Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 48

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome IVp. 23-39).

LETTRE XLVIII.

Le Docteur Barlet à Miss Byron.

18 Mars.

Je vous envoye, Mademoiselle, l’extrait que je vous ai promis de mes premieres Relations. Je me suis servi de la main de mon Neveu, pour satisfaire promptement votre impatience. Avec un peu plus de tems, j’aurois pu rendre cette lecture plus amusante pour vous. Mais vous m’avez dit que les simples faits vous suffisent. En vous obéissant, Mademoiselle, je me repose sur votre bonté.

Le Docteur Barlet partit d’Angleterre avec un jeune homme de qualité, dont il étoit Gouverneur, & qu’il nommera M. Lorimer, pour cacher son nom réel. C’étoit un caractere absolument opposé à celui du Chevalier Grandisson. Il étoit non seulement grossier & fort indocile, mais présomptueux & malin, avec des inclinations basses & vicieuses. Le Docteur avoit eu beaucoup de répugnance à se charger d’un Éleve, dont il connoissoit le mauvais naturel : mais il s’étoit rendu aux instances de son Pere, qui l’avoit intéressé par les motifs de la charité chrétienne, & au serment solemnel que le jeune homme avoit fait de prendre une meilleure conduite ; d’autant plus qu’on avoit remarqué jusqu’alors, que personne n’avoit tant d’ascendant sur lui que le Docteur Barlet.

Ils étoient tous deux à Turin, lorsque le Chevalier Grandisson, qui avoit passé quelques mois en France, arriva pour la premiere fois dans cette Ville. Son âge étoit d’environ dix-huit ans. Il n’étoit pas mieux en Gouverneur, que le Docteur Barlet en Éleve, quoiqu’il eut reçu le sien de Mylord W… son Oncle. Quelques jours de résidence faisoient observer, dans chaque lieu, que M. Creuzer & le jeune Chevalier faisoient l’office l’un de l’autre ; c’est-à-dire, que le jeune homme avoit besoin de toute sa prudence, pour résister aux mauvais exemples d’un vicieux Personnage, qui cherchoit à lui inspirer le goût de la débauche, dans la vue de se délivrer de ses remontrances, ou d’empêcher qu’il ne fît des plaintes à son Pere. Le Chevalier Grandisson forma une étroite amitié avec le Docteur Barlet, & M. Creuzer ne se lia pas moins étroitement avec M. Lorimer. La vertu & le vice eurent le même pouvoir, pour former ces deux liaisons.

Creuzer & Lorimer ne se quittoient point, malgré les efforts que le Docteur faisoit continuellement pour les séparer. Ils donnerent dans plusieurs excès, dont l’un fit assez d’éclat pour les exposer aux recherches du Magistrat Civil. Lorimer n’évita le châtiment, qu’à force d’argent & de crédit ; pendant que Creuzer, ayant trouvé le moyen de s’évader, prit la fuite vers Rome, d’où il écrivit à son Éleve de l’aller joindre. Le Chevalier prit cette occasion, comme il l’en avoit menacé plusieurs fois, pour informer son Pere, & pour lui demander un autre Gouverneur, ou la permission d’aller attendre en Angleterre qu’il eût fait un meilleur choix. Dans l’intervalle, il pria le Docteur de lui accorder ses avis & ses instructions. Son Pere ne tarda point à lui répondre, que n’entendant parler que de sa prudence, il lui laisseroit la liberté de choisir un Compagnon de voyage, mais qu’il ne lui donnoit plus d’autre Gouverneur que sa propre discrétion. Alors, le jeune Chevalier, avec la modestie & la défiance de lui-même, qui sont un des ornemens de son caractere, demanda plus instamment que jamais ses conseils au Docteur ; & lorsqu’ils furent obligés de se séparer, ils établirent une correspondance qui ne finira qu’avec la vie de l’un ou de l’autre.

Le Chevalier exposa toutes ses vues à M. Barlet, & souvent à sa discrétion l’ordre de ses études & de ses courses ; mais ce commerce n’avoit pas duré long-tems, lorsque le Docteur lui marqua qu’il étoit inutile de le consulter d’avance, d’autant plus que le délai nuisoit quelquefois à d’excellentes résolutions ; que cependant il ne le prioit pas moins de l’informer de ses entreprises, & de tout ce qui pouvoit lui arriver d’important ; qu’outre la satisfaction avec laquelle il recevroit ce témoignage de confiance & d’amitié, il auroit celle d’y trouver des exemples qui feroient peut-être plus d’impression que tous ses préceptes, sur le cœur & l’esprit du malheureux Lorimer.

Tandis que le Docteur étoit arrêté, malgré lui, par son Éleve, dans quelques Villes de Lombardie, le Chevalier fit presque le tour de l’Europe, & ne laissa point d’y faire des observations fort supérieures à son âge. Lorimer étoit alors engagé dans les plus frivoles amusemens, & s’oublioit dans chaque Ville, comme s’il n’eût jamais dû la quitter. Le Docteur, qui voyoit ses avis méprisés, fermoit les yeux sur ces délais, pour laisser passer le Carnaval de Venise, qu’il redoutoit encore plus. Mais son Éleve, ayant soupçonné ses intentions, se déroba secrettement, & se trouva dans cette Ville, pour l’ouverture des Fêtes. Le Docteur, qui se vit forcé de le suivre, apprit, en arrivant, qu’il s’y distinguoit déja par ses extravagances. Envain le rappela-t-il à l’exemple du Chevalier Grandisson. Les Lettres qu’il lui lisoit dans cette vue, ne produisirent qu’un vil & honteux effet, dont les suites exposerent la vie du Gouverneur au dernier danger.

Un jour que, sous prétexte d’en relire une qui contenoit diverses observations, Lorimer avoit désiré de la garder un jour ou deux, il se hâta de la transcrire, & de l’envoyer à son Pere, qui lui avoit demandé plusieurs fois quelque marque du fruit qu’il tiroit de ses voyages. Le Docteur fut extrêmement surpris de recevoir des félicitations du Pere, sur les progrès de son Fils, avec quelques reproches des plaintes qu’il faisoit quelquefois de son indocilité. « J’avois peine à me persuader, lui écrivoit ce Pere crédule, que mon Fils ne fût capable de rien. Je vois qu’il ne lui manque qu’un peu d’application. » Et pour l’encourager, il donnoit ordre que sa pension fût augmentée du double. M. Barlet devina une partie de la vérité, & n’eut pas de peine à tirer de son Éleve, l’aveu d’un artifice, par lequel il faisoit gloire d’avoir trompé son Pere. Un juste scrupule obligea le Docteur d’écrire aussi-tôt à Londres, pour épargner au Pere une dépense contraire à ses véritables vues. Lorimer, furieux de ce qu’il nommoit une trahison, chercha l’occasion de se venger. Il étoit lié avec une Courtisanne, fameuse par la ruine de vingt jeunes Voyageurs qu’elle avoit engagés dans ses piéges, & déja irritée contre le Docteur, qui avoit mis tout en usage pour rompre cette liaison. Entre plusieurs ouvertures qu’elle lui proposa, il choisit celle de suborner un des Espions de l’État, pour accuser le Docteur d’avoir tenu des discours injurieux au Gouvernement Vénitien ; crime pour lequel on sait que la rigueur est extrême dans cette inquiète République. La Ville de Venise est remplie de ces espions, dont l’unique office est de veiller sur le langage des Étrangers. M. Barlet fut arrêté, sans savoir d’où le coup étoit parti. Cependant, un des trois Inquisiteurs d’État, qui composent un Tribunal redoutable, eut assez de pénétration pour découvrir son innocence, dans un entretien de quelques momens, & lui fit rendre la liberté. Tout éloigné qu’il étoit de soupçonner son Éleve, mille autres chagrins, qui lui paroissoient inévitables, le firent penser à quitter son emploi. Il n’écrivoit point en Angleterre, sans demander cette liberté comme une faveur. Mais le Pere, fort embarrassé de son Fils, l’exhortoit à la patience, & le revêtit, par ses Lettres, de toute l’autorité paternelle. Ce Seigneur étoit fort éclairé dans l’Histoire Grecque & Romaine. Il desira que son Fils visitât les fameuses Places de l’ancienne Grece, dont il avoit admiré tant de fois la splendeur dans ses livres. Ce ne fut pas sans une extrême difficulté, que le Docteur obligea son Éleve à quitter Venise, où sa Courtisanne & d’autres plaisirs l’occupoient entiérement.

Athênes étoit la Ville, où le Pere vouloit qu’ils fissent quelque séjour, avant que de visiter les autres parties de la Morée. Lorimer y trouva sa Maîtresse, avec laquelle il étoit convenu de s’y rejoindre. Quelque soin qu’ils apportassent à déguiser leur commerce, il ne put être long-tems ignoré du Docteur. Le ménagement qu’il crut devoir à son Éleve, lui fit tourner son zele contre la Courtisanne. Il porta ses plaintes au Tribunal que les Chrétiens ont dans Athênes, composé de huit Vieillards, qu’ils ont la liberté de choisir dans les huit quartiers de la Ville. Mais tandis qu’il prenoit des informations, cette méchante Femme chargea M. Barlet de plusieurs accusations calomnieuses devant le Cadi, qui est le Juge Turc. Quelques présens qu’elle fit au Gouverneur, l’ayant mis en même tems dans ses intérêts, elle eut le crédit de faire arrêter le Docteur, qui fut chargé de chaînes au fond d’un cachot. Les Amis chrétiens qu’il s’étoit faits dans la ville, reçurent défense de remuer en sa faveur ; & la rigueur fut portée jusqu’à lui interdire toute sorte de communication. Lorimer & la Courtisanne reprirent le chemin de Venise.

M. Belcher, jeune voyageur anglois, d’un mérite extraordinaire, à qui le hasard avoit fait lier connoissance avec le Chevalier Grandisson dans l’Isle de Candie, & qui avoit conçu tout d’un coup pour lui cette noble espèce d’amitié, qui est fondée sur la ressemblance des plus vertueuses inclinations, arriva vers ce tems dans Athênes. Il fut informé de la disgrace du Docteur, par un des huit Chrétiens du Tribunal. Ces vénérables Vieillards gémissoient d’une si cruelle oppression ; mais la Courtisanne ayant mêlé la Religion & l’État dans ses impostures, ils avoient le chagrin de voir subsister l’ordre qui les forçoit au silence. Un nom, que M. Belcher se souvint d’avoir entendu prononcer avec affection par son Ami, excita sur le champ tout son zele. Il se hâta de recueillir secrettement les informations ; il les fit revêtir de toute la force qu’elles pouvoient recevoir ; & sachant que le Chevalier étoit alors à Constantinople, il lui dépêcha un Exprès, chargé de ses explications, & des Pieces qu’il avoit rassemblées.

Une nouvelle si peu attendue ne causa pas moins d’étonnement que de douleur au Chevalier Grandisson. Il s’adressa aussi-tôt à l’Ambassadeur d’Angleterre, qui intéressa dans cet événement tous les Ministres des Puissances Chrétiennes ; & leurs plaintes, portées de concert au Visir, obtinrent facilement un ordre pour la liberté du Docteur. Le Chevalier ne se fiant point assez à la diligence du Chiaoux qui en fut chargé, prit le parti de l’accompagner, pour presser sa marche. Il arriva dans Athênes le jour même, comme il l’apprit du Gouverneur, que la justice turque devoit livrer M. Barlet au fatal cordon. Un danger si pressant rendit le Docteur plus cher que jamais au Chevalier Grandisson. Un secours si heureux ne put manquer de rendre le Chevalier plus cher au Docteur ; &, dans leur tendresse mutuelle, ils n’en conçurent pas moins pour M. Belcher, qui non-seulement avoit été le premier instrument de cette agréable révolution, mais qui n’avoit pas voulu quitter Athênes, sans voir le Docteur hors de péril, & qui n’avoit pas ménagé ses soins ni sa bourse, pour obtenir que la sentence fût suspendue. Tel fut le ciment de leur amitié. Elle avoit commencé, entre les deux jeunes gens, par le rapport de leurs caracteres. C’est à leur bonté que M. Barlet doit l’honneur qu’ils lui font, tous deux, de le traiter comme un Pere ; & son plus grand plaisir, jusqu’à ce jour, est d’écrire à M. Belcher tout ce qui concerne la vie & les actions d’un homme, que l’un s’est proposé pour modele, & que l’autre regarde comme la gloire de l’espece humaine.

Le Docteur ignora, pendant quelque tems, la part que Lorimer avoit eue à son malheur. Ce jeune Insensé avoit écrit en Angleterre, dans les termes du plus vif chagrin, le danger où son Guide étoit tombé parmi les Turcs ; & son Pere avoit pris toutes les mesures qu’il avoit pu, dans un si grand éloignement, pour faire donner du secours au Docteur ; mais il y a beaucoup d’apparence que ce secours seroit arrivé trop tard.

Comme le Pere ne pouvoit deviner que son Fils eût part au complot, à peine eut-il appris l’heureuse délivrance de M. Barlet, qu’il le conjura de ne point abandonner son Fils à ses mauvaises inclinations. Le Docteur, aussi éloigné de faire tomber ses soupçons sur son Éleve, ne fit pas difficulté de retourner à Venise, par compassion pour le Pere & le Fils. Il eut beaucoup de peine à dégager Lorimer des mains de la Courtisanne. Ensuite il se rendit à Rome avec lui. Mais là, ce malheureux jeune homme, ne gardant pas plus de ménagement dans ses débauches, en devint justement la victime, & sa mort fut un soulagement pour son Pere, pour le Docteur, & pour tous ceux avec lesquels il avoit quelque liaison. Dans les derniers momens de sa vie, il fit l’aveu du noir projet où la Courtisanne l’avoit engagé à Venise, & de la part qu’il avoit eue aux calomnieuses accusations d’Athênes. Cette confession, & les circonstances de sa mort, causerent au Docteur une tristesse si profonde, qu’il tomba dans une maladie, dont il eut beaucoup de peine à revenir.

Le Chevalier Grandisson avoit visité, pendant ce tems-là, quelques parties de l’Asie & de l’Afrique, particuliérement l’Égypte, en profitant de toutes les occasions pour continuer son commerce avec M. Belcher & le Docteur. À son retour en Italie, où ses deux Amis l’attendoient, il engagea le Docteur à servir de compagnon à M. Belcher, dans quelques autres voyages qu’il leur fit entreprendre, sous prétexte qu’il en espéroit lui-même quelques lumieres, qu’il n’avoit pas le tems de se procurer par ses propres yeux. C’en étoit un, pour fournir aux frais de cette entreprise. Il savoit que M. Belcher avoit une Belle-Mere, qui lui avoit fait retrancher depuis peu les deux tiers de sa pension ; & lorsque son ami voulut rejeter une condition si généreuse, il ajouta au premier motif, qu’une course de cette nature serviroit à rétablir la santé du Docteur, qui leur étoit également cher à tous deux. Jamais il ne manquoit d’argumens pour diminuer l’embarras de ceux qu’il vouloit obliger, & pour leur faire recevoir ses bienfaits comme une dette, ou comme une faveur dont il leur avoit obligation lui-même.

Pendant que ses deux Amis firent le voyage qu’il leur avoit proposé, il ne quitta point Boulogne & Florence, où quelques affaires lui causerent beaucoup d’embarras. M. Belcher & le Docteur visiterent ensemble les principales Isles de l’Archipel ; après quoi le jeune Voyageur tournant ses vues vers l’Asie, M. Barlet prit l’occasion d’un vaisseau qui mettoit à la voile pour revenir à Livourne. Il voyoit sa santé rétablie ; & sachant que le Chevalier Grandisson attendoit impatiemment de son Pere l’ordre de repasser en Angleterre, il ne douta point que sa présence ne lui fût agréable, pour la conclusion de quelques affaires dont il étoit informé. En effet le Chevalier se réjouit de son arrivée ; & partant bientôt pour Paris, il confia Miss Émilie à ses soins.

Jusqu’ici, Miss Byron, délices de ceux qui ont le bonheur de vous connoître, vous n’avez lu qu’un extrait de mes papiers, de la main de mon Neveu. J’y joindrai quelques circonstances, qui regardent personnellement M. Belcher, sur lequel vous m’avez demandé plus d’informations ; mais je ne vous promets pas de m’arrêter aisément, si j’entreprends l’éloge d’un Ami si cher.

M. Belcher est un jeune homme d’une très-aimable figure. Lorsque je le nomme un second Sir Charles Grandisson, vous concevez une fort haute idée de son esprit, de sa politesse & de toutes ses aimables qualités. Il ne manque rien à sa naissance. Sir Henri Belcher, dont il est Fils unique, l’aime tendrement, & le tient éloigné, contre l’inclination de l’un & de l’autre, sur-tout contre celle du Fils, depuis que son plus cher Ami est en Angleterre. C’est un effet de sa complaisance pour une seconde Femme, impérieuse, vindicative, qui, pendant son veuvage, avoit jetté les yeux sur le jeune Belcher, pour en faire son Mari, dans l’espérance de le tenter par un reste de beauté, soutenu d’un bien considérable. Son projet néanmoins n’a jamais été connu du Pere, qui lui parla d’amour dans le tems même que le Fils lui faisoit déclarer, un peu cavaliérement peut-être, qu’il ne goûtoit point ses propositions. Ce refus la rendit furieuse. Elle ne pensa qu’à la vengeance ; & n’ignorant point que toute sa fortune dépendoit de son Pere, elle parut agréer les soins de Sir Henry, dont son ressentiment lui fit accepter la main, à des conditions qui lui donnent un pouvoir presque égal sur le Pere & sur le Fils. D’ailleurs, elle prit bientôt un ascendant absolu sur l’esprit de son Mari. M. Belcher étoit parti pour ses voyages, avec une pension de six cens livres sterling. Elle n’eut point de repos, qu’elle ne l’eût fait réduire à deux cens ; & ce reste étoit si mal payé, que le jeune homme seroit tombé dans les plus grands embarras, s’il n’avoit trouvé des secours toujours prêts, dans la fidelle amitié du Chevalier Grandisson. Cependant on assure que sa Belle-Mere n’est pas sans quelques bonnes qualités ; & que dans tout ce qui n’a point de rapport au Fils, elle en use fort bien avec le Pere. Mais entendant les affaires, & Sir Henry n’ayant pas le même goût, elle s’est attribuée la disposition de tous leurs revenus communs ; ce qui ôte le pouvoir à son Mari de faire la moindre libéralité sans sa participation.

Ils ne laissent pas de faire profession, tous deux, d’une haute admiration pour le caractere de Sir Charles ; & les Lettres de leur Fils n’y ont pas moins contribué que le témoignage public : d’où je crois pouvoir conclure que, si Sir Charles trouve l’occasion de lier connoissance avec Mylady Belcher, il la fera consentir tôt ou tard au retour de son Fils ; sur-tout à présent qu’elle commence à perdre l’espérance d’avoir des Enfans de ce mariage. M. Belcher, qui se le promet aussi, écrit à Sir Charles qu’il est dans la disposition de rendre toute sorte de respects à la Femme de son Pere, & de prendre pour elle les sentimens d’un Fils, lorsqu’elle le voudra souffrir auprès d’elle. Mais il déclare qu’il renonce plutôt à sa patrie, que d’exposer son Pere au moindre chagrin, en y retournant sans l’aveu d’une Femme impérieuse, qui lui en feroit porter la peine ; & dans son incertitude, il se propose de quitter Vienne, où il est actuellement, pour venir attendre à Paris que Sir Charles, qu’il croit capable de réussir dans tout ce que l’amitié peut lui faire entreprendre, & qui sera secondé par la tendresse de son Pere, obtienne le succès qu’il désire. Il me tarde beaucoup de revoir cet excellent jeune homme. Je suis sûr que Miss Byron en particulier ne pourra lui refuser son estime. Avec des sentimens si nobles & des manieres si délicates, je répéte hardiment que c’est un second Chevalier Grandisson.

Je me croirois fort heureux, Mademoiselle, de pouvoir vous obliger par toutes les communications pour lesquelles vous m’avez témoigné de la curiosité. Mais que Mylady L… & Miss Grandisson me permettent de les exhorter à bannir toute réserve avec le plus tendre de tous les Freres ; & j’ose leur répondre qu’il n’en aura point sur tout ce qu’il croira capable de leur plaire. Si parmi ses affaires, il y en a quelqu’une dont il puisse différer l’explication, c’est que le succès en est encore incertain.

Que d’obscurité, ma chere Lucie ! Rappellons quelques circonstances de ce détail. Sir Charles a des affaires qu’il ne peut encore expliquer à ses Sœurs ! Le succès en est incertain pour lui-même ! Des embarras considérables à Boulogne & à Florence ! sont-ils terminés ? durent-ils encore ? Cependant Sir Charles n’a point de réserve, cependant Sir Charles est réservé. Quel jour y voyez-vous, chere Lucie ?

Mais le Docteur est sûr, pour M. Belcher, de l’estime de Miss Byron en particulier. Que veut dire le Docteur ? Il ne peut avoir eu d’autre intention, sans doute, de marquer sa propre tendresse pour un jeune homme qui lui est si cher. Il lui tarde de le voir. Si je le vois aussi, son retour ne doit pas être éloigné ; car ne suis-je pas résolue de retourner promptement dans mon plus sûr azile, dans les bras de ma chere famille ? Oui, ma chere, j’y suis résolue.

Avez-vous quelque noirceur dans l’ame ? dites, ma chere Lucie. Êtes-vous capable de haine, d’une haine mortelle contre quelqu’un ? Si vous êtes actuellement dans cette disposition, satisfaites-vous, & souhaitez, à la personne que vous haïssez, d’être amoureuse d’un homme (car je vois qu’il ne faut rien dissimuler,) d’un homme qu’elle croit elle-même, & que tout le monde croit fort supérieur à elle, par toutes les qualités de l’ame & de la fortune ; de douter, entre quelques rayons d’espérance, doute plus cruel mille fois que la certitude, si les affections de cet homme sont engagées ; &, supposé qu’elles ne le soient pas, s’il peut lui accorder du retour. Ah, Lucie ! vous m’entendez. Ne me demandez pas plus d’explication.

Mais un mot encore. L’exorde de la Lettre du Docteur ne vous paroît-il pas un peu singulier ? Délices de ceux qui ont le bonheur de vous connoître. Charmantes expressions ! Quel peut en être le sens ? Suis-je les délices du cœur de Sir Charles ! Il me connoît. Vaine, foible, imprudente que je suis ! humble, basse, & cependant orgueilleuse Henriette. Mes folles conjectures me font rougir… un mouvement de honte m’a fait déchirer mon papier. Le fragment partira néanmoins, mais à condition que vous le jetterez au feu, & qu’il ne sera vu que de vous.

LETTRE XLIX.

Miss Byron à Miss Selby.

Samedi, 18 Mars.

Jusqu’à présent, ma chere, il me semble que mon cœur n’a rien à se reprocher. Mais il s’en est peu fallu que je ne sois tombée dans une fort grande faute. Vous ne la devineriez pas. Miss Grandisson, dans l’absence de M. Barlet, qui est allé dîner aujourd’hui à quelques milles de Colnebroke, est parvenue, par des moyens qu’elle ne m’a point appris, à se saisir d’une Lettre que le bon Docteur avoit reçue ce matin de Sir Charles, & qu’il a laissée ouverte sur son pupitre. Elle est venue aussi-tôt à ma chambre. Henriette, m’a-t-elle dit, d’un air empressé, voici la Lettre qui est venue ce matin au Docteur. Peut-être ne l’ai-je pas par des voies trop honnêtes, mais on y parle de vous avec chaleur. La remettrai-je où je l’ai prise ? ou plutôt, voulez-vous