Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 29

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LETTRE XXIX.

Miss Byron, à Madame Selby.

À Londres, 28 Février.

En vérité, ma très-chere Tante, votre Lettre me cause un extrême chagrin. Je suis une ingrate de le dire, lorsque vous n’avez jamais eu que de l’indulgence pour moi : mais si je ressens de la peine en effet, quoique peut-être sans raison, ne dois-je pas vous en faire l’aveu ?

Quelle est donc ma situation ? Quelles sont les circonstances qui m’ont fait perdre le pouvoir que je dois avoir sur moi-même, & qui changent en pitié le goût que mon Oncle prend toujours à badiner ? Abymée dans une forte passion ! L’espérance de mon côté & le triomphe de l’autre ! Des Lettres qui me trahissent & qui vous font ouvrir les yeux ! Un commencement d’amour, qu’on tâche de se déguiser à soi-même ! Des feux, des étincelles & des flammes ! La reconnoissance & l’amour, des noms qui vont l’un pour l’autre ! Ah ! ma chere Tante, comment avez-vous pu souffrir que mon Oncle m’ait écrit dans ces termes ? Comment avez-vous pu les transcrire, & me les envoyer comme de vous ? Cependant j’y vois quelques traits de tendresse qui ne peuvent venir d’un homme, ni même de toute autre femme que de ma chere Tante.

Mais que faites-vous, Madame, lorsque vous me déclarez vos propres préventions en faveur d’un homme, à qui vous croyez déjà tant d’avantages sur moi ? Étoit-il besoin de me laisser voir que ses grandes qualités ont fait tant d’impression sur vous ? Ma Grand-Maman même n’épargne point sa fille. Elle tremble pour une passion sans espoir. Oh ! Que le Ciel m’ôte la vie, avant que je mérite jamais une si cruelle compassion !

Votre plume reprend des forces pour représenter un feu qui couve, des étincelles échappées, & pour m’exhorter à jeter de l’eau sur les flammes. Chere Tante ! Quelles images ! À qui sont-elles appliquées ? Et par qui ? Me suis-je donc si fort oubliée dans mes Lettres ? Non, non ; je me les rappelle fort bien. Mais devriez-vous dire que vous me pardonnez, si je suis dans cette triste situation ? Devriez-vous dire que vous êtes tous amoureux de cet excellent homme, & parler de M. Dasson, & de tous les éloges qu’il fait de lui ? Vous auriez dû me déclarer, au contraire, que si ma reconnoissance se change en amour, vous ne me le pardonnerez jamais. J’aurois le devoir alors, pour m’aider à vaincre une passion dont il paroît que le succès vous alarme.

Fort bien. Il ne me reste donc plus que la fuite pour me défendre. On m’exhorte à retourner promptement en Northampton-Shire, soit pour y commencer un nouveau Traité avec Mylord…, soit pour donner des espérances à quelque ancien Amant. Pauvre Henriette Byron ! As-tu donc besoin d’un remede si pressant ? Et c’est ta Tante Selby qui te donne ce conseil ? Mais ne peut-on se promettre que Sir Charles te prendra aussi en pitié ? Te verra-t-il abymée dans une si forte passion, sans t’offrir une main secourable ? Ho non ! Avec les obligations que tu lui as, peux-tu t’attendre de lui en avoir encore plus ? Et peut-il faire en effet, plus qu’il a déjà fait pour toi ?

Mais qu’il me soit permis du moins d’essayer mes forces. Je ne me crois pas aussi malade qu’on paroît se le figurer. Je veux courir les risques du dîner de demain, & si je me reconnois trop foible pour continuer de faire face, je pourrai suivre le charitable avis qu’on me donne. Je fuirai, plutôt que de grossir le nombre de ces malheureuses femmes qui soupirent peut être depuis long-tems pour le meilleur des hommes. Mais, dans cette supposition même, c’est-à-dire, si je prenois le parti d’aller chercher de la protection sous vos aîles, j’espere qu’il ne me sera point absolument nécessaire d’allumer une nouvelle flamme pour éteindre une autre idée. L’amitié de M. Orme me sera toujours précieuse, mais je me sens plus éloignée que jamais de penser à lui sous un autre titre.

À l’égard des propositions de Mylady D…, elles ne demandent pas un moment de réflexion. Vous savez, ma très-chere Tante, que je ne suis point encore rejetée par l’homme dont vous êtes tous amoureux. Mais, s’il faut m’expliquer sérieusement, j’avouerai que sans me croire plus loin que la reconnoissance, qui est à la vérité un lien fort puissant, j’ai pour tous les autres hommes, non-seulement l’indifférence que j’ai toujours eue, mais une sorte de dégoût ; & si je connois mon propre cœur, il me semble que j’aimerois mieux passer une heure de chaque semaine avec Sir Charles & Miss Grandisson, que de me voir la femme d’aucun des hommes que j’ai vus ou connus jusqu’aujourd’hui. Si cette disposition se changeoit tôt ou tard en amour, & si je me trouvois abymée dans une passion sans espoir, mon objet seroit Sir Charles. Je suis sûre qu’il n’en prendroit pas droit de m’insulter ; & tout humiliant qu’est le terme de pitié, je préférerois la sienne à l’amour de tout autre homme.

Vous aurez donc, ma chere Tante, la bonté de répondre à Mylady D…, que je suis extrêmement sensible à l’opinion qu’elle a de moi ; que l’estime dont elle m’honore devient une raison qui m’intéresse au bonheur de son Fils, & que sans croire l’égalité de fortune absolument nécessaire à la félicité de l’état conjugal, je suis persuadée que c’est une circonstance qui mérite de n’être pas négligée. Mais vous savez mieux que moi, Madame, quel tour il convient de donner à votre réponse, après cette explication de mes sentimens. Je vous assure qu’ils sont tels que je viens de les déclarer, & que j’aurois du mépris pour moi-même, si j’étois capable de tenir un honnête homme en suspens, tandis que je balancerois en faveur d’un autre.

Je crains, Madame, que cette Lettre ne vous paroisse un peu trop libre. Mais je n’ai pas le cœur & l’esprit tranquilles. Tous ces hommes ne me causent que du chagrin, l’un après l’autre. Sir Hargrave y est venu mettre le comble ; & si je n’en avois tiré l’avantage de connoître le meilleur de ce sexe, je crois que je me serois déterminé à n’en voir jamais aucun, du moins pour l’entendre un seul moment sur un sujet qui m’est devenu insupportable par la haine que j’ai toujours eue pour les vaines adulations. Je me flatte, qu’avec votre indulgence ordinaire, vous fermerez les yeux sur mes fautes, & que vous obtiendrez pour moi la même grace de ma Grand-Mere & de mon Oncle. Je suis, etc.

Henriette Byron.