Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 110
LETTRE CX.
Mylady Grandisson, à la même.
J’eus hier un autre entretien avec Émilie. Elle avoit été plus sérieuse & plus grave qu’à l’ordinaire, depuis le dernier, dont je vous ai fait le récit.
Anne, sa Femme de Chambre, que vous connoissez, avoit observé du changement dans l’humeur de la jeune Maîtresse. Ne sachant plus, dit-elle, comment lui plaire, & voyant que, d’un des meilleurs naturels du monde, elle étoit devenue un des plus difficiles, elle avoit pris la liberté de lui dire que, cette humeur continuoit, elle seroit obligée de quitter son service.
Partez donc, fut sa réponse. Je ne veux pas être menacée par une Servante. Vous commencez à prendre des airs importans. Partez, Anne, lorsque vous le souhaiterez. Je ne veux point de menaces. Je n’ai que trop de chagrins, sans en recevoir de vous.
Cette honnête Fille, qui lui est tendrement attachée, qui la sert depuis l’âge de sept ans, & dont son Pere approuvoit la bonne conduite & la fidélité, versa un torrent de larmes, & voulut lui représenter humblement ses peines. Elle lui en demanda même la permission. Mais elle n’obtint que de nouvelles marques de colere, avec un refus obstiné de l’entendre. Je ne veux rien écouter : vous avez commencé par le mauvais bout. Il falloit faire marcher les plaintes avant les menaces. Et se retirant dans son cabinet, elle ferma la porte sur elle.
Ma Femme de Chambre, de qui je tiens ce récit, offrit à la pauvre Anne de m’apprendre ce qui s’étoit passé. Mais loin d’y consentir, cette prudente Fille répondit que sa Maîtresse, comme toutes les jeunes personnes, étoit si jalouse de son autorité, qu’elle ne lui pardonneroit jamais d’avoir porté son appel à ma Tante ou à moi, & que se plaindre d’ailleurs sans espérances de succès, c’étoit exposer sa jeune Maîtresse, tandis que le mal présent pouvoit être guéri par le tems & la patience.
Émilie m’a fait pitié. Je n’ai déviné que trop facilement d’où venoit l’altération de son humeur. L’excessive bonté que son Tuteur a pour elle, ne fait qu’augmenter son amour. Ne sais-je pas moi-même que rien n’est si naturel ? Cependant, ai-je pensé, il la feroit mourir de chagrin, s’il prenoit d’autres manieres avec elle : & pour elle-même, je ne voudrois pas qu’il pût s’imaginer de la nécessité à changer de conduite.
Cette explication étoit nécessaire pour ce que vous allez lire.
Mon Mari, mon Oncle & M. Deane, étant sortis ce matin après le déjeûner, & ma Tante s’étant retirée pour écrire, je suis montée à mon cabinet dans la même vue. Émilie est venue frapper à ma porte. J’ai ouvert aussi-tôt.
Ai-je mal choisi l’heure, Madame ?
Non, ma chere. (J’avois observé, hier à souper, & ce matin pendant le déjeûner, des traces de larmes dans ses yeux, quoique personne n’eût fait la même remarque : mais les avis que j’avois reçus de ma femme de chambre me rendoient plus attentive).
J’ai pris sa main, & j’ai voulu la faire asseoir près de moi. Non, Madame, a-t-elle dit, souffrez que je demeure debout. Je ne suis pas digne d’être assise en votre présence.
(Elle avoit les larmes au bord des yeux : mais comme je lui voyois remuer les paupieres, dans l’espérance de les dessécher, je n’ai pas voulu marquer que j’y fisse attention. Je crois d’ailleurs que j’étois dans le même état, par un mouvement de sympathie.)
En ma présence, Émilie ! mon Amie, ma Sœur ! D’où peut venir ce langage ? (Je me suis tenue debout aussi). Votre Sœur aînée, mon amour, ne sera point assise, pendant que sa cadette est debout.
Elle s’est jettée à mon cou, & ses larmes se sont ouvert le passage. Cette bonté, cette bonté me tue. Je suis, je suis une très-malheureuse créature ! Malheureuse, pour avoir obtenu tout ce que je désirois. Ah ! que ne me traitez-vous séverement ? Je ne puis, je ne puis me supporter moi-même, au milieu des témoignages continuels que je reçois de votre bonté.
Quelle peut être la cause de ce trouble, ma chere Émilie ? Je vous aime tendrement. Je serois ingrate, insensible au mérite de mon Émilie, si je ne contribuois pas de tout mon pouvoir à son bonheur. Que puis-je faire pour elle, qui ne lui soit pas dû ?
Ses bras m’ont quittée : elle s’est dégagée des miens, qui la tenoient embrassée. Laissez-moi, laissez-moi sortir, Madame. Elle s’est précipitée dans l’appartement voisin. Je l’ai suivie ; & prenant sa main, ne me laissez pas dans cette inquiétude, chere Émilie ! vous ne me quitterez point. Si vous avez pour moi toute la tendresse que j’ai pour Émilie, vous me donnerez le moyen de soulager l’oppression du plus innocent & du plus aimable des cœurs. Ouvrez-vous, ma chere, ouvrez-vous à moi.
Ô Mylady Grandisson ! digne Femme du meilleur des Hommes, vous devez me haïr.
Haïr, ma chere Émilie !
Oui, vous le devez.
Asseyons-nous dans cette chambre, si vous ne voulez pas revenir dans mon cabinet.
Je me suis assise sur un sofa. Elle s’est placée près de moi, en appuyant ses joues brûlantes sur mon épaule. J’ai passé un bras autour de son cou, & de l’autre main, j’ai pris une des siennes. À présent, ma chère, je vous conjure par l’amitié, cette amitié de Sœur qui est entre nous, de m’ouvrir entiérement votre cœur. Renoncez-moi, si, recevant le pouvoir de guérir vos blessures, je n’y verse pas le baume d’une inviolable tendresse.
Que puis-je vous dire ? Hier, ma très-chere Mylady, je reçus la réponse du docteur Barlet à une question que je lui avois proposée, de la part d’une jeune Créature, qui…
Elle n’a pu achever. Elle a pleuré. Elle a levé la tête ; elle s’est essuyé les yeux. Ensuite son visage s’est encore appuyé sur mon épaule, & j’ai repassé le bras autour de son cou. Votre question, mon amour ?
Ah, Mme ! ma question, dites-vous, ma question !
Je n’ai dit la vôtre, ma chere, qu’autant que c’est vous-même qui l’avez proposée au Docteur.
Il ne vous a donc rien dit, Madame !
Assurément, il ne m’en a pas dit un mot.
En effet, j’aime bien mieux que vous le sachiez de moi. Je crains seulement qu’il ne devine de quelle jeune fille il s’agit. Pauvre ruse ! Que je suis une sotte créature ! il le devine certainement.
Puis-je savoir la question, mon amour ? Puis-je savoir la réponse ?
J’ai brûlé l’une & l’autre dans un excès de colere contre moi-même, pour m’être radicalement exposée ; car il a certainement deviné la jeune fille : je les ai jettées au feu.
Mais vous pouvez m’expliquer le cas. Vous pouvez me dire la réponse en substance.
Comment le puis-je ? Vous, Mme, que j’aime plus que toutes les autres femmes ensemble, vous… Mais vous devez me haïr, me mépriser !
Confiez-moi votre secret, ma chere. Si c’en est un que je crois déjà pénétrer, comptez qu’il ne sortira jamais de mon sein.
Elle a tressailli. Que vous pénétrez, Madame !
Ne vous effrayez point, mon amour.
Oh ! non, non, il est impossible. Si vous l’aviez pénétré.
Eh bien, qu’arriveroit-il ?
Vous banniriez pour jamais l’odieuse Émilie de votre présence. Vous obligeriez mon Tuteur de renoncer à moi.
Vous dirai-je, ma chere, ce que je crois avoir pénétré ?
Dites-le moi donc à l’oreille (en jettant autour de moi la main que je ne tenois pas). Dites-le moi si bas, que je ne puisse l’entendre.
Vous aimez votre Tuteur, Émilie. Il vous aime.
Ô Madame !
Il vous aimera toujours, & j’aurai les mêmes sentimens pour vous. Votre amour est fondé sur la reconnoissance. Tel étoit le mien. Ne sais-je pas, Émilie, tout ce qu’on peut dire en votre faveur ?
À la fin, Mme, l’excès de votre bonté dissipe mes craintes. Je vois que je puis vous avouer toute ma foiblesse, toute ma folie, d’autant plus que cet aveu me donnera quelque droit à vos conseils. C’étoit mon dessein, mais je craignois votre haine. Dans les mêmes circonstances, je doute si je serois aussi généreuse que vous. Ah ! que je regrette d’avoir proposé ma question au Docteur !
Le Docteur, ma chere, est la bonté même. Il gardera fidelement votre secret.
Et m’assurez-vous, Mme, qu’il ne le révélera point à mon Tuteur ? J’aimerois mieux mourir, que de lui voir quelque défiance de moi. Il me haïroit, Madame, si vous ne le faisiez pas.
Jamais il n’en sera informé, ma chere. Vous avez déja demandé le secret au Docteur, je n’en doute point.
Oui, Madame.
Il le gardera, ne craignez rien ; sur tout, lorsque votre charmante ingénuité m’aura mise en état, mon Amour, de trouver des expédiens pour la sûreté de votre honneur & pour vous conserver l’estime de votre Tuteur.
Hé oui, Madame. C’est précisément ce que je desire.
Ouvrez-moi donc ce cœur innocent. Regardez-moi comme votre Amie, comme votre Sœur ; comme si je n’étois pas l’heureuse Femme de votre cher Tuteur.
Je vous le promets, Madame… Hélas ! je ne m’étois pas défiée de moi-même, jusqu’au jour de votre mariage. C’est alors que j’ai commencé à sentir du trouble dans mon cœur, d’autant plus que je m’efforçois de le cacher à mes propres yeux, car j’étois réellement effrayée de les tourner sur moi. D’où me vient cette crainte ? me demandois-je à chaque moment. Ai-je quelque chose à me reprocher ? Quels sont mes desirs ? Quelles peuvent être mes espérances ? N’est-il pas certain que j’aime Mylady Grandisson ? Oui, sans doute. Cependant, par intervalles… Ne me haïssez pas, Madame. Je veux vous découvrir le fond de mon cœur & toute ma foiblesse.
Continuez, chere Émilie : vous ne sauriez me donner une meilleure preuve de votre tendresse & de votre confiance.
Cependant par intervalles, je croyois sentir qu’il s’élevoit dans mon cœur quelque chose de semblable à l’envie : Ah ! vous souffrez, je le vois, de m’entendre prononcer ce nom ?
Si je souffre, c’est de pitié pour vos peines, ma chere Émilie. Vous ne savez pas combien mon cœur est dilaté, par votre charmante confiance. Continuez donc, mon cher Amour.
Un jour, dans la résolution d’examiner mes propres sentimens ; je lui ai demandé, pensai-je en moi-même, la permission de vivre avec eux après leur mariage : Eh ! que me suis-je proposé dans cette demande ? Rien que d’innocent, croyez-moi. Ce que je desirois me fut accordé. C’étoit une grace que j’avois crue nécessaire à mon bonheur. Cependant, me demandois-je mille fois le jour, suis-je heureuse ? Non. Aimerois-je moins mon Tuteur ? Non. Mylady m’en est-elle plus chere, pour m’avoir fait obtenir cette faveur ? Il me semble que je l’admire de plus en plus, & que je ressens toute sa bonté ; mais je ne sais ce que je ressens encore. Il me semble qu’en l’aimant beaucoup, je souhaiterois quelquefois de l’aimer moins. Ingrate Émilie ! & je me faisois alors les plus séveres reproches. Sûrement, Mme, la pitié ressemble beaucoup à l’amour ; car, pendant que vos incertitudes ont duré, j’ai cru vous aimer plus que moi-même : mais lorsque je vous ai vue heureuse, & qu’il n’est point resté de motif pour la pitié, odieuse Fille que je suis, il m’a semblé que j’aurois été quelquefois bien aise de pouvoir vous rabaisser : ne me haïssez-vous pas à présent ?
Non, non, Émilie. Ma pitié, comme vous dites, augmente ma tendresse pour vous. Continuez, chere Fille. Votre ame est le pur livre de la nature. Faites m’en lire une autre page ; & comptez sur ma plus tendre indulgence. Je savois, avant vous-même, que vous aimiez votre Tuteur.
Avant moi-même ! comment cela se peut-il, Mme ? Je ne me lassois donc pas de me faire des questions. Quoi, Émilie ? Ta tendresse augmente pour ton Tuteur, & n’augmente pas pour Mylady Grandisson, qui te comble d’amitié ! L’Envie se mêleroit-elle dans ton cœur avec l’Admiration ? Ah ! imprudente Fille, & plus qu’imprudente ! où tes folies doivent-elles finir ? Juste Ciel ! si je me laisse entraîner comme je fais, ne serai-je pas la plus ingrate des Créatures ? Ne m’attirerai-je point la haine de mon Tuteur, au lieu de son affection ? Ne me rendrai-je pas méprisable au monde entier ? Et quelle sera la fin de toutes ces malheureuses suppositions ? Cependant je ne laissois pas de m’excuser aussi, car j’étois sûre qu’il n’entroit point de mal dans mes intentions : je savois que mon unique desir étoit de me voir aimée de mon Tuteur, & de pouvoir l’aimer. Mais quoi ? pensai-je à la fin ; puis-je me permettre d’aimer un Homme marié, & marié avec mon Amie ? Quelquefois cette idée m’a fait trembler ; car je jettois les yeux en arriere, & je me disois : Te serois-tu permis, il y a un an, Émilie, d’aller aussi loin que tu es déja ? Non, répondois-je à ma propre question. N’est-ce donc pas un avertissement bien clair, du chemin que tu auras fait dans l’espace d’une autre année ? Là-dessus, j’ai pris la résolution de proposer un cas au Docteur Barlet, au nom de trois personnes, que j’ai supposées être de la connoissance de ma Femme de Chambre ; deux jeunes Filles & un jeune Homme, vivant dans la même maison ; le jeune Homme engagé à l’une des jeunes Filles ; l’autre en ayant connoissance ; & quoiqu’incapable d’une pensée criminelle, sentant néanmoins croître son estime pour le jeune Homme, & commençant à craindre qu’il n’y ait quelque chose à condamner dans son cœur. Quel seroit, ai-je demandé en son nom, l’avis du Docteur sur ce cas ?
Et quel est en effet son avis, ma chere ?
Je suis une imbécille, de lui avoir fait cette question. Il doit m’avoir devinée, je le répéte. Si vous l’avez pu, vous Madame, sans que le cas vous ait été proposé, il doit l’avoir fait sans peine. Nous autres jeunes Filles, nous croyons que personne ne peut nous voir, lorsque nous avons la main devant nos yeux. En un mot, le Docteur a prononcé que l’augmentation de l’estime étoit un commencement d’amour. La conséquence étoit, que tôt ou tard la jeune Fille s’efforceroit de supplanter son Amie, quoiqu’à présent la seule pensée lui en fît peut-être horreur. Il a voulu qu’Anne l’avertît de se précautionner contre une flamme naissante, qui pouvoit, a-t-il dit, causer de grands ravages dans son cœur, &, sans la conduire à son but, faire le malheur d’un heureux couple, qui, suivant mon exposition, méritoit le sort dont il jouit. Enfin il lui a fait conseiller d’abandonner la maison ; & pour son propre honneur, pour son repos, de s’éloigner à la plus grande distance qu’il sera possible. Croyez-moi, Mme, cette décision m’a fort effrayée. J’ai jetté les papiers au feu ; & depuis que je les ai lus, je n’ai pas eu de repos. Ma chere Mylady Grandisson, ai-je pensé continuellement, si votre bonté m’encourage un peu, je vous ouvrirai mon cœur. Il faut bien qu’un jour ou l’autre vous entendiez parler de ma folie, de ma foiblesse. À présent, chere Mme, pardonnez-moi : gardez mon secret, & dites-moi ce que j’ai à faire.
Et que puis-je vous dire, ma chere Enfant ? Je vous aime. Je vous aimerai toujours. Je prendrai soin de votre honneur, autant que du mien. Je m’efforcerai d’entretenir, pour vous l’affection de votre Tuteur.
Je me flatte, Madame, qu’il n’a jamais eu le moindre soupçon de ma folie.
Il ne m’a jamais parlé de vous qu’avec tendresse.
J’en loue le Ciel ! mais dites, Mme, donnez-moi quelque conseil. Mon cœur sera dans vos mains. Vous le guiderez comme il vous plaira.
Quelle est votre propre opinion, ma chere ?
Je ne dois plus penser, Mme, à vivre avec vous.
Pourquoi ? Vous me trouverez toujours votre véritable Amie.
Mais je suis sûre que l’avis du Docteur est juste. Je dois vous avouer, Mme, que chaque jour, chaque heure du jour, où je vois sa tendresse pour vous, le plaisir qu’il prend à faire du bien, & l’admiration que tout le monde a pour lui, je l’admire de plus en plus. Je vois que j’ai moins de pouvoir sur moi-même que je ne me l’étois promis : & si son mérite ne fait que se répandre sans cesse avec un nouveau lustre, foible comme je suis, il me sera impossible de soutenir l’éclat de sa gloire. Ô Madame ! je dois fuir. Quoi qu’il m’en puisse coûter, je suis résolue de fuir.
Que d’admiration, que de pitié, que de tendresse j’ai ressenti pour cette chere Créature ! Je l’ai prise dans mes bras ; & la serrant contre mon sein ; Que vous dirai-je, mon Émilie ? Que puis-je vous dire ? Apprenez-moi vous-même ce que vous attendez de moi !
Vous êtes prudente, Mme. Vous avez le cœur tendre & généreux. Ah ! que ne suis-je aussi bonne ! Prescrivez-moi quelque chose. Je vois qu’il y auroit de la folie à souhaiter de vivre avec vous & mon Tuteur.
Est-il nécessaire, ma chere, pour régler vos sentimens, que vous cessiez de vivre avec nous ?
Absolument nécessaire, j’en suis convaincue.
Si vous alliez à Londres, ma chere, vous mettre sous la protection de sa Tante ?
Quoi, Madame ? Encore dans la maison de mon Tuteur ?
J’espere qu’un peu d’absence, avec le secours de cette disposition, dont vous me donnez de si fortes preuves, produira l’effet que nous desirons : car enfin, ma chere, vous ne pouvez jamais penser qu’à admirer, dans l’éloignement, les grandes qualités de votre Tuteur.
Il est vrai que je ne me connois que d’aujourd’hui. Je n’aurois jamais cru que je pusse former d’autre espérance, que d’être regardée comme sa Fille ; & je crois que ma découverte ne vient pas encore trop tard : mais je ne dois pas habiter la même maison. Je ne dois pas vivre avec lui dans une société continuelle.
Admirable discrétion ! charmante innocence ! Hé bien, ma chere, si vous vous adressiez à Mylady L… ou à Mylady G… ?
Ah non, non ! je n’y gagnerois rien non plus. Mon Tuteur seroit le continuel sujet de notre conversation ; & souvent, trop souvent, sa bonté fraternelle l’ameneroit chez ses Sœurs.
Quel courage ! je vous admire, Émilie. Je vois que vous avez fait de profondes réflexions sur ce point. Quelles sont donc vos idées ?
Ne les devinez-vous pas ?
Je sais ce que j’aurois à souhaiter… Mais vous devez parler la premiere.
Ne vous souvenez-vous pas de ce que la bonne Mme Sherley m’a dit le jour de votre Mariage… que je serois regardée, dans la Famille, comme une seconde Henriette ?
Je m’en souviens, très-chere Émilie. Et votre inclination vous porteroit-elle…
Ah, Mme ! si j’obtenois cette faveur, toute mon ambition seroit de marcher sur vos traces au Château de Selby, d’apprendre de vos nouvelles, de vous écrire, de me former sur les modeles qui ont servi à vous former vous-même, de recevoir de Mme Sherley & de Mme Selby le nom de leur Émilie. Mais vous entreprendrez donc, Mme, de me procurer le consentement de mon Tuteur ?
J’y employerai tous mes efforts.
Vos efforts ? Le succès est donc certain. Il ne vous refusera rien.
La bonne Mme Sherley y consentira-t-elle ?
Je n’en doute pas, si votre Tuteur y consent.
M. & Mme Selby voudront-ils me recevoir comme leur Niece ?
Nous pouvons les consulter ; ils sont heureusement ici.
Mais il reste une objection, Madame, une grande objection.
Eh ! quelle est-elle, mon Amour ?
Votre Cousin, le jeune M. Selby. Je le respecterois comme votre Cousin, & comme le Frere des deux Miss Selby ; mais c’est tout.
Jamais, ma chere, je n’ai eu cette idée, & ma Famille n’y pense pas non plus.
Ainsi, Madame, si vous faites réussir mon projet, j’accompagnerai M. & Mme Selby à leur départ ; & je ne doute point que je ne sois bientôt une heureuse Fille. Mais souvenez-vous toujours que je dois aimer mon Tuteur. Ce sera, Madame, d’un amour qui n’exclura point Mylady Grandisson d’une grande part, & de la plus grande, s’il m’est possible. À présent (en me jettant ses bras autour du cou) permettez que je vous demande pardon de tant d’étranges propos que je vous ai tenus. J’aurai le cœur plus tranquille, avec une Confidente telle que vous. Cet exemple de bonté vous rend plus qu’égale à Clémentine même. Que je vous dois de remercimens pour votre patience, & sur un sujet de cette nature ! Cependant assurez-moi, chere Mylady, que vous ne haïssez pas une petite Fille qui a la vanité de vouloir imiter vous & Clémentine.
J’ai pleuré de joie, de compassion & de tendresse. N’aurez-vous pas, ma chere Grand’Maman, plus d’affection que jamais pour cette chere Fille ? Ne l’appellerez-vous pas votre Émilie ? Et ne penserez-vous pas d’elle, comme votre Henriette ?
J’ai déja obtenu de mon Oncle & de ma Tante une haute approbation pour les desirs d’Émilie. À sa priere ils ont demandé le consentement de Sir Charles, comme une faveur. Il a souhaité de la voir là-dessus. Elle est venue d’un air timide, & les yeux baissés. Il a pris sa main : j’apprends, Émilie, que vous souhaitez de rendre à Mme Sherley, à M. & à Mme Selby, la petite Fille & la Niece que je leur ai dérobée ; ils s’en réjouissent. Vous serez heureuse sous leur protection. Mylady ne vous verra pas partir sans regret. Mais elle y consent en leur faveur : & nous aurons un plaisir de plus dans nos visites à Northampton-Shire. Est-ce une résolution déterminée, ma chere ?
Oui, Monsieur, & j’espere que vous me permettrez de partir avec Madame Selby.
Vous vous arrangerez entre vous, Mesdames. Je n’ajoute qu’une chose : vous avez une Mere ; Émilie, nous ne devons pas prendre de résolution, sans sa participation. Il faut faire aussi un compliment à mes Sœurs, à leurs Maris & à ma Tante. Ils vous aiment : ma Pupille doit se conserver l’estime & l’amitié de tous les honnêtes Gens.
La chere fille a fait une profonde révérence. Elle a répondu, en pleurant, que son Tuteur étoit la bonté même.
Si vos idées changent, a-t-il repris, ne craignez point de nous le faire connoître. Notre étude mutuelle sera de contribuer au bonheur les uns des autres. Songez, dans l’intervalle, s’il y a quelque chose de plus en quoi je puisse vous obliger.
Ô Monsieur ! votre bonté… Elle est accourue à moi, & penchant la tête sur mon sein, elle y a fini sa phrase… ne doit pas aller trop loin pour une malheureuse Fille ! je lui ai baisé le front. Héroïque Émilie ! l’ai-je nommée tout bas, pour la confirmer dans son Héroïsme.
Ainsi, ma chere Grand-Maman, cet important article est réglé. Ma Tante nous garantit votre approbation, & vous recevrez là-dessus une Lettre de Sir Charles. Mon Oncle & ma Tante commencent à s’ennuyer de nous ; c’est du moins ce que nous leur disons, Sir Charles & moi. Ils prétendent que nous ne sommes pas raisonnables, & n’en pensent pas moins à leur départ.