Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 84

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 201-208).

LETTRE LXXXIV.

Clémentine della Porretta,
au Chevalier Grandisson.

Boulogne 5 Août.

De plusieurs raisons, Monsieur, qui m’ont fait souhaiter un commerce de Lettres avec vous, l’espérance de vous écrire avec plus de liberté que je ne puis vous parler, est une des plus fortes. Aussi serai-je très-libre & très-sincere dans mes Lettres. Je veux supposer que j’écris à mon Frere, à mon meilleur Ami. Auquel de mes Freres écrirois-je en effet si librement ? À l’imitation du Ciel, vous ne demandez que le cœur. Le mien ne vous sera pas moins ouvert, que si vous en pouviez pénétrer, comme lui, tous les détours.

Je commence par vous remercier, Monsieur, des tendres & généreux égards par lesquels vous avez ouvert notre commerce. Vous touchez, avec tant de ménagement, le malheureux état de ma santé, sans le nommer… Ô Monsieur ! vous êtes le plus délicat des hommes. Avec quelle tendresse n’avez-vous pas toujours parlé de mon attachement à la Religion de mes Peres ? Surement, Monsieur, vous êtes le plus pieux des Protestans. Vous m’avez convaincue, vous, & Madame Bemont, que les Protestans peuvent avoir aussi leur piété. Je ne me serois jamais crue capable de parler aussi favorablement de votre Religion, que vous m’y forcez tous deux, par la connoissance que j’ai de votre bonté. Ô Monsieur ! à quoi ne m’auriez-vous pas engagée par votre amour, par vos complaisances, par votre langage irrésistible, si j’avois été à vous, & vivant dans une Nation Protestante, au milieu de vos Amis, qui professent la même Religion, tous aimables peut-être, & d’excellent caractere ? Je vous craignois, Chevalier. Mais ne réveillons point ces dangereuses idées. Vous êtes invincible : & je me flatte que si j’avois été à vous, rien n’auroit été capable de me vaincre.

Il n’y a qu’une juste considération de la brieveté de cette vie, & de l’éternelle durée de l’autre, qui ait eu la force de m’armer contre mon cœur. Cher Grandisson ! quel bonheur auroit été le mien, si ma main avoit pu suivre le penchant de ce cœur, sans mettre mon sort futur en danger ? Comment sortir de ces douces réflexions ! Prêtez-moi, prêtez-moi votre secours ; & rétablissez-moi dans cette paisible situation où vous m’avez trouvée. Que mon exemple tienne lieu d’expérience aux jeunes personnes de mon sexe & de mon âge ! Qu’elles apprennent à ne pas s’occuper, avec plaisir, des grandes qualités d’un homme, qu’elles ont souvent l’occasion d’entretenir. Hélas ! je reviens au sujet que je voulois quitter. Mais puisqu’il m’est impossible de retenir mon imagination & ma plume, je veux leur laisser un libre cours.

Dites-moi donc, mon Frere ! mon Ami ! Le plus fidele & le plus désintéressé des Amis ! dites-moi ce que je dois faire, quelle méthode je dois prendre, pour vous devenir indifférente à tout autre titre. Que faire, pour ne voir plus en vous que mon Frere & mon Ami ? Ne pouvez-vous me l’apprendre ! Est-ce le pouvoir, est-ce la volonté qui vous manque ? Est-ce votre amour pour Clémentine, qui vous empêche de lui rendre ce service ? Je vais vous dicter les termes : dites que vous êtes l’Ami de son ame. Si vous ne pouvez être toujours Catholique, soyez-le dans vos conseils. Alors, cette affection pour son ame vous donnera la force de dire ; persévere, Clémentine, & je ne te reprocherai pas d’être ingrate.

Ô Chevalier ! je ne crains rien tant que le reproche d’ingratitude, de la part de ceux que j’aime. Ne l’ai-je pas mérité ? Êtes-vous bien persuadé que je ne le mérite point ? Vous me l’avez dit. Si ce n’étoit pas un pur compliment, pourquoi ne me dites-vous pas comment je puis être reconnoissante ? Êtes-vous le seul au monde, qui veuille & qui puisse lier par des bienfaits, sans desirer qu’on s’acquitte envers lui ? Quel service n’avez-vous pas rendu à la jeunesse inconsidérée de mon Frere, dès les premiers tems de votre liaison ? Malheureux jeune homme ! & quel retour vous a-t-il fait éprouver ? Aujourd’hui, sa générosité le porte à s’en accuser lui-même. Il nous a raconté quelle héroïque patience vous eûtes avec lui. Qu’il doit vous aimer ! Après une longue interruption, votre bravoure lui sauva la vie. Cependant vous n’avez pas trouvé, dans quelques personnes de notre Famille, toute la reconnoissance que vous étiez en droit d’en attendre. Ce souvenir nous coute de mortels regrets. Vous fûtes obligé de quitter notre Italie. Cependant, rappellé par votre Ami, dont on commençoit à croire les blessures incurables, vous vous êtes hâté de revenir ; vous êtes revenu pour sa Sœur, blessée à la tête, blessée au cœur ; vous êtes revenu pour son Pere, sa Mere, ses Freres, blessés jusqu’au fond de l’ame, par les souffrances de leur Fils & de leur fille. Et d’où vous êtes vous hâté de revenir ? de votre Pays natal, en vous séparant de votre propre Famille & de mille personnes cheres, qui font gloire d’être aimées de vous & de vous aimer. Vous êtes revenu sur les ailes de l’amitié. L’éloignement & d’autres obstacles n’ont pas eu le pouvoir de vous arrêter. Vous vous êtes fait accompagner du Génie de la santé, sous la forme d’un habile Opérateur. Vous avez recueilli tout l’art des Médecins de votre Patrie, pour le succès de votre noble entreprise. Il a répondu à vos généreux desirs. Nous nous voyons, toute une Famille se voit, se regarde, avec cette délicieuse complaisance, qui faisoit notre bonheur commun, avant les désastres qui ont fait notre affliction.

À présent, quelle sera notre reconnoissance ? quel retour vous offrirons-nous pour tant de bienfaits ? Vous êtes déja récompensé, dites-vous, par le succès de vos glorieux services. N’ai-je pas à vous reprocher de l’orgueil, en portant envie à votre bonheur ! Je sais qu’il n’est pas au pouvoir d’une Femme de vous récompenser. Tout ce que feroit une femme, pour un homme tel que vous, pourroit-il prendre un autre nom que celui de son devoir ? & si Clémentine pouvoit être à vous, voudriez-vous que votre amour, votre bonté, vos complaisances pour elle, lui coutassent son bonheur éternel ? Non, répondez-vous : vous lui laisseriez un libre & plein exercice de sa Religion. Mais, si vous croyez votre Femme dans l’erreur, pouvez-vous promettre, vous sentez-vous capable, vous, le Chevalier Grandisson, de ne faire jamais aucun effort pour l’en délivrer ? Vous, à qui la qualité de Mari imposera le devoir de guider sa conscience, de fortifier son esprit, pourriez-vous croire votre Religion vraie, la sienne fausse, & souffrir qu’elle persevere dans l’erreur ? Elle-même, sur le même principe, dont elle croira l’obligation plus rigoureuse encore, pourra-t-elle éviter avec vous les discussions ; & la supériorité de votre jugement ne mettra-t-elle pas sa foi dans un grand danger ? De quel poids les argumens de mon Directeur seront-ils contre les vôtres, fortifiés par votre amour, & par le charme de vos manieres ? Et quelle seroit l’affliction de mes Parens, en apprenant que Clémentine seroit devenue indifférente pour eux, pour sa Patrie, & plus qu’indifférente pour sa Religion ?

Parlez, cher Grandisson, mon Ami, mon Frere, ces grandes considérations seroient-elles sans force à vos yeux ? Non, il est impossible. L’Évêque de Nocera m’a dit (ne lui en faites pas un reproche) qu’en parlant de vos offres, vous aviez déclaré au Général & à lui, que vous n’auriez pas tant fait pour la premiere Princesse du monde. Peut-être la compassion y avoit-elle autant de part que l’amour. Malheureuse Clémentine ! Cependant, s’il n’y avoit pas eu de plus grand obstacle, j’aurois accepté votre compassion, parce que vous êtes bon, noble, & que la pitié d’un grand cœur, comme celle du Ciel, n’est point une insulte. Mon Pere, ma Mere, les plus indulgens des Peres & des meres, mon Oncle, mes Freres, & tous mes Amis, se sont-ils conduits avec moi par un autre sentiment ? & sans ce motif, la différence de la Religion & du pays n’auroit-elle pas mis un obstacle invincible à leur consentement ? Il l’auroit mis, Chevalier, n’en doutez pas. Avouez donc, que connoissant votre motif & le leur, sachant que me reposer trop sur mes propres forces, c’est tenter le Ciel, je n’ai pas de meilleur parti à prendre, que de me confirmer dans ma résolution. Ô vous, autrefois mon Précepteur ! soyez encore ce que vous avez été pour moi. Vous ne m’avez jamais donné de leçon, dont nous puissions rougir l’un ou l’autre. Servez, comme je vous en ai supplié dans mon Écrit, à fortifier une ame foible. Je reconnois qu’il m’en a couté d’affreux combats : à ce moment même, je suis… au-dessus… ou peut-être au-dessous de moi. J’ignore où je suis, car ma Lettre n’est pas telle que je me l’étois proposé. Elle est trop remplie de vous. Je voulois qu’elle fût courte, & qu’elle ne contînt que des remercîmens pour tous les bienfaits que vous avez répandus sur ma Famille, avec des instances pour obtenir de vous, comme un nouveau remede au trouble de mon esprit, le moyen même de ne pas languir dans une impuissante reconnoissance.

Cette Lettre m’étonne par sa longueur. Pardonnez à ma tête, qui s’égare encore ; & croyez-moi avec autant de zele pour votre gloire que pour la mienne, votre, &c.

Clémentine della Porretta.

[N.] Les autres Lettres de ce commerce roulent sur les mêmes idées & les mêmes sentimens. Le Chevalier est rappellé à Boulogne, mais avec plus de tranquillité de la part de Clémentine, & des espérances plus confirmées du côté de sa Famille.