Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 95

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 45-55).

LETTRE XCV.

Mylady G… à Miss Byron.

23 Septembre.

Excellente Madame Sherley ! Femme incomparable ! que je l’aime ! Si j’étois à son âge, avec autant de perfections, je ne regretterois pas plus qu’elle de n’être plus jeune. Quelle force elle donne encore à ce qu’elle écrit ! mais son cœur est dans le sujet. J’espere, Henriette, que vous ne serez point offensée de cette remarque.

Mon Frere ne nous avoit pas dit un mot de ses intentions, jusqu’à l’arrivée de cette Lettre. Il nous a rassemblés alors, ma Sœur & moi, & nos deux honnêtes moitiés : nous nous sommes attendus à quelque ouverture extraordinaire, sans pouvoir la deviner, dans l’ignorance où nous étions encore des dernieres nouvelles d’Italie. Enfin il nous a déclaré de la meilleure grace du monde, le dessein qu’il avoit pris de se marier, son apparition chez Madame Sherley, & tout le reste ; après quoi il nous a lu la Lettre qu’il venoit de recevoir.

Doutez-vous de notre joie ? Nous en sommes demeurées interdites, ma Sœur & moi. Cependant, nous avons bientôt retrouvé la force de le féliciter. Nous nous sommes félicités les uns les autres. Mylord L… n’a pas été plus content le jour de son mariage. Mylord G… ne pouvoit demeurer assis. Pauvre homme ! il étoit ivre de joie. Notre vieille Tante ne l’étoit pas moins ; elle a répété vingt fois, qu’enfin son Neveu ne sortiroit pas de l’Isle pour trouver une Femme. Elle a paru charmée aussi de la Lettre de Madame Sherley ; c’étoit une Lettre… telle qu’elle l’auroit écrite dans la même occasion.

Je me suis fait mener ensuite, à grand train, chez Madame Reves, pour lui communiquer votre Lettre, qui m’est arrivée quelques heures après celle de mon Frere. Les transports ont recommencé dans cette chere maison. Votre excellente Cousine ne s’est pas peu applaudie de ses conjectures, car je me suis fait expliquer cette énigme.

Le Docteur Barlet est au Château de Grandisson, avec notre malheureux Everard, qui s’est hâté de revenir en Angleterre sur les traces de son Cousin. Que ce tendre & cher Ami se réjouiroit d’une si douce nouvelle, s’il n’en étoit pas informé !

Vous me demanderez pourquoi je ne vous dis rien d’Émilie ? En passant, savez-vous que Madame Ohara s’est jettée dans la dévotion ? Je ne badine point : elle travaille même à convertir son Mari. Il est heureux pour elle de s’être attachée à quelque chose de sérieux, & je sais bon gré aux ames zélées qui ont fait cette conquête. Vous ne me soupçonnerez pas, Henriette, d’être devenue dévote.

Revenons à Émilie, qui avoit demandé à mon Frere, avant qu’il eût reçu sa Lettre, la permission de rendre une visite à sa Mere. Sir Charles étant engagé pour le soir chez d’anciens Amis, j’ai retenu Mylord L… & sa femme, & j’ai prié M. & Madame Reves à souper avec moi. Émilie étoit au logis avant mon retour. Ah ! la pauvre Émilie ! il faut vous raconter ce qui s’est passé entre nous.

Ma chere Émilie, mon Amour, lui ai-je dit, j’ai de charmantes nouvelles à vous apprendre de Miss Byron.

Ô ! Dieu soit loué. Et se porte-t-elle bien ? De grace, Madame, instruisez-moi, je languis de savoir des nouvelles de ma chere Miss Byron.

Elle sera mariée dans peu, Émilie.

Mariée, Madame !

Oui, mon Amour ! à votre Tuteur, mon enfant.

À mon Tuteur, Madame !… Mais… J’espere donc…

Je l’ai informée d’une partie des circonstances. La chere fille s’est efforcée de marquer de la joie, & n’a pu retenir un torrent de larmes.

Vous pleurez, mon enfant ? ô fi ! Êtes-vous fâchée que Miss Byron ait votre Tuteur ? J’avois cru que vous aimiez Miss Byron.

Je l’aime en effet, Madame, & plus que moi-même, s’il est possible… Mais la surprise, Madame… Réellement, je suis bien aise… Pourquoi donc fais-je la folle ? En vérité, je suis fort aise… Qu’est-ce donc qui me fait pleurer ? Je m’en étonne ! C’est ce que j’ai souhaité, ce que j’ai demandé nuit & jour au Ciel. Chere Madame, ne le dites à personne ; j’ai honte de moi-même.

La charmante Fille ! elle est parvenue à sourire, au travers de ses larmes. Cette innocente sensibilité m’a vivement touchée ; & si vous n’y preniez pas plaisir aussi, je perdrois quelque chose, ma chere, de la bonne opinion que j’ai de vous.

Chere Madame, m’a-t-elle dit, permettez que je sorte pour quelques minutes : il faut que je me soulage ; ensuite vous ne me verrez que de la joie.

Elle m’a quittée ; une demi-heure après, elle est revenue avec un visage tout différent. Mylady L… étoit avec moi, & je lui avois raconté l’émotion de notre chere fille. Nous vous aimons toutes deux, lui ai-je dit, en la revoyant paroître, & vous ne devez rien craindre de ma Sœur.

Et vous lui avez donc appris, Madame… N’importe. Je ne suis pas une hypocrite. Quelle étrange avanture ! Moi, qui ai toujours craint que ce ne fût une autre, parce que j’aime tant Miss Byron, être aussi bizarement émue que si j’en étois fâchée ! Je m’en réjouis, je vous assure ; mais si vous le dites à Miss Byron, elle ne m’aimera plus ; elle ne me permettra point de vivre avec elle & mon Tuteur ; & que deviendrai-je alors ? Car je m’étois remplie de cette idée.

Miss Byron a tant d’amitié pour vous, ma chere, qu’elle ne vous refusera rien de ce qu’elle pourra vous accorder.

Si le Ciel fait tout ce que je desire pour le bonheur de Miss Byron, elle sera la plus heureuse des femmes : mais d’où m’est venue cette émotion ? Cependant je crois le savoir : Ma Mere est malade ; elle m’a témoigné un vif regret du passé ; elle m’a baisée pour l’amour de mon Pere, en se repentant d’avoir été une mauvaise Femme pour le meilleur des Maris.

La chere fille a recommencé à pleurer, des remords de sa malheureuse Mere. Elle nous a dit que la bonté de son Tuteur avoit réveillé dans Madame Ohara, le sentiment de sa méchanceté ; qu’elle ne s’épargnoit point elle-même ; que tout ce qu’elle avoit pu lui dire, pour la consoler, n’ayant pas diminué ses agitations, elle n’avoit fait que pleurer dans le Carrosse en revenant au logis ; que dans cette disposition, il n’étoit pas surprenant qu’une bonne nouvelle l’eût encore touchée jusqu’aux larmes, & qu’elle ne savoit pas ce qui lui seroit arrivé, si elle n’étoit pas sortie pour se soulager ; mais qu’elle étoit revenue à elle-même ; & que, si la conscience de sa Mere pouvoit se calmer, elle seroit la plus heureuse Créature du monde… à cause du bonheur de Miss Byron. Vous vous regardez l’une l’autre, nous a-t-elle dit ; mais si vous croyez que je ne parle point de bonne foi, chassez-moi de votre présence, & ne me voyez jamais.

À la vérité, chere Henriette, cette émotion d’Émilie est une sorte de phénomene pour moi. Expliquez comme vous voudrez : mais je suis sûre qu’Émilie n’est pas une hypocrite. Elle n’a point d’art. Elle croit, comme elle dit, que ses larmes viennent d’un cœur touché de la contrition de sa Mere. Je suis sûre aussi qu’elle vous aime plus que toute autre Femme. Cependant il n’est pas impossible que ce subtil voleur, l’Amour, ne se fût glissé fort près de son cœur ; qu’il n’y ait lancé au moment du récit son dard par un des angles, & que ce ne soit l’étrange avanture, comme elle l’appelle, qui lui a fait trouver tout d’un coup du soulagement dans ses larmes. Ce que je sais, ma chere, c’est qu’on peut être différemment affecté du même événement, lorsqu’il est regardé de près ou de loin. Si vous n’éprouvez pas déja la vérité de cette observation dans le grand événement qui se prépare pour vous, je suis fort trompée.

Mais vous voyez, Henriette, quelle joie l’heureuse déclaration de mon Frere, & le favorable accueil qu’elle a reçu en Northampthon-Shire, nous inspire à tous. Nous garderons votre secret jusqu’à la fin, n’en doutez pas ; & mon Frere alors en sera informé comme nous. Jusqu’à ce moment, quelque idée qu’il ait de vous, il ne connoîtra point la moitié de vos perfections, ni le mérite que votre amour & vos doutes vous ont fait auprès de lui.

Mais je languis avec vous, pour l’arrivée des premieres Lettres d’Italie. Fasse le Ciel que Clémentine soit ferme dans sa résolution ! À présent que le mariage, comme elle doit le reconnoître, devient inévitable pour elle, s’il lui arrivoit de se relâcher, quel événement pour mon Frere, pour elle-même & pour vous ? Et nous, quelle seroit notre affliction ? Vous croyez que, par respect pour ses Parens, l’illustre Italienne est obligée de se marier. Mylady L… & moi, nous sommes résolues d’être prudentes, & de ne pas donner notre opinion jusqu’à la fin des événemens. Cependant, à ne considérer que le devoir filial, nous croyons qu’elle doit se marier. Mais je répéte : fasse le Ciel que Clémentine soit ferme dans sa résolution !

On m’avertit que ma Sœur arrive. Je la vois paroître. Mon goût, Henriette, est de représenter ce qui se passe sous mes yeux. Je le tiens de vous & de mon Frere ; & comptez que je l’exercerai plus souvent. Il n’y a que cette maniere, pour donner de la chaleur au style.

Votre servante, Mylady.

Bonjour, ma Sœur. Écrivant ? À qui ?

À notre Henriette.

Je veux lire votre Lettre. Permettez-vous ?

Myl. G. Volontiers. Mais lisez tout haut, pour m’apprendre ce que je viens d’écrire.

À présent, rendez-moi ma Lettre : j’y ajouterai ce que vous en pensez.

Myl. L. Je pense que vous êtes une fort bisarre Créature. Mais je n’approuve point vos dernieres lignes.

Myl. G. Mes dernieres lignes… ! Elles sont écrites. Eh ! Pourquoi donc, Mylady L… ?

Myl. L. Comment pouvez-vous tourmenter ainsi notre chere Miss Byron, par de fâcheuses conjectures ?

Myl. G. Mes suppositions sont-elles impossibles ? Mais j’ai fini ; par de fâcheuses conjectures.

Myl. L. Si vous êtes si folle, écrivez : ma chere Miss Byron…

Myl. G. Ma chere Miss Byron… Après.

Myl. L. Que les réflexions de cette étrange Charlotte ne vous chagrinent point…

Myl. G. Fort bien, Caroline ; ne vous chagrinent point….

Myl. L. Chaque jour a sa malice, qui lui suffit.

Myl. G. Très-bien observé. Termes de l’Écriture, je crois ; qui lui suffit.

Myl. L. Jamais il n’y eut de créature telle que vous, Charlotte.

Myl. G. Telle que vous, Charlotte.

Myl. L. Quoi ? Cela est écrit aussi ! Vous auriez pu vous en dispenser, quoique rien ne soit plus vrai.

Myl. G. Plus vrai. Ensuite ?

Myl. L. Quelle folie !

Myl. G. Quelle folie…

Myl. L. Soyez donc sérieuse. Je parle à Henriette. Clémentine ne peut changer de résolution, puisque ses objections subsistent toujours. Son amour pour mon Frere…

Myl. G. Doucement, ma Sœur. C’est trop à la fois. Son amour pour mon Frere…

Myl. L. Sur lequel est fondé la crainte qu’elle a de ne pouvoir adhérer à sa Religion, si…

Myl. G. C’est trop, vous dis-je. Comment voulez-vous que ma tête folle retienne une si longue phrase ? à sa Religion…

Myl. L. Si elle devient sa Femme…

Myl. G. Sa Femme…

Myl. L. Est une sûreté pour la constance d’une résolution qui lui fait tant d’honneur.

Myl. G. Rien de mieux, chere Caroline. C’est le vœu que je ne cesse pas de répéter. Ne reste-t-il rien ?

Myl. L. Ainsi…

Myl. G. Ainsi…

Myl. L. Ne faites point attention aux mauvais raisonnemens de Charlotte…

Myl. G. Graces très-humbles, Caroline… Aux mauvais… de Charlotte.

Myl. L. C’est l’avis de votre très-affectionnée Sœur, Amie, & Servante.

Myl. G. Oui-dà ? & Servante.

Myl. L. Donnez-moi votre plume.

Myl. G. Que n’en prenez-vous une autre ? Elle l’a fait, & vous allez trouver ici son nom. Caroline L.

De tout mon cœur, Henriette ; & répétant ici mes vœux fort ardens, pour qu’il n’arrive rien de ce que j’ai si sagement appréhendé, car je ne voudrois pas me faire la réputation de sorciere, si fort à vos dépens & aux miens, je vais me souscrire aussi votre non moins affectionnée Sœur, Amie & Servante,

Charlotte G…

Mon Frere m’apprend qu’il fait partir deux Lettres, l’une pour vous, & l’autre pour Madame Sherley ; toutes deux, je n’en doute point, pleines de la plus tendre reconnoissance. Mais il ne fera point de vous une Idole, une Déesse, j’ose l’assurer, & toutes les absurdités des Amans vulgaires. Vous nous en accorderez une copie, si vous êtes aussi obligeante que nous l’avons toujours éprouvé.