Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 131

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 106-114).

LETTRE CXXXI.

Mylady Grandisson à la même.

Samedi, 31 Mars.

Enfin les articles sont signés. Mais vous ne me pardonneriez pas de vous en dérober les circonstances.

L’acte, signé de toute la Famille & des témoins, fut mis avec une plume, entre les mains de Clémentine, pour y écrire aussi son nom, à la vue de tous ses Amis, qui formoient un cercle autour d’elle. Jamais Femme n’a paru avec plus de dignité dans l’air & les manieres. Cependant tout le monde fut surpris, & même inquiet, de lui voir une contenance extrêmement sérieuse. Elle signa son nom ; mais aussitôt, & sans aucune apparence d’émotion, elle déchira ceux de sa Famille, elle baisa le morceau de papier, & le mit dans son sein. Ensuite, se jettant à genoux devant le Marquis & la Marquise, & leur présentant l’acte : Qu’il ne soit jamais dit que votre Fille ait eu la présomption d’entrer en traité avec son Pere & sa Mere. Mon nom demeure… Il déposera contre moi, si je viole jamais les articles que j’ai signés. Votre pardon, Monsieur, le vôtre, Madame, & mille excès d’indulgence, m’ont trop fait éprouver votre bonté pour m’en laisser aucun doute. Votre promesse est un acte. Je n’en demande point d’autre.

Ils l’embrasserent. Ils la releverent tendrement, & l’embrasserent encore.

Il me semble, Monsieur, dit-elle à Sir Charles, que pour la premiere fois, je souhaiterois de ne pas voir M. le Comte de Belvedere dans une si nombreuse assemblée. Est-il chez vous ?

Il est dans mon Cabinet, Mademoiselle.

Madame (en se tournant vers sa Mere) me ferez-vous la grace de m’accorder votre présence ?

La Marquise donna la main à Sir Charles. Clémentine prit la mienne, & fit un signe d’invitation à Madame Bémont. Le Seigneur Jéronimo nous suivit avec elle. J’entendis le Marquis, qui disoit au Pere Marescotti, quoiqu’à voix basse ; Ne trouvez-vous pas un peu trop de solennité dans cette démarche ?

Sir Charles ayant fait asseoir la Marquise dans une Salle voisine, prit l’aveu de Clémentine par une révérence, monta dans son Cabinet, où il n’employa qu’un moment à préparer le Comte aux circonstances, & revint aussitôt avec lui. Le Comte s’approcha respectueusement. Une douce rougeur se répandit sur les joues de Clémentine. Je vous mets, Monsieur, lui dit-elle, au nombre des Amis à qui je dois des excuses pour ma téméraire démarche ; parce qu’elle vous a porté à vouloir accompagner mes Freres, que vous avez toujours honorés de votre amitié. Pardonnez-moi les incommodités que vous avez pu souffrir à cette occasion.

Quel honneur vous me faites, Mademoiselle, de me compter au nombre de vos Amis ! Croyez-moi…

Oui, Monsieur, interrompit-elle, je vous regarderai toujours comme l’Ami de ma Famille & comme le mien. Je souhaiterai votre bonheur ; je le souhaite dès aujourd’hui ; & je ne puis vous en donner de meilleure preuve, qu’en retirant cette main, que vous avez recherchée avec une si rare, mes Amis disent, une si obligeante constance, malgré les dégoûts d’une malheureuse maladie, qui ne devoit vous donner que de l’éloignement pour moi… Ma chere Mere, (en faisant un mouvement que la Marquise arrêta, pour se jetter à ses genoux devant elle) pardonnez cet attachement à mes résolutions. Ce n’est point une aveugle opiniâtreté, qui me fait résister à vos désirs. J’ai eu deux raisons pour éviter un autre engagement ; ma Religion, & cette triste maladie, qui a fait votre malheur & le mien. Deux raisons (en nous regardant avec dignité) me portent aussi à refuser la main du Comte de Belvedere. J’avoue, devant mes plus chers Amis, & tous ceux qui s’y intéressent en doivent être informés, que la justice que je dois au Comte en est une. Ne serois-je pas une Malheureuse, d’accorder ma main à un Homme, qui n’a pas, dans mon cœur, la préférence qu’une Femme doit à son Mari ? Et lorsque je me suis crue obligée d’en refuser une par considération pour lui-même, ne le suis-je pas à la même justice en faveur d’un autre ? En un mot, j’ai refusé de punir le Chevalier Grandisson, & vous savez tous mon histoire : qu’a fait le Comte de Belvedere, pour mériter qu’on le punisse ? Contentez-vous, Monsieur, de mes vœux pour votre bonheur. Je me sens quelquefois encore, dans un très-fâcheux état ; & le passé n’a que trop vérifié la nature du mal. Pendant que j’ai cette opinion de moi-même, l’honneur, la justice, doivent m’attacher au Célibat. Mon respect, pour mes plus chers Parens, m’a fait abandonner un projet qui flattoit mes inclinations : il ne reste qu’à me rétablir par les voies qu’ils approuvent… Ma très-chere maman, (en se laissant tomber à genoux, malgré elle) je vais m’efforcer de rendre tous mes Amis heureux. Priez tous pour moi, mes chers Amis !… (en regardant autour d’elle, & ses larmes coulant à grosses gouttes) Accordez-moi vos prieres, Monsieur : je vous promets les miennes ; & dans les plus ardentes, je demanderai pour vous au Ciel, une Femme plus digne de vous, qui vous rende toute la justice que vous méritez.

Elle se déroba aussi-tôt, dans une espece de transport, comme si le pouvoir de ses sens n’eût pas répondu à l’élévation de son ame. Sir Charles pria Madame Bémont de la suivre ; & je suivis Madame Bémont.

Nous trouvâmes l’admirable Clémentine dans un Cabinet voisin, à genoux & baignée de larmes. Elle se leva ; nous nous hâtâmes de la soutenir. Ô ma chere Mylady ! s’écria-t-elle, pardonnez-moi !… chere Madame Bémont, avez-vous quelque reproche à me faire ? Dites, dois-je m’en faire à moi-même ?

Nous lui applaudîmes toutes deux. Elle méritoit bien nos éloges. Si sa grandeur venoit d’une imagination échauffée, qui lui donnera le nom de maladie ?

Elle consentit à se laisser reconduire vers sa Mere, qui la retint dans ses bras, lorsqu’elle vouloit se jetter encore à ses genoux. Ma chere fille, ma Clémentine, nous nous rendons tous à la force de vos raisons. Soyez heureuse, ma chere, dans vos nobles sentimens. Je fais ma gloire d’une telle Fille.

Et moi, d’une telle Sœur, ajouta le Seigneur Jeronimo. Ma tendresse pour elle, va jusqu’à l’adoration.

Elle prit ma main : Et vous, chere Mylady ! voulez-vous être ma Sœur ? Sir Charles sera-t-il mon Frere ? Ferez-vous avec nous le voyage d’Italie ? entretiendrons-nous des deux côtés une amitié de Famille, jusqu’à la fin de nos jours ?

Je la serrai étroitement dans mes bras ; & nos larmes se mêlerent mutuellement sur nos joues : mon ambition, ma plus grande ambition sera de mériter la distinction que vous m’accordez. Ma Sœur, mon Amie, la Sœur de mon meilleur Ami ! aimez-le autant qu’il vous honore. Aimez-moi pour l’amour de lui, comme je vous aimerai pour l’amour de vous-même & de lui, jusqu’à ma derniere heure.

Sir Charles passa les bras autour d’elle & de moi. La tendresse & l’admiration respiroient dans ses yeux. Il nous donna le nom d’Anges. Ensuite, prenant le Comte par la main, il le fit avancer jusqu’à nous. Je vous présente le Comte de Belvedere, dit-il à Clémentine ; il mérite infiniment votre estime & votre pitié. Vous le voyez céder à votre grandeur d’ame, avec des sentimens dignes de vous. Recevez, reconnoissez un Ami. Il s’efforcera de suspendre toute autre espérance.

Je le reçois donc, & je le reconnois à ce titre. Oui, Monsieur, je suis sensible à l’honneur que vous m’avez fait depuis si long-tems. Puissiez-vous être heureux avec une Femme, dont le mérite réponde au vôtre ! Voyez l’heureux couple qui est devant vous : Puissiez-vous être aussi heureux que Sir Charles Grandisson ! Quel plus grand bonheur puis-je souhaiter pour vous ?

Il prit sa main ; & mettant un genou à terre, il la porta respectueusement à ses levres : Je vais vous délivrer, Mademoiselle, d’un Persécuteur. Je ne dois rien vous demander ; mais je puis promettre pour moi-même, dans les termes du Chevalier Grandisson, que je m’efforcerai de suspendre la plus chere de mes espérances.

Le Comte s’étant levé, sans ajouter un mot, & les yeux aussi pleins que le cœur, le Seigneur Jéronimo proposa de retourner à la Compagnie. Mais Clémentine souhaita de se retirer avec moi, pour laisser le tems au reste des Convives de se faire raconter ce qui s’étoit passé. Je la conduisis dans mon cabinet ; & là, nous renouvellâmes les vœux d’une éternelle amitié. Sir Charles, jugeant que le Comte auroit quelque chose à souffrir du récit, le retint aussi pour quelques momens ; tandis que Madame Bémont & le Seigneur Jéronimo allerent informer ceux qui n’avoient pas été présens.

À l’heure du dîner, Clémentine fut reçue de toute l’Assemblée, comme un Ange. Ses Parens applaudirent à la noblesse de sa conduite, & bénirent le Ciel de la résolution qu’il leur avoit inspirée de venir en Angleterre. Ensuite les remercimens tomberent sur Sir Charles, auquel ils se croyoient redevables de leurs plus heureuses espérances. Ils se promirent que leur Famille & la nôtre n’en formeroient qu’une, aussi tendrement liée, que si l’alliance, autrefois si proche de sa conclusion, avoit été réelle.

Après le dîner, Sir Charles ayant proposé à la Marquise l’exécution du dernier article de son Plan, qui étoit de lui faire connoître ce qui mérite à Londres la curiosité des Étrangers, & de lui faire prendre ensuite l’air de la campagne, le Marquis répondit pour elle que l’arrivée de Clémentine ayant amené à la Ville Sir Charles & Mylady Grandisson, il ne doutoit pas que ce qui leur feroit le plus de plaisir, ne fût de retourner d’abord à leur Campagne. Il ajouta civilement que l’amusement le plus doux, pour sa Femme & pour lui, seroit la présence & la conversation de leurs Amis, & dans leurs Terres plutôt qu’en tout autre lieu ; que les plaisirs de la Ville auroient leur tour ; & qu’étant désormais tranquilles en Angleterre, ils n’avoient aucune impatience de la quitter, pourvu que Sir Charles & ses Amis remplissent l’espoir qu’ils leur avoient donné de les accompagner en Italie. Il me seroit difficile de répéter tout ce qui se dit d’agréable & de civil des deux parts. Enfin voici les arrangemens dont on convint.

Le Comte de Belvedere, qui reçut de Clémentine, dans l’après-midi, les plus hautes marques d’attention & de politesse (remede, pour l’observer en passant, que je ne crois pas trop sûr pour sa guérison) se propose de passer un mois ou six semaines à Londres avec les Seigneurs Jules & Sebaste ; de nous faire ensuite leur visite d’adieu, & de partir ensemble pour la Cour de Madrid, où le dessein du Comte est de s’arrêter quelques mois. Le nôtre est de partir tous, Lundi prochain, pour le Château de Grandisson. Mylord & Mylady L… nous suivront dans huit ou dix jours. Charlotte murmure beaucoup des embarras qui la retiennent encore ; mais elle nous rejoindra, le plutôt qu’il sera possible, avec son Mari.

Clémentine m’a vanté plus d’une fois le plaisir qu’elle se promet dans nos courses, & ne doute point qu’elles ne servent à rétablir la santé de toute sa Famille. Elle ne cesse point de me dire mille choses tendres & obligeantes. Sûrement cette démarche, qui paroissoit d’abord un peu téméraire, doit passer pour un heureux incident, puisqu’elle est devenue pour tout le monde, la source de tant de joie ; à l’exception néanmoins du pauvre Comte de Belvedere. Mais, en vérité, rien ne manque à celle de votre très-humble, &c.

Henriette Grandisson.

N. B. Ceux qui aiment les dissertations tendres & morales, doivent regretter qu’on supprime quatre ou cinq grandes Lettres, où l’on voit le sentiment de plusieurs jeunes Filles & de quelques Matrones, sur la grande & vieille Thése : S’il vaut mieux se marier par amour que par raison ? Dans une autre Lettre, on trouve la peinture des plaisirs que Sir Charles a pris soin de rassembler au Château de Grandisson.