Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 54

La bibliothèque libre.
Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome IVp. 80-83).

LETTRE LIV.

Miss Byron à Miss Selby.

Lundi 20 de Mars.

L’active, l’infatigable bonté de Sir Charles Grandisson me jette, chere Lucie, dans un étonnement que je ne puis exprimer. Je vous envoie deux nouvelles Lettres que le bon Docteur Barlet nous a communiquées, & qui contiennent le récit de ce que Sir Charles a fait pour son Oncle. Il vient de lui rendre un service de Pere. Connoissez-vous rien de plus étrange ? Mais il est né pour obliger tout le monde. Le Docteur nous a dit qu’ayant obtenu de lui, depuis que Miss Grandisson a paru le désirer, la liberté de nous faire voir quelques endroits de ses Lettres, il n’en pouvoit faire un meilleur usage que pour nous lire les deux dernieres, parce qu’elles regardent proprement une affaire de famille. Après nous les avoir lues, il est passé dans son cabinet, où je l’ai suivi, & j’ai obtenu la permission de les transcrire pour vous. Je ne pouvois vous donner une juste idée de la prudence, de la générosité, de la justice & du désintéressement, qui régnent dans ces Lettres, sans les transcrire entiérement. Mais, Lucie, que je trouve d’autres observations à faire ! Eh malheureusement elles sont plus mortifiantes. N’en faisons qu’une aujourd’hui : c’est que si Sir Charles m’offroit volontairement sa main, je ne sais si je devrois l’accepter. Croyez-vous que si j’étois à lui, je ne vécusse pas dans la crainte continuelle d’en être séparée ; ne fût-ce que par le coup inévitable qui menace tous les enfans des hommes ? Et quel tourment qu’une telle vie !

N. [Les Lettres, qu’on supprime, contiennent tout ce que Sir Charles a fait pour délivrer Mylord W… Son oncle, d’une vieille Maîtresse qui le tyrannisoit, & le récit d’une visite qu’il a reçue de la Mere d’Émilie, accompagnée de ses deux braves. Dans l’affaire qui regarde son Oncle, il se conduit en effet avec une noblesse admirable. Ses discours répondent à la conduite. Il parvient, par différentes scenes, à renvoyer madame Giffard, assez contente d’une bonne pension qu’il lui fait accorder. Le caractere de cette femme, qui est tout à la fois hautaine & fort intéressée, & celui de Mylord W…, qui est dégoûté d’un long & fâcheux commerce, mais qui est foible & lié par une forte habitude de complaisance & d’esclavage, donnent lieu à des incidens fort bizarres. Sir Charles propose ensuite un mariage à son Oncle, pour rendre sa vie également douce & honnête. Il se charge de trouver une femme qui lui convienne ; & Mylord W…, charmé de la générosité d’un neveu qui, étant son héritier naturel, sacrifie par conséquent ses propres intérêts à son bonheur, s’abandonne entiérement à lui, en exigeant néanmoins que la femme qu’il lui donnera n’ait pas moins de cinquante ans.

Le visite de la Mere d’Émilie forme une scene plus vive & plus dangereuse. Delà viennent apparemment les craintes qui font envisager à Miss Byron un tourment continuel dans ce qui pourroit lui arriver de plus heureux. Le major Ohara & le capitaine Salmonet, s’étant flattés d’intimider Sir Charles, poussent l’insolence jusqu’à la menace ; & sur une réponse ferme qu’il leur fait, ils portent tous deux la main à l’épée. Il est forcé de tirer la sienne ; & par la supériorité de son courage & de son adresse, il fait sauter celle de l’un, il désarme l’autre, il les met tous deux dans la nécessité de sortir de sa maison, & de remonter dans leur voiture sans armes & sans chapeau. Ils lui disent des injures, qu’il méprise, & dans la rage où ils sont, il arrive fort plaisamment que l’un, qui parloit en penchant la tête à la portiere, se releve brusquement, tandis que l’autre veut se baisser avec la même chaleur, & que se rencontrant tous deux, ils se donnent un furieux coup, qui leur fait tourner leurs injures l’un contre l’autre. Ils partent, & la Dame avec eux. Bien-tôt après, on vient promettre, de leur part, à Sir Charles plus de modération, s’il veut seulement rendre les épées & les chapeaux, & payer les deux cents guinées de pension à Madame Ohara. Il rend les chapeaux & les armes ; mais il répond que pour la pension, il se réglera sur la conduite de cette Femme, sans que rien puisse le faire manquer aux loix de la plus exacte justice.

Enfin l’on supprime une autre lettre qui contient le récit des arrangemens que Sir Charles & les Patrons des Enfans de M. Danby prennent pour le mariage & l’établissement de la jeune Fille & des deux Freres. Le Docteur Barlet, qui s’étoit trouvé à Londres dans cette occasion, revient charmé de ce qu’il a vu, & joint à la relation quelques autres exemples de la générosité de Sir Charles, qui font leur impression ordinaire sur le cœur de miss Byron.