Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 32

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LETTRE XXXII.

Miss Byron, à Miss Selby.

Jeudi au soir, 2 de Mars.

Et d’où croyez-vous que soient venues les réserves de M. Reves ? D’un incident qui m’auroit fort allarmée. Je lui suis très-obligée de m’avoir épargné ce tourment, quoique l’incertitude m’en ait causé beaucoup d’autres. Lisez tout ce que je viens d’apprendre.

Je vous ai dit que l’Étranger, qui avoit fait demander Sir Charles, étoit M. Bagenhall, & que Sir Charles avoit fait appeler M. Reves, qui étoit revenu avec des apparences dont je n’avois pas été satisfaite. C’est de M. Reves même, que je tiens d’abord tout ce qui s’est passé sous ses yeux.

Sir Charles le prit un peu à l’écart. Ce malheureux homme, je parle de Sir Hargrave, lui dit-il, semble chercher un prétexte pour digérer un traitement dont il se croit trop humilié. Il faut accorder quelque chose à sa situation. Vous allez entendre ce qu’il me fait proposer. Mais que personne, je vous prie, n’en soit informé, jusqu’au dénouement. Ce jour est consacré au plaisir. Vous, M. Reves, qui êtes déja dans le secret, vous pouvez répondre ici pour votre chere Cousine.

Il le conduisit vers M. Bagenhall. Voilà M. Reves, dit-il à l’autre ; & se tournant vers mon Cousin, Monsieur, continua-t-il, entre plusieurs demandes auxquelles je ne puis consentir, mais dont il est inutile de vous informer, parce qu’elle ne regardent que moi, Sir Hargrave insiste sur la liberté de voir Miss Byron. Il donne pour raison, qu’elle est absolument libre. L’est-elle ? Monsieur.

Mon Cousin répondit qu’il osoit assurer que je l’étois ; & M. Bagenhall ayant nommé M. Greville, M. Orme, & quelques autres, il protesta non seulement que je n’avois jamais prêté l’oreille à leurs offres, mais que rien ne m’étoit plus à charge que leurs importunités.

Il n’est pas surprenant, reprit civilement Sir Charles, que Miss Byron ait un grand nombre d’admirateurs ; mais le Chevalier Pollexfen bâtit des espérances sur la certitude de sa liberté ; il fait plaider pour lui ses souffrances, ses honorables intentions, dans le tems même qu’il s’est flatté de la vaincre par des mesures si violentes ; il en appelle à elle-même, pour ce qu’il nomme la pureté de sa conduite pendant qu’elle étoit entre ses mains ; il offre des conditions sans bornes ; n’y a-t-il aucune apparence que Miss Byron…

Non, non, interrompit mon Cousin ; absolument aucune. Quoi ! M. Reves ! lui dit Bagenhall ; pas même pour sauver la vie d’un honnête homme ? Si vous parlez de la mienne, répondit Sir Charles, je vous prie d’être là-dessus sans inquiétude. Si vous entendez le pauvre Sir Hargrave, je déclare qu’elle est en sûreté de ma part, du moins par des ressentimens prémédités. Croyez-vous, Monsieur, ajouta-t-il, en regardant M. Reves, que Miss Byron puisse supporter la vue de Sir Hargrave ? Je m’imagine qu’il pense à lui demander pardon. Consentira-t-elle à recevoir sa visite ?

Si jamais une femme fut adorée, interrompit Bagenhall, c’est Miss Byron, par Sir Hargrave. La voie même qu’il a tentée pour en faire sa femme, n’en peut laisser aucun doute. Vous promettez, Monsieur, en s’adressant à Sir Charles, de ne pas mettre d’obstacle à ses esperances ?

Je répete, lui dit Sir Charles, comme je vous l’ai déclaré plus d’une fois, que Miss Byron est encore sous ma défense. Si Sir Hargrave est disposé, comme il le doit, à lui demander pardon ; s’il l’obtient, & même aux conditions qu’il desire, je me persuaderai que Miss Byron & lui peuvent être plus heureux ensemble que je ne me l’imagine à présent. Je ne souhaite point d’être regardé sous un autre titre, que celui du Protecteur de Miss Byron contre la violence ; & je ferai gloire de l’être, aussi long-tems qu’elle ne refusera point mes services. Mais l’occasion doit être imprévue ; ce doit être au défaut du secours naturel des loix. Je ne m’engagerai jamais, pour la satisfaction d’un Adversaire, ni pour la mienne, dans une vengeance froide & préméditée.

Mais, Monsieur, répliqua Bagenhall, considérez que Sir Hargrave est maltraité dans cette occasion, vous lui refusez la satisfaction qu’il demande ; & vous ne songez point que suivant les loix de l’honneur, on n’a point droit à des traitemens honorables lorsqu’on refuse…

Eh ! de qui sont-elles, interrompit vivement Sir Charles, ces loix auxquelles vous donnez le nom de loix d’honneur ? Je n’en connois point d’autres, que celles de Dieu & celles de mon Pays. Mais, pour terminer de vaines explications, dites à Sir Hargrave que quelque peu de fond qu’un homme d’honneur ait à faire sur celui qui a pu maltraiter une femme sans défense, j’irai demain, s’il y consent, déjeûner avec lui dans sa propre maison. Je veux bien n’attribuer qu’à la violence de sa passion, l’indigne outrage dont il s’est rendu coupable. Je veux croire qu’il s’est abusé dans ses réflexions, jusqu’à se figurer que le mariage seroit une réparation pour son injustice ; & je veux me fier à son honneur, suivi d’un seul Valet, qui se promenera devant sa porte, sans y entrer, pour recevoir mes ordres après ma visite. Mon épée sera ma seule escorte ; non que je m’attende d’avoir occasion de la tirer, mais pour ne pas donner lieu de croire que j’aie dû ma sûreté à l’impuissance de me défendre. Et je vous prie, M. Bagenhall, soyez présent à cette entrevue ; présent, vous & tous ses Amis, au nombre qui lui conviendra.

Je vous avoue, ma chere Lucie, que lorsque M. Reves est arrivé à cet endroit de son récit, la respiration m’a manqué.

M. Bagenhall parut surpris, & demanda aussi-tôt à Sir Charles s’il parloit sérieusement. Je serois fâché, répondit-il, de passer pour un Téméraire. Sir Hargrave me menace ; je n’éviterai jamais ceux qui osent me menacer. Vous m’avez fait entendre, Monsieur, que je n’ai pas droit d’exiger un procédé noble, si je ne consens point à le voir avec des intentions meurtrieres : je répete encore que je ne verrai jamais personne avec cette intention, quoique j’aie raison de me fier autant à mon bras qu’à la justice de ma cause. Si l’on pense à des voies lâches, je ne suis pas plus en sûreté contre un Assassin dans mon lit, que dans la maison de Sir Hargrave. Celui qui refuse un appel, doit faire connoître, à celui qui l’envoie, qu’il a d’autres motifs que la crainte pour le refuser. Je veux mettre l’honneur de Sir Hargrave à l’épreuve. Vous lui direz, Monsieur, que je porterai fort loin la patience ; mais que fût-il un Prince, je ne souffre pas l’insulte.

M. Bagenhall encore plus surpris, lui demanda s’il étoit résolu en effet… Oui, Monsieur, interrompit Sir Charles. Je vois que pour satisfaire Sir Hargrave, il faut une démarche extraordinaire ; & si je n’apprens point aujourd’hui qu’il s’y oppose, je serai demain chez lui à dix heures du matin.

Ce récit, ma chere, me fait encore trembler en l’écrivant.

Sir Charles dit alors à M. Reves : vous me perdrez, Monsieur, s’il vous échappe un mot de tout ce que vous avez entendu, même avec Madame Reves. Mon Cousin demanda qu’il lui fût du moins permis de l’accompagner chez Sir Hargrave. Non, répondit Sir Charles. Vous prévoyez donc du danger ? reprit M. Reves. Non, non, repliqua mon glorieux Libérateur. Je dis qu’il faut faire quelque chose en faveur de Sir Hargrave. Il se croit méprisé. Je veux lui donner la satisfaction de conclure à son avantage, que je n’ai point de mépris pour un homme avec lequel j’en use avec cette confiance. Allez rejoindre la compagnie, M. Reves ; & que personne ne sache le sujet de votre absence & de la mienne. Je vous ai dit, ma chere, quelle différence j’avois remarquée sur le visage de l’un & de l’autre, lorsqu’ils revinrent successivement. Comment ce grand homme, car ne lui dois-je pas ce nom ? put-il faire à son retour, la joie & l’amusement de tous les Convives, sans nous donner le moindre soupçon de ce qui venoit d’arriver ?

Avant notre départ, M. Reves l’ayant pris en particulier pour lui demander ce qui s’étoit passé, lorsqu’il l’avoit laissé dans son Cabinet, apprit que Bagenhall s’étoit engagé à lui faire savoir la réponse de Sir Hargrave avant la nuit, & qu’il l’avoit déja reçue. Vous irez donc ? lui dit M. Reves. Assurément, répondit-il, puisque Sir Hargrave m’attend demain à déjeûner. Mais soyez sans inquiétude, M. Reves. Tout se terminera heureusement. Mon intention n’est pas d’irriter le mal, mais d’en prévenir les suites. Je serai chez Sir Hargrave vers les dix heures, & vous aurez de mes nouvelles avant midi.

M. Reves est sorti ce matin. Ma Cousine m’a dit qu’il avoit passé une fort mauvaise nuit. Il avoue maintenant qu’il est allé à St. James-Square, & qu’il y a déjeûné avec Mylord & Mylady L…, Miss Grandisson, Miss Émilie & le Docteur Barlet. Sir Charles étoit parti en chaise à neuf heures, suivi d’un Laquais, sans que personne de la maison sût où ses affaires l’avoient appelé si matin. M. Reves est revenu vers midi : son inquiétude étoit visible, & je ne puis vous donner une juste idée de la mienne. Vers trois heures, lorsqu’il étoit résolu de retourner à St. James-Square, & s’il n’y trouvoit pas Sir Charles, d’aller aussi-tôt chez Sir Hargrave, il a reçu de Sir Charles le Billet que je vais transcrire. Votre cœur ne saute-t-il pas de joie, ma chere, après tout ce que je vous ai raconté ?

À deux heures & demi après-midi.

« Si vous n’êtes point engagé, Mr , j’aurai l’honneur de vous aller voir à l’heure ordinaire du Thé. Je reproche à mes Sœurs, des occupations qui ne leur permettent point d’être de cette visite. Ainsi je ne vous réponds que de votre très-humble Serviteur,

Ch. Grandisson. »

C’est alors que M. Reves, pressé par les vives instances de sa femme & par les miennes, a daigné nous expliquer la cause de son inquiétude.

Vers six heures, Sir Charles est arrivé. Il étoit mis d’un goût charmant. J’ai pensé, au moment qu’il a paru, que c’étoit le plus bel homme que j’eusse vu de ma vie. Quel doit être, ma chere Lucie, le transport d’une honnête femme, qui sans obstacle, sans contrainte, & ne suivant que son devoir, peut recevoir à bras ouverts un digne Mari, qui retourne près d’elle après une longue absence, ou de quelque péril dont il est heureusement délivré ! Oh ! ne me dites pas, mes chers Amis, que vous l’aimez tous, & que vous souhaiteriez de me voir à lui ! Vous m’obligeriez de former aussi des desirs… je ne sais à quoi je pense, mais les vôtres n’ont-ils pas toujours été la règle des miens ?

Madame Reves, ayant éprouvé les mêmes agitations que moi, n’a pu se contenir en le voyant entrer dans sa chambre. Elle s’est avancée jusqu’à la porte, la main levée, avec tant d’émotion, que Sir Charles a dit, jetant un coup d’œil sur M. Reves : Fort bien, Monsieur ; vous avez bien gardé mon secret ! M. Reves lui a représenté ce qu’il a souffert depuis hier au soir, & s’est fait honneur d’avoir eu la bouche fermée jusqu’à l’arrivée du billet.

Alors M. & Madame Reves l’ont félicité avec une égale satisfaction. Mais je veux vous peindre la figure que votre folle Henriette n’a pu s’empêcher de faire pendant quelques momens. Ses pieds se sont avancés insensiblement vers lui, pendant qu’il recevoit les complimens des autres. J’ai fait timidement une révérence, que personne n’auroit pu remarquer ; & ne la trouvant point assez profonde, je me suis hâtée d’en faire une autre. Ensuite, trouvant une de mes mains dans les siennes, sans savoir si j’avois une main ou non ; je suis bien fâchée, Monsieur, ai-je dit, d’être l’occasion, la cause… ; & j’ai soupiré, de joie sans doute, mais j’ai rougi d’embarras, & du poids d’une reconnoissance dont je vois l’impossibilité de m’acquitter. Je ne sais s’il s’est apperçu de ma confusion ; mais il m’en a sauvé une partie, en me conduisant sur un Fauteuil & s’asseyant près de moi.

M. Reves ayant témoigné aussitôt l’impatience qu’il avoit de l’entendre, il nous a dit que la conversation avoit été si longue & si variée, qu’il ne pouvoit se fier à sa mémoire ; mais que sans l’en avoir averti, M. Bagenhall avoit engagé Sir Hargrave à placer son Écrivain dans un Cabinet, d’où il pouvoit tout entendre ; qu’on lui avoit promis une copie de la Relation, & qu’il me l’enverroit volontiers si je le desirois. Mais que pensera Miss Byron, a-t-il ajouté, d’un compromis qui s’est fait à ses dépens ? Je lui ai répondu que je donnois les mains sans exception, à tout ce que Sir Charles avoit stipulé pour moi. Il seroit cruel, a-t-il repris, de tenir une Dame en suspens. Sir Hargrave, Mademoiselle, est résolu de vous voir. Êtes-vous disposée à recevoir sa visite ? Je suivrai votre conseil, ai-je répliqué. Il a protesté qu’il ne m’en donneroit point. Vous suivrez votre inclination, m’a-t-il dit. M. Reves a la liberté d’admettre ou de refuser ceux qui se présentent à sa porte. C’est ce que j’ai déclaré nettement à Sir Hargrave. Mais je l’ai laissé dans la résolution de vous voir. Son dessein est de se conduire civilement. Je serois surpris qu’il ne commençât point par vous demander pardon. Cependant, si vous aviez la moindre crainte, je serai prêt à vous rendre mes devoirs au moment qu’il arrivera. Quatre minutes suffisent pour m’envoyer vos ordres.

M. Reves l’a remercié de cette offre, mais en faisant entendre qu’il ne croyoit pas avoir besoin de secours dans sa Maison. Peut-être auroit-il pu se dispenser de cette réponse, quoiqu’il n’ait rien mis que de fort civil dans ses termes. Sir Charles s’est excusé honnêtement sur la nature des circonstances, & nous a quittés peu après. Comme je suis tranquille à présent pour mon Bienfaicteur, & que je ne vois rien à craindre de la visite de Sir Hargrave, il ne me reste, ma chere Lucie, qu’à faire partir ma Lettre.