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Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 52

La bibliothèque libre.
Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome IVp. 62-64).

LETTRE LII.

Miss Byron à Miss Selby.

19 au soir.

Que je plains Émilie ! elle est accablée de chagrins. Dans quelles bassesses ma vile passion a failli me jetter ! Oui, ma chere, je veux l’appeler vile & ignoble. M’avez-vous reconnue ? Il ne s’en est rien fallu qu’elle n’ait fait de moi une Créature envieuse, dure, injuste, & ce qu’il y a de pire au monde, pour une pauvre Orpheline, qui a besoin de protection ; contre qui ? contre une Mere. Situation terrible ! Cependant j’étois prête à lui envier son Tuteur, & le plaisir innocent qu’elle trouve à parler de lui. Mais puisse-t-il ne me revoir que pour me mépriser, si je n’étouffe pas, dans sa naissance, ce monstre, cette odieuse jalousie, & si l’infortune d’Émilie ne sert pas à me la rendre plus chere ! Tendre Fille ! Vous viendrez avec moi, si l’on m’en fait la proposition. Mon Oncle, ma Tante y donneront leur consentement. Ils sont généreux. Ils n’ont point de petite passion qui puisse offusquer leur penchant à faire du bien. Ils sont ce que j’espere d’être, à présent que je me suis retrouvée moi-même. Eh quoi ? si la tendresse de son cœur avoit changé sa reconnoissance en amour, n’auroit elle pas une excuse, comme je me flatte d’en avoir ?

[Miss Byron fait le récit d’une visite que la mere de miss Jervins a rendue le même jour au Château de Colnebroke, accompagnée du major Ohara & du Capitaine Salmonet, pour y voir sa Fille. Les circonstances en sont bizarres. Ces deux prétendus officiers font les Matamores. Milord L…, qui les reçoit, garde assez peu de ménagement avec eux. Cependant l’obstination de la Mere à demander sa Fille, & l’idée qu’il n’a pas droit de s’y opposer, le portent à faire dépendre cette entrevue de la volonté d’Émilie. Il consent à la faire avertir. Mais la crainte l’avoit déjà fait disparoître. Elle avoit supplié Miss Byron de monter avec elle dans un carrosse de milady L…, qui ramenoit cette Dame de l’Église ; &, sous prétexte de prendre l’air avant de dîner, les deux Demoiselles s’étoient éloignées du Château. On vient dire à la Mere que sa Fille est absente. Elle s’emporte. Ses braves veulent prendre le même ton. Milord les exhorte à se retirer tranquillement, s’ils n’aiment mieux le mettre dans la nécessité de les y forcer. Ils partent, en se promettant de voir Sir Charles, & d’en tirer raison.

Miss Byron représente l’effroi de sa Compagne, la pitié qu’elle en ressent, les tendres instances evec lesquelles cette jeune personne lui demande son amitié, & sa naïveté dans le récit qu’elle lui fait des mauvais traitemens qu’elle a reçus de sa Mere. Le résultat est que miss Byron s’affectionne beaucoup pour Émilie ; qu’elle lui accorde la liberté de la voir souvent en particulier, &e d’entrer le soir librement dans sa Chambre ; de lui écrire, & de lui faire toutes ses ouvertures de cœur. Miss Byron ne dissimule point à Miss Selby que dans cette communication, elle se flatte de pénétrer les sentimens d’Émilie pour Sir Charles. Mais supérieure comme elle veut l’être à la jalousie, elle ne voit rien à se reprocher dans sa curiosité. Dès le même jour, Émilie s’étant présentée à la porte de sa Chambre, elle n’a pu la recevoir, parce qu’elle avoit une Lettre à finir ; mais elle se propose de l’en dédommager, par une visite qu’elle veut lui rendre le soir dans son propre appartement, pour lui confirmer tous les sentimens d’amitié qu’elle lui a promis dans leur promenade.]