Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 76

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 107-117).

LETTRE LXXVI.

Le Chevalier Grandisson, au même.

Boulogne, 7 & 18 juillet.

Il étoit nuit, lorsque j’arrivai hier en cette Ville. Je fis faire, sur le champ, mes complimens à la Famille. Ce matin, je me suis rendu au Palais della Porretta, & je suis allé droit à l’appartement du Seigneur Jeronimo. Il se disposoit à se lever, pour me recevoir debout, & me faire partager la joie de cet heureux changement. J’ai reçu les plus tendres marques de son affection. Tout le monde, m’a-t-il dit, commençoit à reprendre du courage & de la santé.

Camille, paroissant bientôt, m’a félicité de mon retour, de la part de sa jeune Maîtresse, & m’a dit, que dans un quart d’heure, elle seroit prête à recevoir ma visite. Miracle ! Miracle ! s’est écriée cette bonne Femme. Vous ne verrez ici que de la joie & de l’espérance. En sortant, elle m’a dit à l’oreille ; ma Maîtresse prend une robe de couleur, pour vous recevoir. Elle ne paroîtra plus devant vous en habit noir. Vous touchez au terme ; car le Général a marqué à son Pere, qu’il donne absolument les mains au choix de sa Sœur.

Le Prélat est entré. Soyez mille fois le bien-venu à Boulogne, m’a-t-il dit affectueusement. Vous triomphez, M. Grandisson. Clémentine a la disposition de sa destinée ; celui qu’elle rendra Maître d’elle, quel qu’il puisse être, possédera réellement un trésor.

Le Marquis, le Comte, le Pere Marescotti, qui sont arrivés successivement, m’ont fait les plus vives caresses. La Marquise, entrant aussitôt, a prévenu mes complimens par les siens. Votre retour, m’a-t-elle dit, répond à notre impatience. Nous avons compté les jours. J’espere que la joie de Clémentine ne sera pas au-dessus de ses forces. Vous connoissez l’excellence de son cœur.

Le Pere Marescotti a répondu, pour moi, qu’on pouvoit se fier à ma prudence ; & qu’en reparoissant devant elle, j’aurois, sans doute, l’attention de modérer ma propre joie, pour contenir la sienne. Un quart d’heure s’est passé, dans ces témoignages mutuels de satisfaction & d’amitié. Camille est arrivée, pour m’inviter de la part de sa Maîtresse à passer dans son Cabinet. La Marquise est sortie la premiere. J’ai suivi Camille, qui m’a dit en allant qu’elle ne croyoit pas sa Maîtresse aussi tranquille, qu’elle l’avoit été depuis quelques jours ; ce qui venoit, sans doute, a-t-elle ajouté, de sa précipitation à s’habiller, ou de son impatience à m’attendre. Dans le tems de sa bonne santé, Clémentine étoit l’élégance même, sans aucun air d’affectation. Je n’ai jamais vu qu’une Femme, qui l’égale de ce côté-là. Miss Byron paroît sentir qu’elle peut se fier à ses charmes naturels, & n’en marque pas plus de vanité. Qui pense à sa parure, quand on a jetté les yeux sur son visage ? Pour le mélange de dignité & d’aisance, dans l’air & les manieres, je ne connois rien de comparable à ces deux jeunes personnes.

Clémentine m’a paru charmante. Mais la disposition un peu bizarre de ses ornemens, & quelque chose de plus brillant que je ne l’avois jamais vu dans ses yeux, où l’on n’admiroit ordinairement qu’un doux éclat, m’a fait craindre plus de désordre dans son imagination que je ne m’y étois attendu. Cette idée m’a causé quelque chagrin en entrant.

Le Chevalier, mon Amour ! lui a dit la Marquise. Clémentine, recevez notre Ami.

Elle s’est levée, avec un air de dignité & de douceur. Je me suis approché d’elle. Elle ne m’a pas refusé sa main. Le Général, Mademoiselle, & son Épouse, m’ont chargé, pour vous, de leurs plus tendres complimens.

Ils vous ont reçu, sans doute, comme l’Ami de toute la Famille. Mais, dites-moi, Monsieur, (en souriant) votre voyage n’a-t-il pas été plus long que vous ne l’aviez promis ?

De deux ou trois jours seulement, Mademoiselle.

Seulement ? Monsieur. Fort bien. Je ne vous en fais pas de reproche. Il n’est pas surprenant qu’un homme si desiré ne soit pas toujours le maître de son tems.

Elle a paru hésiter. Elle a regardé sa Mere, moi, la terre, avec un embarras visible. Ensuite, paroissant douter de sa situation, elle s’est tournée, en portant son mouchoir à sa tête.

Madame Bemont, ai-je repris, pour faire diversion à son chagrin, vous embrasse avec toute sa tendresse.

Vous avez passé à Florence ? Madame Bemont, dites-vous ? À Florence ! & courant vers sa Mere, elle lui a passé ses deux bras autour du cou. Elle a caché son visage dans son sein… Ô Madame ! Sauvez-moi. Sauvez-moi de moi-même. Je ne sais plus où je suis.

La Marquise, baisant son front, la serrant dans ses bras maternels, s’est efforcée de la consoler, & lui a répété plusieurs fois, qu’elle se porteroit mieux dans un instant. J’ai fait un mouvement pour me retirer ; & la Marquise m’approuvant d’un signe de tête, je suis passé dans une chambre voisine.

Bientôt Camille est venue m’avertir de rentrer. J’ai trouvé sa Maîtresse assise, la tête appuyée sur l’épaule de sa Mere. Pardon, Chevalier, m’a-t-elle dit. Ma santé se soutient peu, je le vois. Mais, n’importe. Je suis mieux & pis que je n’étois : pis, parce que je sens ma disgrace. Ses yeux avoient perdu le lustre, qui venoit d’une imagination trop élevée. Ils étoient abattus, sombres, inondés de pleurs.

J’ai pris sa main. Ne vous affligez point, Mademoiselle ; votre rétablissement approche. Ces petits retours, du mal dont vous vous plaignez, marquent qu’il touche à sa fin.

J’en demande la grace au Ciel. Ah ! Chevalier, quelles peines j’ai causées à nos Amis, à ma Mere, à vous, à tout le monde ! Ô cruelle Daurana ! Mais pourquoi parler d’elle ? Dites-moi, est-il vrai qu’elle soit morte ?

Souhaitez-vous, ma chere, qu’elle le soit ? lui a demandé sa Mere.

Oh ! non, non. Je souhaite qu’elle vive, & qu’elle se repente du mal qu’elle m’a fait. N’a-t-elle pas été la compagne de mon enfance ? Elle m’aimoit autrefois. Je l’ai toujours aimée. Dites, Chevalier, vit-elle encore ?

J’ai regardé la Marquise, pour la consulter sur ma réponse ; & ses yeux m’expliquant son intention, j’ai répondu que sa Cousine Daurana étoit vivante. Eh bien ! a repris vivement la noble Clémentine, c’est un triomphe qui se prépare pour moi ; car le Ciel m’est témoin que je lui pardonne ! Et me regardant : vous dites donc, Monsieur, que vous espérez ma guérison, & que le mal commence à changer ? Que cette espérance est consolante pour moi ! Là-dessus, se laissant tomber à genoux près de sa Mere, Dieu tout-puissant, a-t-elle dit en levant les mains & les yeux vers le Ciel, j’implore ton secours pour ma guérison ; dans la seule vue, tu connois le fond de mon cœur, de rendre aux meilleurs de tous les Parens, le bonheur que je leur ai dérobé. Joignez vos prieres aux miennes, vous Monsieur, qui êtes l’Ami de ma Famille, vous, Madame, dont la tendresse va si loin pour moi. Puisse-je obtenir cette grace, & celle de ne jamais rien faire qui déplaise à la plus indulgente des meres ! La Marquise, attendrie jusqu’à me faire craindre qu’elle n’eût besoin de secours, s’est soulagée heureusement par ses larmes. Camille, qui étoit à pleurer aussi dans un coin du cabinet, s’est avancée à ma priere ; & Clémentine a pris l’occasion, pour lui demander son bras. Je sors, nous a-t-elle dit ; mais demeurez, Monsieur ; je reviens à l’instant. Excusez, Madame, (en portant la main à sa tête.) Je ne me sens pas tout-à-fait bien ; j’ai besoin de me retirer un moment.

Nous sommes demeurés, la Marquise & moi, dans une tendre admiration de tout ce que nous venions de voir & d’entendre ; & quoiqu’elle fût accompagnée d’autant de douleur, nous avons trouvé de la consolation à pouvoir nous féliciter des apparences d’un prompt rétablissement. Clémentine n’a pas tardé à rentrer, soutenue par Camille, qui pour la flatter, m’a demandé si je n’étois pas convaincu que sa Maîtresse jouiroit bientôt d’une parfaite santé ? J’ai répondu, qu’il ne m’en restoit plus aucun doute. La Marquise a confirmé ma réponse, & s’est efforcée, par les plus douces promesses, d’encourager un cœur abattu.

Mais tandis qu’elle se livroit à sa tendresse, elle a cru remarquer à la contenance de sa Fille, qui tenoit les yeux baissés, & dont le visage s’est même couvert d’une charmante rougeur, qu’il se passoit quelque chose de nouveau dans son esprit. Elle lui a demandé, en lui prenant la main, ce qui l’occupoit, & d’où venoit cette rêverie ? Je ne vous le dissimulerai pas, Madame, a répondu Clémentine, d’une voix basse & timide, mais que je pouvois entendre : je serois bien aise d’avoir un moment d’entretien avec le Chevalier. Il est plein de bonté & d’honneur. Cependant je cesserai de le désirer, si vous ne l’approuvez pas. Je ne veux me gouverner que par vos ordres. Au fond, j’ai honte de moi, car ai-je quelque chose à dire, que ma Mere ne puisse pas entendre ? Non, non, Madame. Mon cœur fait partie du vôtre.

Mon Amour ne sera contredit en rien. Camille, retirez-vous avec moi. Elles sont sorties toutes deux.

Clémentine m’a ordonné de m’asseoir près d’elle. J’ai obéi : dans la situation où j’étois, il ne m’appartenoit point d’ouvrir la scene. J’ai attendu ses ordres en silence.

Elle m’a paru embarrassée. Ses yeux se tournoient de divers côtés, tomboient un moment sur moi, se fixoient ensuite à terre, ou devant elle. J’ai cru ne pouvoir me dispenser de parler. Il me semble, lui ai-je dit, que l’aimable Clémentine a quelque chose dans l’esprit, qu’elle souhaite de me communiquer. Vous n’avez pas, Mademoiselle, d’Ami plus sincere & plus fidele que moi. Votre bonheur & celui de mon cher Jeronimo font ma seule occupation. Honorez-moi de votre confiance.

J’ai quelque chose à dire. J’ai plus d’une question à faire. Mais plaignez-moi, Chevalier ; il ne me reste plus de mémoire. Je l’ai tout-à-fait perdue ! Ce qui m’est fort présent, c’est que nous vous avons des obligations, qu’il nous est impossible de reconnoître ; & ce sentiment m’agite beaucoup.

Qu’ai-je fait, Mademoiselle, que de répondre à la voix de l’amitié, comme chaque personne de votre Famille l’auroit fait dans la même situation ?

Cette généreuse maniere de penser augmente l’obligation. Dites-moi seulement, Monsieur, comment notre reconnoissance peut s’exprimer ; comment la mienne le peut en particulier ? & je serai plus tranquille. Il m’est impossible autrement de l’être jamais.

Eh quoi ? Mademoiselle. Ne me croyez-vous pas bien récompensé par l’approche du succès, que toutes les apparences promettent à nos desirs ?

Telle peut être votre opinion : mais la dette n’en a que plus de force pour nous.

Jugez, cher Docteur, si je n’étois pas comme forcé d’expliquer cette ouverture en ma faveur. Cependant, quand la chere Clémentine auroit été sans Parens, quand elle n’auroit dépendu que d’elle-même, je ne pouvois la croire assez bien rétablie, pour se déterminer d’elle-même dans une situation si délicate. Ainsi, quoique toute sa Famille m’eut déclaré, qu’on ne se conduiroit que par ses propres desirs, l’honneur me permettoit-il de prendre avantage, du noble sentiment de reconnoissance, dont je la voyois remplie ?

Si vous supposez, Mademoiselle, ai-je répondu, que votre Famille m’ait des obligations, qu’il lui soit difficile de reconnoître, le retour doit être un Acte de Famille. Permettez que je m’en rapporte à votre Pere, à votre Mere, à vos Freres, & à vous-même. Ce que vous déterminerez ensemble aura sûrement ma parfaite approbation.

Après quelques momens de silence ; oui, Monsieur, je crois que vous le prenez fort bien. Mais, voici ma difficulté : la récompense est impossible. Je ne puis vous récompenser. Malheureusement, le sujet commence à passer mes forces. J’ai de hautes idées, Monsieur, de ce que je dois au Ciel, à mes Parens, à vous… & j’ai commencé à jetter par écrit tout ce qui m’est venu sur cet important sujet. Je voudrois agir avec noblesse. Vous m’en avez donné l’exemple. Il faut que je continue d’écrire mes pensées ; je ne puis me fier à ma mémoire, non, ni même encore à mon cœur. Laissons un sujet, dont je me sens trop affectée. J’en parlerai d’abord à ma Mere ; mais ce ne sera point sur le champ, & je vais la prier seulement de revenir.

Elle est passée aussi-tôt dans la chambre voisine, d’où elle est revenue avec la Marquise, qu’elle conduisoit par la main. J’en demande pardon à votre bonté, lui disoit-elle en rentrant. J’avois plusieurs choses à dire au Chevalier pendant quelques momens que j’ai passés avec lui, & rien ne m’est revenu à la mémoire. Je n’ai pas dû me souvenir en effet de tout ce que je n’ai pu dire devant ma Mere. La Marquise n’a pensé qu’à la consoler par les plus indulgentes caresses. Mais tous les efforts qu’elle avoit faits commençant à l’affoiblir beaucoup, elle s’est retirée avec précipitation. Camille l’a suivie. Un instant après, elle est venue presser la Marquise de passer aussi dans le Cabinet ; & je n’ai pas douté qu’il ne fût arrivé quelqu’accident extraordinaire. En effet la Marquise, après m’avoir laissé seul un quart d’heure entier, est revenue d’un air consterné. Que faire, Chevalier ! Elle est aussi mal que jamais. J’ai même observé des symptômes, que je ne lui avois jamais vus.

Il me semble, Madame, qu’elle a dans l’esprit quelque fardeau, dont elle a de la peine à se décharger. Elle sera plus tranquille, lorsqu’elle aura révélé son secret. Vos tendres instances l’engageront à vous le communiquer. Je passe chez le Seigneur Jeronimo. Vous apprendrez d’elle-même, lorsqu’elle sera un peu revenue, ce qui s’est passé entr’elle & moi.

J’ai tout entendu, Chevalier ; & je vous regarde comme le plus noble des hommes. Il n’y a que vous au monde, qui soit capable à la fois de tant de bonté & de désintéressement. Un acte de Famille ! Assurément, il en faut un. Et comptez qu’il ne tardera point. Promettez-moi seulement que la maladie de ma Fille ne diminuera point votre affection, & qu’il lui sera permis de demeurer Catholique. De ma part, ces deux conditions sont les seules que j’exigerai. Tous les autres vous presseront encore d’embrasser notre foi, mais ce n’est plus que par honneur & pour sauver les apparences… L’arrivée du Marquis & du Prélat est venue interrompre cette effusion de cœur. Je les ai laissés, en priant la Marquise de leur apprendre ses nouvelles craintes, dont elle ne m’avoit informé qu’à demi. Camille, que j’ai rencontrée en me retirant, m’a dit que sa Maîtresse étoit beaucoup mieux, mais qu’il étoit évident, qu’elle ne se rétabliroit pas avant la célébration du mariage. Jeronimo étant endormi, je suis retourné à mon logement, après avoir fait dire à la Marquise que je reviendrois le soir.