Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 15

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LETTRE XV.

M. Reves à M. Selby.

Vendredi, 17 Février.

Cette Lettre, mon cher Monsieur Selby, n’est aujourd’hui que pour vous & pour la famille. Cependant ne soyez pas trop surpris. Mais comment vous apprendrai-je les nouvelles, les terribles nouvelles !… Ma femme en est tombée, depuis trois heures du matin, dans des vapeurs fort violentes. Ne soyez pas… Mais comment puis-je vous dire de n’être pas trop affligé, lorsque nous sommes nous-mêmes incapables de consolation ?

Ô mon cher Cousin ! Nous ne savons ce qu’est devenue notre très-chere Miss Byron. Je serai aussi exact sur les circonstances, que ma douleur & mon étonnement me le permettent. C’est une nécessité, comme vous le reconnoîtrez. M. Greville, je le crains fort… Mais commençons par les circonstances.

Nous étions, la nuit derniere, au Bal de Haymarket. Les Porteurs de notre chere Cousine, qui étoient loués comme les nôtres pour toute la nuit, se sont laissés engager à boire. Ils avoient promis à Wilson, le Laquais de Miss Byron, qu’ils seroient revenus dans moins d’une heure. Il n’étoit pas plus de minuit. Wilson les ayant attendus inutilement, l’espace de deux heures, a pris le parti de louer une autre chaise pour suppléer. Entre deux & trois, nous sommes convenus de retourner au Logis. La chere personne étoit fatiguée de l’attention que tout le monde a marquée pour elle. Tout le monde l’a vue avec admiration. Elle vouloit partir avant nous ; mais Mylady Williams l’a fait consentir à demeurer un quart d’heure de plus. Je n’ai pas manqué de la conduire jusqu’à sa chaise ; & je l’ai vue dedans, avant que de rendre le même office à Mylady Williams & à ma femme. J’ai fort bien remarqué que la chaise & les Porteurs n’étoient pas les mêmes qui l’avoient amenée. J’en ai demandé la raison, & j’ai reçu l’explication que je vous ai déja donnée. Elle s’est hâtée d’y entrer, à cause de ses habits, & pour ne pas se refroidir à l’air ; sans compter que la curiosité avoit amené plusieurs Masques après elle.

Il étoit alors près de trois heures. J’ai donné ordre à Wilson de faire arrêter la chaise lorsqu’elle seroit hors de la presse, pour attendre celle de Mylady, celle de ma Femme & la mienne. J’ai vu partir ses Porteurs, & Wilson marcher devant eux avec son flambeau. Je n’ai pas moins vu les Masques rentrer dans la Salle.

Nos Valets n’ayant point apperçu que la chaise se fût arrêtée, nous avons jugé que dans la foule & le bruit, Wilson n’avoit point entendu mes ordres ; & nous avons continué de faire marcher nos Porteurs, ne doutant point qu’elle ne fût au Logis avant nous. On avoit pris la résolution d’y retourner directement, quoique Mylady nous eût proposé d’aller changer d’habits chez elle, où nous nous étions masqués.

Nous avons été fort surpris de ne pas trouver Miss Byron au Logis. Cependant ma femme a supposé que par méprise elle avoit été conduite chez Mylady Williams, où elle seroit à nous attendre ; & j’y ai envoyé sur le champ. Mais, bon Dieu ! Dans quelle consternation sommes-nous tombés, en apprenant que Mylady n’en avoit aucune nouvelle ! M. Greville, comme j’appréhende… Mais il faut que je vous donne tous les indices sur lesquels je fonde mes soupçons.

Hier au soir, Mylady Williams fut avertie, & je l’ai su d’elle au Bal, que M. Greville, qui prit congé de nous mardi dernier, dans la résolution, en apparence de partir le lendemain pour Nortampton-Shire, n’étoit ni parti, ni dans le dessein de partir, & qu’au contraire, il étoit résolu de demeurer incognito à Londres, pour observer toutes les démarches de ma Cousine. Nous savons d’ailleurs qu’il lui avoit témoigné de la jalousie, sur quelques visites, qu’elle ne s’est pas attirées, je vous assure ; mais qu’elle n’a pu se dispenser de recevoir.

Sir Hargrave Pollexfen étoit au Bal en habit d’Arlequin. Il n’a pas été long-tems à découvrir notre charmante Cousine ; & malgré le chagrin qu’il a eu de ne pouvoir lui faire agréer ses offres, il n’a pas laissé de lui parler avec toute la politesse d’un homme du Monde. M’ayant rencontré un peu avant notre départ, il m’a demandé si je n’avois pas reconnu M. Greville entre les Masques ? Je lui ai dit que je n’y avois pas fait d’attention. N’avez-vous pas remarqué, m’a-t-il dit, un Masque en grand chapeau rabattu, avec un manteau de Scaramouche, & une lanterne sourde à la main, qu’il présentoit à tout le monde ? C’étoit notre cher ami Greville. À la vérité, j’avois observé plusieurs fois ce Masque ; mais je ne me suis point rappelé qu’il eût l’air de M. Greville ; il m’avoit paru beaucoup plus gros. Cependant, comme il vouloit qu’on le crût parti, on comprend qu’il peut avoir déguisé sa taille.

Vous savez que M. Greville est un homme entreprenant. Il n’est venu à Londres, comme il l’a déclaré lui-même, que pour causer de l’embarras à ceux qui ont des prétentions sur le cœur de ma Cousine. Il lui a vu deux Amans déclarés. Son premier dessein étoit de passer quelque tems ici, & de prendre part aux amusemens de la Ville. Il avoit même commandé un Équipage neuf. Cependant tout d’un coup, & quoiqu’il attendît M. Fenwick, il a prétendu nous persuader qu’il étoit sur son départ, & qu’il retournoit droit à Nortampton-Shire, sans avoir obtenu de ma Cousine la moindre explication en sa faveur. Toutes ces circonstances rassemblées, il ne paroît presque pas douteux que M. Greville ne soit au fond de cette noire aventure.

Ainsi vous prendrez sur ces lumieres toutes les mesures que votre prudence pourra vous inspirer. Si M. Greville n’est pas retourné dans votre canton… si M. Fenwick… Sais-je moi-même ce que je dois vous conseiller ? Le moins de bruit qu’on pourra faire sera le mieux, jusqu’à ce qu’on parvienne à quelque certitude. Que la nature de cette certitude me cause de crainte ! Chere Henriette ! Mais je suis sûr que vous croirez devoir apporter tous vos soins à cacher cette terrible affaire à sa Grand-Mere, & même à votre chere Femme : cependant ses prudens conseils peuvent être nécessaires.

J’ai six personnes dans les différens quartiers de la Ville, avec ordre de prendre des informations parmi les Porteurs & les Cochers. On ne peut s’imaginer que le nouveau Laquais soit un misérable… Que dire ? Que penser ? Nous avons envoyé chez sa Sœur, qui tient une Hôtellerie dans Smithfield. Elle n’a point entendu parler de lui. J’ai fait chercher les Porteurs, qui ont porté cette chere Fille à la maudite Mascarade. Ceux de Mylady Williams, qui les ont produits eux-mêmes, les connoissent & savent leur numero. Ils servent depuis St. James jusqu’à Berkley-Square. On pourra découvrir quelque chose par leur moyen. Ils craignent sans doute de venir demander leur argent, qu’ils n’ont gagné qu’à demi. Malheur à eux, s’ils sont reconnus pour des coquins.

Il m’est venu quelque soupçon sur Sir Hargrave, autant par rapport à l’idée qu’un de mes Amis nous a donnée de son caractere, que pour quelques emportemens dont j’ai été témoin, à l’occasion du refus que Miss Byron a fait de ses offres. J’ai envoyé chez lui dans Cavendish-Square, pour savoir s’il étoit au logis, & à quelle heure il étoit revenu du Bal. On a répondu qu’il étoit au lit, & qu’on ne croyoit pas qu’il dût sortir avant le dîner, parce qu’il attendoit compagnie. Il n’est revenu, dit-on, que vers cinq heures du matin.

Nous n’avons pas manqué d’envoyer aussi à la maison où M. Greville étoit logé. Il a quitté ce logement ; & ses Hôtes le croyent retourné en Province. Mais il est capable de toutes sortes d’inventions pour déguiser ses desseins. J’étois bien persuadé qu’il n’auroit pas tenu en deux endroits un langage différent. Heureux, si nous ne l’avions pas trouvé parti !

M. Greville doit être le coupable. Vous aurez la bonté de dépêcher promptement le Porteur, avec des informations que vous aurez pu vous procurer sur M. Greville. Je suis, hélas ! tout à vous.

Archibald Reves.