Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 68

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 39-47).

LETTRE LXVIII.

Mylady G… à Miss Byron.

Londres, Samedi 6 de Mai.

Aujourd’hui, ma chere, tous les autres sujets vont disparoître. Nous avons reçu des informations, qui ne sont pas de la main de mon Frere, mais qui nous donnent de ses nouvelles. Un Ami de M. Lowther est venu ici avec une Lettre de ce Chirurgien, par laquelle nous apprenons que Sir Charles est actuellement à Paris. M. Belcher, qui étoit avec nous lorsque l’Ami de M. Lowther est arrivé, l’a prié de nous laisser sa Lettre, parce qu’elle contient une avanture fort extraordinaire, dont nous avons pensé aussi-tôt à vous communiquer le récit. Premierement, ayez le cœur tranquille sur le Chevalier Hargrave Pollexfen, qui est à la vérité de retour à Londres, mais en fort mauvais état. La frayeur l’a ramené en Angleterre, d’où il ne pense plus à sortir. Vraisemblablement il doit son existence à mon Frere.

M. Belcher, pour se procurer des éclaircissemens plus certains, a pris la peine d’aller chez lui, & de parler au valet même, qui étoit présent à l’action. Des circonstances qu’il a recueillies, & de la relation de M. Lowther, il a fait une Lettre pour le Docteur Barlet, qu’il nous a communiquée ; & je lui ai demandé la permission d’en prendre un Extrait pour vous.

Le Mercredi 30 d’Avril, dans le cours de l’après-midi, mon Frere ayant M. Lowther avec lui dans sa chaise de poste, & s’approchant de Paris, dont il n’étoit plus qu’à deux ou trois milles, un homme à cheval s’avança vers sa chaise avec toutes les marques d’une vive frayeur, & le pria d’entendre un affreux récit. Mon Frere fit arrêter le Postillon. L’Inconnu lui dit que son Maître, qui étoit un Gentilhomme Anglois, avec un de ses Amis de la même Nation, venoit d’être attaqué par sept hommes à cheval, & forcé de quitter le grand chemin dans sa chaise de poste ; que les Cavaliers étant en si grand nombre, il y avoit toute apparence que leur dessein étoit de l’assassiner : & montrant une petite hauteur du côté de Montmartre, il ajouta que c’étoit derriere ce lieu qu’ils exécutoient apparemment leur sanglante entreprise. Il s’étoit adressé à quelques autres Passans, qui n’avoient pas été fort touchés de sa peine, & qui n’avoient fait que hâter leur marche. Mon Frere lui demanda le nom de son Maître, & ne fut pas peu surpris en apprenant que c’étoit le Chevalier Pollexfen, accompagné de M. Merceda. Le chemin de S. Denis à Paris est planté d’arbres des deux côtés : mais la campagne étant découverte, il n’y avoit que la hauteur, qui pût empêcher, à une grande distance, d’appercevoir une chaise & tant d’hommes à cheval. Le grand chemin est bordé aussi d’un fossé ; mais avec des routes par intervalles, pour le passage des voitures dans les terres. Sir Charles ordonna au Postillon de prendre par une des ouvertures, en disant qu’il ne se pardonneroit pas d’avoir laissé périr Sir Hargrave & son Ami, sans avoir fait ses efforts pour les sauver.

Il avoit trois de ses gens avec lui, sans compter le Valet de M. Lowther. Il fit mettre pied à terre au dernier ; & montant sur son cheval, il pria M. Lowther de demeurer tranquille dans la chaise, tandis qu’avec ses trois hommes il s’avança au grand galop vers la hauteur. Bientôt ses oreilles furent frappées de cris lamentables ; & lorsqu’il eut découvert les Cavaliers, il en vit quatre à pied, dont les autres gardoient les chevaux par la bride, & qui paroissoient tenir sous eux les deux Anglois, criant tous deux, se débattant & demandant grace au nom du Ciel. Comme il avoit devancé ses gens d’assez loin, il leva la voix en approchant, pour interrompre au moins cette cruelle scene ; & dans sa course il paroissoit aller droit au secours des deux malheureux. Alors deux des quatre Cavaliers quitterent leur proie, pour remonter à cheval ; & se joignant aux trois autres, ils s’avancerent vers Sir Charles, comme résolus de soutenir leur violence ; pendant que les deux, qui restoient à pied, continuerent de maltraiter sans pitié les objets de leur furie avec les manches de leurs fouets, dont chaque coup leur arrachoit d’affreux hurlemens. Les Aggresseurs ne paroissant point disposés à finir, & le tems ne leur ayant pas manqué pour exécuter leur dessein, s’il avoit été question de vol ou de meurtre, Sir Charles conclut qu’il s’agissoit de quelque vengeance particuliere. Il se confirma dans cette opinion, lorsque les cinq Cavaliers, qui avoient tiré leurs pistolets, en le voyant approcher avec le sien, lui demanderent un moment d’explication, après l’avoir averti néanmoins de ne pas s’attirer une mort certaine, s’il s’échappoit à la moindre témérité. Sa réponse fut de les exhorter à faire donc suspendre les violences ; & remettant son pistolet dans sa fonte, il promit ce qu’on lui demandoit. Ses gens arriverent au même instant. Il leur cria de ne rien entreprendre sans ses ordres. Ensuite descendant de son cheval, dont il leur laissa les rênes, il s’avança, l’épée à la main, vers les deux hommes, qui n’avoient cessé d’exercer cruellement leurs fouets. À son approche ils firent quelques pas vers lui, en tirant aussi leurs épées. Les cinq Cavaliers s’avancerent en même tems, & l’un d’eux leur dit : c’est assez, Messieurs. Il faut apprendre à ce brave Inconnu la cause d’une aventure qui doit lui causer quelque étonnement : & se tournant vers Sir Charles, nous ne sommes, Monsieur, ni des Assassins, ni des Voleurs ; mais les deux hommes, qui paroissent exciter votre pitié, sont des Infâmes. Quel que soit leur crime, répliqua Sir Charles, nous sommes dans un pays, qui ne manque point de Magistrats pour le maintien de la Justice. Aussi-tôt il aida successivement les deux malheureux à se relever. Ils avoient tous deux la tête ensanglantée, & le corps si brisé, qu’ils ne purent étendre les bras jusqu’à leurs chapeaux, qui étoient à terre autour d’eux. Sir Charles leur rendit ce service. Pendant ce tems-là, un des deux Cavaliers, qui étoient à pied, s’impatientant du délai, cria furieusement qu’il n’étoit pas satisfait de sa vengeance, & se seroit précipité sur les Coupables, s’il n’eût été retenu par ses compagnons. Sir Charles demanda aux deux Anglois s’ils étoient injustement maltraités. Non, répondit un des Assaillans ; ils savent au fond de leur cœur qu’ils sont deux Infâmes. En effet, soit remors ou terreur, ils ne répondirent que par des gémissemens ; & ni l’un, ni l’autre, ne pouvoit se soutenir sur ses pieds. M. Lowther, que l’honneur avoit fait marcher sur les traces de Sir Charles, arriva le pistolet à la main, & descendit aussi-tôt à sa priere, pour examiner si leurs blessures étoient dangereuses. Le plus furieux des Assaillans voulut s’y opposer : mais Sir Charles arrêta son cheval par la bride ; & se tournant vers les autres ; Messieurs, leur dit-il d’un ton ferme, ces deux Étrangers sont des Anglois de distinction. Je les défendrai au péril de ma vie. Cependant, comme vous ne pensez point à fuir, & que votre emportement ne tombe que sur eux, je commence à craindre que vous n’ayez eu quelque raison pour les traiter si mal. M’accorderez-vous un mot d’explication ?

Les Infâmes, répondit un des Cavaliers, nous connoissent tous, & rendront justice à nos ressentimens. Ils n’ont pas reçu la moitié du châtiment qu’ils méritent. Vous, Monsieur, continua-t-il, qui paroissez homme d’honneur & de raison, apprenez que nous n’en avons pas moins, & que ces deux motifs sont ici les nôtres. Nous n’en voulons point à la vie de ces deux misérables ; mais nous avons voulu leur donner une leçon, dont ils puissent se souvenir toute leur vie. Ils ont lâchement outragé une femme d’honneur ; & craignant la vengeance de ses Amis, ils ont pris la fuite avec beaucoup de précaution, pour dérober la connoissance de leur route. Ils avoient feint de vouloir prendre celle d’Anvers. Depuis deux jours nous les suivons à la trace. Vous voyez le Mari, un Frere, & leurs meilleurs Amis, transportés d’indignation & de fureur.

Il paroit, ma chere, que les deux Coupables, avoient fait partir en effet quelques-uns de leurs gens pour Anvers, & que c’étoit par cette raison qu’ils n’en n’avoient qu’un à leur suite. Le Cavalier ajouta, qu’il y avoit un troisieme Anglois dans le complot ; qu’il étoit sorti d’Abbeville, scene de leur infâmie, dans une voiture différente ; mais qu’il avoit été suivi de près, & qu’il lui seroit difficile d’échapper. C’est apparemment M. Bagenhall. Sir Hargrave n’ayant vu d’abord que trois de ses Adversaires, avoit entrepris de faire quelque résistance ; mais lorsque les quatre autres avoient paru, le courage lui avoit manqué en les reconnoissant. Il s’étoit laissé conduire dans un lieu commode à leur dessein. Son Valet, qui étoit à cheval, & qu’ils avoient négligé, après l’avoir désarmé, s’étoit dérobé pendant l’exécution, dans l’espérance de lui procurer du secours.

Sir Charles répondit que le plus juste ressentiment n’autorisoit personne à se faire justice de ses propres mains. On lui répliqua, que si les coupables se croyoient en droit de se plaindre, ils savoient où trouver ceux qui les avoient maltraités. Dans l’intervalle, M. Lowther, qui avoit eu le tems de visiter leurs plaies, assura qu’elles n’étoient pas mortelles ; mais jugeant qu’ils avoient besoin d’une prompte assistance, il proposa de les faire remonter dans leur chaise. Les sept Cavaliers, qui s’étoient retirés à quelque distance, pour tenir conseil, retournerent vers Sir Charles avant que la chaise se fût approchée. Il craignit quelque retour de haine ; & remontant à cheval, il se mit à la tête de ses gens avec cette présence d’esprit, qui releve toujours son caractere. Il marcha au-devant de ceux qui venoient à lui. Est-ce en Amis, Messieurs, leur dit-il, ou dans d’autres vues, que vous revenez à moi ? Un d’eux répondit : Notre inimitié n’est due qu’à ces deux Infâmes. Je répéte que nous n’en voulons point à leur vie, qu’ils savent qui nous sommes, & qu’ils doivent se connoître eux-mêmes pour les plus méprisables des Humains. Ils n’ont pas reçu le châtiment qu’ils méritent. Mais qu’ils reconnoissent leur bassesse à deux genoux, & qu’ils demandent pardon dans cette posture à l’honnête homme, dont ils ont insulté la femme. C’est une satisfaction que nous exigeons pour lui avec la promesse de n’approcher de leur vie à plus de deux lieues de sa demeure.

Je crois, chere Henriette, que nos deux Héros n’avoient pas besoin d’être pressés, pour signer cette promesse.

Sir Charles, se tournant vers eux, leur dit avec beaucoup de douceur ; Messieurs, si vous avez tort, vous ne devez pas faire difficulté de demander grace : mais si vous êtes innocens, ma vie, celle de mon Ami & de mes Domestiques, seront employées sans ménagement, pour sauver mes Compatriotes d’une injuste oppression.

Les misérables se mirent à genoux ; & les sept Cavaliers, après avoir salué fort civilement Sir Charles, retournerent droit à la grande route. Il ne restoit qu’à mettre Sir Hargrave & M. Merceda dans leur chaise. Ce ne fut pas sans difficulté qu’on leur rendit ce service, au milieu des plaintes, que chaque mouvement leur arrachoit, & des humbles remercimens qu’ils ne se lassoient pas de faire à leur Bienfaicteur. Il continua de leur servir d’escorte, jusqu’à l’entrée de Paris. Le lendemain, ayant eu l’attention de passer chez eux, il les trouva tous deux au lit, si brisés de coups, qu’ils ne pouvoient se remuer. M. Merceda étoit le plus maltraité ; ce qui fait juger qu’il étoit le plus coupable. Il est demeuré à Paris, entre les mains des Chirurgiens ; tandis que Sir Hargrave a recueilli toutes ses forces pour se faire transporter en litiere à Calais, avec beaucoup de fidélité sans doute à ne pas trop approcher d’Abbeville. Il est à Londres depuis deux jours.

M. Lowther ajoute que Sir Charles, occupé sans relâche des affaires qui regardent la succession de M. Danby, l’a prié de nous donner ces informations ; & que dans l’impatience de continuer son voyage, il remet à nous écrire lorsqu’il aura passé les Alpes.

(N.) On ne doutera point que dans l’intervalle, les deux Dames n’aient continué leur commerce de Lettres. La suppression, qu’on en fait, n’est à regretter que pour ceux qui aiment les petits détails Domestiques. Il est tems de présenter Sir Charles en Italie.