Histoire du donjon de Loches/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Edmond Gautier
Impr. de A. Nuret (p. 1-13).

I

les origines du donjon. — les normands. — ingelger et les premiers comtes d’anjou (450-997).


À demi couchée au bord des prairies que l’Indre, comme un ruisseau bordé de frais ombrages, arrose d’un cours sinueux, à demi assise sur les pentes que domine son vieux château, Loches est une ville du moyen âge oubliée par le temps et les révolutions, et encore endormie au beau soleil de la Touraine.

Au flanc du coteau s’échelonnent ses maisons de pierre blanche, enveloppées d’une vapeur bleue ou resplendissantes de lumière ; la tour Saint-Antoine dresse son aiguille grise, dont le léger campanile monte presque aussi haut que le château, et la vieille église de Geoffroy Grise-Gonelle découpe sur le ciel les pyramides de ses quatre clochers, entre le palais bâti par les rois de France, et le Donjon des comtes d’Anjou.

Par un privilège bien rare de nos jours, la ville de Loches est encore ce qu’elle était autrefois, et les changements que les siècles lui ont apportés ont à peine modifié sa physionomie première. Elle est restée la ville gothique par ses monuments, — et un peu par ses mœurs ; — la ville tourangelle par son indolence et la douceur de son climat ; — la petite ville enfin par son peu détendue, le charme de sa situation, et l’agrément des campagnes qui viennent jusqu’à ses portes.

Ainsi que le dit son nom[1], Loches fut à l’origine une petite bourgade celtique, située sur le bord d’une prairie marécageuse, au pied d’un coteau couvert d’une épaisse forêt. Au milieu de cette prairie, se dressaient quelques huttes bâties sur pilotis, habitations assez semblables à celles des sauvages.

Point de ville proprement dite ; point de murailles ni de citadelle comme en bâtirent plus tard les Gaulois ; — mais dans le rocher, à l’ombre des bois, étaient creusés ces dédales souterrains, ces latebræ, propres aux peuples de la Germanie et de la Gaule, et décrits par Tacite, Florus, César, etc. Refuge pendant l’hiver, magasins de vivres, véritable retraite de bêtes fauves en cas d’invasion ennemie, tel était le Château de ces peuples primitifs[2].

L’entrée de ces souterrains était en général protégée par une motte de défense entourée de fossés, mais n’était surmontée d’aucune construction. Tel on voyait encore, au temps de l’abbé Suger, le château de la Roche-Guyon : « Sur un promontoire que forment, dans un endroit de difficile accès, les rives du grand fleuve de la Seine, est bâti un château non noble, d’un aspect effrayant, et qu’on nomme la Roche-Guyon ; invisible à la surface, il est creusé dans une roche élevée ; la main habile de celui qui le construisit a coupé sur le penchant de la montagne, et à l’aide d’une étroite et chétive ouverture, le rocher même, et formé sous terre une habitation d’une très vaste étendue[3]

Nous retrouvons partout, dans le château et dans le vaste plateau de craie sur lequel il est bâti, des traces de ces souterrains. Bien antérieurs, selon nous, aux constructions qui les surmontent, ils sont les restes de ces retraites que les premiers habitants du pays avaient creusées pendant plusieurs générations, à une époque sur laquelle l’histoire est muette, véritables refuges, destinés à la fuite plutôt qu’à une défense proprement dite.

Par un instinct naturel, les Romains conquérants, bien que plus savants dans l’art militaire, s’établirent sans doute à la place des habitants primitifs. La situation des lieux leur fournissait, à l’aide de travaux peu considérables, un bon campement et un poste facile à défendre. D’ailleurs, comme point stratégique, le plateau de Loches était d’une importance qui ne dut pas leur échapper ; à la fin de sa seconde campagne dans les Gaules, l’an 57 av. J.-C., César mit ses légions en quartier d’hiver chez les Carnutes, les Andes et les Turons, c’est-à-dire dans toute la vallée de la Loire. Mais les vallées secondaires, telles que celle de l’Indre, durent être gardées aussi, et Loches était un point trop important pour être négligé. Peu de travaux étaient nécessaires pour lui donner une puissance formidable. Si nous n’avons trouvé jusqu’à présent aucune construction militaire des Romains, nous savons cependant qu’une voie romaine au moins, — celle de Cesarodunum au Vetus Pictavos — passait à Loches. Sur plusieurs points, même jusque dans l’enceinte du château, on a découvert des débris de poteries, tuiles, etc. Outre les villas de Cornillé et de Contré, et les restes d’un aqueduc près de cette dernière, le bénitier de la Collégiale, ancien autel païen, dont la provenance ne saurait être douteuse, nous indique l’occupation romaine, dont les traces se retrouvent encore, enfouies à plusieurs mètres de profondeur, sous des atterrissements successifs.

Grégoire de Tours dit, en parlant de saint Eustoche, cinquième évêque (vers 450), qu’il bâtit des églises dans plusieurs bourgs au nombre desquels il cite Loches. En 491 saint Ours, originaire de Cahors, après avoir fondé à Sennevières un monastère qu’il laissa sous la direction de saint Leubais, venait avec quelques moines s’établir dans ces grottes creusées par les habitants originaires, au-dessus desquelles on vit se dresser le premier château dont l’histoire ait conservé le souvenir : « In recessu montis cui nunc castrum supereminet. »

Ce château existait donc au temps de Grégoire de Tours, peut-être même auparavant, si nous en croyons l’auteur du liber de compositione castri Ambaziæ. D’après lui, Mérovée aurait confié la garde de Loches contre les Huns à un de ses fidèles, nommé Silarius, qui persécuta le monastère naissant de saint Ours, et, pour désigner cette place, le chroniqueur se sert des mots castrum et oppidum. Nous remonterions ainsi jusqu’au milieu du cinquième siècle.

Quel pouvait être ce castrum ? Sans doute un reste des premiers ouvrages des Romains, un camp fortifié, entouré de fossés et de palissades, au milieu duquel se dressait, sur une motte circulaire, un donjon, probablement en bois ; toujours est-il que Pépin et Carloman, en 742, marchant contre Hunald, duc de Toulouse et d’Aquitaine, qui s’était révolté contre eux, s’emparent du château de Loches, faisant alors partie du domaine de leur ennemi, et le détruisent de fond en comble : « Lucca castellum diruunt alque funditus subvertunt. » (Frédégaire.) Cette destruction totale nous montre que le château d’alors devait être bâti en matériaux de peu de résistance. Il fut sans doute relevé peu de temps après ; nous le trouvons sorti de ses ruines en 840 lorsque Charles le Chauve en fit don à un homme noble d’Orléans, nommé Adaland, pour résister aux incursions des Normands.

On sait que, pendant un siècle, ces pirates, venus du Danemark et de la Norwège, essayèrent de s’établir sur le sol français, et qu’enfin Charles le Simple, en 912, les mit, par le traité de Saint-Clair-Epte, en possession d’une des plus riches provinces du royaume, la Neustrie, qu’ils avaient déjà presque totalement conquise, et à laquelle ils donnèrent leur nom. Mais avant d’atteindre ce but, ils avaient périodiquement ravagé les côtes, remontant le cours des fleuves, tantôt la Seine, tantôt la Loire ou la Gironde, pillant les villes, les campagnes et les riches abbayes qu’ils trouvaient sur leur route. Leurs attaques cependant ne se bornaient pas, comme on pourrait le croire, aux rives des fleuves. Les fleuves et les rivières étaient pour eux des routes quand leurs barques pouvaient y voguer. Ils suivaient les vallées comme des chemins naturels, le long desquels ils trouvaient les églises et les villes qui leur fournissaient à la fois le butin et la subsistance. Mais les Normands n’étaient pas seulement des pillards ; ils étaient des conquérants, et sur tous les points où ils abordaient, ils essayaient de prendre pied. Ils avaient de la cavalerie, de l’infanterie[4], et des engins de guerre suffisants pour entreprendre le siège de villes considérables, comme Nantes, Angers, Blois, Poitiers, le Mans, Bordeaux, dont ils parvenaient à s’emparer[5], et s’avançaient peu à peu dans l’intérieur des terres. Pour cela, il leur fallait évidemment construire des ouvrages de défense, des camps retranchés, des postes fortifiés. Les rois, impuissants et inquiets devant ces invasions répétées, essayèrent cependant de les combattre en confiant à des hommes éprouvés la garde de certains points du territoire. C’est ainsi qu’en 840, Charles le Chauve, comme nous l’avons dit plus haut, fit don du château de Loches à Adaland, avec le gouvernement de deux parties d’Amboise.

En 878, Louis le Bègue érigea la Touraine en préfecture royale, et en confia la défense à Ingelger, sénéchal du Gâtinais, qui s’acquitta vaillamment de ce devoir. — En récompense de ses services le roi lui fit épouser vers la même époque Adèle, fille et héritière de Geoffroy, comte du Gâtinais ; il lui concéda aussi, vers l’an 879, selon l’auteur du Gesla consulum Andegavorum, la moitié du comté d’Anjou.

Loches n’appartint point à Ingelger, mais à son fils Foulque le Roux, qui la reçut en dot de Roscille, fille de Garnier et petite-fille d’Adaland.

Ingelger, Foulque, et leurs successeurs luttèrent sans relâche contre les Normands, et leur arrachèrent par lambeaux leurs domaines dévastés et leurs châteaux détruits[6].

À partir de 886, Loches entre dans le domaine des comtes d’Anjou par le mariage de Roscille et de Foulque Ier. De cette union naquirent trois fils, Guido qui fut évêque, Ingelger tué fort jeune en combattant les Normands, et Foulque II surnommé le Bon, qui succéda a son père.

Sous le gouvernement de Foulque II, il n’est guère parlé du château de Loches. La paix avec les Normands était faite, la tranquillité était générale. Le duc Rollon, converti et baptisé, avait reçu en apanage une des plus belles provinces de France, et il avait épousé la fille de Charles le Chauve. Foulque fut un prince pacifique et généreux, qui ne fit pas la guerre, et enrichit les églises. Il était instruit, ami des lettres, et chantait volontiers au chœur en habit de clerc. Un jour que le roi s’était permis de sourire de la piété du comte, celui-ci lui écrivit : « Au roi des Francs, le comte des Angevins : Sachez, seigneur, qu’un roi illettré est un âne couronné. » Il avait une dévotion particulière pour saint Martin ; quand il rencontrait des pauvres, il leur disait : « Allez vers mon glorieux seigneur Martin, et dites-lui : « Glorieux saint Martin, votre serviteur Foulque le Bon nous envoie à vous afin que, par le bénéfice de votre piété, pour l’amour de Dieu et de votre dit serviteur, vous veniez à notre secours. » »

Geoffroy, l’aîné de ses fils, lui succéda. Geoffroy Ier surnommé Grise-Gonelle, parce qu’il portait habituellement un manteau à capuchon, d’une étoffe nommée griset ou buret, est, avec son successeur Foulque Nerra, l’homme le plus remarquable et le plus batailleur de cette vaillante race ; ses exploits guerriers et les services qu’il rendit au roi lui valurent, si l’on en croit les chroniqueurs, la dignité de

Sénéchal de France. Son surnom de Grise-Gonelle serait lui-même un titre de gloire. Pendant que les Danois assiégeaient Paris, un de leurs chefs, Ethelwulf, « comme un autre Goliath, » provoquait tous les jours les troupes royales, et avait déjà tué en duel plusieurs seigneurs des plus nobles et des plus braves. Le comte d’Anjou, accompagné seulement de deux écuyers, et sans se faire connaître, passe la Seine pendant la nuit, et le matin venu, il provoque le Danois, et le perce d’un coup d’épée, après avoir été blessé lui-même ainsi que son cheval. Puis il lui tranche la tête qu’il fait porter dans la ville assiégée, et se rend ensuite auprès du roi. Lorsque son messager vint apporter la tête du Danois, le roi demanda le nom du vainqueur. « C’est le seigneur à la gonelle grise ! » répondit l’homme qui venait de reconnaître Geoffroy. Le roi décida qu’en souvenir de cet exploit le comte d’Anjou s’appellerait désormais Grise-Gonelle.

Dans une autre occasion il se fit le champion de la cause française contre Berthold, duc de Saxe, qu’il tua en combat singulier. La reine Emma, sa parente, lui avait donné pour le protéger dans ce duel une ceinture de la Sainte Vierge, que Charles le Chauve avait, dit-on, rapportée de Constantinople, et qui était conservée précieusement dans la chapelle du palais. En 962, Geoffroy fit le voyage de Rome, et à son retour il fonda, d’après les ordres du Pape, ou plutôt il rebâtit une église qui tombait en ruine, et la plaça sous le vocable de sainte Marie-Madeleine, première patronne, et de la mère de Dieu ; et il y déposa la relique qui lui avait été donnée par la reine. C’est la Collégiale que nous admirons encore aujourd’hui[7].

Geoffroy ne résida guère à Loches ; il vécut presque toujours auprès du roi, et le suivit dans des expéditions lointaines, qui n’ont point de rapport avec notre sujet.

Il eut deux fils, Maurice et Foulque Nerra. Quelques auteurs ont prétendu que Foulque était fils de Maurice, mais le contraire résulte des titres de fondation de l’abbaye de Saint-Nicolas d’Angers, de deux épitaphes qu’on voyait autrefois, au dire de Bourdigné, en l’église Saint-Aubin de la même ville, et d’un passage de l’histoire de Foulque Réchin, où il est dit positivement que Geoffroy était le père de Foulque Nerra, « pater avi mei Fulconis ».

Maurice, d’après le Gesta consulum Andegavorum, fut d’un caractère paisible, et maintint le pays en paix, plus par sa sagesse que par la force des armes. Bien qu’on ne doive peut-être pas le mettre au nombre des comtes d’Anjou, cependant il a pu gouverner le peuple pendant les absences de son père.

C’est à cette époque que commencent à poindre les dissentiments et les querelles de voisinage, qui, sous le règne de Foulque Nerra, vont prendre une importance considérable, et finalement aboutir à un état de guerre permanent pendant plusieurs générations. Nous ne nous occuperons que de ce qui se passe dans la région dont Loches est le centre.

Landry, comte de Dunois, « homme de mauvaise foi et tout rempli de malice, » oublieux des bienfaits qu’il avait reçus de Geoffroy, attaque ses domaines, et tourmente ses fidèles d’Amboise et de Loches. Il avait pour alliés Eude de Champagne, dont les vastes possessions comprenaient

Tours, Blois, la Brie, et s’étendaient jusqu’aux limites de la Lorraine ; et Gelduin de Saumur, homme d’origine normande, qui possédait plusieurs positions importantes dans la Touraine et le Blésois, sous la suzeraineté du comte de Champagne. Geoffroy avait aussi ses partisans, au nombre desquels figurent Archambault de Buzançais et Sulpice d’Amboise.

C’est au milieu de ces complications menaçantes que Foulque Nerra prit possession du pouvoir après la mort de son père (987).

Notre intention n’est pas, on le comprend, de refaire ici l’histoire des comtes d’Anjou, mais seulement celle du château. Détournant le regard des horizons plus larges qui nous séduiraient, nous passerons donc rapidement mais à regret sur les faits qui remplissent le règne si agité, si orageux de Foulque Nerra, dont la sombre et terrible figure nous apparaît encore comme celle d’un héros des légendes merveilleuses. Quarante-trois ans de combats, onze églises ou couvents fondés et dotés ; douze villes murées et huit châteaux bâtis par ses ordres ; une suite de cruautés, d’assassinats, de pillages ; trois pèlerinages à Jérusalem en expiation de ses fautes : — telle fut la vie de cet homme extraordinaire, une des plus grandes figures du XIe siècle, qui vécut sous six rois, comblé de gloire, d’honneurs et de richesses, souillé de crimes atroces, et qui, tour à tour soldat intrépide, meurtrier de ses proches, hypocrite et dévot, violateur de monastères, constructeur d’églises, pèlerin austère et repenti, personnifie toutes les grandeurs et tous les vices de son temps.

Mais nous esquisserons à grands traits les luttes soutenues pendant un demi-siècle par ce terrible batailleur, toutes les fois qu’elles pourront mettre en lumière le rôle important réservé au château de Loches dans les plans du comte d’Anjou ; nous montrerons la part que ce dernier dut avoir dans sa fondation ou dans son agrandissement.

Loches est en effet la base de toutes les opérations de Foulque, la sentinelle placée a l’embranchement de toutes les routes, l’objectif de tous ses ennemis, sa retraite suprême. C’est de là qu’il tient en respect et qu’il combat tour à tour Landry de Chateaudun, Gelduin de Saumur, Eude le Champenois, et Thibault son fils, et Geoffroy de Saint-Aignan, et Hugue de Chaumont, tous ses voisins, tous ses ennemis, sans compter son beau-frère Conan, duc de Bretagne. Stratégiste habile autant que guerrier intrépide, dans toutes ces directions il plante comme des postes avancés les châteaux de Montbazon, Montrésor, Montrichard, la Haye, Mirebeau, Sainte-Maure, et, placé au centre de ce réseau, l’œil fixé à l’horizon, comme l’oiseau de proie dont le nom rappelle le sien, il guette le moment de s’élancer vers Amboise, Blois, Saint-Aignan ou Pontlevoy, ou d’aller tendre la main à son allié le comte de Périgord pour ravager le Poitou et marcher sur Tours.

Aussi, malgré le silence de l’histoire sur ce point, et bien que Foulque Réchin, à la chronique duquel nous n’ajoutons foi que sous réserves[8], ne nomme point Loches parmi les châteaux bâtis par son aïeul, nous n’hésiterons point à considérer Foulque Nerra comme le fondateur de notre Donjon ; le règne tranquille de Foulque le Bon au milieu de la paix générale, l’éloignement de Geoffroy Grise-Gonelle, qui paraît avoir plutôt résidé à la cour du roi ou bataillé toujours au loin pour le compte de ce dernier, ne permettent guère de leur attribuer ce gigantesque travail. Le château de Loches ne joua dans toute cette période qu’un rôle bien effacé, et ne dut être pour les comtes d’Anjou qu’une résidence passagère.

Nous avons vu qu’il n’en est pas de même de Foulque Nerra, et que les circonstances durent appeler de bonne heure son attention sur un point aussi capital. Est-il possible de supposer qu’il eût laissé dans une infériorité relative sa position maîtresse, un des « chefs d’honneur » de son patrimoine, selon l’expression du Réchin, lui qui passa toute sa vie à bâtir églises et châteaux, jusque sur les domaines des autres quand il y trouvait son intérêt[9]  ?

Dans son mode de bâtisse, le donjon de Loches ne ressemble guère, nous devons le reconnaître, au donjon de Langeais (989), ni à celui de Montbazon (999) ; tous les deux sont en petit appareil ; cependant tous les deux aussi sont sur plan carré comme à Loches. Il ne faut pas oublier non plus qu’ils datent des dernières années du Xe siècle, c’est-à-dire du commencement du règne de Foulque. Le donjon de Montbazon se rapproche déjà du nôtre. On y retrouve la même situation, les deux tours accolées, les contreforts cylindriques ; l’appareil, surtout dans les contreforts et dans les murs d’enceinte, est plus grand que celui de Langeais. Encore quelques années, et nous aurons à deux pas de Loches un point précieux de comparaison ; nous voulons parler de l’abbaye de Beaulieu, bâtie par notre héros, et dont les ruines les plus anciennes remontent à l’an 1007. Là nous retrouvons le même appareil, les mêmes mortiers, les mêmes ouvertures. La similitude est complète, et le rapprochement ne fait que confirmer notre thèse et nous autorise à placer la construction du donjon dans les premières années du XIe siècle[10].

  1. La forme celtique Loch, un lac, un marais, a persisté dans le bas breton et dans la langue écossaise. Les Romains, comme dans beaucoup d’autres cas, ont latinisé ce nom de toutes les manières : Locas, Loccæ, Lochiæ, Luccæ, Lucas, Luchis, etc.
  2. « Solent et subterraneos specus aperire, cosque multo insuper fimo oncrare, suffugium hiemi et receptaculum frugibus. Et si quando hostis advenit, aperta populatur ; abdita autem et defossa aut ignorantur, aut co ipso fallunt quo quærenda sunt. » (Tacite, Germ.) — Voire notre notice sur les souterrains du château de Lohes, dans le t.iii du Bulletin de la Société archéologique de Touraine.
  3. Vie de Louis le Gros, traduction de M. Guizot, citée par a M. Viollet le Duc, v° Donjon, p. 58.
  4. Rollo, vir armis strenuus,… peditum multitudine, equestris ordinis copia, milite multiplici stipatus (Gestaa consulum Andegavorum, de Ingelgerio)
  5. Hastingus… civitates obsidet, mænia subvertit, turres terræ coæquat ; oppida, rura, vicos ferro, flamma, fame depopulatur. Jam muri crebro quantiuntur ariete, et machinarum ictibus cedentes, ruinam sui minantur (Ibid.)
  6. Foulque Rechin, en parlant de ses ancêtres, Ingelger, Foulque le Roux et Foulque le Bon dit : « Isti autem quatuor consules tenuerunt honorem Andegavinum, et eripuerunt eum de manibus paganorum. » Et en parlant de Foulque Nerra : « .., Et ædificavit plurima castella in sua terra quæ remanserat deserta et nemoribus plena propter feritatem paganorum. » (Fragm. hist. Andeg.)
  7. Consilio ingenuorum Lucensium militum, in hoc castro Lucas scilicet hanc reædifico ecclesiam, non ut sanctæ Magdalenæ Mariæ primum habitæ orationes neglectui habeantur, sed ut Dei Genetricis, etc. (Charte de fondation de la Collégiale. — Dufour, v° Loches, p. 32).
  8. Nous sommes assez disposé à considérer, avec quelques auteurs, la chronique du Réchin comme apocryphe. Mais fût-elle vraie, son silence ne serait pas une preuve contre la thèse que nous soutenons : il paraît assez mal instruit des affaires de sa propre famille pour avoir pu ignorer la construction du donjon de Loches par Foulque Nerra, tandis qu’il lui attribue celle du château de Durtal, bâti cependant par Geoffroy Martel, son successeur. D’ailleurs, après la nomenclature des châteaux bâtis par Foulque, il ajoute : « et multa alia quæ enumerare mora est. » Le château de Loches peut bien être compris dans ces multa alia, d’autant mieux qu’il ne s’agit pas là d’une construction ab initio, sur un terrain libre, comme à Montbazon par exemple, mais d’une reconstruction, d’une augmentation sur un terrain déjà occupé par des ouvrages plus anciens (V. l’introduction aux Chroniques d’Anjou, par M. Mabille).
  9. Le château de Montbazon fut bâti par Foulque sur un terrain appartenant à l’abbaye de Cormery
  10. Dans le donjon d’Arques, près de Dieppe, bâti vers 1040 par Guillaume de Normandie, oncle de Guillaume le Bâtard, nous trouvons le même mode de bâtisse, et un plan presque identique. En se reportant à la description de ce château contenue dans le Dictionnaire d’architecture de M. Viollet-le-Duc, v° Donjon, le lecteur sera frappé de la similitude des deux constructions.