Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 115

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 15-22).

LETTRE CXV.

Clémentine au Chevalier Grandisson[1].

Dimanche, 11 Février.

Il y a beaucoup d’apparence que vous êtes déja informé de la plus téméraire démarche, où celle qui vous écrit se soit jamais engagée ; quelques persécutions, quelques malheurs qu’elle ait essuyés dans les dernieres années de sa vie. Elle n’ignore point que c’est une démarche téméraire. Elle se condamne. Elle ne doute point qu’elle ne soit condamnée de tout le monde. Et si vous n’étiez pas un de ses plus séveres Censeurs, peut-être n’en auroit-elle pas meilleure opinion de votre justice ; car vous êtes un excellent homme : j’apprends que dans votre Pays même, tout le monde fait l’éloge de votre bonté ; & je vois que ce n’est pas la moindre de vos louanges, d’avoir fidelement rendu ce que vous deviez à un Pere, qui sembloit avoir oublié ce qu’il devoit lui-même à sa Famille. Votre principe, je le sais, est que dans les obligations mutuelles, la négligence de l’un ne justifie pas celle de l’autre. Hélas ! comment pourrai-je donc paroître devant vous ? Je rougis de cette seule pensée… moi qui viens d’abandonner les meilleurs & les plus tendres Parens ! Ciel, je t’en demande pardon ! Cependant puis-je dire que j’ai du repentir ? Il me le semble. Mais non, non, ce n’est au plus qu’un repentir conditionnel.

Je suis dans votre Angleterre. Ah ! ne me demandez pas ma demeure. J’y suis dans une basse condition ; sans fortune ; dans un logement assez incommode ; avec deux seuls Domestiques à ma suite. Laura, dont vous vous souvenez sans doute, qui pleure à chaque moment d’avoir quitté l’Italie ; un autre que vous ne connoissez pas, qu’on nommoit mon Page dans un tems qui n’est plus, & qui me sert maintenant à tout. Pauvre jeune homme ! mais il est honnête, il est fidele ! Qu’il soit récompensé par le Ciel ! le pouvoir me manque.

Le croirez-vous ? Dans cet étrange abbaissement de fortune, quelquefois de force & d’esprit, je ne laisse pas de me croire heureuse : heureuse, de la seule pensée que je suis encore Fille.

Que dirai-je de plus ? J’ai mille choses à dire : tant de choses, que je ne sais par laquelle je dois commencer. Il vaut mieux me condamner au silence. D’ailleurs, je ne suis pas sûre de faire partir cette Lettre, ni de vous en écrire jamais d’autre.

J’ai déja passé dix jours dans cette grande Ville ; qui me paroît une Ville fort laide ; très-peuplée assurément, & le peuple fort actif. J’avois cru que tous les Habitans de votre Londres étoient riches… Mais de quoi vous entretiens-je ici ?… je ne suis sortie qu’une fois, & cela pour prendre l’air dans un de vos Parcs. Je ne saurois dire que l’Angleterre me plaise, ni ses Habitans : mais je n’ai encore vu personne.

Je mene une vie fort mélancolique : mais c’est celle qui me convient le mieux.

On me dit que vos Églises sont pauvres & nues. Vous faites plus pour vous-mêmes, que pour votre Dieu. Mais, dans cette simplicité de vos lieux de dévotion, peut-être avez-vous plus d’égard au cœur qu’à l’œil… Mais que veut dire tout ce que j’écris ? Je sens que je suis fort sujette à m’écarter.

La vérité est que je ne suis pas en bonne santé. Ma tête a besoin d’excuses.

Mais ne me direz-vous pas comment il est arrivé, qu’ayant le meilleur des Peres, la meilleure des meres, les Freres les plus affectionnés, je puisse les regarder comme autant de Persécuteurs ? Comment moi, qui les aime, qui les honore autant qu’une Fille & une Sœur l’ait jamais fait, j’ai pu les quitter, pour venir dans une Terre étrangere, une Terre d’Hérétiques ; moi qui ne passois pas pour manquer de Religion & de piété ? Me direz-vous comment ce changement peut être arrivé ?

Il étoit un homme… Mais j’ai renoncé à lui ; & j’ai eu de bonnes raisons pour y renoncer. Croyez-vous donc que je m’en repente ? Non, Chevalier, en vérité. Jamais je ne m’en suis repentie. Cependant je ne pense à personne, ni si souvent, ni avec la moitié tant de plaisir. Quoiqu’Hérétique, il est le meilleur des hommes. Mais quelle hardiesse ! Oser dire ici qu’il est Hérétique ! Peut-être nous y donne-t-on le même nom. Je sais qu’on nous traite même d’Idolâtres. Pour moi, j’avoue que j’ai eu de l’idolâtrie à me reprocher… Mais je passe sur ce point. Il se peut que les Catholiques pensent plus mal des Protestans, & les Protestans des Catholiques, qu’ils ne méritent les uns & les autres. Je suis portée à le croire. Mais il ne me paroît pas moins que vous êtes une étrange Nation.

Il me semble, Chevalier, qu’il y a quelque chose qui me causeroit beaucoup de joie… On m’assure ici que vous êtes marié : c’est ce que je savois avant que de quitter l’Italie ; sans quoi vous devez croire que je ne serois jamais venue à Londres. Cependant j’aurois plutôt pris la fuite, que de consentir à me marier ; mais peut-être me serois-je retirée dans un Pays Catholique… Que voulois-je dire ?… Qu’il y a quelque chose que je souhaiterois beaucoup ; ce seroit de voir votre Femme… à condition néanmoins qu’elle ne pût me voir elle-même. Je suis venue avec peu d’habits ; & ce ne sont pas même les meilleurs que j’eusse à Florence. Tout est demeuré à Boulogne. Mon Pere & ma Mere aimoient à me voir parée. J’y consentois, pour leur satisfaction plus que pour la mienne. Je ne suis ni fiere, ni vaine. Vous me connoissez, & mieux que je ne fais moi-même. Mais, hélas ! Vous ne me reconnoissez plus. Je suis une Fugitive, & je sais que vous ne me le pardonnerez jamais. Que faire ? c’est un mal sans remede. Cependant je prendrois plaisir à voir votre Femme ! elle se met richement, je suppose. Elle a raison sans doute, & je l’approuve beaucoup. On m’a dit que c’étoit une des plus belles Femmes d’Angleterre… À l’égard de sa beauté, je sais qu’elle n’a rien d’égal. J’en loue le Ciel. Vous savez bien, Chevalier, que dans toutes mes prieres, j’ai demandé que la meilleure des Femmes tombât au meilleur des Hommes. Je crois avoir entendu qu’Olivia parle d’elle avec éloge. Elle l’a vue en Angleterre, lorsqu’elle y étoit une vagabonde, hélas ! telle que je le suis à présent. Mais le motif d’Olivia étoit fort différent du mien. Elle étoit venue en Angleterre, dans l’espérance d’y obtenir un Mari. Pauvre Italienne ! je la plains du fond du cœur.

Mais est-il impossible, Chevalier, que je voie votre Femme sans qu’elle me voie ? Je n’ai pas besoin de me déguiser. Si vous étiez avec elle, lui donnant la main, par exemple, à l’Église ou dans quelqu’autre lieu, je ne ferois pas difficulté de me glisser dans quelque coin peu observé, habillée comme une simple Angloise, moins proprement, de la moitié que la Femme de Chambre de votre Mylady ; & dans cet état, vous pourriez me voir vous-même sans me reconnoître. C’est une grande satisfaction pour moi, que vous n’ayez pas démenti l’estime que j’avois autrefois pour vous. Cette espérance m’a soutenue. Oui, Monsieur, je vous remercie d’avoir fait tomber votre choix sur une Femme de tant de mérite & de beauté. Je me flatte qu’il ne manque rien non plus à sa naissance.

Je ne vous dissimulerai pas qu’en arrivant à Londres, je fus extrêmement déconcertée d’apprendre que vous n’y étiez point. Je m’étois promis de trouver facilement l’occasion de vous voir tous deux, ne fût-ce que dans votre carrosse, à quelque passage ; car lorsque je fus informée de la réputation que vous vous êtes faite ici par toutes sortes de vertus, moi, pauvre Fugitive, j’aurois tremblé de paroître devant vous. Tant d’excellentes leçons que vous m’avez prodiguées ? Quel fruit ! Ah ! malheureuse Clémentine !

votre Seigneurie desire-t-elle de se loger ? me demanda Édouard, en débarquant. Mais je lui ai défendu ce style, & je ne veux pas que vous le connoissiez lui-même par le nom de sa famille. Laura répondit pour moi : Quelque part, proche du Chevalier Grandisson : n’est-ce pas votre dessein, Mademoiselle ? Je ne veux pas vous dire quelle fut ma réponse, car je ne puis souhaiter que mon asile soit connu. Je vous en supplie, Chevalier ; ne prenez aucune peine pour moi : je suis une fugitive. Ne vous avilissez pas vous-même, en avouant la moindre liaison avec une pauvre & malheureuse Fille, qui mérite l’abbaissement où elle est tombée. N’a-t-elle pas abandonné les meilleurs Parens ? Mais c’est pour éviter, & non pour obtenir un Mari ; ne l’oubliez pas, Monsieur.

Dois-je vous envoyer cet informe Écrit, que j’ai commencé pour m’amuser de mes sombres réflexions ? Je ne le ferois pas, si je le croyois capable de vous causer le moindre chagrin… Le Ciel préserve votre ancienne Pupille, de répandre des nuages sur les premiers jours de vos heureuses nôces. Cependant si vous permettez à votre Secrétaire, car je ne souhaite point cette faveur de votre main, si vous lui permettiez d’envoyer quelques lignes dans un lieu sûr, où mon Édouard pourroit la prendre sans être connu de personne, simplement pour m’informer si vous avez reçu quelques nouvelles de Boulogne, de Naples ou de Florence, (Je me reproche de l’ingratitude pour cette bonne Madame Bémont), & pour m’assurer de la santé de mon Pere, de ma Mere, (Que mon cœur saigne pour eux !) de celle de mon cher Jéronimo, de mes deux autres Freres, & du vertueux Pere Marescotti, & de ma Belle-Sœur que j’ai tant de raisons d’aimer ; ce seroit un délicieux soulagement pour mon cœur, du moins s’il n’étoit pas question d’un récit trop affligeant ; car dans cette triste supposition, les jours de la pauvre Clémentine pourroient être comptés par le nombre de ses doigts.

Je suis tombée sur un sujet… Ma Lettre sera portée à votre maison de Londres. Vous donnerez ordre à votre Secrétaire que la sienne soit adressée à M. Trimbell, au Caffé de Withe, rue S. James, pour attendre qu’on vienne la demander. Votre honneur, Chevalier, me répond que vous n’opposerez rien au desir que j’ai de demeurer inconnue jusqu’à ce que je consente à vous apprendre ma demeure, ou à vous voir dans quelque autre lieu. Je signe seulement,

Clémentine.

  1. On doit faire attention que cette Lettre vient d’un cerveau blessé.