Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 74

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 95-101).

LETTRE LXXIV.

Le Chevalier Grandisson au Docteur Barlet.

À Boulogne, 13 & 24 de Juin.

Le Comte della Porretta & ses deux Fils, revinrent hier d’Urbin, pour se réjouir de nos espérances, qui augmentent de jour en jour. J’ai cru remarquer aujourd’hui dans le visage de la Marquise un air de réserve, que je n’y avois pas vu jusqu’à l’arrivée du Comte, ou plutôt une sorte de complaisance, qui m’a paru trop civile pour une amitié telle que la nôtre. Vous savez, mon cher Docteur, que je n’apperçois jamais de nuage sur le front d’un Ami, sans en chercher aussi-tôt la cause, dans l’espérance de pouvoir contribuer à l’éclaircir. J’ai demandé à la Marquise un moment d’entretien particulier.

Elle n’a pas fait difficulté de me l’accorder au premier mot. Mais après m’avoir laissé le tems de lui ouvrir mon cœur, elle m’a demandé si le Pere Marescotti, qui a pour moi, m’a-t-elle dit, toute la tendresse d’un Pere, ne pouvoit être présent à notre conversation. Cette question m’a surpris. Cependant j’ai répondu que j’y consentois volontiers.

Elle l’a fait appeller. Il est venu sur le champ. Un tendre intérêt, & je ne sais quelle réserve que j’ai cru lire aussi sur son visage, m’ont fait juger qu’il n’ignoroit pas les dispositions de la Marquise, & qu’il comptoit d’être appellé, ou d’avoir quelque part à cette explication, quand je ne l’aurois pas demandé.

J’ai répété devant lui ce que j’avois déja dit à la Marquise de mon inquiétude sur le changement, que je croyois remarquer, depuis le jour précédent, sur un visage où je n’avois jamais vu que de la bonté. Chevalier, m’a-t-elle répondu, si vous ne vous croyez pas tendrement aimé de toute notre Famille, à Naples, à Urbin, comme à Boulogne, vous êtes fort éloigné de nous rendre justice. Elle s’est étendue alors sur ce qu’elle a nommé leurs obligations ; elle les a fort exagérées. Je lui ai protesté que je n’avois pu faire moins, pour répondre aux sentimens de mon propre cœur. C’est à nous, a-t-elle repris, que vous devez laisser le soin d’en juger, & de grace, ne nous croyez pas capables d’ingratitude. Nous commençons à voir renaître avec joie toutes nos espérances, pour une chere Fille, après l’avoir vue dans une extrémité dont il y a peu d’exemples. En honneur, en justice, & par toutes les loix de la reconnoissance, elle doit être à vous, si vous la demandez, aux conditions que vous nous avez autrefois proposées.

C’est mon sentiment, a dit le Pere, en baissant la tête.

Que puis-je ajouter ? a continué la Marquise. Nous sommes tous dans un mortel embarras. On me charge d’une commission qui m’afflige. Soulagez mon cœur, Chevalier, en m’épargnant une plus longue explication.

Il n’en est pas besoin, Madame. Je crois vous entendre. L’ingratitude ne sera jamais un reproche que je puisse faire à votre Famille. Vous, mon Pere, dites-moi (supposé, du moins, que vous puissiez faire en ma faveur ce que je ferois pour vous ;) si vous étiez à ma place (& vous ne sauriez être plus convaincu de votre Religion que je le suis de la mienne,) dites-moi ce que vous feriez, & par conséquent ce que vous jugez que je dois faire.

Le Pere m’a répondu qu’il ne pouvoit admettre une supposition de cette nature : mais est-il possible, a-t-il repris, que l’erreur puisse avoir sur un esprit raisonnable la même force que la vérité ?

Vous n’ignorez pas, lui ai-je dit, que cette question se réduit à rien, & que j’ai le même droit de vous la faire à mon tour. Mais continuons nos prieres, pour l’heureuse fin qui nous intéresse tous, pour le parfait rétablissement de notre chere Clémentine. Vous êtes témoin, Madame, que je ne cherche point à me faire valoir auprès d’elle. Vous voyez avec quel respect je me conduis. Dans ses plus affligeantes rêveries, vous ne remarquez rien qui puisse vous faire juger qu’elle pense au mariage. Je n’ai, comme je me souviens de vous l’avoir déja dit, qu’un seul desir à présent, c’est de la voir parfaitement rétablie.

Que dire, mon Pere ? que répondre ? a repris la Marquise, en le regardant d’un air affligé. Et se tournant vers moi ; mais vous, Chevalier, aidez-nous de votre conseil. Vous connoissez notre situation. Hélas ! ne nous soupçonnez pas d’ingratitude. Nous sommes persuadés que le salut de notre chere Fille est en danger. Si Clémentine est à vous, elle ne sera pas long-tems Catholique. Encore une fois, aidez-nous.

C’est votre générosité, Madame, qui vous alarme si-tôt pour l’intérêt de votre Fille & pour le mien. Vous dites qu’elle est à moi, si j’insiste aux conditions que j’ai proposées. Le Général a ma parole, que sans le consentement des trois Freres, comme sans le vôtre, Madame, je n’éléverai jamais mes vues à l’honneur de votre alliance : & je vous ai déclaré, à vous-même, que je me regardois comme lié, mais que je vous reconnoissois libres. Si vous jugez qu’en avançant vers sa guérison, Clémentine puisse être portée plus loin, que vous ne le desirez, par un sentiment de reconnoissance pour des services supposés, approuvez que mes visites diminuent par dégrés ; c’est un moyen de la dégager dans ses propres idées, en lui faisant reconnoître, que j’aurai servi moins qu’elle ne pense, à son rétablissement. J’ai promis au Général de lui rendre une visite à Naples. Mon absence peut durer trois semaines, & je me tiendrai toujours prêt à revenir au premier ordre. Suspendons toutes sortes de résolutions, jusqu’à la fin de ce terme : & faites fond sur l’honneur d’un homme, qui vous assure encore, qu’il se regarde comme lié, & qu’il vous reconnoît libres.

Ils se sont regardés tous deux sans me faire aucune réponse.

Que pensez-vous, Madame, de cette proposition ? Qu’en dites-vous, mon Pere ? Si je pouvois imaginer quelque chose de plus désintéressé, je vous le proposerois de même.

Le Directeur m’a dit, que j’étois un homme étonnant. La Marquise s’est plainte de manquer d’expressions. Elle a pleuré. Elle a pris le sort à partie. Je n’ai pu manquer d’être extrêmement sensible à son affection : cependant j’ai dit en moi-même, avec un chagrin, peut-être trop visible : quand, quand trouverai-je le retour, que mon cœur orgueilleux croit mériter ? Mais mon orgueil même, dois-je lui donner ce nom ? est venu à mon secours. Ciel ! je te rends grace, ai-je pensé, de m’avoir donné la force de remplir ce qui m’est dicté par la conscience & l’humanité, sans égard pour d’autres Loix. Le Pere m’a vu fort touché. J’avois les larmes aux yeux. Il s’est retiré, pour cacher sa propre émotion. La Marquise, encore plus pénétrée, m’a nommé le plus généreux des hommes. J’ai pris respectueusement congé d’elle, & je suis entré chez Jeronimo.

Lorsque je pensois à le quitter, pour aller tenter chez moi de calmer un peu mes agitations, le Marquis, le Comte & le Prélat, m’ont fait prier de passer dans l’appartement de la Marquise, où ils étoient avec le Pere Marescotti, qui leur avoit appris ce qui s’étoit passé dans notre entretien. Le Prélat s’est levé ; & m’embrassant : cher Grandisson, m’a-t-il dit, que je vous admire ! Pourquoi, pourquoi ne pas vouloir que je puisse vous nommer mon Frere ? Un Prince, qui s’offriroit pour ma Sœur, si vous étiez Catholique… Que ne le voulez-vous ? a interrompu la Marquise, les mains & les yeux levés. Vous ne le voulez, vous ne le pouvez donc pas ? m’a dit le Comte. Le Marquis m’a pris la main. Il a loué le désintéressement de ma conduite. Il a fort approuvé la proposition d’une absence ; mais il m’a représenté que je devois entreprendre moi-même le ménagement de ce projet, non-seulement avec Clémentine, mais du côté de Jeronimo, dont le cœur reconnoissant s’affligeroit du seul soupçon, que l’idée en fût venue d’eux. Toutes nos mesures seront suspendues ; & la santé de Clémentine se fortifiant, nous abandonnerons le reste à la conduite du Ciel.

Je suis retourné chez Jeronimo, à qui j’ai communiqué le dessein où j’étois de partir pour Rome & pour Naples, suivant la parole que j’en avois donnée au Général & à sa Femme. Il m’a demandé ce que deviendroit sa Sœur dans l’intervalle, & s’il n’y avoit rien à craindre pour nos espérances ? Je ne partirai pas, lui ai-je dit, sans l’approbation de Clémentine. Sa guerison doit être l’ouvrage du tems. Si j’y suis aussi nécessaire que l’amitié vous le persuade, de courtes absences, & l’attente qu’elles peuvent exciter, auront plus de force pour soutenir son attention, que de continuelles visites. Mais, a-t-il repris, ne trouvez-vous pas d’objection de la part de mon Pere, de ma Mere & de mon Frere ? Ne sont-ils pas alarmés pour Clémentine ? Je lui ai répondu qu’après nous être expliqués sur mon départ, ils jugeoient aussi qu’un peu d’absence pouvoit exciter son attention. Il s’est rendu à des raisons si plausibles, en me recommandant de ménager avec soin la délicatesse de sa Sœur.

(N.) L’entreprise de faire consentir Clémentine à son voyage, réussit par les ménagemens qu’il y apporta, & dont l’Auteur ne nous épargne aucune circonstance. Le Chevalier part, non-seulement pour Rome & Naples, mais aussi pour Florence, dans le dessein d’engager Madame Bemont à venir passer quelque tems à Boulogne. Il avertit le Docteur Barlet, que dans le mouvement du voyage, il sera quelques semaines sans lui écrire. En effet, cet intervalle est occupé ici par diverses Let