Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 82

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 194-198).

LETTRE LXXXII.

Miss Byron à Mylady G…

Au Château de Selby, 11 d’Août.

Vous dire, ma chere Mylady, ce que je pense des Lettres que vous avez la bonté de m’envoyer par un Exprès ! Il m’est plus aisé de vous apprendre ce qu’en disent ici mes Amis. Ils croient y trouver un sujet de félicitation pour moi. Mais puis-je me féliciter moi-même ? Puis-je recevoir leurs félicitations ? Une Clémentine ! Un Ange, plus digne mille fois de Sir Charles Grandisson qu’Henriette Byron ne peut jamais l’être. Qu’elle est grande, & que je suis petite, à mes yeux ! Elle ne peut manquer d’être à lui. Elle sera sa Femme. Elle doit l’être. Elle changera de résolution. Votre Frere si constant dans ses soins ! Elle, si vivement pressée par l’amour ! Elle !… Qui se flattera jamais d’obtenir place dans le cœur de Sir Charles après elle ? Mon orgueil, ma chere, est absolument évanoui. Moi ! Que toute autre femme doit lui paroître abjecte, lorsqu’il pense à sa Clémentine ! Et puis qui pourroit se contenter de la moitié d’un cœur ? La moitié, c’est trop dire, s’il rend justice à ce prodige de Femme. Ma consolation, lorsque je l’ai regardé comme perdu pour moi, a toujours été de le voir à une Femme d’un mérite si supérieur.

Mais qui seroit capable de refuser de la compassion à ce glorieux Homme ? Ô ma chere, je me perds dans un tel sujet ! Je ne sais que vous dire. S’il falloit vous rapporter tout ce que j’ai pensé, quelles ont été mes émotions, en lisant, tantôt sa généreuse pitié pour le Comte de Belvedere, tantôt ses nobles & respectueux discours à la premiere de toutes les Femmes ; les agitations de cette incomparable Clémentine, avant que de lui livrer son Écrit… cet Écrit qui surpasse tout ce que j’ai jamais lu de notre sexe, si conforme néanmoins à la conduite qu’elle avoit tenue, lorsqu’un combat sans exemple entre sa Religion & son amour lui avoit coûté sa raison ; sa délicatesse, sa fermeté dans les principes de sa foi, en un mot, tous les grands traits de l’un & de l’autre, dans les différens jours sous lesquels ils paroissent tous deux ; s’il falloit vous dire tout ce qui s’est passé dans mon cœur, un volume seroit bien éloigné de suffire, & je ne sais quelle mesure pourroit contenir mes larmes. Il suffit de vous avouer que pendant deux jours & deux nuits, je n’ai pas eu la force de me lever, & que ce n’est pas sans difficulté que j’ai obtenu la permission de vous écrire, car les Médecins parlent de me tenir confinée dans ma chambre pendant toute une semaine. Sir Charles se plaint amérement de l’incertitude ; c’est en effet un cruel tourment !

Vous observerez que dans toutes ces Lettres, il ne me nomme qu’une fois. Et pourquoi pensez-vous que je fais cette remarque ? Ce n’est pas pour me plaindre, je vous assure : c’est pour louer, au contraire, sa politesse & son attention ; car pourroit-on l’excuser de s’être souvenu plus souvent de la pauvre Angloise qu’il a sauvée, ou de penser à quelque autre Femme que sa noble Italienne, pendant que son ame est agitée par des mouvemens si vifs, à l’occasion des grands objets qu’il a sous les yeux ?

Mais vous voyez, chere Charlotte, que cet excellent homme n’est pas toujours en bonne santé, & qu’il est peut-être fort mal à présent. En serions-nous surprises ? Un si grand objet en vue, tant d’obstacles surmontés, une nouvelle difficulté, insurmontable en apparence, née de sa Clémentine même, & par des motifs, qui augmentent pour elle son estime & son admiration ! La douleur peut rendre une femme éloquente ; mais un homme, quoique déchiré en piéces, doit à peine se plaindre. Que j’ai de pitié, des tourmens d’un cœur viril !

Si la noble Italienne demeure ferme dans sa résolution, lorsqu’il reviendra près d’elle, après un mois d’absence, voici mes conjectures sur l’avenir. Il renoncera au mariage. Doit-il jamais y penser, s’il ne se sent point capable d’aimer une autre Femme, autant que sa Clémentine ? & qui peut mériter jamais autant d’amour ? Ne savons-nous pas de lui-même, aussi bien que du Docteur Barlet, que toutes les peines de sa vie sont venues de notre sexe ? À la vérité, les plus grandes peines des hommes & des Femmes, leur viennent ordinairement les uns des autres. Et les siennes sont mêmes venues de plusieurs bonnes Femmes ; car je me figure que la Signora Olivia n’est pas volontairement mauvaise. Pourquoi voudrions-nous qu’un homme de son caractere s’exposât aux caprices, à la pétulance de notre sexe, qui sait à peine, comme le Seigneur Jeronimo le disoit à son Ami, quels sont ses désirs, lorsqu’ils dépendent de lui ?

Mais malade, ou en bonne santé, vous voyez que la vivacité ne manque point à Sir Charles. Son grand cœur sait se réjouir du bonheur d’autrui. Je veux avoir de la joie dans le cœur, me disoit-il un jour. Ne doit-il pas en ressentir, de la santé renaissante de son cher Jeronimo, du rétablissement de l’admirable Clémentine & du bonheur que ces grands événemens répandent dans une illustre Famille ? Je veux faire, après lui-même, l’énumération des plaisirs qu’il trouve dans la félicité de plusieurs personnes, qui lui en ont l’obligation. N’est-il pas charmé de celle de Mylord & de Mylady W… ? de celle de son Belcher, & du Pere & de la Mere de son Belcher ? de celle de Mylady Mansfield & de sa Famille ? de la vôtre, chere Mylady, & de celle de votre Mylord ? Mais vous me trouverez, sans doute, fort étrange dans cette Lettre. Je voudrois être gaie, s’il m’étoit possible, parce que tous mes Amis souhaitent que je le sois. En relisant ce que je viens d’écrire, je crains que vous ne m’ayez appris à penser d’une maniere un peu bizarre. Parlez de bonne foi, Charlotte : ce qui vient de sortir de ma plume n’est-il pas dans votre caractere plus que dans le mien ?

Une ligne encore, une seule ligne, ma chere, ma bonne Tante Selby ! Ils ne veulent pas que j’écrive, Charlotte, tandis que j’ai mille choses de plus à dire sur ces importantes Lettres ; sans quoi, je n’aurois pas fini de si mauvaise grace.