Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 61

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome Vp. 156-167).

LETTRE LXI.

Miss Byron à Miss Selby.

Londres, Mercredi 5 Avril.

Ce matin, dès six heures, j’ai reçu la visite de Miss Jervins ; fort impatiente, m’a-t-elle dit, de me communiquer de charmantes nouvelles. Elle m’a trouvée la plume à la main dans mon cabinet. De toute la nuit, je n’avois pu fermer les yeux.

J’ai vu ma Mere, a commencé cette chere fille, & je me crois dans ses bonnes graces. Pourquoi ne croirois-je pas, Mademoiselle, que j’y ai toujours été ?

Chere Miss ! lui ai-je répondu, en la serrant contre mon sein, vous êtes une excellente Fille ! Apprenez-moi ce qui s’est passé.

Il faut, Lucie, que je vous représente aussi naturellement qu’il me sera possible, tous les mouvemens & les termes de l’aimable Créature, dans cette intéressante occasion.

Asseyez-vous, mon Amour, lui ai-je dit.

Quoi ? Mademoiselle ; lorsque j’ai à parler d’une Mere réconciliée ? & devant ma chere Miss Byron ? Non, en vérité.

Pendant son récit, elle tenoit souvent une main ouverte, tandis que du premier doigt de l’autre, elle pesoit dessus, avec une action fort vive ; & quelquefois elle les étendoit toutes deux, comme transportée de plaisir & d’admiration. Voici son exorde.

Il faut savoir, ma chere Miss Byron, qu’il étoit hier environ six heures du soir, lorsque ma Mere, son Mari, & le Capitaine Salmonet arriverent chez mon Tuteur. Je n’avois reçu avis de leur visite, que deux heures auparavant ; & lorsqu’ayant entendu le Carosse, j’eus ouvert la fenêtre pour les voir descendre, je me crus prête à m’évanouir. J’aurois donné la moitié de ce que je possede, pour être à cent mille de Londres. Le Docteur Barlet se présenta pour les recevoir. Mon Tuteur se trouvoit engagé dans une réponse à Mylord W… qui étoit attendue par un Courrier. Il ne fut pas un quart-d’heure à paroître ; & lorsqu’il s’approcha d’eux, il leur fit des excuses, avec sa politesse ordinaire. Le docteur assure que jamais on n’a rien vu de plus respectueux, que M. Ohara & le Capitaine. Ils vouloient entrer en apologie, sur la conduite qu’ils avoient tenue dans leur derniere visite ; mais mon Tuteur ne l’a pas permis : & depuis le premier instant, dit le Docteur, ma Mere s’est observée avec une parfaite décence.

Aussitôt qu’elle eut demandé à me voir, mon Tuteur eut la condescendance de monter lui-même à ma chambre. Il me prit par la main : quelle bonté, Mademoiselle ! En me conduisant sur l’escalier, il me dit d’un ton charmant : ma chere, pourquoi trembler ? Ne suis-je point avec vous ? Votre Mere paroît fort tranquille. Vous lui demanderez sa bénédiction. Je vous épargnerai toutes sortes de peines. J’aurai soin de vous faire entendre quelle conduite vous aurez à tenir dans les occasions.

À peine avoit-il cessé de parler, qu’arrivant à la porte, je me trouvai tout d’un coup dans la chambre avec lui. Je me jettai à genoux devant ma Mere, comme je fais à présent devant vous, mais je n’eus pas la force de parler. Je fis comme à présent ; (& l’aimable Fille s’est mise à baiser mes mains, en tenant la tête panchée dessus.) Ma Mere me releva ; (il faut que vous me releviez aussi, Mademoiselle. Oui, précisément de cette maniere.) Elle me donna deux baisers. Elle pleura sur mon col. Elle prononça plusieurs noms tendres. Enfin pour m’encourager sans doute, elle m’assura qu’elle m’aimoit, & que sa vie ne lui étoit pas plus chere. En effet, je pris un peu de courage.

Alors mon Tuteur, avec la noblesse d’un Prince, me prit la main & la présenta d’abord à M. Ohara ; ensuite au Capitaine. Ils la baiserent tous deux, & je ne puis vous répéter tout ce qu’ils eurent la bonté de dire à mon avantage. Monsieur, dit mon Tuteur au Major, en me présentant à lui, vous excuserez l’embarras d’une jeune personne. Elle fait des vœux pour le bonheur de votre mariage ; & je vous réponds qu’elle désire beaucoup de vous rendre service, en faveur de Madame sa Mere. Le Major jura, sur son ame, que j’étois un Ange. Le Capitaine Salmonet dit que sur sa damnation, il n’avoit rien vu de plus charmant que moi.

Ma Mere pleura beaucoup. Ô monsieur ! s’écria-t-elle vers mon Tuteur ; & se laissant tomber sur un fauteuil, elle ne put ajouter un seul mot. Je courus à elle. Je passai mes deux bras autour d’elle. Ses pleurs ne firent qu’augmenter. Je les essuyai de son mouchoir. Je lui dis qu’elle me perçoit le cœur, & je la conjurai de m’épargner le tourment de la voir pleurer. Elle ne me répondit qu’en passant ses bras sous les miens, en me baisant au front, & aux deux joues. Hélas ! pensai-je en moi-même, je commence à trouver de la tendresse dans ma Mere.

Mon Tuteur vint à nous ; & lui prenant fort civilement la main, il la conduisit près du feu. Il me fit placer entre elle & la table à Thé, tandis qu’il pria le Major & le Capitaine de s’asseoir près de lui. Il me dit alors : Émilie, ma chere, vous aurez la bonté de nous faire le Thé. Ma Sœur, en se retournant vers ma Mere, n’est point au logis, Madame, & Miss Jervins va tenir sa place. Oui, Monsieur, de tout mon cœur, lui répondis-je : & j’étois aussi légere qu’un oiseau.

Mais, avant que les Domestiques parussent ; permettez, Madame, dit-il à ma Mere, que je vous explique ce que Miss Jervins m’a proposé. Ils prêterent tous trois un profond silence. Elle souhaite, Monsieur, en s’adressant au Major, que vous acceptiez d’elle, pour votre usage mutuel, une augmentation annuelle de cent livres sterling, qui vous seront payées par quartier pendant la vie de Madame Ohara, dans la confiance que vous contribuerez de tout votre pouvoir à son bonheur.

Ma Mere fit une profonde inclination. Son visage se colora de reconnoissance. Je remarquai qu’elle paroissoit satisfaite.

Et vous, Madame, continua-t-il, en se tournant vers elle, Miss Jervins vous prie de recevoir, comme de M. Ohara, une même somme pour vos menus plaisirs, qui vous sera payée aussi par quartier, à vous ou à lui, mais dont vous aurez seule la disposition, Madame, & sans aucune dépendance de vous, Monsieur Ohara.

Juste Ciel ! Monsieur, s’écria le Major, que je suis confus de ce qui s’est passé ici la derniere fois ! Il est impossible de résister à tant de bonté. Il se leva pour s’avancer vers la fenêtre. Le Capitaine répéta, juste Ciel ! avec d’autres exclamations que je ne puis me rappeller, car j’étois à pleurer comme un Enfant. Quoi, Monsieur ? dit ma Mere, cent livres sterling par an ? n’est-ce pas ce que vous entendez ? Oui, Madame. Et cent livres payées avec cette noblesse, comme si ce n’étoit pas à ma Fille, mais à mon Mari, que j’en eusse l’obligation ! Bonté du Ciel ! Que vous m’embarrassez, Monsieur ! Quelle honte, quels remords vous faites naître dans mon cœur ! Et les larmes de ma Mere couloient aussi vîte que les miennes.

Ô Mademoiselle ! m’a dit ici cette chere Fille, en s’interrompant elle-même pour m’embrasser, que votre tendre cœur paroît ému ! Qu’auroit-ce été, si vous aviez été présente !

Le Docteur Barlet, a-t-elle repris, vint nous joindre à l’heure du thé. Mon Tuteur ne voulut point que les Domestiques, qui se présenterent d’eux-mêmes, s’approchassent pour servir. On n’entendit, pendant le thé, que des applaudissemens & des bénédictions. On ne vit que des regards & des mouvemens d’admiration & de reconnoissance. Quelle joie dans tous les cœurs ! Vous vous l’imaginez bien, Mademoiselle. N’est-il pas charmant de faire le bonheur d’autrui ? Ah ! sans doute. Que mon Tuteur fit de cœurs heureux ! Il faut que vous lui disiez, Mademoiselle, d’avoir moins de bonté pour moi. Je ne sais ce que je ferois de moi-même. Je craindrois de l’adorer à la fin. Mais s’il cessoit aussi de me traiter avec cette tendresse, que deviendrois-je ? J’aurois recours à mes larmes ? ma colere se tourneroit contre moi-même, & je penserois qu’il ne peut rien faire de blâmable.

Ô mon amour, mon Émilie ! ai-je interrompu ; modérez votre reconnoissance : elle entraîne votre véritable Amie.

Eh ! quel mal y trouvez-vous, Mademoiselle ? Un bon cœur peut-il être ingrat ? M. Barlet dit qu’il n’y a point de vrai bonheur dans cette vie : ne vaut-il pas mieux que notre malheur vienne d’une bonne cause que d’une mauvaise ? Vous-même, chere Miss Byron, vous m’avez quelquefois rendue malheureuse : comment ? par votre bonté, & parce que je ne me sentois capable, ni de la mériter, ni de la reconnoître.

La charmante Créature a continué son petit babil. Après le thé, mon tuteur me prit à part : mon Émilie, (j’aime qu’il m’appelle son Émilie ! mais je crois qu’il traite tout le monde avec cette bonté.) Il faut voir, me dit-il, en me mettant deux Billets de vingt-cinq Guinées dans les mains, ce que nous ferons de ces deux Billets. On peut avoir quelque besoin pressant. Nous supposerons que votre Mere est mariée depuis trois mois. Les deux pensions peuvent commencer au mois de Décembre passé. Je verrai, à leur départ, mon Émilie, avec quelle grace vous leur ferez ce petit présent ; & la conduite de M. Ohara nous fera observer s’il est l’homme avec lequel votre Mere puisse vivre heureuse, à présent que leur intérêt commun est d’avoir un peu de complaisance l’un pour l’autre. Mais que l’offre vienne entiérement de vous.

Quelle bonté ! Mademoiselle. J’aurois baisé volontiers les Billets, parce qu’ils sortoient de ses mains. J’entends, Monsieur, lui répondis-je. Et lorsque ma Mere se fut levée pour partir, en renouvellant les témoignages de sa reconnoissance, je m’adressai à M. Ohara : Monsieur, lui dis-je, il me semble que le premier quartier doit commencer à Noël dernier. Recevez-en le paiement de ma propre main. Je lui remis alors un des deux Billets. Ensuite jettant un coup d’œil respectueux sur ma Mere, de peur qu’il ne se méprît, & qu’il ne se fît tort aux yeux du plus habile observateur du monde, je lui donnai aussi le second Billet. Il regarda d’abord le premier, & puis l’autre, avec différentes marques de surprise, après quoi m’ayant fait une profonde révérence, qui fut suivie d’une autre à mon Tuteur, il les présenta tous deux à ma Mere. C’est vous, Madame, lui dit-il, qui devez être mon interprête. Je ne trouve point d’expression qui réponde à mes sentimens. Que le Ciel m’accorde la force de soutenir tout ce que j’éprouve ! Il sortit brusquement du Cabinet où nous étions, & lorsqu’il fut dans l’antichambre, il s’essuya les yeux, en laissant échapper des sanglots qui furent entendus des Domestiques. Ma Mere jetta successivement les yeux, comme son Mari, sur les deux Billets ; & les levant sur moi, elle m’embrassa dans un nouveau transport de tendresse. Elle voulut adresser quelque chose à mon Tuteur, mais il la prévint, en lui disant : Émilie ne manquera jamais à ce qu’elle vous doit, Madame, & respectera aussi M. Ohara. Puissiez-vous être heureuse ! Ensuite il la conduisit, quelle condescendance ! il la conduisit par la main à M. Ohara, qui, s’étant un peu remis, se disposoit à faire quelques libéralités aux Domestiques. Monsieur le Major, lui dit mon Tuteur, comptez que mes Gens ne reçoivent leur paiement que de moi, ils ont là-dessus des principes dont je leur tiens compte.

Il conduisit ma Mere jusqu’au carrosse. Pour moi je ne pus aller bien loin. Je rentrai dans le Cabinet, en pleurant de joie. Je n’étois pas maîtresse de moi-même. Comment aurois-je pu résister ? Vous le sentez bien, Mademoiselle. Pendant ce tems-là, M. Salmonet s’essuyoit les yeux, & les levoit alternativement au Ciel, & laissoit échapper différentes exclamations. Mais tous ces applaudissemens & ces éloges ne paroissoient pas causer la moindre vanité à mon Tuteur.

Cependant il revint à moi. Je me levai. Je voulus me jeter à ses genoux, en trouvant à peine la force de lui dire que je le remerciois de sa bonté pour ma Mere. Il me retint dans ses bras. Il me fit asseoir, & s’asseyant près de moi, il prit ma main. Je fus si touchée de cette caresse, que je sentis mon cœur palpiter de joie. Il me dit : voyez, ma chere Fille, ce que les richesses donnent le pouvoir de faire pour le bonheur d’autrui. Vous jouissez d’une grande fortune. À présent que votre Mere est mariée, j’espere beaucoup d’elle & du Major. Ils sentiront ce qu’ils se doivent l’un à l’autre, ce qu’ils doivent au Public. Ce n’est pas le bon sens qui leur manque. Vous avez fait tout à la fois un acte de justice & de générosité. L’homme qui regrettera deux cents livres sterling retranchées à votre fortune, pour faire un heureux sort à votre Mere, n’aura point mon Émilie. Qu’en dites-vous ?

Votre Émilie, Monsieur, votre heureuse Émilie ne méritera jamais d’attention qu’autant qu’elle se laissera conduire par un guide tel que vous. C’est la réponse que je lui fis, Mademoiselle, & je n’en pouvois faire de plus vraie.

Et sur cette réponse, ai-je interrompu, ne serra-t-il pas son Émilie contre son généreux sein ?

Non, Mademoiselle. Il ne m’a point accoutumée à tant de faveur. Mais il loua la bonté de mon naturel. Il m’assura qu’il ne me demanderoit jamais une déférence aveugle, qu’il consulteroit toujours ma raison, & qu’il vouloit que ce fût elle qui me donnât de la confiance pour ses avis. Je ne me rappelle pas tous ses termes, mais c’est à peu près ce qu’il me dit, & bien mieux que je ne puis le répéter. Le nom, Mademoiselle, qu’il me donne le plus souvent, lorsque je suis seule avec lui, c’est celui de sa Fille ; & quoiqu’il me traite toujours avec une extrême bonté, je crois m’appercevoir qu’il n’est pas si libre alors avec moi qu’en compagnie. Pourriez-vous m’en dire la raison, Mademoiselle ? car je suis sûre que je n’ai pas moins de respect pour lui dans un tems que dans un autre. Croyez-vous, Mademoiselle, que cela ne signifie rien ? Il faut bien que cette différence soit fondée sur quelque chose. J’aime à l’étudier, & je cherche, autant qu’il m’est possible, le sens même de ses regards comme celui de ses actions. Sir Charles est un livre que le Ciel m’a donné pour mon instruction. Pourquoi ne l’étudierois-je point ?

Oui, mon Amour, ai-je répondu à cette charmante Créature ; étudiez votre Tuteur pendant que vous en avez l’occasion. Mais il se dispose à nous quitter. Il part dans peu de jours.

C’est ce que je crains, a-t-elle repris d’un air plus pensif. J’aime, & je plains la pauvre Clémentine, dont le cœur a tout à souffrir ; je ne m’occupe que de sa situation, depuis que vous m’avez permis de lire les extraits du Docteur. Mais j’espere que mon Tuteur ne sera qu’à vous. Nuit & jour je demande au Ciel de vous voir, Mylady Grandisson. Mes prieres ne cesseront point jusqu’à cet heureux jour : mais pardonnez, si je les finis toujours en demandant aussi que vous consentiez tous deux à laisser vivre avec vous la pauvre Émilie.

Aimable fille ! La pauvre Émilie, dit-elle ! Je l’ai embrassée, & le cœur plein toutes deux, nous avons mêlé nos larmes l’une pour l’autre… ou peut-être, chacune pour soi-même.

Elle m’a quittée avec précipitation. J’ai repris ma plume ; je vous ai tout tracé sur le champ, & presqu’aussi vîte que la pensée. M. & Madame Reves me pressent. Ils me mènent dîner à St. James-Square.