Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 123

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 44-54).

LETTRE CXXIII.

Mylady Grandisson à Madame Sherley.

À Londres, 2 Mars.

C’est à votre Henriette, Madame, qu’il appartient maintenant de reprendre la plume. Ma Tante & Lucie vous ont rendu compte, entr’elles, de tout ce qui s’est passé depuis ma derniere Lettre. Nous arrivâmes hier au soir. Avec quelle tendresse votre Fille fut-elle reçue par le meilleur des Hommes & des Maris ?

Cet après-midi, je dois être présentée à Clémentine, chez Mylady L… Vous vous figurez, sans peine, que dans cette attente le cœur me bat, & je ne le désavoue point. Sir Charles confesse aussi que cette émotion ne cede rien à la mienne. Que d’honneur il fait à son Henriette ! Il me consulte sans cesse, comme si son jugement avoit besoin d’être confirmé par le mien.

Mon Oncle, ma Tante, & Lucie sont déterminés à partir Mercredi prochain pour Northamptonshire. Sir Charles demandoit ce matin à notre Émilie, si son dessein est toujours de les accompagner ? Assurément, lui a-t-elle répondu ; & rien n’étoit capable de la faire changer de résolution. Elle est partie à l’instant, pour la communiquer à sa Mere, & pour faire quelques emplettes nécessaires à son voyage. Chere petite Créature ! Elle me coute quelquefois une larme. Ne me souviens-je pas d’avoir été dans la même situation ? Mais j’écris bien froidement, pour une femme impatiente, qui s’attend bientôt à voir une Clémentine.

Vendredi au Soir.

Clémentine, ma très-chere Grand-Maman, ne sera point, & ne doit pas être forcée. Si je l’admirois, si je l’aimois déja, mon admiration, ma tendresse, sont augmentées du double, depuis que j’ai eu le bonheur de la voir & de l’entendre. Elle est réellement d’une figure charmante ; de taille moyenne, extrêmement bien prise, avec un air de dignité, & même de grandeur, dans tout ce qu’elle fait & ce qu’elle dit. Elle a le teint admirable, sans que l’art paroisse y contribuer : réellement elle est charmante. Elle a les plus beaux yeux noirs que j’aie jamais vûs ; les cheveux & les sourcils de la même couleur. Ses yeux, néanmoins, ont quelquefois un air de distraction & de langueur, qui rappelle, à ceux qui savent son Histoire, que sa tête n’a pas toujours été tranquille. Comment se fait-il qu’on puisse prendre avantage de son Sexe, pour la traiter avec une sorte de tyrannie ; pendant qu’elle l’emporte peut-être sur ses Freres par l’esprit & le jugement ?

Lorsque nous sommes arrivés chez Mylady L… j’ai supplié Sir Charles de me conduire d’abord dans un appartement où elle ne fût pas. Je me suis assise sur la premiere chaise. Mylady L… est accourue à moi… Très-chere Sœur, vous trouvez-vous mal ? Le cœur manque à Mylady Grandisson !

Sir Charles, qui n’avoit pas remarqué mon émotion, m’a quittée pour entrer chez Clémentine. Il paroît qu’elle se trouvoit aussi dans quelque désordre.

Une Sœur, lui dit-il, attend la permission de se présenter devant vous.

Ah ! ne m’honorez pas du nom de sa Sœur, ne suis-je pas une Fugitive ? Je crains, Chevalier, qu’il me soit impossible de la voir. Elle doit me regarder avec dédain. Je ne serai pas moins effrayée de sa présence, que je l’ai d’abord été de la vôtre. Sa vertu est-elle sévere ?

C’est la douceur & la bonté même. Ne vous ai-je pas dit qu’elle est la Clémentine d’Angleterre ?

Toujours bon, Monsieur, toujours indulgent. Mais je ne dois pas être impolie. Je ne suis qu’une Étrangere, dans cette généreuse Maison ; sans quoi, je serois allée au-devant d’elle jusqu’à la premiere porte. N’est-elle pas Mylady Grandisson ? Heureuse, heureuse femme !

Ses yeux étoient inondés de pleurs. Elle s’est un peu tournée pour les cacher. Ensuite, faisant quelques pas en avant ; allons, je suis prête à la recevoir. De grace, Monsieur, conduisez-moi…

Elle n’est pas non plus sans quelque émotion. Elle se dispose à vous voir. La tendresse, la compassion agissent fortement sur son cœur. Je vais l’avertir.

Mylady L… est passée auprès d’elle. Sir Charles est venu à moi, & me trouvant sur la même chaise : D’où vient donc cet embarras ? Vous verrez une Femme que vous ne sauriez craindre, & que vous serez forcée d’aimer. Elle a ressenti les mêmes agitations. Souffrez que je vous conduise…

Non, Monsieur, ce seroit l’insulter…

Ma très-chere vie, n’oubliez point ce que vous vous devez (j’ai tressailli) ; & ne me relevez pas trop aux yeux d’une personne, qui, comme vous, est toute ame. Ma gloire est dans ma femme : Je ne puis manquer à moi-même.

Ce langage m’a causé un peu d’effroi dans le moment ; mais après notre retour, & lorsque je me suis trouvée seule avec lui, j’y ai reconnu tout-à-la-fois de la grandeur & de la bonté.

Il m’a introduite. Mylady L… est restée à sa priere. La noble Étrangere s’étant avancée vers moi, je me suis hatée d’aller à elle, les jambes tremblantes. Sir Charles nous a baisé la main à toutes deux, & les a jointes ensemble : Sœurs en vertus, comme je vous ai mille fois nommées ! couple cher & respectable ! aimez-vous l’une l’autre, autant que je vous admire toutes deux.

Elle m’a jetté ses deux bras autour du cou : Accorderez-vous, Madame, hélas ! accorderez-vous, un peu de tendresse, d’amitié, à une pauvre Désolée ! réellement désolée jusqu’à ses derniers jours ; à une Fugitive, une Rebelle, une Ingrate, pour les meilleurs des Parens !

Je l’ai embrassée… Des Parens qui se méprennent, c’est, Mademoiselle, le nom que je leur ai toujours donné. Je les plains, mais je vous dois ma plus tendre compassion. Honorez-moi de votre amitié. Sir Charles m’a déja donné deux Sœurs : qu’il me soit permis d’en compter trois !

Consentez-y, chere Mylady L… a dit Sir Charles à sa Sœur, en la faisant approcher : & passant ses bras en cercle autour de nous ; vous répondez, a-t-il ajouté, pour Charlotte qui est absente ; c’est une quadruple chaîne, que rien n’aura le pouvoir de rompre.

Il nous a placées sur un Sopha ; il nous a remis les mains l’une dans l’autre, & s’est assis devant nous ; Mylady L… à côté de lui. Nous sommes demeurées toutes deux en silence. Il ne l’a pas laissé durer trop. Mon Henriette, comme je vous l’ai dit, sait toute votre Histoire, Mademoiselle, & vous vous connoissez depuis long-temps. Vos ames sont alliées. Vos peines sont les siennes ; & vous n’aurez point de plaisirs, qu’elle ne ressente aussi comme les siens… Vous voyez, chere Henriette, vous connoissez à présent par vos yeux l’admirable Clémentine, dont vous avez tant admiré le caractere, & que vous m’avez entendu nommer si souvent la premiere des Femmes.

Nous pleurions toutes deux ; mais ses larmes paroissoient venir de tendresse & d’estime. J’ai mis, sur son bras, la main que je n’avois pas dans la sienne. Le courage me manquoit, ou du moins, il étoit lié par mon respect, qui ne me permettoit point d’être assez libre pour l’embrasser une seconde fois : Croyez-moi, Mademoiselle, (pardon pour le peu d’usage que j’ai de votre langue), j’ai répété souvent, mille fois répété qu’heureuse comme je suis, votre bonheur est nécessaire pour la perfection du mien.

Tant de bonté pour une Étrangere, pour une Fugitive… Ô Mylady Grandisson ! tout ce qu’on m’a dit de votre ame doit être vrai, comme je vois la vérité de tout ce qu’on m’a dit de vos charmes. Recevez mes félicitations, mes remercimens, pour avoir fait le bonheur de l’homme qui mérite le plus d’être heureux. Il étoit mon Frere, Madame, avant qu’il vous ait connue : permettez que je conserve le titre de sa Sœur, & faites-moi la grace de me l’accorder aussi.

Sir Charles, Mademoiselle, croit trouver de l’alliance entre nos ames. C’est me faire honneur. Si l’avenir me fait paroître avec autant d’avantage à vos yeux, que tout ce que je sais de vous vous en donne aux miens, je serai la plus heureuse des Femmes.

Vous le serez donc. J’étois préparée à vous aimer. Je crois déja sentir que je vous aime, avec une passion que l’avenir ne peut augmenter. Mais est-il possible, Madame, que vous me regardiez d’un œil de Sœur ? Pouvez-vous me plaindre d’une démarche, dont toutes les apparences sont si contraires à ma gloire ? Pouvez-vous me croire malheureuse, sans me croire trop coupable ? Ô Madame ! ma raison a beaucoup souffert, le savez-vous ? C’est à cette cruelle disgrace qu’il faut attribuer une partie de mes fautes.

Le Ciel connoît seul, Mademoiselle, combien votre malheur m’a coûté de larmes. Dans les plus difficiles situations, j’ai préféré votre bonheur au mien. Vous saurez tout de moi-même & de mon cœur. Je ne vous cacherai rien, quoiqu’il me reste des secrets que le plus cher des Hommes ignore encore. Nous serons de véritables Sœurs, de vraies Amies, jusqu’au dernier de nos jours.

Noble Henriette ! a dit le généreux Homme. La franchise, ma chere Clémentine, est son caractere. Elle ne dit rien qu’elle ne pense. Vous lui verrez remplir tout ce qu’elle promet. Et se tournant vers moi ; il est inutile, mon Amour, de vous rappeller ce qui vous est si présent. Vous connoissez notre Clémentine pour la plus noble des Femmes. Donnez-lui les preuves de confiance que vous lui promettez ; & de quelque nature qu’elles soient, elles ne feront que serrer le cher nœud qui nous lie à jamais.

Avec ces encouragemens, c’est à vous, Madame, que je dois m’adresser pour fortifier dans le cœur de Sir Charles la part que je me flatte d’avoir à son amitié. Ne souffrez pas, Monsieur, je vous en conjure tous trois, que ma main soit forcée pour le mariage. Soyez tous trois mes garans ; & je jetterai les yeux devant moi, avec plus de plaisir que je n’en osois attendre de l’avenir.

Sir Charles a répondu qu’elle devoit peut-être se relâcher de quelque chose, & que vraisemblablement sa Famille se relâcheroit aussi. Plût au Ciel, a-t-il ajouté, qu’ils fussent assez proches de nous, pour me donner le pouvoir de les consulter !

Quel souhait, Monsieur ! Vous voulez donc ma peine ? Résisterez-vous en faveur d’une fugitive, contre l’autorité d’une Famille ? Chere, chere Madame ! (en passant ses deux bras autour de moi), obtenez de votre cher Grandisson, qu’il me protege, qu’il plaide pour moi. Il ne vous refusera rien. Si vous parlez en ma faveur, envain mon Pere, ma Mere, mes Freres, le solliciteront de m’abandonner.

Il ne doit rien manquer, lui ai-je dit, à votre confiance pour Sir Charles. Votre bonheur nous est si cher, que je ne fais pas d’autres vœux pour le mien.

Généreuse, noble, excellente Mylady ! que je vous admire ! si vous me promettez ses services, Madame, alors, Chevalier, je les exige.

Regardez-les, ma très-chere Clémentine, comme une inviolable obligation. J’ai besoin de quelque explication avec vous sur toutes vos vues. Elles seront les miennes, exception, dans tout ce qui sera possible à mon zele.

Oui, Monsieur, je m’expliquerai… Demain seroit peut-être trop tôt, pour mes forces.

Faites donc l’honneur à mon Henriette de venir passer le jour d’après avec elle. Les Amis, qui l’ont accompagnée, consentiront volontiers à dîner ce jour-là chez Mylady G… & nous ne serons que vous, Mademoiselle, Mylady L…, mon Henriette & moi. Vous nous déclarerez vos intentions, qui seront une loi sacrée pour moi. Aujourd’hui cette tendre entrevue n’a pû se passer sans un peu d’émotion, & nous vous demandons la liberté de nous retirer.

Toujours attentif, Monsieur ! vous êtes en Angleterre, ce que vous étiez en Italie. Pardon, Madame. Vous m’avez vû de l’émotion, & peut-être ma tristesse vous en a-t-elle causé. Je suis née pour donner de la peine à mes Amis. Autrefois… que j’étois heureuse !… J’espere, Madame, en s’adressant à Mylady L…, que Lundi, votre présence me soutiendra chez votre Frere.

Mylady L…, qui entend l’Italien sans le parler, a marqué son consentement par une révérence.

La noble Étrangere s’est levée, mais d’un air un peu tremblant : Mesdames, Monsieur, je ne demeurerai pas plus long-temps, puisque vous le permettez. Je me sens la tête (en y portant la main) comme serrée d’une corde. Elle a passé ses bras autour de moi ; & pour adieu, elle m’a dit d’une voix plus haute : Femme Angélique ! tout ce qu’il y a de bon, de grand & de cher pour moi ! je vais attendre impatiemment Lundi ! Elle m’a pressé la joue de ses levres. Chere & respectable Clémentine ! ai-je répondu, en la serrant aussi dans mes bras. Je n’ai pu finir. Mes larmes & la tendresse de mon accent m’ont ôté l’expression. Mylady L… lui a donné la main jusqu’à son appartement, où elle l’a laissée avec Laura.

J’ai repris un moment ma place sur le Sopha. Cher, cher Amour, ai-je dit à Sir Charles en lui pressant la main ; Clémentine ne sera point, ne doit pas être forcée. La persuasion même est une violence. Pourquoi nous amener le Comte de Belvedere ? Si malheureusement elle le sait, je ne réponds point que sa tête y résiste.

Mon Oncle, ma Tante, Lucie, Émilie, ont marqué une extrême curiosité pour les circonstances, lorsque nous sommes rentrés à l’heure du souper. Ils brulent de voir cette admirable Fille, qui a pu renoncer à un homme de son choix, par des motifs de Religion, qui l’aime encore, qui vient implorer sa protection, qui est capable néanmoins de le féliciter de son mariage & d’aimer sa Femme. Que de grandeur ! a dit ma Tante. Lucie vante ma générosité ; mais quelle comparaison entre la mienne, moi qui suis en pleine possession de tous mes desirs, & celle de Clémentine ?

Joignez, ma chere Grand-Maman, vos prieres aux miennes pour le bonheur de sa vie, d’autant plus que dans le sien, par une sincere affection, est renfermé celui de votre

Henriette Grandisson.