Histoire du chevalier Grandisson/Introduction

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Introduction par l’Abbé Prévost


INTRODUCTION.


C’est une assez plaisante imagination du Boccalini, de prétendre que dans un bloc de bois ou de pierre, il y a toujours une belle Statue renfermée. La difficulté n’est, dit-il, que de l’en tirer ; & tout l’art consiste à lever assez habilement l’enveloppe informe qui la couvre, pour ne lui rien ôter de sa perfection naturelle. Mais si cette idée n’est qu’un badinage, en Sculpture, elle peut être appliquée plus sérieusement à certains Ouvrages d’esprit, qui sous une rude écorce, c’est-à-dire, avec de grands défauts dans la forme, ne laissent pas de renfermer des beautés supérieures. Les exemples n’en sont pas rares chez nos Voisins, & je n’ai pas attendu les approches de la guerre pour l’observer[1]. Une main habile peut lever cette écorce, c’est-à-dire, établir l’ordre, retrancher les superfluités, corriger les traits, & ne laisser voir enfin que ce qui mérite effectivement de l’admiration. Quelques-uns de nos Traducteurs ont rendu ce service à des Livres importans ; & c’est un des principaux objets du Journal Étranger.

Ce Recueil de Lettres Historiques n’auroit pu paroître en François, sans une réformation de cette nature. Quelques Censeurs éclairés la jugeoient même impossible ; & n’en estimant pas moins le fond de l’Ouvrage, ils regrettoient une infinité d’excellentes choses, qu’ils croyoient absolument perdues pour nous : mais l’entreprise ne m’a paru que difficile, & j’ai eu le courage de la tenter.

Sans rien changer au dessein général de l’Auteur, ni même à la plus grande partie de l’exécution, j’ai donné une nouvelle face à son Ouvrage, par le retranchement des excursions languissantes, des peintures surchargées, des conversations inutiles, & des réflexions déplacées. Le principal reproche, que la critique fait à M. Richardson, est de perdre quelquefois de vue la mesure de son sujet, & de s’oublier dans les détails[2] : j’ai fait une guerre continuelle à ce défaut de proportion, qui affoiblit l’intérêt ; & s’il en reste encore des traces, je dois convenir qu’elles sont inévitables dans un récit en forme de Lettres. J’ai supprimé ou réduit aux usages communs de l’Europe, ce que ceux de l’Angleterre peuvent avoir de choquant pour les autres Nations. Il m’a semblé que ces restes de l’ancienne grossiereté britannique, sur lesquels il n’y a que l’habitude qui puisse encore fermer les yeux aux Anglois, déshonoreroient un Livre où la politesse doit aller de pair avec la noblesse & la vertu. Enfin, pour donner une juste idée de mon travail, il suffit de faire remarquer que sept volumes, dont l’édition angloise est composée, & qui en feroient vingt-huit de la grosseur des miens, se trouvent ici réduits à huit.

Ceux qui voudroient juger encore mieux de mes réformations, peuvent se procurer une Traduction du même Ouvrage, imprimée d Gottingue, qui représente l’Anglois, non-seulement avec toutes ses longueurs, mais littéralement rendu en François, dans la vue d’enrichir notre langue de nouvelles expressions & de nouveaux tours. Ce dessein, conçu en Allemagne, & la maniere dont il est rempli, en font un des plus singuliers monumens qui soient jamais sortis de la Presse.

Si l’on me demande pourquoi j’ai pris tant de peine à réformer l’ouvrage d’autrui, lorsqu’avec moins de fatigue, j’en aurois pu donner un nouveau dans le même genre, je satisfais à cette question par deux réponses. La premiere est qu’il m’en a paru digne ; & qu’y retrouvant le génie de l’Auteur, avec la plupart des autres qualités qui lui ont fait une réputation distinguée, je n’ai pas cru mon tems mal employé à faire pour son Grandisson, ce que j’ai fait assez heureusement pour sa Clarisse.

Ma seconde réponse passera, si l’on veut, pour un caprice d’Artiste, qui veut faire des essais dans un genre qu’il a long-tems exercé. Après avoir vérifié, plus d’une fois, que les grandes sources de l’intérêt sont dans le Tragique, j’ai voulu tenter si, sans remuer l’ame avec tant de force, on ne pouvoit pas l’attacher aussi sensiblement par de plus douces impressions. L’Histoire du Chevalier Grandisson m’a paru propre à cette expérience. Elle n’offre point d’intrigues sombres, ni d’aventures sanglantes & de catastrophes funestes. Il n’y meurt personne qu’au terme de la nature, ou par des accidents communs, & dans les regles de la Médecine : mais toutes les vertus y jouent le rolle qui leur convient ; & les mouvemens, qu’elles excitent, sont ceux d’une joie paisible, causée ordinairement par quelque action qu’on admire. Si cet Ouvrage obtient quelque succès, on ne doit plus tant se plaindre de la corruption des principes, puisqu’il demeurera bien prouvé que le goût de la vertu subsiste encore. Ainsi c’est une affaire d’honneur, pour ceux à qui j’ai l’espérance de plaire.

  1. Voyez la Préface & les Notes de Clarisse.
  2. On va voir, dans sa Préface, qu’il sent le mal & qu’il veut l’excuser.