Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 51

La bibliothèque libre.
Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome IVp. 55-62).

LETTRE LI.

Sir Charles Grandisson à M. Barlet.

18 Mars.

J’ai reçu, cher Docteur, une visite de la Mere d’Émilie. Il y a beaucoup d’apparence qu’elle en fera une aussi à Colnebroke, avant que je puisse être assez heureux pour y retourner. Elle sait que sa fille y est, & que mes affaires me retiennent encore à la Ville. Je vous dépêche un exprès dans cette crainte, & je crois devoir vous informer de ce qui s’est passé entre elle & moi.

Elle s’est fait annoncer sous le nom de Madame Jervins. Je l’ai reçue civilement. Il m’a paru qu’elle s’attendoit au salut ordinaire de notre sexe[1], mais j’ai pris, ou plutôt j’ai reçu sa main, qu’elle m’a présentée ; & je me suis contenté de la conduire vers un fauteuil. Vous ne l’avez jamais vue. Elle se croit encore belle ; & si ses vices, qui semblent répandus sur son visage, ne la rendoient pas odieuse, elle pourroit en effet prétendre à la beauté.

Comment se porte Émilie, Monsieur ? (en jouant de l’Éventail.) Est-elle ici ? Prenez la peine de la faire appeller. Je veux la voir.

Elle n’est point ici, Madame.

Où est-elle donc ? Elle a quitté, depuis quelque tems, Madame Lane.

Elle est, Madame, sous la meilleure protection du monde ; sous celle de mes deux Sœurs.

Et de grace, Monsieur, quelles sont vos vues sur elle ? son âge n’est plus celui d’un Enfant. (en souriant, & me faisant voir sa pensée dans ses yeux.) Dites-moi ce que vous avez dessein de faire d’elle. Vous savez, a-t-elle ajouté, en affectant un air plus sérieux, que Miss Jervins est ma fille.

Si vous méritez, Madame, d’être reconnue pour sa Mere, vous devez être contente de la voir en de si bonnes mains.

Hò ! Monsieur, je n’ai jamais eu de foi pour la bonté des hommes. Lorsqu’une jolie fille se trouve dans leur chemin… Je connois le monde, Monsieur, (en riant d’un air folatre, & riant encore.)

Et moi je ne connois rien, Madame Jervins, qui m’oblige à des explications sérieuses avec vous. Mais qu’avez-vous à dire à ma Pupille ?

À dire ? Monsieur. Mais vous n’ignorez pas que je suis sa Mere ; & je pense à me charger d’elle. Son Pere vous a confié le soin de son bien ; mais je pense à la tirer, pour sa réputation, des mains d’un Tuteur de votre âge. J’espère, Monsieur, que vous ne vous y opposerez point.

Si c’est-là, Madame, le seul motif de votre visite, je vous demande la permission de l’abréger. Mes affaires me pressent de sortir.

Où est Émilie ? Je veux la voir.

Si cet empressement, Madame, vient de l’amour maternel, vous la verrez à son retour ; quoique jusqu’à présent vous ne l’ayez pas traitée avec l’affection d’une Mere. Mais sa personne & sa réputation ne m’ont pas été moins confiées que sa fortune.

Je suis mariée, Monsieur, & mon Mari est homme d’honneur.

Votre mariage, Madame, est une nouvelle raison pour ne pas vous charger d’Émilie.

Apprenez, Monsieur, que mon Mari est un homme d’honneur, aussi brave que vous l’êtes vous-même, & qu’il est capable de soutenir mes droits.

Quel qu’il soit, Madame, il n’a rien à démêler avec Émilie. Seriez-vous venue pour m’apprendre que vous êtes mariée ?

Oui, Monsieur. Et vous ne m’en faites pas compliment ?

Compliment ? Madame. Je souhaite que vous méritiez d’être heureuse, & je ne doute point alors de votre bonheur. Mais pardonnez, s’il vous plaît. Mes Amis m’attendent.

J’avois peine à contenir mon indignation. Cette femme se marie, dit-on, deux ou trois fois tous les ans.

Hé bien, Monsieur, vous apprendrez peut-être ce que c’est que le major Ohara. Sachez de moi, dès aujourd’hui, qu’il est d’une des meilleures maisons d’Irlande, & qu’il ne souffrira point qu’on me dérobe ma fille.

Le major Ohara, Madame, n’a rien de commun avec la fille de mon malheureux Ami. Émilie est sous ma protection ; & je suis faché de vous dire qu’elle n’auroit pas eu besoin d’un secours étranger, si la personne qui prend le nom de sa Mere étoit plus propre à lui tenir lieu de l’excellent Pere qu’elle a perdu. Permettez, Madame, que je vous offre la main jusqu’à votre voiture.

Elle s’est emportée vivement, & dans des termes auxquels je la crois fort exercée. Elle m’a menacé du ressentiment de son Major Ohara ; & pour conclusion, elle m’a dit qu’il avoit été vainqueur dans une demie douzaine de duels. Je lui ai présenté la main, qu’elle n’a pas refusée, & je l’ai conduite à sa chaise. Nous nous reverrons demain, m’a-t-elle dit d’un air menaçant, & peut-être serai-je accompagnée du Major. Je ne lui ai marqué mon mépris que par mon silence. Vile & scandaleuse femme !

Il ne faut pas, mon cher Docteur, qu’il vous échappe un mot de cette avanture devant Émilie. Je crois qu’elle ne doit la voir qu’en ma présence. Les propos injurieux de cette mauvaise Mere lui causeroient une frayeur mortelle, comme il est arrivé la derniere fois. Mais peut-être ne la reverrai-je point, d’un mois ou deux. Comme j’ai le pouvoir de lui faire une pension annuelle de cent, ou deux cens guinées, à ma discrétion, & suivant la satisfaction que j’aurai de sa conduite, son Mari, si elle est mariée réellement, qui n’a pu l’épouser que par ce motif, ne souffrira point qu’elle s’expose à des réductions chagrinantes ; car vous savez que je l’ai payée jusqu’à présent sur le pied de deux cens guinées. La menace, qu’elle m’a faite en partant, n’est peut-être qu’un badinage, par lequel elle a cru m’embarrasser. C’est une Coquette des plus folles, que son goût pour l’intrigue ramene toujours à l’artifice.

Je reçois, dans ce moment, votre Lettre de ce matin, & j’y trouve un article fort intéressant. Vous me faites entendre que mes Sœurs, quoique mes absences soient fort courtes, souhaiteroient de recevoir quelques Lettres de moi. Depuis long-tems, cher Ami, vous m’avez engagé dans une espece d’habitude, qui me fait prendre la plume avec autant de facilité que de plaisir pour vous écrire. À vous & à notre cher Belcher, je puis communiquer tout ce qui me vient à l’esprit. L’usage, à la vérité, me feroit trouver autant de plaisir à faire une Lettre pour mes Sœurs. Je ne voudrois pas qu’elles pussent penser qu’il y ait un Frere au monde qui aime plus ses Sœurs que moi. Et vous savez qu’à présent j’en ai trois. Mais pourquoi ne m’ont-elles pas témoigné ce desir elles-mêmes ? Refuser, à quelqu’un qui m’est cher, un plaisir qui ne sauroit me coûter beaucoup de peine, c’est ce que je ne me pardonnerois pas.

Je m’engagerois volontiers dans une correspondance réguliere avec mes Sœurs, si elles le souhaitoient sérieusement ; mais je désirerois alors que ce fût une vraie correspondance, c’est-à-dire, qu’on écrivît des deux côtés. Croient-elles qu’il ne me seroit pas aussi fort agréable d’être quelquefois informé de ce qui les occupe, & d’apprendre ce qu’elles pensent des personnes & des choses ? Si leur demande n’est point une idée passagere, & si vous retrouvez l’occasion d’en parler, proposez-leur ma condition. Mais assurez-les, que si je découvre que leur franchise ne réponde pas à la mienne, je romps aussi-tôt la correspondance. Mes trois Sœurs sont d’une franchise fort aimable, pour des femmes, mais, après ce défi, oseront-elles entrer dans la lice, à termes égaux, avec un homme assez clairvoyant, avec un Frere ? Non ; j’en suis presque sûr. Il n’est pas au pouvoir d’une femme d’être sans réserve sur certains articles ; & peut-être ne le doit-elle point. Cependant on rencontre quelquefois des hommes, des Freres, chez lesquels on est sûr que la confiance n’est pas mal placée.

Si ma proposition étoit agréée, je pourrois écrire, à mes Sœurs, la plûpart des choses que je vous communique. J’ai peu de secrets. Mes précautions ne pourroient regarder qu’un petit nombre d’occasions, dans lesquelles je craindrois de leur causer de l’inquiétude ou du chagrin. Lorsque je vous écris, mon cher Docteur, je sais que je puis me reposer sur votre jugement, des endroits de mes Lettres qui peuvent leur être montrés. Quelquefois, à la vérité, je me fais un amusement de la curiosité de Charlotte, qui semble se plaire, comme je lui disois dernierement, à supposer des secrets où il n’y en a point, pour se faire honneur de sa pénétration, lorsqu’elle croit les avoir découverts. J’aime alors à la voir dans l’embarras, & souvent en défaut, comme une punition du silence qu’elle affecte. Mais c’est assez aujourd’hui, sur un sujet que je pourrai reprendre avec vous. Vous ne sauriez vous imaginer combien je suis impatient de me voir à Colnebroke. Il est dur de faire violence à ses inclinations, mon cher Docteur, & je l’éprouve souvent.

  1. Nota. L’usage des hommes, en Angleterre, est de baiser les femmes sur la bouche.