payé ses études complètes. Devenu peintre, il vendait ses tableaux mille fois leur pesant d’or, ayant relativement peu d’amateurs en France, mais possédant en Angleterre et en Amérique de véritables fanatiques.

— Je m’impatienterais à peindre si lentement des tableaux qu’on peut regarder à la loupe, disait Pépé, quoique les maîtres hollandais aient souvent atteint à ce fini.

Et il revenait à Rembrandt.

Il voulait installer un atelier, avoir un chez-lui, pouvoir dire à ses amis de venir le voir et travailler mieux, plus à l’aise, que dans la grande chambre à deux fenêtres de la rue Jacob dans laquelle il s’était installé.

— Il y a longtemps que je n’ai vu mon atelier de Montmartre, pensa-t-il, celui que m’avait fait bâtir cette bonne Mme Alcindor, au temps où je me croyais destiné à monter une vaste industrie pour parades de saltimbanques. Il y avait bien une spécialité à créer ; seulement, il fallait tout innover :
l’industrie et l’ouvrier propre à l’exercer. Ces braves Alcindor ! il me semble que je les néglige un peu ; je ne les ai pas vus de puis quinze jours. Je vais aller à Montmartre ! Je ne suis pas monté sur la butte depuis ma libération du service ; je ne l’ai pas vue depuis que j’étais soldat, et je l’aime, moi, ma butte Montmartre ! C’est un Paris à part, un Paris qui semble plus libre que les autres, d’où on domine le reste de la grand’ville comme si on avait sous ses yeux une vaste mer avec ses vagues. Ainsi de Meudon… Ah ! Meudon……

Il prit l’omnibus pour se rendre à la butte, et ses compagnons de voyage lui semblèrent guillerets parce qu’il l’était lui-même.

— L’atelier de Montmartre ! pensait-il. C’est déjà loin. J’avais seize ans. J’en ai vingt-un à présent.

Il grimpa les rues, mais arrivé à l’endroit où son atelier avait été bâti, il ne se reconnut plus. Il passa et repassa devant le terrain appartenant aux Alcindor :

— C’était cependant là, se dit-il.

À la place de l’atelier s’élevait une jolie petite maison, dans le style Renaissance, en pierre blanche, avec des sculptures un peu partout, autour des fenêtres, sur les balcons. Un avant-corps formant tourelle était terminé par une large baie qui devait correspondre à un atelier.

— Voilà un ravissant hôtel, pensa Pépé. Il est construit avec beaucoup de soin. La pierre en est belle, l’ornementation fine et soignée, et son atelier ferait parfaitement mon affaire. Malheureusement, il n’est pas à moi. Les Alcindor ont certainement vendu leur terrain et un artiste s’y est fait édifier ce coquet nid qui ne paraît pas encore habité. Je vais savoir ce qu’il en est au juste en allant revoir mes bons saltimbanques.

Il dîna avec eux après avoir embrassé son compère et son sauveur Moutonnet. Les artistes qui avaient été enfants avec lui étaient passés tête de troupe, d’autres enfants les avaient remplacés, mais, au grand désespoir d’Alcindor, on n’avait pu trouver un nouveau Léotard.

— Quel malheur, Pépé, que tu nous aies quittés ! soupirait Alcindor.

— Il a bien fait ! s’écria Mme Alcindor qui pensait à Colette.

— Ah çà ! demanda Pépé, vous avez donc vendu le terrain de Montmartre et mon grand atelier a été démoli ?

— Vendu ? fit Alcindor, non, mais…

— Mais oui, mais oui, interrompit Mme Alcindor en souriant, nous l’avons vendu.

— Vous dites ça d’un drôle d’air.

— Ah ! voilà !… s’écria Mme Alcindor.

— C’est un mystère, quoi ! fit Pépé. Je le respecte.

— Il n’y a aucun mystère, dit Alcindor ; c’est pour nous…

— Oui, c’est une maison pour nous, dit Mme Alcindor.

Après dîner, Pépé traita avec les Alcindor une affaire d’argent. Il en avait besoin pour voyager. Il trouva ouverte, comme toujours, la bourse des bons saltimbanques.

— Et Colette ? Tu l’oublies ? fit Mme Alcindor quand ils se trouvèrent seuls.

— Oh ! non, s’écria Pépé, et je voudrais la voir.

— Nous irons demain. Elle se fait vieille à sa pension, Colette ! Elle y reste plus longtemps que nous ne lui avions dit et c’est à cause de toi, brigand !

— Est-ce que vous ne voudriez pas me permettre de l’épouser de suite ?

— Oh ! moi, oui, dit Mme Alcindor ; mais ne compte sur le consentement de mon mari qu’au moment où tu seras parvenu.

— Ce sera l’année prochaine, s’écria Pépé.

— Il le faut, dit Mme Alcindor, car l’an prochain Colette ne pourra demeurer plus longtemps séquestrée.

— Oh ! non, la pauvre petite. Et je l’aimerai tant ! Elle sera si heureuse avec moi !

Mme Alcindor sourit.

— Ça la changera, dit-elle, de son sort présent.

— Je la consolerai de tous ses ennuis, assura Pépé.

Mme Alcindor sourit encore.

— La jeunesse, heureusement, pensa-t-elle, ne doute jamais de rien.

Ils allèrent voir Mlle Colette. Elle était devenue bien jolie ! Grande, élancée, blonde, à la carnation éclatante !

— Que j’ai donc envie de l’embrasser ! s’écria Pépé.

— Embrasse-la, dit Mme Alcindor.

La jeune fille rougit beaucoup en recevant ce baiser, et, plein d’émotion, Pépé, en rentrant chez lui, jeta sur la toile, de mémoire, la tête de Mlle Colette.

— Non, s’écria-t-il en lançant ses pinceaux loin de lui, non… à mon retour.



CHAPITRE XIX EN VOYAGE

Pépé acheta une malle, une sacoche, et il fit ses apprêts de voyage. Dans un sac spécial, destiné à ne le pas quitter plus que sa sacoche, il rangea sa boîte à couleurs, ses pinceaux, ses albums.

Il alla dire adieu à la jolie Colette, aux Alcindor, aux Giraud, écrivit aux Fougy, et il partit.

Comme il avait fait son service militaire à Paris, et que depuis longtemps il n’avait vu la Normandie, il pouvait presque dire qu’il n’avait jamais dépassé les fortifications, et il chantonna en quittant Paris ce quatrain d’une romance connue :

Toi qui n’as jamais, que je pense,
Dépassé Saint-Cloud ni Pantin,
Tu te figures que la France
N’existe qu’au pays Latin.

Et il ouvrit de grands yeux pour découvrir le paysage qui allait s’offrir à sa vue de Paris à Bruxelles.

Il aperçut quelques belles collines et de grandes forêts ; mais le pays lui parut monotone.

— Si la campagne était toujours comme ça, murmura-t-il, il ne faudrait jamais quitter Paris. Heureusement que j’ai gardé souvenir de la belle Normandie.

Il arriva à Bruxelles et s’écria :

— À la bonne heure ! Les villes sont beaucoup mieux que les provinces. Voilà une ville d’aspect gai, aux maisons propres. Elle me plaît cette ville de Bruxelles.

Il la parcourut dans tous les sens, des nouveaux boulevards avec leurs pittoresques façades au quartier Léopold plein d’hôtels particuliers somptueux. Les façades lavées, les trottoirs loquetés, les fenêtres dont l’appui était garni de fleurs ressortant sur des stores blancs, les rues pleines de femmes jolies et portant bien la toilette, de coquets jardins, le Parc avec ses beaux arbres, le Jardin botanique avec sa serre monumentale, la vie intense d’une capitale avec ses nombreux théâtres, ses cafés, il admira tout.

— Si je n’habitais Paris, pensa-t-il, je voudrais habiter
Bruxelles.

Ce fut par hasard qu’il déboucha sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Son admiration ne connut plus de bornes. Il se sentit transporté à une autre époque, dans un autre art. C’était à la tombée du jour, les ombres portées étaient plus vigoureuses et les nervures de l’art gothique plus en relief sur des creux plus noirs et les dorures de quelques-unes des maisons s’allumaient d’un dernier reflet.


— Que c’est beau ! fit-il.

Et il fut plus enthousiasmé encore de Bruxelles. Les musées achevèrent de monter son enthousiasme pour cette belle capitale.

— Mais, murmura-t-il, je commence seulement à comprendre Rubens ! Les Médicis de ce maître, qui sont au Louvre, n’en donnent pas une aussi haute idée.

Anvers devait porter à son comble son admiration pour Rubens et pour la Belgique. Quand il vit les tableaux de l’Élévation et de la Descente et le tableau du tombeau du peintre, il eut l’idée de la puissance du grand maître flamand.

Toutefois, il fit des réserves sur des parties qu’il trouvait trop faciles ou trop vivement traitées. Sa conception de la peinture l’entraînait à plus de sévérité, et il se disait que Rubens n’était pas aussi éloigné des maîtres italiens que l’étaient les peintres de l’École hollandaise.

Pressé de visiter la Hollande, il retint son passage sur le vapeur Telegraaf, qui fait le service entre Anvers et Rotterdam par l’Escaut et la Meuse.

Il n’avait jamais vu de port de mer, et l’outillage d’Anvers lui sembla supérieur à tout ce qu’il avait lu sur les ports français. Ces quais de l’Escaut, complètement couverts par des docks, organisés en vaste machine, les navires à quai venant des différentes parties du monde, le peuple de matelots et de débardeurs, les marchandises enlevées dans des vagons et des voitures, les grands chevaux boulonnais, lui offrirent un monde nouveau, extraordinairement intéressant et varié.

— Il y a là une vie, murmura-t-il.

Il s’embarqua à trois heures du matin sur le Telegraaf, qui descendit le petit Escaut, c’est-à-dire la partie étroite du fleuve profond. Il n’aperçut bientôt plus le haut clocher dentelé d’Anvers se perdant dans la brume, et le navire fila entre les berges plates. À peine si des arbres se montraient çà et là. La pluie commença bientôt à tomber. Les nuages étaient gris et roulaient sombres et bas les uns sur les autres, emportés par le vent qui faisait fouetter l’eau. La fumée de la machine rasait le « stamboot ». À mesure que le Telegraaf approchait du grand Escaut, la lame devenait plus forte ; elle était courte mais pressée, quand tout à coup on déboucha dans le grand fleuve. À peine si on distinguait la rive opposée. Sur le navire ballotté, Pépé eut la sensation de la mer.

— Je ne suis pas fâché de pénétrer en Hollande avec ce ciel bas et pluvieux que l’on voit si souvent dans les tableaux des maîtres hollandais, pensa Pépé.

En sortant de l’Escaut, il entra dans le canal du Zuid-Beveland et voyagea entre deux hautes digues.

— Oh ! oh ! dit-il, ce n’est pas gai, ce voyage. De l’eau sur la tête, de l’eau sous ses pieds, de l’eau partout, et deux murailles vertes. Ce n’est pas du paysage.

Bientôt il entra dans un nouveau fleuve immense sur lequel des bateaux aux proues arrondies se balançaient, de chaque côté duquel les terres basses étaient semées de beaux arbres sous lesquels on apercevait des vaches brunes et blanches. Au loin, un pont long de quinze cents mètres se dessinait comme un feston de dentelle tendu sur le fleuve. Il traversait le « Moerdijk », un des bras de la Meuse.

Sur le bord de l’eau, pittoresquement placée, avec ses maisons luisantes de propreté, astiquées comme un navire, il vit Dordrecht. Les femmes en bonnet de dentelle, avec leurs ornements d’or et d’argent sous leurs cheveux, les mains dans les poches de leur tablier à bavette, regardaient passer le « stamboot ». Pépé comprit alors la poésie tranquille de ce pays et de ses habitants. Il eut l’œil frappé de l’intensité du vert de la prai­rie et des arbres. Ce vert, il ne l’avait vu nulle part si foncé. Jamais non plus il n’avait vu de hauts moulins tournant leurs grandes ailes au milieu des feuillages, quelquefois si rappro­chés qu’ils semblaient une forêt mouvante.

Il arriva à Rotterdam, trouva les quais superbes et la ville d’un bel aspect, mais il avait hâte d’arriver à la Haye, au musée. En Hollande, c’est comme en Belgique, toutes les villes se touchent ; on va de l’une à l’autre en moins d’une heure. Il abandonna donc Rotterdam et arriva à La Haye, au moment où la ville venait de s’enguirlander pour la kermesse.

Il eut cependant, le matin, l’aspect silencieux et presque vide de cette charmante ville. Les rues étaient propres, les mai­sons plus lavées qu’à Bruxelles. Les habitants qui passaient dans ces rues avaient l’aspect lavé aussi. Cette sensation de propreté extrême que donne la Hollande plaisait à Pépé. Il sentait qu’il y avait un peuple dans cette Hollande, un peuple ayant un esprit particulier, un caractère déterminé, des hommes dignes du nom d’homme.

Il fut agréablement surpris de constater que la plupart des Hollandais auxquels il s’adressait comprenaient la langue française et étaient capables de lui répondre, mais il eut quelque honte de s’avouer qu’en France on ne pourrait leur rendre la réciproque.

Le soir tout s’anima. Les maisons garnirent leur hampe
d’un drapeau, des verres de couleur s’allumèrent sur les places, la population, si calme une heure auparavant, se répandit joyeuse et bruyante par les rues ; des masses compactes s’avançaient en sautant et en criant : « Oranje boven ! Oranje boven ! » ce qui était comme si les Français eussent crié : famille d’Orange-Nassau régnant sur la Hollande.

La foule conduisit Pépé à une place plantée d’arbres, la « Het Plein », où il y avait des cabarets sous des tentes et des baraques de saltimbanques. Ah ! ces baraques ! Dès que Pépé les aperçut, son cœur bondit et sa jeunesse passa comme un éclair devant ses yeux. Ces baraques, c’était lui qui en avait peint les toiles ! Il les retrouvait là, sur le sol étranger, loin de sa patrie, comme une autre patrie placée sur son chemin. Oh ! ces toiles ! ces fameuses toiles ! les toiles de Totor ! les toiles du dompteur ! Il les revoyait avec leur coloris atténué par la pluie, le soleil, les intempéries, mais naïves et produisant encore un mirobolant effet. Ils resplendissaient, Louis XIV, Napoléon et Louis-Philippe ! Les lions étaient peut-être devenus plus vivants. Quant aux serpents, c’était la nature même.

Pépé se donna le plaisir d’entrer dans la baraque de l’illustre Totor et d’assister à sa représentation. Quand Totor eut fini, Pépé l’aborda et lui dit :

— J’espère que tu vas m’offrir à souper.

— Quel est ce garçon ? se demanda Totor qui ne le reconnaissait pas.

— Regarde-moi fixement, dit Pépé.

Totor le dévisagea.

— Pépé ! fit-il.

— Hé, oui ! dit Pépé.

— Ah ! que je suis content de te revoir ! Tu es un grand peintre à présent, à ce qu’on raconte ! Si je t’invite à souper ? Ah ! je le crois, bien ! Dans la cage des lions, si. tu veux.

Il appela tout son monde…

— Voilà. Pépé, dit-il, Pépé, l’auteur de ma parade, mon ami Pépé, l’un des nôtres, le plus beau garçon qu’il soit possible de voir ! Il n’a pas dégénéré, au contraire.

Pépé passa la soirée avec Totor, et, le lendemain, il se rendit au musée. Il se promena de tableau en tableau, s’extasiant.

Les portraits attirèrent d’abord son attention. Celui de l’amiral Ruyter, par Ferdinand Bol, ceux de Van Dyck, celui de Paul Potter, par Van der Helst, les portraits de Keyzer, Van Mieris et sa femme, par lui-même.

Puis il se plaça devant la Leçon d’anatomie du professeur Tulp, par Rembrandt. Il en admira le fini d’exécution auquel il ne s’attendait pas. Il se logea chaque figure dans la tête et acheva d’étudier les quatre ou cinq autres tableaux de Rembrandt avant de passer à Paul Potter.

— Tiens ! s’écria-t-il au premier coup d’œil sur le fameux Taureau de Paul Potter, mes procédés pour peindre mes parades !

Mais il lui fallut atténuer son cri de triomphe. Le fini du Taureau, ce soin avec lequel chaque poil était peint, les empâlements dont les ombres suffisaient pour l’imitation parfaite de la nature étaient d’un art auquel le Pépé d’autrefois n’avait jamais égalé. Il sentait l’impression de l’air et du ciel de la Hollande dans la lumière du tableau. Il retint le procédé, il acheva de voir le musée, notamment les Van Ostade et le portrait de Gérard Terburg par lui-même ; puis il se remit devant chaque portrait, et huit jours de suite, il vint étudier ces maîtres incomparables.

Au bout de huit jours, il alla faire une promenade à Scheveningue, voir la mer. Sur la belle plage de sable fin, il s’assit, regardant les vagues d’un vert jaunâtre rouler à ses pieds en grandes volutes. Il ne pleuvait pas, mais le ciel semblait toucher la mer et les navires avaient l’air d’être aplatis entre les nuages et l’eau. Tout prenait un aspect lourd : la mer, le ciel, le bateau, les hommes.

— Je voudrais un rayon de soleil là-dessus, pensa Pépé.

Il en eut un le jour où il entra au musée d’Amsterdam et se planta devant la Ronde de nuit de Rembrandt. On eût dit que le soleil voulait faire éclater devant ses yeux les jeux multiples de lumière que le peintre a mis dans ce tableau.

Ce coup de soleil donnait aux couleurs une telle intensité que Pépé n’admit pas d’abord qu’on en pût pousser aussi loin la crudité. Il subit une impression empruntée au théâtre et se figura que chacune des figures éclairées recevait un jet de lumière électrique qui la détachait seule en laissant dans l’ombre les figures qui se trouvaient à côté. L’opposition violente des clairs-obscurs, de la lumière et de l’ombre, était portée dans ce tableau au dernier degré qui se pût atteindre. Il saisit de suite la manière du peintre, ses gros empâtements, ses « trucs », s’il est possible d’employer ce mot pour un tel chef-d’œuvre. Mais il se fatiguait un peu à la longue d’être obligé de « faire son tableau » dans le tableau même. Les figures lumineuses attiraient son regard l’une après l’autre et l’empêchaient presque de saisir l’ensemble du tableau.

Il passa immédiatement devant les Syndics des drapiers, l’autre grand tableau de Rembrandt au musée d’Amsterdam.

— Voilà le chef-d’œuvre ! s’écria-t-il.

Il l’examina un long moment et ajouta :

— C’est plus beau que la Ronde de nuit ; c’est plus beau que la Leçon d’anatomie. Voilà le vrai portrait.

Et dès lors, il laissa de côté tout le reste. Ni les superbes portraits du Banquet de la garde civique de Van der Helst, ni l’École du soir, l’inimitable École du soir de Gérard Dow, ni le Govert Flinck, ni le Gérard Terburg, ni aucune des autres toiles de ce merveilleux musée d’Amsterdam qui ne contient que des chefs-d’œuvre ne le captèrent ; il ne vit que les Syndics des drapiers, rien que les Syndics des drapiers.

Quand il eut dans l’œil les procédés de Rembrandt, sa couleur, la manière dont il transforme la nature, dont il trans­figure le visage le plus commun, il copia les fameux Syndics et ne remit plus les pieds au musée, ne songea qu’à voyager dans la Hollande éclairée par un beau soleil.

Comme Pépé était un garçon de bon sens, voulant voyager il se rendit compte de la meilleure manière dont on peut voir et comprendre le pays que l’on veut connaître.

Il changea d’hôtel et, au lieu de demeurer dans un beau caravansérail où l’on trouve toutes les commodités de la vie, des personnes parlant le français, de la cuisine française et des lits français, il alla se loger dans une auberge hollandaise, propre à faire honte aux grands hôtels, et où on lui servit de la cuisine de Hollande.

Les braves aubergistes ne parlaient pas français, mais il y a trois ou quatre mots qui sont universellement compris de tous les gens et avec lesquels on peut vivre sur la surface entière du globe terrestre.

Ces mots sont : pain, vin, bière et bifteck.

Si, par aventure, on ne trouve personne à qui ces mots de la langue universelle ne disent rien, une mimique expressive consistant à faire le geste de se couper un morceau de quelque chose et de se l’introduire dans la bouche est compris même des populations les plus sauvages et les plus déshéritées, des malheureux insulaires qui ne connaissent pas bifteck.

Mais, en Hollande, Pépé n’avait aucun besoin d’employer la mimique, et, d’ailleurs, il sut très vite demander en hollandais ce dont il avait besoin, avantage qu’il tira de la fréquentation de l’aubergiste chez lequel il s’installa et dont il se trouva forcé de parler la langue.

Une fois logé et servi par des domestiques en petit bonnet blanc et en caraco de cotonnade bleue tombant sur une jupe noire ou verte, il visita la ville.

— Pour visiter une ville, il faut avant toute chose, pensa-t-il, en connaître la disposition topographique. Voilà bien un plan qui me permet de constater qu’Amsterdam est disposée en éventail, mais je m’oriente mal, et pour m’orienter, il me faut monter sur les édifices.

Il choisit pour étudier la ville le belvédère du Palais-Royal. Sa vue, de là-haut, porta sur les polders, c’est-à-dire sur les champs, sur les plaines qui remplacent les lacs et les mers que les Hollandais, à force de travail et de persévérance, ont desséchés et livrés à la culture, comme la mer de Harlem, comme l’Y, que l’on prononce « ail » et qu’on écrit « ij » ; sa vue porta sur une étendue immense, et il plongea dans la ville, se rendant compte des dispositions de ses rues, remarquant les tours et les différents monuments qui devaient lui servir de point de repère pour se reconnaître et se guider.

Il se lança dans Amsterdam. Les maisons lui faisaient l’effet de l’arrière de ces anciens navires, percés des fenêtres de leurs chambres de poupe et couronnés d’ornements que figuraient les frontons, les toits à redans et les statues des maisons.

Ces maisons penchaient presque toutes pour se mirer dans l’eau des canaux, à travers le feuillage des arbres plantés sur les quais. Les canaux représentaient la vie animée d’Amsterdam. Ils étaient sillonnés de bateaux, les uns à voile, les autres à vapeur, charriant la population, apportant les poissons, les denrées jusque devant les maisons, et, sur le port, les grands navires amenaient à la métropole les produits de ses colonies et du commerce des deux mondes.

Le port donnait à Pépé une haute idée de la valeur et de la grandeur du peuple hollandais. Quelques années avant son voyage à Amsterdam, cette ville ne communiquait avec la mer que par le canal du Helder. Ce canal du Helder avait été un grand progrès sur la navigation par le Zuyderzée et par l’Y, navigation très difficile ; mais il fallait au moins vingt-quatre heures pour aller du Helder à Amsterdam. Les exigences de la navigation étant de plus en plus considérables et Rotterdam, et Anvers surtout, faisant une grande concurrence à Amsterdam, les Hollandais ont comblé l’Y, ont tracé au travers un canal large comme celui de Suez, et ils vont maintenant à la mer en deux heures et demie.

Pépé sentait qu’il avait un grand peuple sous les yeux, qui ne faisait rien de hâtif, qui s’asseyait sur des bases solides, qui ne livrait rien au hasard. La ville d’Amsterdam se transformait au fur et à mesure de ses besoins et comblait un canal pour en faire un boulevard.

Les voitures sont rares, à Amsterdam, le véhicule se tient sur l’eau et non sur la terre, elles ont du mal à circuler, la plupart des canaux ne pouvant se franchir que sur des ponts-levis, les quais bordant les canaux devant les maisons n’étant faits que pour la circulation des piétons. L’absence relative de voitures donne à la ville un air particulier, la rend plus silencieuse. La marche des piétons n’est pas la même que dans les rues encombrées de chevaux ; la foule se répand dans la rue et la remplit, les passants se coudoient plus facilement.

De monument, de monument vraiment remarquable, Pépé n’en découvrit pas ; ce qu’il remarqua, c’est l’habitation particulière, la maison bourgeoise pressée contre la maison bourgeoise, grande malgré son étroite façade, dans laquelle les richesses se sont accumulées sans qu’on les ait dispersées, chaque maison étant habitée par une famille et se transmettant de père en fils.

Les marins hollandais ont apporté dans leur maison les riches étoffes, les meubles et les porcelaines de la Chine, les marbres sculptés d’Italie, les bois et les peaux de Java, les tapis de l’Orient ; l’industrie patiente des Hollandais a joint à ces importations les grandes armoires, les bahuts ouvragés, les meubles faits avec le bois importé des îles. L’enfant a respecté ce qu’il tenait de son père, il y a ajouté, il n’a ni brisé, ni transformé,. La maison écrit l’histoire de la famille hollandaise..

Séduit par le pittoresque d’Amsterdam, Pépé le fut encore par ses habitants. Il connut cette ville unique au monde, cette ville gardant son cachet antique, et une population dont les mœurs n’avaient pas subi de transformation radicale. Il se déclara en lui-même qu’il aimait les Hollandais.

Il s’embarqua pour aller voir Broek, petit village de douze cents habitants qu’on lui dit être le plus propre de la Hollande.

Il arriva dans ce village exceptionnel, qui lui fit un peu
L’absence relative de voiture donne à la ville un air particulier (p. 318).
l’effet d’un cimetière. Les maisons en bois étaient peintes en bleu ou en jaune, en blanc ou en vert ; elles étaient lavées et brossées, les rues pavées de briques sur champ étaient nettoyées comme un parquet et les habitants répandaient du sable dans lequel ils traçaient des dessins que les rares passants effaçaient le moins possible.

Quelqu’un qui aurait craché dans ces rues eût passé pour un individu fort malpropre. Aucune voiture et aucun cheval ne devait traverser le village, et quand, par hasard, une vache s’y aventurait, on lui attachait une sorte de sac sous la queue. Dans l’étable même, les vaches avaient la queue retenue en l’air pour qu’elles ne se salissent pas. À l’intérieur des maisons la propreté se voyait aussi grande, les jardins étaient peignés et si on y lâchait un animal, de peur que cet animal, chien, chat ou canard ne commît quelque malpropreté, on le faisait en zinc. Le soin de la propreté à Broek avait été poussé si loin que, dans une maison, on avait remplacé les échantillons de la race humaine par des automates manœuvrant au moyen d’une mécanique grinchante.

L’industrie des habitants de Broek consiste dans la fabrication du fromage d’Edam, nom d’un autre village peu éloigné ; ce sont ces fromages d’un beau rouge luisant, de forme sphérique, qu’on nomme vulgairement « tête de mort ». Il n’y a pas au monde de lait plus proprement recueilli qu’à Broek, de fromage plus proprement fait que le fromage d’Edam. Pour entrer dans une étable de Broek, c’est comme pour entrer à la mosquée, il faut quitter ses chaussures et enfiler des sabots ou des babouches d’une propreté assez scrupuleuse pour les mettre en contact avec le sol et avec la litière réservée aux vaches qui sont elles-mêmes frottées et luisantes.

On raconte qu’un jour, un roi de Hollande voulut entrer botté dans une maison de Broek. Le propriétaire de cette maison lui barra le chemin et lui dit :

— Quand même vous seriez le bourgmestre d’Amsterdam, vous n’entrerez pas sans ôter vos souliers.

Pépé partit de Broek absolument édifié sur la propreté de cet endroit propre parmi les plus propres.

— Mais, se dit-il, une propreté un peu plus gaie, ou une gaieté un peu moins propre, font décidément mieux mon affaire. Les deux ensemble, cependant, ne me déplairaient pas.

Il rentra à Amsterdam pour se rembarquer le lendemain pour Zaandam. Il n’eût pas manqué, comme tous les touristes, d’aller voir la fameuse cabane où Pierre le Grand passa environ une semaine à vivre parmi les constructeurs de bateaux.

— Que de moulins à vent ! s’écria Pépé quand le vapeur sur lequel il se trouvait eut traversé l’Y.

Il y en avait une armée et don Quichotte qui se battit contre quelques méchants moulins à vent de rien du tout, comme sont les moulins espagnols, aurait eu là des adversaires dignes de son courage. Les moulins à farine, les moulins à huile, les moulins à ciment, les moulins à scier le bois, les moulins pour pulvériser le tabac à priser, les moulins à battre le chanvre, les moulins pour la fabrication du papier, les moulins pour broyer les couleurs, les moulins pour pomper l’eau du sol et la rejeter dans le canal de l’Y ou dans la Zaan, rivière qui a donné son nom à Zaandam, « dam » signifiant digue, et se retrouvant dans une quantité de noms géographiques de ce beau pays, les moulins pour préparer le grès avec lequel les ménagères hollandaises feront reluire leurs chaudrons et leurs casseroles, en un mot des moulins pour tous les usages, sont réunis là, les uns contre les autres, faisant tourner leurs ailes immenses, chargées de toile comme les mâts d’un navire, car dans ce magnifique pays de Hollande, il faut tout rapporter au navire : la maison, la cabane, le moulin, l’homme.

L’effet de cette multitude de grands bras qui battent l’air est d’autant plus singulier et d’autant plus amusant qu’il semble que les moulins forment à la fois une avenue et une enceinte pour la ville de Zaandam, et qu’ils menacent quiconque ose en approcher et quiconque oserait y toucher. Ils font pendant, sur la terre ferme, à la forêt de mâts des bateaux de cabotage qui encombrent le port de Zaandam. Autrefois la Zaan se jetait dans l’Y ; aujourd’hui, elle se jette dans le canal d’Amsterdam à la mer, juste à l’endroit où ce canal commence. Les bateaux étalent leur large proue et ils font l’effet de s’aplatir dans la fouillée des arbres qui baignent jusque dans la mer. Zaandam a un aspect riant. Au-dessus de son antique écluse ornée des armes de la ville se ramassent quelques maisons de briques de construction récente et des maisonnettes de bois peintes en bleu. Un clocher élancé surmonte ce groupement pittoresque.

Dans les maisons, derrière des jardinets proprets et fleuris, les habitants ont des chambres étroites comme des cabines, des lits comme des armoires fermées avec des rideaux ou des panneaux. L’air semble supprimé. C’est toujours le navire.

Dans une humble maisonnette de bois habita le tzar Pierre le Grand. Deux petites pièces, une alcôve grande comme la main, des parois mal jointes, deux fauteuils grossiers, une table chancelante devant une large cheminée, voilà la célèbre maison de Pierre le Grand. Seulement, les visiteurs ont écrit leur nom partout ; on y a fait sceller des plaques commémoratives et des tableaux, et comme l’édifice n’était pas solide, on a placé cette maison dans une autre, on a mis le toit sous un toit, la boîte dans une boîte.

Autour de la maison, des lavandières lavent leur linge dans une eau saumâtre, sous les arbres verts. Ce vert intense de la Hollande, la belle coloration des fleurs des jardins chatoyait au regard de Pépé.

— Décidément, fit-il, j’aime la Hollande.

Il trouvait cependant que son séjour s’y prolongeait. Il était allé explorer les dunes, qui paraissent presque des montagnes dans ce pays plat ; il voulut, en revenant, visiter les grandes digues de la Hollande et s’arrêta en Zélande. Il avait vu à Amsterdam de jolies filles avec des plaques d’or et d’argent sous leur bonnet, de belles Frisonnes au teint rose ; il avait vu les filles de Dordrecht avec leurs tire-bouchons d’or sur les tempes, des frisures de crin au-dessous et une lame d’or ornée de pierres sur le front ; il vit les Zélandaises aux manches courtes et aux bras rouges lui apporter des tartines d’excellent beurre frais avec un verre de bière.

Il constata, en débarquant, que la Zélande était plus verte encore que les autres parties de la Hollande qu’il venait de parcourir. Le sol que ses pieds foulaient était au même niveau ou plus bas que la mer. L’eau envahissante était re­tenue par des dunes ou par des digues énormes contre les­quelles se brisaient les flots. Un jour, les digues s’étaient rompues et la mer avait tout envahi. Il y avait eu de l’eau jusqu’au toit des maisons, à Middelbourg même, la capi­tale de la Zélande. Pépé admirait les Hollandais, de vivre sous la menace incessante de la vague, il trouvait qu’il y avait de la grandeur à voir, étant sur la terre ferme, autour de soi et au-dessus de soi, les voiles des navires glissant entre les digues des canaux, digues dont la seule rup­ture pouvait noyer des milliers d’hommes et des milliers d’animaux.

Il mangea, à Middelbourg, un bifteck exquis qui faisait le plus grand honneur aux bœufs de l’île de Walcheren, et, après avoir admiré cette jolie cité et son élégant hôtel de ville, il partit en voiture de bois poli et vernissé pour les grandes digues de West-Kappele, énormes murailles de pilotis, de fas­cines, de terre et de sable, entretenues avec tout le soin que réclame la sécurité des habitants.

La terre, que les paysans travaillaient presque toujours à la bêche, était noire et grasse. Les blés poussaient drus dans cet humus et les prairies avaient l’herbe épaisse et d’une belle couleur d’émeraude. De grands arbres dont la ramure descen­dait jusqu’au sol donnaient leur ombre à des troupeaux de bœufs, de vaches et de moutons. L’île de Walcheren semblait faite pour l’idylle.

Pépé demeura dans le ravissement de la Hollande et il la quitta à regret. Il s’embarqua à Flessingue, pour se redonner un petit avant-goût de la mer et il retraversa, à grande vitesse, la Belgique.

Il avait acheté à La Haye des caramels exquis ; à Anvers, il s’était approvisionné de massepain blanc ; à Bruxelles, il avait pris des boîtes de pains à la grecque et il rentra dans Paris avec ces provisions dans son bagage.

Colette posait pendant une heure (ch. xx).



CHAPITRE XX LE PORTRAIT

Aussitôt qu’il se re­trouva sur l’asphalte parisien, Pépé s’em­para du portrait de Colette, qu’il avait ébauché déjà.

— Ce n’est pas ça, se dit-il ; on ne travaille plus ainsi quand on connaît Rembrandt.

En quelques heures il transforma son œuvre première, lui donna une puissante coloration et un relief saisissant.

— À présent, murmura-t-il, il me faut le modèle.

Il descendit ses provisions dans un fiacre et alla offrir son pain à la grecque, son massepain blanc, et ses caramels à M. et à Mme Alcindor, ainsi qu’à ses anciens camarades du cirque.

— Tu as fait un bon voyage, Pépé ? demanda Mme Alcindor.

Pépé parla de ce qu’il avait vu et s’étendit longuement sur les six figures du tableau des Syndics des drapiers d’Amsterdam, car rien ne l’avait frappé davantage.

— C’est de la peinture, tout ça, dit Alcindor. Mais les hommes, ceux qui vivent, sont-ils beaux en Hollande ?

— Ma foi, dit Pépé, je n’y ai fait qu’une attention distraite.

— Aux hommes ! s’écria Alcindor, qui ne comprenait pas qu’un objet inerte fît l’admiration de quelqu’un en regard d’un être bien portant.

— Oui ! fit Pépé, j’ai vu les orphelins bourgeois d’Amsterdam habillés d’une veste moitié noire et moitié rouge ; on m’a montré un paysan de l’île de Marken qui ressemblait quelque peu à un Turc ; j’ai vu des Zélandais qui avaient une ceinture avec une boucle énorme, mais ils ne m’ont pas frappé plus que ça.

— C’est donc qu’ils ne sont pas beaux, dit Alcindor.

— Ils ne m’ont pas paru si mal, dit Pépé. Les soldats sont gaillardement plantés.

— Il faudra que j’aille en Hollande, dit Alcindor.

— J’y ai rencontré Totor, dit Pépé.

— Totor y était ! C’est un intrigant, ce Totor ! il parcourt l’Europe entière ! Il faudra que je fasse comme lui. J’ai envie de voir du pays. C’est Mme Alcindor qui m’a toujours retenu sous prétexte qu’elle devait aller voir sa fille trois ou quatre fois par semaine. Aussitôt que Colette sera mariée, il n’y aura plus de raison pour me figer à Paris.

— Et je ne te retiendrai plus, dit Mme Alcindor ; nous irons au bout du monde, si tu veux.

— Je désire que vous sortiez avec moi, dit Pépé à Mme Alcindor.

— Nous allons partir ; je fais atteler.

Quand ils eurent quitté Alcindor, la directrice dit à Pépé :

— Je sais… Tu veux voir Colette.

— Oui, dit Pépé, et je veux que vous l’ameniez chaque jour chez moi.

— Quoi faire ?

— Je veux peindre son portrait pour le prochain Salon.

— Je ne puis conduire Colette dans ta maison peuplée de jeunes étudiants, dit Mme Alcindor ; je ne trouverais pas ça convenable.

— Je vais louer un atelier ailleurs, mais il me faut mon modèle. Venez voir ce que j’ai fait de mémoire.

Il montra à Mme Alcindor le portrait qu’il avait commencé.

— Comme c’est ça ! s’écria-t-elle naïvement. Tu en as mis de la lumière là dedans ! Mais tu feras mieux encore quand tu auras le modèle posé devant toi.

— Je le crois bien ! Un si joli modèle !

— Allons à la recherche d’un atelier, dit Mme Alcindor.

Elle le conduisit à Montmartre.

— C’est loin de l’école des Beaux-Arts, dit Pépé.


— Qu’est-ce que ça fait, dit Mme Alcindor ; à Paris la distance n’existe pas.

Au lieu de courir les rues, la voiture s’arrêta devant la mai­son qui avait remplacé l’ancien atelier de Pépé, cet atelier dans lequel il avait cru établir sa grande industrie de toiles peintes pour parades de saltimbanques.

— Je me doutais un peu, dit Pépé, que c’était toujours là chez vous.

— Non, dit Mme Alcindor, ce n’est plus chez moi.

— Plus chez vous ! Chez qui donc ?

— Chez toi.

— Chez moi ?

— Chez toi ; c’est ton hôtel à toi, où tu viendras habiter avec ta petite femme Colette, dès que vous serez mariés.

— Ah ! quel bonheur ! s’écria Pépé.

— Je me suis dit qu’une maison prenait du temps pour être construite, dit Mme Alcindor, et qu’il fallait que vous eussiez la vôtre en vous mariant. Quant à la meubler, je n’y ai pas songé, c’est un plaisir que je veux vous laisser pendant que vous vous ferez la cour. Tu peux, dès à présent, occuper cette maison et commencer à garnir l’atelier.

— Vous êtes la meilleure des femmes ! s’écria Pépé.

— Tu pourrais dire des mères, dit Mme Alcindor, car si j’ai préparé tout ça, c’est parce que tu es déjà mon fils.

Pépé embrassa Mme Alcindor et ils examinèrent la maison.

En bas, il y avait deux salons, une salle à manger et l’atelier ; en haut trois chambres à coucher, une salle de bain, des cabinets de toilette ; sous les combles des logements de domestiques ; dans le sous-sol des cuisines et des resserres.

— Comment trouves-tu l’atelier ? demanda Mme Alçindor.

— Je trouve, qu’il me va, dit Pépé.

— Meuble-le donc, je t’accorde d’avance l’argent qui te sera nécessaire. Quand il sera prêt, j’y amènerai Colette.

— Je vais me dépêcher, dit Pépé.

En quelques jours, les hautes murailles de l’atelier furent couvertes de vieilles tapisseries à verdures sombres ; une sorte de balcon construit pour permettre de voir les tableaux de haut fut orné d’un jeté de velours rouge frangé d’or ; des stores gris furent disposés pour tamiser la lumière, un tapis de Smyrne couvrit le plancher et, peuplé de chevalets et de toiles, l’atelier attendit les objets d’art et les bibelots, tandis que le peintre attendait Colette.

La jeune fille vint à lui toute rieuse, très contente parce que sa mère lui avait promis de la faire rapidement sortir de pension, et Pépé commença à étudier son modèle et d’abord la toilette qu’il s’agissait pour elle d’adopter. Il avait songé à la vêtir de bleu, puis ils passèrent au gris perle ; mais il trouvait que les nuances donnaient encore trop de couleur, et il finit par lui faire adopter un corsage de velours noir, légèrement échancré au cou.

Il ne voulait peindre que sa tête et il la voulait en pleine lumière, tout le reste étant dans une demi-ombre, avec des dégradations propres à la mettre en valeur.

— Vous serez belle, Colette, lui dit-il, parce que vous êtes belle.

— À la bonne heure ! dit Colette, voilà comme les peintres doivent penser.

Elle eût volontiers dit à Pépé qu’elle le trouvait bien aussi, mais elle ne savait pas encore certainement qu’elle l’épouserait un jour et elle se tut.

Cependant, elle commença à s’interroger sur les intentions de sa mère et se demanda s’il ne s’organisait pas quelque petit complot lorsque celle-ci lui dit :

— Pendant que Pépé fait ton portrait et dans l’intervalle des poses, si nous nous occupions de meubler notre maison.

— Puisque tu ne sais pas, maman, quand tu viendras l’habiter ? dit Colette.

— Elle sera prête, néanmoins, dit Mme Alcindor.

Dès lors commença pour Colette et pour Pépé une vie qui, sous l’œil bienveillant de Mme Alcindor, leur parut charmante.

Colette ne rentra plus à la pension que pour y coucher.

À dix heures du matin, Mme Alcindor allait prendre sa fille et ils se rendaient à Montmartre. Colette posait pendant une heure, assise dans un fauteuil de velours noir, Pépé à son chevalet, regardant la lumière miroiter et briller dans les cheveux blonds de Colette.

— Votre teint blanc et rose, lui disait-il, semble être lumineux de lui-même.

À midi, ils allaient déjeuner tantôt dans un restaurant, tantôt dans un autre.

— Cette nourriture me change beaucoup, disait Colette. Ah ! j’en ai vraiment par-dessus la tête, de la nourriture de la pension. J’en aurai mangé des tranches de gigot et des tranches de veau ! J’en aurai mangé des lentilles et des épinards.

— Veux-tu des truffes ? demandait Mme Alcindor.

— Oh ! oui ! c’est si parfumé.

— Et quelques petits pâtés ? demandait Mme Alcindor.

— Oui, des petits pâtés, disait Pépé.

— Oui, c’est bon, appuyait Colette. Des petits pâtés chauds.

— Comme ceux de Lisieux, disait Pépé. C’est là qu’il y a de bons petits pâtés chauds !

— Voudrais-tu retourner à Saint-Aubin ? demanda Mme Alcindor.

— Ma foi, dit Pépé, je compte bien y aller. Je reverrai avec plaisir les Fougy, Adèle, Aimée.

— Nous irons, dit Mme Alcindor.

— Bientôt, maman ? demanda Colette. Ce serait si joli, un petit voyage. Moi qui n’ai jamais voyagé, qui ne connais même pas Paris !

— Je vous ferai connaître Paris, Colette, disait Pépé.

Il lui racontait son voyage en Hollande et ils se promenaient dans les rues. Quand ils trouvaient un meuble ou des tentures qui leur plaisaient, ils les achetaient, et leur après-midi se passait à dépenser de l’argent, ce qui est une grosse occupation.

Au contraire, quand Pépé se sentait fiévreux de son pinceau, ils allaient à Montmartre et le jeune artiste s’asseyait à son chevalet.

Le portrait devenait lumineux.

— Que tu es donc ressemblante, Colette ! s’écriait Mme Alcindor.

Et, détaillant le tableau, elle ajoutait :

— Je ne m’y connais pas, mais ça doit être beau.

La saison brûlante passa et un hiver doux lui succéda tandis qu’ils continuaient tous les trois cette vie. Mme Alcindor avait abandonné le cirque et ne rentrait que pour se coucher dans la maison de l’hivernage. Elle avait dû confier entièrement ses projets à son mari qui lui avait dit simplement :

— J’aurai du plaisir à voir Pépé épouser Colette. Elle aura un homme admirablement fait et il possédera une femme ravissante : donc ils seront heureux.

Pendant l’hiver, ils installèrent une chambre à coucher Louis XV en noyer doré. Le lit de milieu avait un baldaquin en soie bleu pâle semée de bouquets de fleurs des champs brochées. Les murs étaient tendus de la même étoffe et le plafond de soie blanche à pluie de bleuets. Une grande armoire à glace à trois corps était placée entre les deux fenêtres, un chiffonnier faisait pendant à un coffre à bijoux monté sur pieds, et des chaises légères et des fauteuils capitonnés étaient posés sur le tapis de Perse à fond bleu foncé et à entrelacs d’un bleu d’azur.

Le cabinet de toilette et la salle de bain furent garnis en faïence peinte avec une installation de robinets et de tablettes, des garnitures de toilette en cristal incolore dans lesquels l’eau paraissait cristalline, et des boîtes d’ivoire et d’argent.

— C’est ta chambre de jeune fille, celle-là, dit Mme Alcindor. Si tu meublais une chambre pour moi ?

— Ma chambre de jeune fille ! pensa Mlle Colette. Tu me crois si sotte, ma pauvre maman !… Je ne devine pas qu’il se trame quelque chose !…

Ils meublèrent une chambre en bois d’amarante rehaussé de cuivre doré, style Louis XVI ; une autre chambre fut meublée en chêne, style Louis XIII.

— Et la salle à manger ?

Colette la voulut en poirier noirci, dans le style Henri II. Pour faire ressortir les meubles, on tendit les murs de velours rouge, et pour mettre en valeur les pièces d’argenterie on garnit du même velours l’intérieur d’un buffet fermé et vitré.

Mais Colette prit surtout un plaisir extrême à meubler les deux salons. Le premier vit ses murs couverts de peluche de soie grise, unie, bordée d’une grosse torsade de semblable couleur, les rideaux et les portières de même. Le plafond était peint fond ciel avec des nuages. Des meubles de formes les plus diverses, crapauds, bergères, dos-à-dos, fauteuils, tabourets, canapés, en tapisserie, en soie, en velours, en peluche, de toutes les couleurs, de tous les tons, s’arrangèrent dans un désordre apparent. Un piano à queue, couvert d’une soie de Chine brodée, occupa un coin. Sur le parquet un tapis rouge uni fait à la main. Sur les murs, Pépé se chargea de placer quelques gravures du xviiie siècle et quelques tableaux. Sur la cheminée un groupe en marbre blanc exécuté sur les dessins de Pépé soutint le cadre dans lequel devait être placé le portrait de Colette.

Le second salon, plus petit, fut meublé de meubles japonais ou de forme japonaise, en bois noir, avec des draperies et des ornements de cuivre, fabriqués dans le quartier des Archives, en plein Paris. Des soies multicolores brodées de fleurs et d’oiseaux aux couleurs brillantes, couvrirent les murs et le plafond. Des étagères aux formes étranges, des coussins soutachés d’or, s’écrasèrent sous les portières et les fenêtres drapées.

— Eh bien, dit Mme Alcindor, tu peux te vanter d’avoir une maison soignée, et t’estimer heureuse de ne pas nous voir regarder à l’argent.

— Tu es bonne, maman ! s’écria Colette.

— Je vais voir à présent si tu as l’instinct du ménage.

Il fallait acheter la vaisselle, garnir la cuisine, mettre du vin en cave, meubler les chambres de domestiques. Ce n’était plus aussi artistique, Pépé n’y entendait plus rien, mais Colette s’en tira à son avantage.

— Allons, dit Mme Alcindor, tu es mûre pour le mariage.

Colette sourit en regardant Pépé à la dérobée.

Les beaux jours revenaient, Pépé se remit au travail et il acheva le portrait de Colette.

— C’est beau ! c’est beau ! répétait Mme Alcindor.

C’était la première fois que Pépé exposait. Il était anxieux de savoir s’il serait admis au Salon. Il croyait avoir fait un chef-d’œuvre en peignant sa petite Colette, mais s’il s’était trompé sur sa propre valeur ! Si son tableau ne valait rien ! S’il était refusé ! C’était son œuvre condamnée, que le refus au Salon ; c’était le réduire à douter de son talent ; bien plus, c’était forcer à s’envoler le rêve qui le hantait depuis qu’il était enfant de faire sa femme de la jolie petite Colette !

Il porta, avec l’aide de son encadreur, son tableau magnifiquement entouré d’or, au palais de l’Exposition.

C’était le dernier des jours pendant lesquels il était permis de présenter des tableaux. Il y avait un grand mouvement dès l’entrée. Les encadreurs amenaient des tapissières remplies de toiles. Quelques-unes étaient apportées sur des civières. De nombreux commissionnaires, ayant sur le dos les tableaux, à demi garantis par des bâches ou des couvertures, arrivaient suivis du peintre, le plus souvent pauvre hère, plein d’espérance, ce jour-là, et croyant au succès.

On inscrivait les tableaux et on les montait dans la grande salle du premier où ils étaient rangés contre les murs les uns près des autres, posés sur le côté, en longues files d’or, sur lesquelles tranchait par-ci par-là un cadre de chêne ou de velours.

Curieusement, les artistes regardaient les tableaux qu’on apportait, les admirant quelquefois, les critiquant presque toujours, riant sans pitié des peintures naïves et inexpérimentées.

— Encore une œuvre d’amateur ! s’écriaient-ils.

Il y avait des peintres qui s’étaient amusés, pour se venger du jury chargé d’admettre les travaux au Salon, à se moquer de ses membres.

L’un figurait le plus gros peintre du jury en robe de chambre à fleurs, un bonnet de coton sur la tête et son bougeoir à la main, allant se coucher.

Un autre avait représenté une troupe d’oisons devant un tableau et chacun de ces oisons était doté de la tête d’un des membres du jury.

Tous les peintres présents applaudissaient. Ils se figuraient la tête véritable que feraient ces messieurs leurs juges quand on ferait passer ces charges devant leurs yeux.

— Ces tas de crétins ! murmurait un artiste dont ils avaient refusé le tableau l’année précédente.

Alors une voix de cuivre, une voix de trompette s’éleva dans cette grande salle sonore, et sur un ton de récitatif, elle chanta :

Qui qu’a fait un beau tableau ?

Et tous les artistes présents répondirent à la fois :

C’est Bibi !

La voix reprit sur le même ton :

Qui qui n’a pas trouvé beau ?

Le chœur répondit :

Le jury !

En ce moment, le portrait de Colette fit son apparition.

Ils éclataient de rire en voyant une toile immense où le président du jury d’admission sous les traits d’Hercule assommait de sa gigantesque massue un tableau microscopique.

Ils devinrent tout sérieux.

— Qu’est-ce qui a fait ça ? demandèrent-ils.

Le tableau était signé P-P.

Ils voulurent voir la déclaration. Elle était signée Pépé.

— Pépé ? Pépé ? ce n’est pas un nom ! s’écrièrent-ils.

Pépé ne disait rien et regardait indifféremment son tableau, comme s’il eût été d’un autre.

— Qui a fait ça ? répétèrent Les peintres.

— Pépé ? qui connaît Pépé ?

Aucun des camarades de l’école ni de l’atelier Cabrion, de ceux qui connaissaient Pépé, ne se trouvant dans la salle, personne ne donna de renseignements.

— Mâtin de mâtin de mâtin ! cria un rapin, c’est un portrait, ça !

— Et on ne peut savoir qui l’a fait ?

— Qui que ce soit, dit un autre artiste, il y a une chose que l’on peut affirmer hautement : celui qui a fait ce portrait est un rude lapin.

Et comme les refrains de l’école ne perdaient jamais leurs droits, on entendit de tous les coins de la salle :

C’est un lapin,
Ah ! le joli lapin
Celui qui l’a là peint
Est un rude lapin.



CHAPITRE XXI ARRIVÉ

Le portrait fut reçu.

Qui fut content ? Pépé ! Et les Alcindor, les Giraud, la troupe du cirque, tous les amis de Pépé étaient contents.

Et Colette ! Elle rougissait de joie !

— Mon portrait au Salon ! faisait-elle, mon portrait par Pépé !

Et elle dit à sa mère :

— Nous irons, le jour du vernissage, dis, maman ?

— Si nous irons ! s’écria Mme Alcindor. Nous y resterons toute la journée !

Ils attendirent le jour du vernissage, qui est le jour véritable de l’ouverture du Salon, le jour officiel où on ne vernit plus un seul tableau, avec une impatience nerveuse.

— Pourvu que je sois bien placé ? se disait Pépé.

— On va me trouver jolie, dit Colette.

— Pourvu qu’il soit sur la cimaise ! pensait Mme Alcindor.

Enfin, ils purent se précipiter au Salon.

Ô bonheur ! le portrait de Colette était sur la cimaise, bien dans son jour, admirablement placé au centre du grand salon d’honneur.

Il produisit un effet prodigieux.

Les tableaux qu’on avait accrochés à côté, quoique fort lumineux, étaient éteints, la salle paraissait éclairée par ce portrait plutôt que par le jour tombant du plafond, la tête peinte suivait le visiteur, son regard ne quittait pas les yeux de ceux qui le fixaient.

Et quand on passait dans une autre salle, ce regard s’était tellement gravé qu’on l’avait encore, qu’il s’interposait entre vous et les nouveaux tableaux qu’on regardait.

Aussi la foule était-elle grande autour du portrait. On se poussait pour le voir, on attendait son tour.

Les journalistes, les critiques d’art se mirent à le vanter. Ce fut le grand succès du Salon.

On commença à parler de la personne du peintre, à se demander quel était ce Pépé ? qui se cachait sous ce pseudonyme ? si ce n’était pas un peintre connu qui se dissimulait ? si Pépé était étranger ou Français ?

Toutes ces questions amusaient beaucoup Pépé et Mme Alcindor, mais, en même temps, il sentait quelque gêne à voir tout le monde occupé de sa personne. Il était triste aussi de ne plus se trouver chaque jour avec Colette qui, son portrait fini et la maison meublée, sortait moins de sa pension.

Alors il imagina un voyage en Normandie, à Saint-Aubin-sur-Auquainville, et persuada à Mme Alcindor qu’elle devait l’accompagner avec Colette.

— Tu vas encore me forcer à quitter mon cirque ! s’écria Mme Alcindor. Et pourquoi ? pour faire un voyage de noces avant la noce…

— Un voyage de fiançailles.

— Ça ne se fait pas.

— Oh ! si on veut… Nous ne resterons pas éloignés de Paris longtemps, une semaine… Pour me reposer des questions indiscrètes des journalistes.

— Tu sais que je ne te refuse jamais rien.

On alla chercher Colette.

— Je ne vais pas rentrer coucher à la pension ? s’écria-t-elle. Quel bonheur ! Je quitte Paris pour voyager ! Quel plaisir !

Ils louèrent un compartiment pour eux seuls, jusqu’à Lisieux.

— Tu as peint un chef-d’œuvre, fit Mme Alcindor. Tout le monde le dit.

— C’est Colette, répondit Pépé simplement.

— On entend les gens qui entrent au cirque en causer.

Mametta, Margarita, Rig, Gig et Pig sont allés le voir hier et ils sont revenus enthousiasmés.

— Et Moutonnet ? demanda Pépé. J’aurais voulu connaître son opinion. Il fallait que Margarita le menât au Salon.

— Moutonnet, dit Mme Alcindor, il ne va plus. Il a des rhumatismes, le pauvre vieux ; nous n’avons plus qu’à le soigner.

— Pauvre Moutonnet, fit Pépé en soupirant.

— Est-ce que tu ne m’expliqueras jamais, maman, demanda Colette, ce que signifient ces choses de cirque dont je t’entends souvent parler. Il est assez singulier qu’une grande fille comme moi ne sache pas encore exactement ce que sont ses parents. Ce que tu as fait travailler ma tête à deviner ce que tu fais !… Mais il y a longtemps que je me suis dit que tu devais être saltimbanque et que tu n’osais pas me l’avouer.

— Oui, tu as raison, Colette, il faut que tu saches qui tu es. Je ne t’ai rien dit jusqu’ici parce que si tu en avais jamais parlé, et tu l’aurais fait quand tu étais enfant, tes compagnes t’auraient rendue malheureuse en te plaisantant sur la profession de tes parents… Nous tenons un cirque.

— Il n’y a là rien de déshonorant, dit Colette.

— Non ; et nous sommes tous de fort braves gens. Nous, les Alcindor, nous avons une grosse fortune, nous, toi, par conséquent. Mais le monde a des préjugés contre les saltimbanques comme aussi contre les acteurs, contre tous ceux qui se montrent à la foule et qui l’amusent ou la distraient.

Mme Alcindor mit sa fille au courant du métier de ses parents et quand elle eut fini, Pépé, prenant la parole à son tour, lui dit :

— Et moi, Colette, voulez-vous connaître mon histoire ?

— Oh ! oui, fit la jeune fille.

Il la lui raconta.

— Hé bien, s’écria Colette quand il eut fini, voici ma con­clusion : nous sommes tous d’honnêtes personnes.

Pépé prit sa petite main effilée et y déposa un baiser.

— Je crois, pensa Colette, que, pour finir le chapitre des confidences, Pépé devrait demander la main qu’il tient.

Mais on arrivait à Lisieux.

— Je vais être contente de voir ces Fougy qui ont été bons pour vous, dit Colette à Pépé.

— Nous allons les surprendre.

Ils passèrent la nuit à Lisieux et partirent dans un char-à-bancs.

La campagne était riante, éclairée par un chaud soleil du commencement de mai. La prairie était toute émaillée de primevères. Dans les bois, le long du talus des haies, on ne voyait que pétales jaunes et, par touffes, la violette qui embaumait, se cachant sous l’églantier et l’aubépine. Les pommiers étaient en fleur ; l’horizon était rose.

— Que c’est beau, la campagne ! s’écria Colette en battant des mains.

Quand ils arrivèrent dans le plant de Saint-Aubin, ils pas­sèrent sous une pluie de pétales, et Pépé reconnaissait les arbres sous lesquels il s’était abrité, sur lesquels il avait grimpé. Il indiquait à Colette ceux qui produisaient de bonnes pommes.

— Tenez, ce petit, là, dit-il, il donne des pommes de pigeonnet exquises.

Ils s’arrêtèrent devant le vieux manoir.

Le père et la mère Fougy vinrent avec Aimée regarder curieusement ces arrivants qu’ils ne connaissaient pas.

Pépé s’avança vers eux et leur dit :

— Voulez-vous que je vous embrasse ?

Ils se reculèrent instinctivement.

Puis, tout à coup, Aimée, qui considérait attentivement le jeune homme, s’écria :

— C’est Pépé !

Et tous les Fougy crièrent comme elle :

— C’est Pépé !

On s’embrassa et on se rua sur le jardin potager et sur les volailles de la basse-cour, la bonne façon de recevoir en Normandie comme en d’autres endroits de France étant de bien faire manger ses hôtes.

On envoya vite quérir Adèle pour que la fête fût complète. Elle arriva avec son mari et une demi-douzaine d’enfants gras et joufflus qui faisaient honneur au cidre de la vallée d’Auge.

— Te souviens-tu, Pépé, disait la mère Fougy, comme tu aimais les galettes de sarrasin ? Je vais t’en faire, et de bonnes ! Veux-tu de la bouillie aussi, avec un bon morceau de beurre frais au milieu ?

— Certainement, de tout ! répondait Pépé.

Il emmenait Colette dans la laiterie et lui disait :

— Passez donc votre doigt ainsi, dans la crème, et portez-le ensuite entre vos jolies petites lèvres de corail… C’est bon ?

— Très bon !

— Oh ! les coquins ! s’écriait Aimée survenant, ils vont me lécher tous mes pots !

Pépé apprit à Colette à pêcher dans le vivier.

— À cette époque-ci, vous allez prendre mes plus grosses carpes, dit le père Fougy.

— On les mettra à la sauce au cidre.

— Elles ne sont pas bonnes.

— Alors, nous les rejetterons dans l’étang après leur avoir enlevé l’hameçon.

— Elles iront porter la nouvelle aux autres et nous n’en prendrons plus, dit Colette.

— Elles ne parleront pas, puisqu’on dit : muet comme une carpe.

— C’est juste.

Pépé montrait à Colette les champs, les bois.

— Voyez-vous, dit Pépé, voyez-vous Colette, c’est là que le méchant homme m’entraîna.

— Oh ! le vilain !… pauvre petit Pépé !

— Je suis bien heureux, à présent, qu’il m’ait enlevé, Colette. S’il ne m’avait pas enlevé, je serais resté ici, et je ne vous aurais pas connue.

— Vous seriez un petit paysan au lieu d’être un grand artiste.

— Je ne vous aurais pas connue, répéta Pépé.

— Vous n’auriez pas fait mon portrait, dit Colette en riant. Ils passèrent le temps en promenades délicieuses sous les pommiers fleuris, trouvant qu’ils étaient mieux à la campagne qu’à Paris, puisqu’ils s’y quittaient moins.

— J’espère que je ne vais pas rentrer en pension, fit Colette, lorsqu’ils reprirent le chemin de fer. Je sais qui je suis, à présent, il n’y a plus rien de caché, je puis donc demeurer avec papa et maman.

— Non, dit Mme Alcindor, je ne veux pas.

— Logez avec elle, à Montmartre, dit Pépé.

— C’est ça ! s’écria Colette.

— Oh ! je le veux bien, si ton père y consent, dit Mme Alcindor… Ce sera un moyen de préparer la maison à vous recevoir, ajouta-t-elle en elle-même.

Mlle Colette, à sa grande joie, ne rentra pas en pension, et Mme Alcindor et elle prirent des domestiques et habitèrent Montmartre.

— Tu me feras voir le cirque, un de ces jours ? demanda Colette.

— Plus tard, dit Mme Alcindor.

— As-tu lu le journal ? On y chante encore le tableau de Pépé.

— Comment le trouves-tu ?

— Le tableau ?

— Non, Pépé.

— Oh ! si gentil, maman ! si aimable !

Mme Alcindor avait pris ses arrangements avec son mari pour donner Colette à Pépé, mais Alcindor soulevait encore quelques objections contre ce mariage.

— S’il ne devenait rien, faisait-il, qu’un peintre vulgaire.

Tout à coup, on apprit qu’il avait une médaille. Une médaille ! Pour la première fois qu’il exposait, pour son premier tableau !

Pépé accourut à Montmartre.

— Vous savez ? vous savez ? fit-il.

— Tu as une médaille.

— Oui, oui. Quel succès ! Tout le monde en parle, tout Paris applaudit à l’honneur qui m’est fait. Le jury a déclaré que le portrait de Colette est le plus beau du Salon. Voilà ce que c’est que d’avoir un modèle comme Colette !

— Voilà ce qu’on gagne à être un bon peintre, dit Colette. Vous serez un grand artiste.

— Il l’est ! s’écria Mme Alçindor enthousiasmée.

Et allant trouver son mari, elle lui dit :

— Tu vois ! tu vois !…

— Oui ; donne-lui Colette, dit celui-ci. Les journaux ne parlent que de Pépé. Il sera décoré.

Les feuilles publiques étaient pleines du jeune peintre, et nul n’ignorait plus ni son nom ni sa gloire.

Lui-même, il sentit le besoin d’aller revoir son tableau, de se rendre compte de ce que lui donnait de plus la médaille qu’on venait de lui décerner.

Comme il était planté devant, il remarqua un homme et une femme convenablement habillés qui tournaient autour de lui.

— Ce n’est pas lui, va, disait l’homme ; viens, allons-nous-en.

— Oh ! si… si… ce doit être lui, disait la femme.

Et Pépé entendit cette femme dire assez haut, sans doute pour qu’il entendît :

— Quel malheur qu’il ait des gants… s’il ôtait ses gants… Il fixa celle qui parlait ainsi et ses yeux lui semblèrent bons et étaient humides de larmes.

Alors doucement, tandis qu’elle suivait le mouvement, il ôta son gant et découvrit la main sur laquelle était tatoué le P-P.

Et la femme se jeta à son cou avec un cri de joie qui remua Pépé jusque dans ses entrailles. L’homme et la femme pleuraient en l’embrassant.

— Mon fils, disaient-ils, tu es mon fils.

Ils partirent tous trois, fuyant la foule qui s’assemblait autour d’eux, et, quand ils se sentirent libres, la main dans la main, pleurant, riant, ils se reconnurent et se racontèrent leurs malheurs.

— Ah ! va, dit la mère, nous avons bien souffert ! mon pauvre Pépé, ta mère, y songes-tu ? ta mère, obligée de t’abandonner ! Sais-tu qu’en te voyant enlever, sur la place Malesherbes, ç’a été pour moi comme si je t’avais tué, enterré ! Je suis revenue chez nous en me traînant. J’ai trouvé ton père. Nous nous sommes regardés. Nous avons fait un geste qui voulait dire : c’est fait, plus rien ; et nous sommes sortis, tous deux, sans prononcer un mot. Nous avons été jusqu’à la Seine, nous avons descendu doucement sur le terre-plein, au Pont-Neuf. Nous nous sommes regardés encore, dans les yeux, nous comprenant sans nous parler. Nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre. Nous avons serré nos bras fortement pour qu’on ne nous séparât pas quand on nous retrouverait, et nous avons roulé dans l’eau. J’ai eu un éblouissement et j’ai pensé : Mon enfant. Et puis…

— On vous a sauvés ?

— Oui. Nous avons repris connaissance dans une de ces petites baraques de sauvetage qu’on voit sur les bas-quais de la Seine. Un marinier nous avait repêchés. On nous porta à l’hôpital et le médecin de l’hôpital nous procura du travail. Depuis, le travail n’a pas fait défaut, et plus nous en avons eu, plus nous avons regretté notre Pierre. Nous pensions chaque jour à toi, et chaque jour nous nous disions : « Il faut vivre, pour le revoir. » Nous t’avons attendu vingt ans. Tu es beau, maintenant, tu es grand, tu es robuste. Ah ! qu’il fait bon t’embrasser ! Tu es toujours mon Pépé, va ! Et quand nous avons vu « Pépé » dans un journal, un morceau de journal qui nous est tombé par hasard sous la main, car nous n’en lisions pas…

— Si vous en aviez lu, dit Pépé, vous auriez eu connaissance d’un avis que fit publier Mme Giraud, qui m’avait recueilli, et, plus tard, vous auriez trouvé ce nom de Pépé dans les annonces du cirque Alcindor.

— Oui, nous aurions dû en lire, dit la mère. Nous les avons tous achetés lorsque ce morceau de journal nous a donné l’éveil. Et quand nous avons vu que « Pépé » avait un succès au Salon, nous nous sommes dit : « Si c’était notre enfant !… » Chaque jour, nous venions devant ton tableau, tâchant de te reconnaître. C’est moi qui t’ai reconnu, tu sais, c’est moi !… Pépé, de son côté, leur raconta ce qui lui était arrivé et comme quoi il aimait Colette.

— Tu vas l’épouser, dit la mère. Elle ne peut moins faire que t’aimer !

Le jeune artiste avait hâte d’instruire Mme Alcindor et Colette de ce qui survenait de nouveau dans son existence. Il reconduisit ses parents chez eux, dans l’intérieur propre des ouvriers qui sont dans l’aisance et ont fait des économies, et il leur promit de revenir à l’heure du dîner.

Il alla à Montmartre apprendre à Mme Alcindor qu’il avait retrouvé son père et sa mère.

— Ah ! quel bonheur ! s’écria Mme Alcindor. Mon mari n’en disait rien, mais je devinais qu’il regrettait que tu n’eusses pas d’autre nom que Pépé.

— Je me nomme Pierre Paulin, dit le jeune artiste, mais je resterai toujours Pépé.

— Oh ! oui, toujours Pépé, n’est-ce pas ? fit Colette.

— Toujours.

Mme Alcindor monta en sa chambre pour mettre son chapeau afin de courir voir Alcindor. Le jeune artiste la suivit.

— Madame Alcindor, dit-il, je suis maintenant un homme arrivé, je vous demande la main de Colette.

— Va la lui demander à elle-même, dit Mme Alcindor. Elle te l’accordera, tu peux en être sûr.

Pépé alla se mettre à genoux devant le fauteuil où Colette était assise, et lui dit :

— Colette, quand j’étais petit enfant et que j’allais vous voir à la pension, j’aimais Colette ; quand les enfants ont grandi, j’aimais Colette. Dites-moi si Colette veut me donner sa main ?

— Les voici toutes deux, dit Colette en les mettant dans celles de Pépé.

Le jeune artiste les couvrit de baisers.

Les Alcindor fixèrent au terme le plus proche leur mariage.

En outre des Alcindor et des parents de Pépé, on tint à avoir les Giraud et on fit venir les Fougy, Adèle, Aimée ; les camarades d’atelier de Pépé furent invités et tous les artistes du cirque, y compris le vieux Moutonnet qui eut son couvert à la table, auquel on noua une serviette autour du cou et qu’on bourra de pâtisseries, ce qui avait l’air de le rajeunir.

Colette était plus jolie que jamais en robe blanche et en voile de dentelle.

Rig, Pig et Gig, pleins de joie, firent des culbutes extraordinaires et Cabrion prononça un discours à la fin duquel il annonça qu’il venait de faire porter dans l’atelier de Pépé son portrait en gymnaste, un souvenir.

Les mariés s’installèrent dans la jolie maison de Montmartre où rien ne leur manqua. Pépé travailla beaucoup, beaucoup, ne mentit pas à son premier succès et devint un grand artiste. Il fut bientôt décoré et, en voyant son ruban rouge, Alcindor faillit mourir de plaisir. Colette et Pépé s’aimèrent toujours du plus profond de leur cœur et ils eurent de beaux enfants habillés comme des poupées qui faisaient l’admiration de tout le monde.