Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 17

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LETTRE XVII.

M. Reves à M. Selby.

Les gens de Mylady Williams ont trouvé les Porteurs de votre chere Niece. Ces deux Misérables confessent qu’ils ont été presqu’ivres-morts. Ils sont surs qu’on avoit mêlé quelque chose dans leur liqueur. Leurs recherches, pour trouver ceux qui les ont engagés dans cette partie, ont été jusqu’à présent sans effet ; mais c’étoient deux Laquais, dont ils déclarent la livrée, & qui ont nommé leur Maître & sa rue. Nous ne connoissons ni cette livrée, ni le nom du Maître. Ainsi cette information ne nous donne pas plus de lumieres. Tout paroît d’une infernale obscurité dans le complot. Ces deux hommes sont résolus, disent-ils, de retrouver les Laquais qui les ont trompés, fussent-ils sous terre, & les Porteurs qu’on a loués à leur place.

Chaque moment nous ramene quelque Messager avec différens récits ; mais il ne nous est encore rien venu de consolant. Cette raison me retient au Logis. Ô cher Ami ! Je ne sais où tourner mes pas ; je ne sais à quelle résolution m’arrêter. Je renvoie mes Gens au moment qu’ils arrivent ; mais avec moins de confiance que de désespoir. Comptez que cette infâme action est de M. Greville. Quoimon Courier ne fasse que partir, j’attens son retour avec une impatience mortelle.

Je jetterai à chaque occasion sur le papier tout ce qui pourra s’offrir, pour avoir toujours une Lettre prête, & la faire partir aussi-tôt qu’il nous viendra quelque lumiere. Cependant je n’attens rien de décisif que de vous.

Nos soupçons commencent à tomber sur le Laquais, ce Wilson, qui n’est chez nous que depuis trois jours. S’il n’étoit pas mêlé dans cette affaire, on auroit entendu parler de lui ou des Porteurs qu’il a loués. Il seroit revenu au Logis. On ne me persuadera point qu’ils ayent été enlevés ou assassinés tous trois.

Maudite Mascarade ! Jamais, jamais…

Ô Monsieur ! Le Laquais de Miss Byron doit être un infâme coquin. Sally (car ma femme est si mal qu’elle ne peut penser à rien) Sally, la Femme de Chambre de notre chere Cousine, s’est avisée de faire ouvrir le Coffre de ce Misérable. On a forcé les serrures. Il ne s’y est pas trouvé la valeur de dix sous. Cependant le Traître ne parloit, le jour d’auparavant, que de ses amas de linge & d’habits. L’habile Fripon, si c’en est un ! Toute la maison l’aimoit. Notre chere Fille l’avoit pris elle-même en affection. Il savoit tout, il connoissoit tout le monde. Malédiction sur son savoir & son habileté ! Nous avions apporté mille soins à trouver pour elle un excellent Domestique.

à 11 heures.

J’arrive de Smithfield. J’ai vu la Sœur du Traître. C’en est un, je ne crains plus de le dire. Je parle de ce Wilson ; c’est un Fripon exercé.

Sur quelques interrogations que j’ai faites à cette femme, après lui avoir demandé ce qu’il étoit devenu, elle a secoué la tête. Elle craignoit, m’a-t-elle dit, que tout ne fût pas dans l’ordre ; mais elle étoit sûre que son Frere n’étoit pas capable d’avoir volé. Ce qu’il a commis, ai-je répliqué, est mille fois pire que le vol. Elle a desiré d’être éclaircie. Je lui ai fait entendre de quoi il étoit question. Elle m’a répondu que son Frere étoit un jeune homme plein d’esprit & de talens, qui cherchoit l’occasion, sans doute, de gagner honnêtement sa vie ; & que c’étoit une chose bien fâcheuse, qu’il y eût des Maîtres dans le monde, qui engageassent leurs Domestiques à de mauvaises actions. Je lui ai demandé quel étoit le caractére de ce Bagenhall, que son Frere avoit servi ; & j’ai eu l’imprudence de laisser échapper quelques menaces, qui l’ont sans doute effrayée : car lorsque je suis revenu à Bagenhall, elle m’a protesté qu’elle ne feroit pas d’autre réponse, jusqu’à ce qu’elle sût si la vie de son Frere étoit en danger. Je lui ai garanti la vie de son Frere, pourvu qu’elle me le fît retrouver avant qu’il fût arrivé le moindre mal à sa Maîtresse, & je lui ai demandé où il falloit envoyer. Elle m’a dit qu’elle n’en savoit rien, & je n’ai pu tirer un mot de plus. Figurez-vous mon transport. Je lui ai offert une assez grosse somme, pour m’apprendre seulement ce qu’elle savoit de Bagenhall, & de ceux qui employoient son Frere. Elle a juré qu’elle ne diroit rien, sans savoir auparavant s’il y avoit quelque danger pour sa vie. Que faire, lorsque cet entretien même s’étoit passé sans témoin ?

Je me suis hâté de retourner au logis, pour m’informer de ce qui pouvoit être arrivé dans mon absence : mais je reverrai bientôt cette femme, & j’aurai deux Amis avec moi, dans l’espérance qu’il lui échappera quelques mots dont nous pourrons tirer avantage. Pendant tous ces délais, quel est peut-être le sort de notre chere Enfant ! Je ne puis soutenir mes propres craintes. Mylady Williams est dans une affliction inexprimable. J’ai dépêché un homme à cheval, à un Ami que j’ai à Reading, pour être mieux informé du caractere de ce Bagenhall. Dieu sait quel en sera le fruit. Le Chevalier Allestris nous assure que ce nom ne lui est pas inconnu, qu’il croit Bagenhall un homme livré aux plaisirs… Mais que dire de Wilson ? L’Infâme ne pouvoit vivre, comme il a eu le front de le dire ici, avec un Maître qui se retiroit trop tard, & dont la vie étoit dérangée. L’habile Fourbe !

À une heure après midi.

Les gens de Mylady Williams ont découvert & amené un des Porteurs loués par Wilson. J’ai commencé par m’assurer de lui. Cependant il paroît ingénu. Je lui ai dit que s’il est innocent, il doit s’attendre à des récompenses, plutôt qu’à des punitions ; & sur cette promesse, les gens de Mylady sont allés chercher l’autre que la crainte paroît avoir arrêté. Mais il viendra, sans doute, s’il n’a rien non plus à se reprocher ; ne fût-ce que pour assister son Compagnon, par un second témoignage.

À 2 heures après midi.

Votre impatience doit être extrême. Mais j’ai eu besoin de quelques momens pour me remettre, avant mon récit. Ô chere, chere Miss Byron ?

Le nom du Porteur que j’ai chez moi, est Macpherson. Son associé se nomme Dermot. Wilson les a loués pour conduire une jeune Dame à Padington[1]. À Padington ! l’infâme coquin.

Ils ont objecté l’éloignement & le danger ; mais suivant l’aveu de Macpherson, pour mettre leur service à plus haut prix. À l’égard du danger, Wilson leur a dit qu’en sortant de la Ville il devoit être joint par trois de ses compagnons, & bien armés. Pour la distance, il leur a promis qu’ils seroient payés noblement ; & les arrhes ont été chacun leur écu. Il n’a pas manqué, par-dessus, de les traiter dans un cabaret voisin ; & là, pour prévenir apparemment leur curiosité, il leur a dit que sa Maîtresse étoit une jeune Heritiére, qui étoit actuellement au Bal, & qui étoit convenue de s’enfuir avec son Amant ; mais que le Gentilhomme ne devoit paroître que dans la Maison où ils devoient la conduire ; qu’à la vérité, elle s’imaginoit aller droit à l’Église, pour y être mariée sur le champ, & que malgré l’heure qu’il étoit, elle s’y croyoit attendue par un Ministre ; mais que le Gentilhomme, aussi délicat sur l’honneur que sur le fond de ses engagemens, vouloit essayer d’abord s’il ne pourroit pas obtenir le consentement de la famille : qu’il pouvoit arriver de-là, qu’en s’appercevant de la longueur du chemin, elle parût effrayée, & qu’elle fît diverses questions ; que pour le monde entier il n’étoit pas capable de lui causer la moindre peine, mais qu’il s’étoit chargé de la tromper un peu, pour son propre intérêt ; & qu’après le succès de l’entreprise elle lui sauroit bon gré de cette innocente imposture ; que par conséquent, quelques ordres qu’elle pût leur donner, ils ne devoient obéir qu’à ceux qu’ils recevroient de lui ; qu’ils en seroient récompensés au-delà de leurs espérances ; enfin, qu’ils ne devoient pas faire d’attention même à ses cris, parce qu’elle étoit pleine de frayeurs, & dans une irrésolution continuelle, qui ne pouvoit être fixée que par le succès de l’évenement.

Les précautions de l’infâme Traître ont été plus loin, car il les avoit avertis de ne faire aucune réponse aux questions qu’ils pourroient recevoir de ceux qui conduiroient la jeune Dame à leur chaise, & de s’en reposer sur lui. Il avoit ajouté, que s’ils voyoient paroître d’autres chaises, ils n’y devoient faire aucune attention, mais demeurer un peu en arriére, & suivre fidelement son flambeau.

Macpherson dit, qu’au moment que je l’ai laissée dans la chaise, elle a tiré soigneusement les rideaux, dans la vue sans doute de cacher ses habits de Bal.

Les Porteurs, pleins de leurs instructions, se sont mis en marche aussi-tôt, sans attendre nos trois chaises. Cependant, cette chere fille doit avoir entendu l’ordre que je leur ai donné. Ils ont fait beaucoup de chemin, avant qu’elle ait paru s’en appercevoir ; alors même elle leur a parlé trois fois, sans qu’ils ayent paru l’entendre ; mais à la troisieme, ils se sont arrêtés, & le Laquais s’est présenté pour recevoir ses ordres. Où suis-je, Wilson ? a-t-elle demandé. Il a répondu qu’il ne restoit qu’un pas jusqu’au logis. Il me semble, a-t-elle repris, qu’on m’a fait faire un fort grand tour. Le Traître a répliqué qu’on y avoit été forcé, pour éviter la foule des carrosses & des chaises.

Les Porteurs ont recommencé à marcher, & se sont vus joindre, comme Wilson les en avoit avertis, par trois hommes, dont ils ont pris l’un pour le Maître, parce qu’il portoit un manteau retroussé sur le visage, & qu’il avoit à la main une fort belle épée. Mais il n’a pas dit un mot. Il n’a donné aucun ordre. Il s’est tenu derrière la chaise, avec les deux autres, pour n’être pas apperçu de ma Cousine.

À Maribone[2], elle a parlé encore. Bon Dieu ! a-t-elle dit avec plus d’inquiétude, où suis-je menée ? Porteurs, Porteurs, arrêtez. Wilson ? Appelez mon laquais, Porteurs. Ils l’ont appelé. Ils ont ouvert la portiére ; mais Dermot s’est mis si près, qu’elle n’a pu voir fort loin devant elle. Wilson leur a dit en s’approchant ; quelle lenteur en effet ? Ne m’aviez vous pas dit que nous touchions à la rue ? Voyez dans quelles allarmes vous jettez ma Maîtresse. Mademoiselle, nous sommes tout à l’heure au logis. Ils ont continué leur marche, en avouant qu’ils avoient manqué le chemin, & feignant tous deux de se reconnoître… elle n’a pensé qu’alors à tirer les Rideaux ; & dans le même instant ils lui ont entendu dire ; Ciel ! protege-moi. Bon Dieu ! ne suis-je pas au milieu des champs ? Ils étoient alors entre Marybone & Padington. Macpherson dit, qu’en l’entendant recourir au Ciel, il a jugé qu’elle étoit trop timide & trop pieuse pour être engagée dans une intrigue d’amour : cependant, pressés par leur infâme guide, ils ont doublé le pas. Alors elle a jetté un cri ; & dans le mouvement qu’elle a fait des deux côtés, ayant apperçu un des trois hommes, elle lui a demandé son assistance, au Nom de Dieu. Ce Misérable a parlé rudement aux Porteurs, & leur a commandé d’arrêter. Elle a demandé Grosvenor-square[3]. C’étoit à Grosvenor-square, a-t-elle dit, qu’on devoit la conduire. Eh bien, Madame, a répondu l’Homme, vous y êtes dans un instant. Il est impossible, a-t-elle répliqué. Ne vois-je point des champs autour de moi ? Je suis au milieu des champs. C’est Grosvenor-square, lui a-t-on dit ; vous voyez les arbres & le Jardin de Grosvenor-square. Par quel étrange chemin nous avez-vous conduits ? a crié Wilson aux Porteurs ; & tout d’un coup, il a pris le parti d’éteindre son flambeau sous ses pieds, tandis que l’autre, prenant la lanterne des Porteurs, ne leur a laissé que la foible lumière de quelques étoiles pour se conduire. Alors la pauvre Infortunée a poussé un cri si pitoyable, que Macpherson prétend en avoir été pénétré jusqu’au fond du cœur. Mais il n’en a pas moins suivi Wilson, qui s’est applaudi d’arriver au Port, ce sont ses termes ; & qui l’a conduite par un chemin détourné, le long des murs d’un Jardin. Un des trois hommes, qui avoit pris le devant, s’est hâté d’ouvrir une porte de derriere, & l’a tenue de la main. La chaise y est entrée ; & pendant qu’elle a traversé le Jardin, jusqu’à la Maison à laquelle il paroissoit appartenir, notre malheureuse Miss a cessé de se faire entendre.

On n’en a que trop connu la raison, lorsque les Porteurs se sont arrêtés. Elle s’étoit évanouie. Deux femmes, appelées par l’homme en manteau, sont venues la secourir, avec de grandes apparences de tendresse. Elles ont dit quelques mots d’admiration sur sa beauté, avec des marques assez vives d’intérêt ; comme si leur crainte eût été qu’il ne fût trop tard pour espérer quelque chose de leurs soins. L’homme en manteau a paru troublé. Wilson est entré dans la Maison, avec ceux qui ont transporté cette chere Créature. Mais il est bientôt revenu aux Porteurs, qui l’ont vu recevoir beaucoup de félicitations & de caresses de l’homme en manteau. Il leur a mis à chacun leur guinée dans la main : & les ayant accompagnés lui-même jusqu’à la derniere porte du Jardin, il a refusé d’allumer la chandelle de leur lanterne : mais il leur a donné, pour les conduire, un homme, qui les a fait passer par des ruelles fort sales & fort rudes, pour aboutir à l’entrée d’un sentier qui menoit vers Londres. Il est clair qu’on n’a pas eu d’autres vues que de leur rendre le chemin difficile à retrouver.

On est parvenu à nous amener l’autre Porteur. Il fait exactement le même récit. Je leur ai demandé à tous deux, quelle sorte d’homme ils ont cru voir en manteau. Mais il apportoit tant de soin à se couvrir ; & dans la Maison comme en chemin, ils ont eu si peu d’occasion de l’observer, que je n’ai pu tirer beaucoup de lumieres de leur description. Sur leurs propres offres, j’ai trouvé bon qu’ils retournassent au même lieu, avec les Porteurs de Mylady Williams, pour essayer de reconnoître leurs traces. Avec quelle ardeur n’embrasse-t-on pas les plus foibles ressources, lorsqu’il ne se présente rien de plus certain ?

J’ai voulu savoir de Mylady Williams d’où elle avoit appris que M. Greville n’avoit pas quitté Londres, & se proposoit d’y demeurer secrettement. Elle m’a nommé une Madame Breston, de Boundstreet[4], sans pouvoir me dire, si cette femme connoissoit M. Greville. Je suis allé aussi-tôt dans Boundstreet. Madame Breston m’a dit qu’elle tenoit cette nouvelle de Sir Hargrave Pollexfen, qui s’étoit expliqué sur M. Greville avec assez de chaleur, pour en faire craindre des suites ; ce qui ne l’avoit rendue que plus ardente à informer Mylady, pour les prévenir.

À présent, Monsieur, quand on se rappelle le Masque à lanterne sourde (information qui nous vient de Sir Hargrave, car nous n’avons pas vu ce masque nous-mêmes) & le desir qu’avoit M. Greville de nous persuader de son départ ; peut-il rester quelque doute… Cependant c’est de Sir Hargrave que vient l’information ; & n’est-il pas vraisemblable que M. Greville lui auroit caché sa marche avec autant de soin qu’à nous ? Je veux aller sur le champ chez Sir Hargrave. Il devoit dîner chez lui. Il y attendoit compagnie : si je ne puis obtenir de le voir, s’il est absent… Mais suspendons les conjectures jusqu’à mon retour.

Ô Monsieur ! Je commence à croire que j’ai fait une injustice à M. Greville. Je tremble que votre chere Niece ne soit tombée dans des mains incomparablement pires que les siennes. Sir Hargrave n’est pas chez lui. Il y est. Il a compagnie. On ne sauroit lui parler. Telles sont les différentes réponses que j’ai reçues de son Portier. J’ai remarqué dans cet homme, autant d’embarras, qu’il a dû me trouver d’impatience ; mais il est évident pour moi, qu’il avoit ses instructions. En un mot, j’ai de fortes raisons de croire que Sir Hargrave n’est pas rentré de toute la nuit. L’homme à manteau ne peut être que lui. Tout ce qu’Allestris nous a dit de sa méchanceté, & sa conduite arrogante avec notre chere Miss Byron, lorsqu’elle a rejeté ses offres, ne me revient que trop à l’esprit. Grand Dieu ! Seroit-elle tombée au pouvoir d’un homme de cette trempe ? Ha ! Que ne puis-je m’en tenir à mes premieres défiances ! Greville, tout dangereux qu’il est, me paroît plus honnête homme. Il est du moins de bien meilleur naturel. Il n’auroit pas de vues moins honorables que le mariage. Mais l’autre, si c’est lui… ! je ne puis, je n’ose me livrer à cette idée.

Les quatre Porteurs viennent d’arriver. Ils croient avoir retrouvé le lieu ; mais après y avoir pris quelques informations, qui me mettent plus que jamais à la torture, ils se sont hâtés de revenir, pour me demander de nouveaux ordres.

S’étant adressés au premier Cabaret, ils se sont informés si l’on ne connoissoit pas un long jardin, avec une porte de derriere, qui donne sur une ruelle fort sale, & sur les champs. On leur a répondu qu’on le connoissoit parfaitement, & que la maison, à laquelle ce jardin appartient, donnoit sur la grande rue. Ils se sont fait apporter quelques liqueurs ; & dans l’entretien qu’ils ont continué d’avoir avec l’Hôte, ils ont su de lui que cette maison est occupée, depuis près d’un an, par des gens de fort bonne réputation ; que la famille est composée d’une veuve, qui se nomme Auberry, de son fils & de deux filles ; & que le fils, âgé d’environ trente ans, exerce un Office à la Douane, d’où il ne vient que le samedi au soir, pour s’en retourner le lundi matin. Mais, leur a dit le Cabaretier, en s’interrompant, il est arrivé cette nuit une bizarre aventure qui m’a fort allarmé.

Il a fait d’abord quelque difficulté d’achever, parce qu’il n’aimoit pas, a-t-il dit, à se mêler des affaires d’autrui. Mais à la fin, il leur a raconté que vers six heures du matin, il avoit été réveillé par le bruit, & qu’ayant mis la tête à sa fenêtre, il avoit apperçu à la porte de Madame Auberry un carrosse à six chevaux, & trois ou quatre hommes à cheval ; qu’il s’étoit habillé, & qu’il avoit ouvert la sienne ; mais que les Cochers & les Laquais avoient été si réservés, qu’ils ne s’étoient point approchés de sa Maison : sobriété rare, a-t-il dit, pour des gens de livrée, & qui n’avoit servi qu’à rendre sa curiosité plus vive ; que vers sept heures, une des filles de la Veuve étoit venue à la porte, avec une chandelle à la main, & qu’elle avoit dit au Cocher de ranger sa voiture, aussi près qu’il pourroit de la Maison ; que trois minutes après, il avoit vu paroître à la porte un homme, en habit galonné, qui tenoit sous le bras une autre personne, de taille moyenne, enveloppée d’un manteau d’écarlatte, résistant, les apparences d’une grande douleur, à la violence qu’on employoit pour la faire monter dans le carrosse, & demandant grace, d’un ton de voix qui la faisoit reconnoître pour une femme ; que l’homme avoit fait des protestations fort vives d’amour & d’honneur ; mais que malgré les efforts de la Dame, qui paroissoit livrée à la plus amere affliction, il ne l’en avoit pas moins levée dans le carrosse ; que l’y voyant entrer avec elle, elle avoit poussé un grand cri, pour demander du secours ; qu’ensuite sa voix étoit devenue plus sourde, comme si sa bouche eût été bouchée d’un mouchoir ; & que l’homme avoit commencé à parler plus haut, d’un ton qui paroissoit menaçant ; que le carrosse étoit parti à grand train, & tous les Cavaliers à la suite. Pendant les efforts que la Dame avoit faits pour résister, le Cabaretier avoit observé qu’elle étoit richement vêtue sous son manteau. Une demie heure après, il avoit vu arriver un carrosse à quatre chevaux, où la Veuve étoit montée avec ses deux filles, & dans lequel ces trois femmes avoient pris la route de l’autre. Après leur départ, sa curiosité lui avoit fait demander à la Servante de la maison, qui étoit une fille simple & grossiére, où ses Maîtresses pouvoient être allées si matin ? Elle avoit répondu qu’elles étoient allées à Windsor, ou dans le canton, & qu’elle ne les attendoit que dans huit jours.

Ô le détestable Hargrave ! Il a des Terres proche de la forêt de Windsor. Je ne doute plus qu’il ne soit l’Infâme. Qui sait ce que cette chere Fille peut avoir souffert, avant que d’être traînée dans le carrosse ? Ciel ! Soutiens ma patience. Infortunée Miss Byron ! Je me représente ses prieres, ses larmes, ses cris étouffés ! Ô l’infâme Hargrave !

J’ai déja rassemblé autant d’hommes & de chevaux, que deux de mes Amis m’en ont pu fournir. Nous serons neuf, en comptant mes deux Laquais avec moi. Je poursuivrai le misérable jusqu’à l’extrémité du monde. Mais nous n’irons pas si loin pour le trouver. Notre premiere course sera chez lui-même, dans la maison qu’il a près de Windsor. Si nous ne l’y trouvons point, nous irons tomber à Reading, chez ce Bagenhall. Ce seroit perdre son tems que d’aller à Padington : la friponne de Veuve & ses deux filles n’y sont plus ; & l’on n’y trouveroit qu’une Servante mal informée, dont on ne tireroit que ce qu’on sait déja. Cependant j’ai accepté l’offre de Mylady Williams, qui propose d’y envoyer son Maître-d’Hôtel avec les deux Porteurs, pour nous procurer tous les éclaircissemens dont j’aurai besoin à notre retour.

Demain, à quatre heures du matin, les six hommes qu’on me prête, & moi-même avec les deux miens bien armés, nous devons nous trouver au coin de Hyde-parck. Il est cruel d’avoir encore une nuit à passer dans cette agitation. Mais tant de gens ne peuvent être prêts plutôt. Ma femme me fait promettre d’employer le bras de la Justice dans quelque lieu que je puisse découvrir l’Infâme, ou notre chere souffrante. Nous nous diviserons, pour suivre les deux chemins, en prenant des informations à chaque passage ; & nous conviendrons d’un rendez-vous. Je suis mortellement harassé ; mais c’est l’ame qui souffre le plus.

Ô cher Monsieur Selby ! Nous avons des lumieres. Le Ciel en soit loué ! Nous venons de recevoir des nouvelles, moins heureuses à la vérité qu’il ne seroit à desirer ; mais votre chere, votre aimable Niece est vivante. Elle vit, elle est dans des mains honorables ! Lisez la lettre que je vous envoye, & qui m’étoit adressée.

17 février.
Monsieur,

Miss Byron est en sûreté avec des personnes d’honneur. Dès le premier moment qu’elle a pu disposer d’elle-même, elle m’a priée de tranquilliser votre cœur par cette information.

Elle a reçu des traitemens cruels, dont elle n’est point en état de vous apprendre les circonstances. Nous l’avons vue plus d’une fois sans connoissance, & cet état a duré des heures entieres. Mais n’en soyez pas trop effrayé. Ses évanouissemens, quoiqu’aussi fréquens encore, deviennent beaucoup moins dangereux.

Le Courrier vous apprendra qui est mon Frere, à qui vous devez la conservation de la plus aimable femme d’Angleterre. Il a ordre de vous servir de guide, si vous nous faites l’honneur de venir, vous & votre Épouse, dans une maison où vous serez reçus avec une parfaite considération ; car Miss Byron n’est point en état d’être transportée. Vous serez convaincu par vos propres yeux, Monsieur, qu’elle est traitée avec tout le soin possible par votre très-humble servante.

Charlotte Grandisson.

Des traitemens cruels ! Des évanouissemens ! Sans connoissance pendant des heures entieres ! Hors d’état d’être transportée ! Et sa premiere inquiétude dans cette situation pour la tranquillité de ses amis ! Chere, chere Henriette ! Mais commençons par nous réjouir, cher Cousin, de la retrouver dans une maison si honorable. Ma réponse est attendue par le Courrier. Je n’ai pas le tems de vous en faire une copie ; & je suis d’ailleurs obligé d’écrire à mes deux Amis, pour leur faire savoir que leurs gens me deviennent inutiles.

Miss Byron est chez le comte de L…, dans un château de ce Seigneur, proche de Colnebroke.

Ma femme, toute affoiblie qu’elle est de ce qu’elle a souffert dans cette occasion, voudroit faire le voyage avec moi. Mais il vaut mieux que j’aille m’assurer d’abord de l’état de votre chere Niece. Je serai demain à cheval dès la pointe du jour. Mon Laquais aura un porte-manteau, rempli par ma femme de tout ce qui convient à ce sexe. Miss Byron doit avoir paru bien étrange dans ses habits de Bal aux yeux de son Libérateur.

Le Courrier, qui m’a remis la Lettre, n’a pu me donner beaucoup d’informations ; mais voici en peu de mots ce que j’ai tiré de son récit. Son maître est le Chevalier Charles Grandisson, revenu depuis peu de ses voyages. J’ai souvent entendu parler de son Pere, le Chevalier Thomas Grandisson, qui est mort depuis quelques mois. L’honnête Courrier ne finit point sur les louanges de son jeune Maître, & fait aussi beaucoup d’éloges de Miss Charlote Grandisson sa Sœur. Il m’a dit que Sir Charles, étant parti à six chevaux de Londres, avoit heureusement rencontré notre malheureuse Cousine. Sir Hargrave est l’Infâme. Je regrette du fond du cœur d’avoir soupçonné M. Greville. Sir Charles Grandisson avoit ses affaires à Londres. Il a continué son voyage, après avoir délivré notre chere Fille, & l’avoir confiée aux soins de sa Sœur. Que le Ciel verse à jamais ses bénédictions sur lui !

Ce misérable Hargrave, autant que le Courrier l’a pu comprendre, est dangereusement blessé ! Sir Charles l’est aussi ; mais si légérement, grace au Ciel ! que cet accident ne l’a point empêché de continuer sa route, après une si glorieuse action. Je voulois donner une honnête récompense au Courrier ; il s’en est défendu si constamment, en me donnant pour excuse qu’il servoit le plus généreux de tous les maîtres, que je me suis vu obligé de retirer la main.

Je fais partir cette lettre par un Exprès. Vous recevrez les autres circonstances par la Poste, & je me flatte de n’avoir plus rien de malheureux à vous marquer. Mais pardonnez la confusion qui doit résulter ici d’un mêlange mal ordonné, tel qu’il doit avoir été nécessairement dans une si terrible incertitude. Je suis, etc.

Archibald Reves.

  1. Village, à un mille de Londres.
  2. Village entre Londres et Padington.
  3. Belle place de Londres, dont le centre est un Jardin.
  4. Rue de Londres.