Histoire du matérialisme/Tome II/Partie I/Chapitre 2

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. 76--).


CHAPITRE II.

Le matérialisme philosophique depuis Kant.


Les pays qui ont donné naissance à la philosophie moderne se tournent vers la vie réelle, tandis que la métaphysique reste à l’Allemagne. — Marche du développement intellectuel en Allemagne. — Causes de la rénovation du matérialisme ; influence des sciences de la nature ; Cabanis et la méthode somatique en physiologie. — Influence de l’habitude des polémiques philosophiques et de la liberté de pensée. — Tendance vers la philosophie de la nature. — Évolution vers le réalisme depuis 1830. — Feuerbach. — Max Stirner. — Décadence de la poésie ; développement de l’industrie et des sciences de la nature. — La théologie critique et la jeune Allemagne ; mouvement croissant des esprits jusqu’à l’année 1848. — La réaction et les intérêts matériels ; nouvel élan des sciences de la nature. — Commencement de la polémique matérialiste. — Büchner et la philosophie. — Büchner ; détails personnels ; il est influencé par Moleschott ; obscurités et défauts de son matérialisme. — Moleschott ; il est influencé par Hegel et Feuerbach ; la théorie de la connaissance, de Moleschott, n’est pas matérialiste. — Possibilité du matérialisme après Kant. L’impératif catégorique : Contente-toi du monde donné. — Czolbe.


L’Angleterre, la France et les Pays-Bas, véritables patries de la philosophie moderne, abandonnèrent, vers la fin du siècle dernier, le théâtre des luttes métaphysiques. Depuis Hume, l’Angleterre n’a plus produit de grand philosophe, à moins que l’on ne veuille décerner ce titre au pénétrant et vigoureux Mill. Une lacune semblable existe en France entre Diderot et Comte. Toutefois nous trouvons, dans ces deux pays, sur d’autres terrains, les progrès et les révolutions les plus grandioses. Ici l’essor inouï de l’industrie et du commerce, grâce à une consolidation générale en politique ; là une révolution qui ébranla l’Europe et fut suivie du développement d’une puissance militaire formidable.

Ce furent deux évolutions nationales très-différentes et même opposées ; les deux « puissances occidentales » s’accordèrent pourtant sur un point : elles se préoccupèrent uniquement des problèmes de la vie réelle. À nous autres Allemands restait, pendant ce temps, la métaphysique.

Et néanmoins il y aurait de notre part ingratitude extrême à ne conserver qu’un souvenir dédaigneux ou même peu sympathique pour cette grande époque caractérisée par des efforts purement intellectuels. Il est vrai que, pareils au poëte de Schiller, nous sortîmes les mains vides, du partage du monde. Il est vrai que chez nous l’ivresse de l’idéalisme, — peut-être devons-nous dire même avec toutes ses funestes influences, — s’est maintenant dissipée, et que la vie idéale dans le ciel de Jupiter ne nous suffit plus. Plus tard que les autres nations, nous entrons dans l’âge viril ; mais aussi nous avons vécu une jeunesse plus belle, plus riche, peut-être même trop poétique ; et il faudra voir si notre peuple a été énervé par ces jouissances intellectuelles, ou s’il possède précisément dans son passé idéaliste une source intarissable de force et de vitalité, qui n’ait besoin que d’être dirigée dans les voies de créations nouvelles pour suffire à la solution des grands problèmes. Le seul fait pratique, qui se manifeste durant cette période d’idéalisme, le soulèvement populaire dans les guerres de délivrance (1813-1815) est empreint sans doute en partie du caractère de la rêverie, mais il décèle en même temps une puissante énergie, qui n’a encore qu’une vague intuition de son but.

Chose remarquable, notre développement national, plus régulier que celui de l’antique Hellade, partit du point de vue le plus idéal pour se rapprocher progressivement de la réalité. Et d’abord la poésie, pendant la grande et brillante période des créations parallèles d’un Gœthe et d’un Schiller, avait déjà atteint son apogée, lorsque la philosophie, mise en mouvement par Kant, commença sa course impétueuse. Lorsqu’eurent cessé les efforts titanesques de Schelling et de Hegel, parut sur l’avant-scène l’observation sérieuse des sciences positives. À l’antique renom de l’Allemagne, dans la critique philologique, s’ajoutent aujourd’hui de brillantes conquêtes sur tous les terrains du savoir. Niebuhr, Ritter et les deux Humboldt peuvent être cités ici, avant tous les autres, comme initiateurs. Dans les sciences exactes seulement, celles qui nous intéressent le plus relativement au matérialisme, l’Allemagne serait restée en arrière de l’Angleterre et de la France ; nos naturalistes, physiciens et chimistes en rejettent volontiers la faute sur la philosophie qui aurait tout inondé de ses conceptions fantaisistes et étouffé l’esprit des saines recherches. Nous verrons bien ce qu’il y a de vrai dans cette accusation. Qu’il nous suffise de remarquer ici qu’à tous égards les sciences exactes servent le mieux les besoins de la vie pratique, qui nous occupent actuellement, et que leur développement tardif en Allemagne est tout à fait en rapport avec l’ordre de développement que nous indiquons ici.

Nous avons vu, dans le premier volume, que le matérialisme prit pied de bonne heure en Allemagne ; qu’il n’y fut nullement importé de France, mais que par suite d’excitations directes venues d’Angleterre, il jeta de profondes racines chez nous. Nous avons vu que la polémique matérialiste du siècle dernier avait été vive surtout en Allemagne, et que la philosophie dominante, malgré ses triomphes en apparence si faciles, ne prouva dans cette lutte que sa propre faiblesse.

Le matérialisme grandissait indubitablement dans l’opinion publique, alors que depuis longtemps Klopstock avait jeté sur le terrain de la poésie les germes d’un idéalisme luxuriant. Mais le matérialisme ne pouvait se produire publiquement, on le comprend aisément en se rappelant la situation de l’Allemagne à cette époque. Son existence se décèle plutôt par des luttes continuelles que par des créations positives. On peut toutefois regarder l’ensemble du système de Kant comme une tentative grandiose pour supprimer à jamais le matérialisme, sans pourtant tomber dans le scepticisme.

Si l’on étudie le succès apparent de cette tentative, on verra un avantage significatif dans le fait que, depuis l’avènement de Kant jusqu’à nos jours, le matérialisme disparut en Allemagne comme s’il eût été emporté par un souffle. Les essais individuels, tendant à expliquer zoologiquement l’origine de l’homme, par le développement d’une forme animale, essais, parmi lesquels celui d’Oken (1819) produisit la plus vive sensation, n’appartiennent point à la série des idées réellement matérialistes. Bien au contraire, Schelling et Hegel firent du panthéisme la théorie dominante dans la philosophie de la nature ; or le panthéisme est une conception du monde, qui, à côté d’une certaine profondeur mystique, renferme déjà presque en principe le danger des rêveries excessives. Au lieu de séparer nettement l’expérience et le monde des sens d’avec l’idéal, et de chercher ensuite dans la nature de l’homme la conciliation de ces deux mondes divers, le panthéiste identifie l’esprit et la nature au nom de la raison poétique et sans tenir compte de la critique. De là donc la prétention de connaître l’absolu, prétention que Kant par sa critique croyait avoir bannie pour toujours. Sans doute Kant savait très-bien, et il le prédisait nettement, que sa philosophie ne pouvait pas s’attendre à une victoire instantanée, des siècles s’étant passés avant que Copernic et sa théorie eussent triomphé du préjugé hostile. Mais ce penseur aussi judicieux que profond eût-il pu se figurer que, vingt-cinq ans à peine après l’apparition de sa critique, l’Allemagne verrait se produire une œuvre pareille à la phénoménologie de l’esprit, de Hegel ? Et cependant c’est aussitôt après lui que se déchaîna notre période de tempête et de détresse métaphysiques. L’homme, que Schiller comparait à un roi qui fait bâtir, non-seulement fournit des matériaux aux « charretiers » de l’interprétation, mais encore engendra une dynastie intellectuelle d’ambitieux imitateurs qui, semblables aux Pharaons, dressèrent dans les airs pyramide sur pyramide, n’oubliant que de leur donner le sol pour base.

Ce n’est pas ici notre tâche d’expliquer comment Fichte en vint à choisir, dans la philosophie de Kant, précisément une des questions les plus obscures, — la théorie de l’unité synthétique primitive de l’aperception, pour en déduire son moi créateur ; comment Schelling fit, pour ainsi dire, par enchantement, sortir l’univers de A = A, comme d’une noix creuse ; comment Hegel put déclarer identiques l’être et le non-être aux applaudissements enthousiastes de la jeunesse studieuse de nos universités. Le temps, où dans les diverses résidences des Muses, on entendait à tous les coins de rue parler du moi et du non-moi, de l’absolu et de l’idée, est passé ; et le matérialisme ne peut pas nous déterminer à le faire revenir pour nos lecteurs. Toute cette période du romantisme des idées n’a pas mis au jour un seul écrit d’une valeur durable pour l’appréciation exacte de la question matérialiste. Un jugement quelconque sur le matérialisme, prononcé au point de vue de la métaphysique poétique, ne peut avoir d’autre but que d’établir une distinction entre deux points de vue coordonnés. Lorsque nous ne pouvons pas, comme chez Kant, obtenir pour la pensée un point de vue plus élevé, nous devons nous dispenser de faire des digressions semblables.

Malgrétout, nous ne pouvons jeter sur les services rendus par un Schelling et particulièrement un Hegel, ce regard de dédain presque à la mode aujourd’hui ; mais ici nous entrerions sur un autre terrain. Un homme qui donne aux penchants enthousiastes, pendant des décennies, une expression souveraine et irrésistible, ne peut jamais être d’une insignifiance absolue. Mais si l’on se borne à étudier l’influence de Hegel sur la manière d’écrire l’histoire et particulièrement l’histoire de la culture, on devra reconnaître que cet homme contribua puissamment, pour sa part, aux progrès des sciences (43). La poésie des idées a une valeur considérable pour la science, quand elle émane d’une intelligence riche en connaissances scientifiques et encyclopédiques. Les idées, que produit un philosophe de cette trempe, sont pour les résultats des recherches plus que des rubriques mortes ; elles ont une inunité de rapports avec l’essence de notre savoir et, par suite, avec l’essence de l’expérience, qui seule nous est possible. Quand le savant les utilise judicieusement, il ne peut jamais être entravé par elles dans le cours de ses recherches ; mais s’il se laisse enchaîner par un arrêt philosophique, il sera dépourvu de toute originalité. Notre théorie sur la complète impuissance de la métaphysique en face de l’empirisme rigoureux, quand il s’agit de quelque notion précise, se trouve à l’état inconscient, dans la nature humaine. Chacun croit à ce qu’il a vu distinctement et plus encore à l’expérience qu’il a faite lui-même. La science a pu, dès son début, dès son berceau, rompre les chaînes, forgées pendant des milliers d’années, de la métaphysique d’Aristote, et, alors qu’elle est entrée dans son âge viril, un Hegel aurait réussi à l’expulser de l’Allemagne en n’usant, pour ainsi dire, que d’une grande célérité ! Nous verrons mieux ce qu’il en est dans le chapitre suivant.

Si maintenant nous nous demandons comment le matérialisme a pu se relever après Kant, nous devons avant tout songer que l’avalanche idéaliste, qui tomba sur l’Allemagne, avait emporté avec elle non-seulement le matérialisme mais encore ce qu’il y avait, au fond, de véritablement critique dans la Critique de la raison, de sorte que, sous ce rapport, Kant a agi sur l’époque actuelle presque plus que sur ses contemporains. Les éléments de la philosophie de Kant qui suppriment le matérialisme d’une façon durable, n’eurent pas grande vogue, et ceux qui ne lui opposaient qu’une barrière momentanée purent, suivant une loi naturelle, être refoulés à leur tour par une nouvelle évolution de l’esprit du temps.

La plupart de nos matérialistes seront sans doute tentés de nier a priori et catégoriquement, avant tout examen, la connexion de leurs idées avec celles de De la Mettrie ou même du vieux Démocrite. D’après leur opinion favorite, le matérialisme actuel n’est qu’un simple résultat des sciences physiques et naturelles de notre époque, résultat que, pour cette raison même, on ne peut plus comparer aux idées analogues des temps passés, parce que jadis nos sciences n’existaient pas. Dans ce cas, nous aurions pu nous dispenser complètement d’écrire notre ouvrage. Mais si l’on eût voulu nous permettre de développer successivement les principes décisifs à propos des conceptions plus simples des temps antérieurs, nous aurions dû pour le moins placer le chapitre qui suit avant celui-ci.

Gardons-nous toutefois d’un malentendu qui pourrait aisément se produire. Quand nous parlons d’enchaînement, nous ne nous avisons naturellement pas de ne voir par exemple dans Force et matière de Büchner qu’une habile transformation de L’Homme-machine. Il n’est nécessaire d’admettre ni une excitation par la lecture d’écrits semblables, ni même une connaissance superficielle de ces ouvrages pour croire à une connexion historique. De même que les rayons de chaleur d’un charbon en ignition se répandent du foyer dans toutes les directions, sont reflétés par le miroir elliptique et allument l’amadou placé a l’autre foyer, de même l’influence d’un écrivain — et particulièrement d’un philosophe — se perd dans la conscience de la foule, et de la conscience populaire les fragments de propositions et de théories réagissent sur les individus qui entrent plus tard dans l’âge mûr, chez ceux du moins en qui la capacité réceptive et la condition sociale favorisent la concentration de ces rayons. On comprendra facilement que notre comparaison est boiteuse ; toutefois elle éclaire une des faces de la vérité. Passons à l’autre.

Si Moleschott a pu dire que l’homme est un total de parents, nourrice, lieu, date, air, température, son, lumière nourriture et vêtements, on peut affirmer la même chose en ce qui concerne les influences intellectuelles. « Le philosophe est le total de la tradition, de l’expérience, de la structure du cerveau et du milieu, de l’occasion, de l’étude, de la santé et de la société. » Tel serait à peu près le texte d’une phrase qui en tout cas prouverait assez palpablement que même le philosophe matérialiste ne peut être redevable de son système à ses seules études. Dans l’enchaînement historique des choses, le pied heurte à un millier de fils et nous n’en pouvons suivre qu’un seul à la fois. Nous ne le pouvons même pas toujours parce qu’un fil gros et visible se partage en d’innombrables filaments qui par intervalles se dérobent à nos regards. On comprend aisément l’influence considérable exercée aujourd’hui par les sciences physiques et naturelles sur le développement particulier et notamment sur la propagation du matérialisme au sein de la société. Mais notre exposé prouvera suffisamment que la plupart des questions, dont il s’agit ici, sont absolument anciennes et qu’il n’y a de changé que la matière, mais non le but ni le mode de la démonstration.

On doit convenir au reste que l’influence des sciences physiques et naturelles, même durant notre période idéaliste, fut toujours favorable à la conservation et à la propagation des théories matérialistes. Le réveil d’une ardeur plus générale et plus active pour les sciences physiques et naturelles raviva spontanément ces théories, sans toutefois leur permettre de se manifester immédiatement sous une forme dogmatique. Ici l’on ne doit pas oublier que l’étude des sciences positives restait cosmopolite, alors que la philosophie en Allemagne entrait dans une voie isolée, mais répondant aux dispositions générales de la nation. Toutefois en s’intéressant aux recherches faites par les peuples étrangers, le savant allemand devait nécessairement s’imprégner de l’esprit qui dirigeait ces recherches, des pensées qui reliaient les détails entre eux. Or, chez les nations les plus influentes, les opinions des XVIIe et XVIIIe siècles en général étaient restées prédominantes, bien que l’on évitât d’en faire ressortir les conséquences avec une franchise trop brutale. En France notamment, Cabanis donna à la physiologie une base matérialiste au moment même où, en Allemagne (depuis 1795), Schiller et Fichte élevaient l’idéalisme à son point culminant. Cabanis, il est vrai, considéré comme philosophe, n’était rien moins que matérialiste (44). Il penchait vers un panthéisme se rattachant à la doctrine des stoïciens, et il regardait d’ailleurs comme impossible la connaissance des « causes premières » (on pourrait dire, selon les expressions de Kant, la connaissance de la « chose en soi ») (45). Il attaque souvent la théorie d’Épicure. Mais, dans l’étude scientifique de l’homme, il fraie les voies à la méthode somatique. Dans le phénomène ou, pour nous servir de son langage, quand on s’en tient aux « causes secondes », qui seules sont accessibles à l’homme, nous trouvons que partout les fonctions intellectuelles dépendent de l’organisme, et la sensation est la base de la pensée comme de l’action. Or son ouvrage a pour but de démontrer l’existence de cette corrélation, et ses lecteurs, ses élèves s’attachent naturellement à ce qu’ils rencontrent en premier lieu, au but et à l’ensemble de son œuvre, sans trop se préoccuper de propositions préliminaires ou émises en passant et relatives à la philosophie. Depuis Cabanis, on a donc en général ramené les fonctions intellectuelles à l’activité du système nerveux en physiologie, quelles que puissent d’ailleurs avoir été les opinions de tels ou tels physiologistes sur les causes dernières de toutes choses. Une loi, qui règle les sciences spéciales, veut que la matière de la connaissance et la méthode passent de main en main, tandis que le fonds des idées philosophiques se modifie sans cesse, quand toutefois il existe. Le public s’en tient au facteur relativement constant et adopte comme seules légitimes les idées utiles et pratiques qu’il rencontre les premières. De cette manière doit nécessairement, tant que la philosophie n’est pas à même de faire prévaloir son contre-poids dans toutes les classes éclairées, naître un matérialisme toujours nouveau de l’étude des sciences spéciales, matérialisme peut-être d’autant plus tenace que ses adeptes en ont moins conscience comme système philosophique de l’univers. Mais, pour la même raison, ce matérialisme ne dépasse guère les limites des études spéciales. Il faut qu’il existe des causes plus profondes, déterminant tout à coup l’homme versé dans la connaissance de la nature à mettre en évidence les principes de sa conception du monde ; et ce processus est inséparable de la méditation et de la coordination des pensées sous un point de vue unitaire, dont la nature philosophique est incontestable.

Si une évolution de ce genre se manifesta en Allemagne, alors qu’en Angleterre et en France le matérialisme n’entrait plus dans la lice comme un champion déclaré, cela provint sans doute de ce que les Allemands, plus que tout autre peuple, s’étaient habitués aux luttes philosophiques. On peut dire que l’idéalisme lui-même favorisa les progrès du matérialisme, en faisant naître le désir de développer systématiquement les pensées directrices de l’évolution scientifique et en provoquant par le contraste l’élan juvénile des sciences de la nature. Ajoutez qu’en Allemagne, plus que dans tout autre pays, on s’était généralement affranchi des préjugés religieux et des prétentions ecclésiastiques on avait en quelque sorte érigé, pour tous les hommes instruits, en droit nécessaire et indispensable, la liberté de la pensée individuelle. Ici encore l’idéalisme avait frayé les voies, dans lesquelles plus tard le matérialisme se lança presque sans rencontrer d’obstacles, et si cet état de choses a été souvent méconnu ou même complètement travesti par les matérialistes, ce n’est là qu’une preuve de plus de l’esprit anti-historique dont leur doctrine n’a été que trop souvent imbue.

N’oublions pas toutefois que jamais le goût des recherches physiques et naturelles n’a fait défaut à l’Allemagne, encore que cette tendance ait été éclipsée, à l’époque la plus brillante de notre littérature nationale, par l’élan de la philosophie morale et l’enthousiasme spéculatif. Kant lui-même était un homme capable de concilier les deux tendances dans son système et, notamment dans sa période anté-critique, il se rapproche souvent du matérialisme. Son élève et antagoniste Herder (46) était entièrement pénétré de l’esprit scientifique ; et peut-être aurait-il rendu de bien plus grands services au développement de l’esprit scientifique en Allemagne, s’il se fût contenté d’agir d’une manière positive en faveur de ses doctrines au lieu de se lancer dans une lutte acharnée et féconde en malentendus avec Kant au sujet des principes. On reconnaît aujourd’hui de plus en plus combien Gœthe possédait le sens de la véritable science de la nature. Dans un grand nombre de ses maximes, nous trouvons une tolérance calme et douce pour l’exclusivisme de la tendance idéaliste, dont il savait apprécier le fond légitime, encore que son goût l’entraînât toujours plus irrésistiblement vers l’étude objective de la nature. On ne doit donc pas se méprendre sur ses relations avec l’école des philosophes de la nature. Lui, le poëte, était certainement plus affranchi de tous les excès de l’imagination que maint naturaliste, physicien ou chimiste de profession. Mais les philosophes de la nature eux-mêmes nous montrent en réalité, bien qu’ils la fondent étrangement avec le romantisme prédominant partout, une véritable aptitude pour l’observation des phénomènes et l’étude de leurs connexions. Avec de pareilles prédispositions, le passage de la nation entière, de la période de l’idéalisme à des idées saines et positives, devait nécessairement faire reparaître tôt ou tard le matérialisme.

Si l’on veut citer une date précise, pour marquer la fin de la période idéaliste en Allemagne, l’événement le plus décisif que l’on rencontre est la révolution française de juillet 1830.

Le patriotisme fanatique et idéaliste qui signala les guerres de la délivrance s’était aigri dans l’atmosphère des cachots, avait langui dans l’exil et s’était évaporé sous l’indifférence des masses. La philosophie avait perdu son prestige, depuis qu’elle s’était mise au service de l’absolutisme. L’abstraction grandiose, d’où était sortie la thèse de l’identité du réel et du rationnel, avait, dans le nord de l’Allemagne, joué assez longtemps un rôle servile et mesquin pour dégriser la multitude et lui inspirer une méfiance universelle contre la philosophie. Dans la littérature poétique, on se dégoûta du romantisme et les Reisebilder (Tableaux de voyage) de Heine avaient adopté un ton frivole auquel on ne s’attendait guère dans la patrie de Schiller. L’auteur de cette production, qui caractérisait l’esprit du temps, choisit depuis 1830 Paris pour sa résidence ; et la mode s’établit de désespérer de l’avenir de l’Allemagne et de regarder la France plus réaliste comme le pays modèle de l’époque nouvelle. Vers le même temps, le génie d’entreprise commença à se donner carrière sur le terrain du commerce et de l’industrie. Les intérêts matériels se développèrent, et comme en Angleterre, ils furent bientôt ligués avec les sciences physiques et naturelles contre tout ce qui semblait détourner l’homme de sa tâche la plus urgente. Cependant la littérature suffit encore pendant quelques dizaines d’années aux aspirations nationales ; mais, à la place du classique et du romantique, on vit apparaître la jeune Allemagne. Les rayons du système matérialiste se réunirent en faisceau. Des hommes tels que Gutzkow, Th. Mundt et Laube apportèrent dans leurs écrits maint ferment d’épicurisme. Le dernier surtout secoua effrontément le vénérable manteau, que notre philosophie avait jeté sur les défauts de sa logique.

Ce sont pourtant les épigones de la grande période philosophique, à qui l’on attribue ordinairement la restauration du matérialisme. Czolbe regarde D. F. Strauss comme le père de notre matérialisme ; d’autres nomment plus justement Feuerbach (47). Il est certain qu’en signalant ces noms, on a, plus que de raison, tenu compte des polémiques religieuses ; toutefois Feuerbach se rapproche tellement du matérialisme que nous devons à ce philosophe une mention spéciale.

Louis Feuerbach, fils du célèbre criminalise, montra de bonne heure un naturel sérieux, actif, et plus de force de caractère que de vivacité intellectuelle. Entraîné dans le courant d’enthousiasme qu’excitait Hegel, il fit, comme étudiant théologien de vingt ans, le pèlerinage de Berlin, où Hegel trônait alors (1824) dans toute la majesté d’un philosophe officiel. Les thèses, dans lesquelles on ne faisait pas sortir l’être du non-être et l’affirmation de la négation, s’appelaient, dans les décrets officiels, « faibles et insignifiantes » (48). La nature sérieuse de Feuerbach se dépêtra des abîmes hegeliens et s’éleva à une certaine « superficialité », sans cependant jamais perdre entièrement la profondeur de l’esprit de cette école. Feuerbach n’est jamais parvenu à posséder une logique claire. Le nerf de sa philosophie resta, comme partout à l’époque idéaliste, la divination. Un « conséquemment » chez Feuerbach ne contient pas, comme chez Kant et Herbart, le sens d’une conclusion réelle ou simplement intentionnelle ; ce mot indique seulement, comme chez Schelling et Hegel, un élan que la pensée se propose de prendre. Son système plane donc aussi dans une obscurité mystique, que n’éclaire pas suffisamment le ton accentué avec lequel Feuerbach parle du monde sensible et de l’évidence.

« Dieu fut ma première pensée ; la raison, ma deuxième ; l’homme, ma troisième et dernière pensée. » Par ces mots Feuerbach caractérise moins les différentes phases de sa philosophie que les phases du développement intellectuel de sa jeunesse ; car, dès qu’il eut terminé ses études (1828), il proclama franchement les principes de la philosophie de l’humanité, auxquels il resta dès lors invariablement attaché. La nouvelle philosophie devait être au rationalisme de Hegel ce que ce dernier système était à la théologie. Ainsi était inaugurée une nouvelle période, dans laquelle la théologie et même la métaphysique étaient rejetées à l’arrière-plan.

Cette théorie présente une analogie remarquable avec celle que cherchait à établir vers le même temps, à Paris, le noble Comte, penseur et philanthrope solitaire, en lutte avec l’indigence et la mélancolie. Comte aussi parle de trois époques de l’humanité. La première est la théologique ; la seconde, la métaphysique ; la troisième et dernière, la positive, c’est-à-dire celle où l’homme, avec tous ses sens, toutes ses forces se tourne vers la réalité et trouve sa satisfaction dans la solution des problèmes réels (49).

Parent intellectuel de Hobbes, Comte donne pour but à toute science la connaissance des lois qui régissent les phénomènes. « Voir pour prévoir ; chercher ce qui est pour conclure ce qui sera », est pour lui la tâche de la philosophie. De son côté, Feuerbach déclare « La nouvelle philosophie fait de l’homme y compris la nature, base de l’homme, l’objet unique, universel et suprême de la philosophie ; — l’anthropologie donc, y compris la physiologie, devient la science universelle » (50).

Dans cette glorification exclusive de l’homme, nous reconnaissons un trait particulier à la philosophie de Hegel et qui sépare Feuerbach des matérialistes proprement dits. Nous retrouvons ici la philosophie de l’esprit, sous la forme de la philosophie des sens. Le vrai matérialiste sera toujours porté à tourner ses regards vers le grand tout de la nature extérieure et à considérer l’homme comme un flot dans l’océan du mouvement éternel de la matière. La nature de l’homme n’est pour le matérialiste qu’un cas spécial de la physiologie générale, comme la pensée n’est qu’un accident spécial dans la chaîne des processus de la vie physique. Il se plaît à ranger les faits physiologiques parmi les phénomènes généraux de la physique et de la chimie, et il aime mieux faire reculer l’homme trop que trop peu vers la série des autres êtres. Sans doute, dans la philosophie pratique, il reviendra semblablement à la nature seule de l’homme ; mais là aussi il sera peu tenté d’imiter Feuerbach, en donnant à cette nature les attributs de la divinité.

Le caractère très-rétrograde de la philosophie de Hegel, quand on le compare à Kant, consiste en ce qu’il perdit entièrement l’idée d’une méthode plus générale de connaître les choses, comparativement à la méthode humaine toute subjective. Son système entier se meut dans la sphère de nos pensées et de nos rêveries sur les choses, auxquelles sont donnés des noms retentissants, sans que l’on sache au juste quelle valeur doit être assignée en général aux phénomènes et aux idées qu’on en déduit. L’opposition entre l’ « être » et l’ « apparence » n’est chez Hegel qu’une opposition entre deux formes de conceptions humaines, opposition qui ne tarde pas à s’effacer. Le phénomène est défini : l’apparence remplie par l’être, et la réalité se trouve là où le phénomène est la manifestation complète et adéquate de l’être. Feuerbach aussi a adopté l’idée erronée qu’il peut y avoir quelque chose comme la « manifestation complète et adéquate de l’être » dans le phénomène. Il déclare pourtant que la réalité n’est autre chose que la sensibilité, et c’est là ce qui le rapproche des matérialistes.

« Vérité, réalité, monde des sens sont choses identiques. L’être sensible est seul vrai, seul réel, le monde des sens est seul vérité et réalité. » « C’est seulement à l’aide des sens qu’un objet au sens véritable est donné — non par la pensée pour soi-même. » « Là où il n’y a pas de sens, il n’y a pas d’être, pas d’objet réel. » — « Si la philosophie ancienne avait pour point de départ la thèse : Je suis un être abstrait, un être uniquement pensant ; le corps ne fait point partie de mon être ; par contre, la philosophie moderne débute par la thèse Je suis un être réel, sensible, le corps fait partie de mon être ; bien plus, le corps dans son ensemble est mon moi, mon être lui-même. » — « Vrai et divin est seulement ce qui n’a besoin d’aucune démonstration, ce qui est immédiatement certain par soi-même, ce qui parle et captive immédiatement par soi, ce qui entraîne immédiatement après soi l’affirmation de sa propre existence, — ce qui est absolument net, absolument indubitable, ce qui est clair comme le soleil. Mais seul le monde des sens est clair comme le soleil ; c’est seulement là où il commence que cesse tout doute, toute discussion. Le secret du savoir immédiat est le sensible » (51).

Ces propositions qui, dans les Principes de la philosophie de l’avenir (1819), de Feuerbach, semblent presque aussi aphoristiques que nous les citons ici, ont une teinte passablement matérialiste. Il faut pourtant remarquer que monde des sens et matérialité ne sont pas des idées identiques. La forme n’est pas moins l’objet des sens que la matière ; bien plus, le véritable sensible nous donne toujours l’unité de la forme et de la matière. Nous n’acquérons ces idées que par l’abstraction, par la pensée. En continuant à penser, nous parvenons à concevoir leur corrélation d’une manière déterminée quelconque. Si Aristote accorde partout la prééminence à la forme, tous les matérialistes, de leur côté, l’accordent à la matière. Un des critériums indispensables du matérialisme est que non-seulement il regarde la force et la matière comme inséparables, mais encore qu’il considère la force comme qualité absolue de la matière et qu’ensuite de l’action réciproque des matières avec leurs forces sont déduites toutes les formes des choses. On peut ériger le sensible en principe et rester néanmoins, quant au fondement essentiel du système, aristotélicien, spinoziste et même kantien. Admettons comme fait ce que Kant donne comme conjecture, savoir que le sensible et l’entendement ont dans notre être une racine commune. Faisons ensuite un pas de plus et cherchons les catégories de l’entendement dans la structure des organes de nos sens, nous n’en verrons pas moins subsister la thèse que le sensible lui-même, qui d’après cela constitue tout le monde des phénomènes, n’est que le mode d’après lequel un être, dont nous ne connaissons pas les véritables propriétés, est affecté par d’autres êtres. Dès lors aucun principe logique n’empêche de définir la réalité de telle sorte qu’elle concorde avec le sensible ; mais en même temps on doit maintenir que derrière ce qui est ainsi la réalité pour l’homme, se trouve caché un être plus général qui, conçu par des organes différents, paraît différent en conséquence. On pourrait même conserver les idées rationnelles ainsi que toute la philosophie pratique propre à Kant, fondée sur la conscience de l’être actif ; seulement il faudrait s’y figurer le monde intelligible sous la forme d’un monde des sens. À la place de la morale sobre et calme de Kant, surgirait alors une religion colorée, chaude et vivace, dont le sensible imaginaire ne pourrait, il est vrai, prétendre à la réalité et à l’objectivité du sensible immédiat, mais bien passer, comme les idées de Kant, pour une représentation de la réalité plus élevée et plus générale du monde intelligible.

Dans cette petite excursion sur le domaine des systèmes possibles, nous nous sommes, il est vrai, passablement éloigné de Feuerbach, mais probablement pas plus que Feuerbach lui-même ne s’est éloigné du matérialisme pris dans la stricte acception du mot. Examinons donc aussi le côté idéaliste de cette philosophie du sensible.

L’être est un secret de l’intuition, de la sensation, de l’amour. — Dans la sensation seule, dans l’amour seul, « ceci » — cette personne, cette chose — c’est-à-dire l’individuel a une valeur absolue ; c’est là que se trouvent le fini et l’infini ; — c’est en cela, en cela seulement que consistent la profondeur infinie, la divinité et la vérité de l’amour. Dans l’amour seul, le Dieu, qui compte les cheveux de la tête, est vérité et réalité. » « Les sensations humaines n’ont pas de valeur empirique, anthropologique, dans le sens de l’ancienne philosophie transcendantale ; elles ont une valeur ontologique, métaphysique ; c’est dans les sensations, même dans les sensations quotidiennes, que sont cachées les vérités les plus profondes et les plus sublimes. Ainsi l’amour est la véritable preuve ontologique de l’existence d’un objet hors de notre tête — et il n’y a pas d’autre preuve de l’existence que l’amour, la sensation — en général. Ce dont l’existence procure la joie, dont la non existence produit la souffrance, cela seul existe » (52).

Feuerbach aussi a certainement fait assez de réflexions ultérieures pour ne pas rejeter comme impossible par exemple l’existence d’êtres vivants et pensants dans Jupiter ou dans un système lointain d’étoiles fixes. Si néanmoins toute la philosophie est conçue de telle sorte que l’homme soit l’unique, absolument l’unique être imaginable d’un sensible développé et intellectuel, c’est là naturellement se limiter soi-même à dessein. Feuerbach est, en cela, hégélien et, comme Hegel, il adopte au fond la thèse du vieux Protagoras, d’après laquelle l’homme est la mesure des choses. Pour lui est vrai ce qui est vrai pour l’homme, c’est-à-dire ce qui est saisi à l’aide des sens humains. Il déclare donc que les sensations ont une valeur non-seulement anthropologique, mais encore métaphysique, c’est-à-dire qu’on doit les considérer non-seulement comme des phénomènes naturels dans l’homme, mais encore comme des preuves de la vérité et de la réalité des choses. Mais par là s’accroît aussi l’importance subjective du sensible. Si la base de la métaphysique se trouve dans les sensations, elles doivent aussi, dans le domaine psychologique, être la véritable substance de tout ce qui est spirituel.

« L’ancienne philosophie absolue s’est bornée à repousser les sens sur le terrain du phénomène, du fini ; et cependant, se contredisant sur ce point, elle a indiqué l’absolu, le divin comme l’objet de l’art. Mais l’objet de l’art est l’objet de la vue, de l’ouïe, du toucher. Ainsi non-seulement le fini, le phénomène, mais encore l’être vrai, divin sont l’objet des sens — le sens est l’organe de l’absolu. »

« Nous sentons non-seulement la pierre et le bois, non-seulement la chair et les os ; nous sentons aussi les sentiments, quand nous pressons les mains ou les lèvres d’un être sensible ; nous percevons par les oreilles non-seulement le bruit de l’eau et le frémissement des feuilles, mais encore la voix pleine d’âme de l’amour et de la sagesse ; nous voyons non-seulement les surfaces de miroirs et les spectres colorés, mais encore nous contemplons le regard de l’homme. Ainsi non-seulement l’extérieur, mais encore l’intérieur ; non-seulement la chair, mais encore l’esprit ; non-seulement la chose, mais encore le moi sont l’objet des sens. — Tout est donc perceptible par les sens, quoique médiatement et non immédiatement, sinon avec les sens grossiers du vulgaire, du moins avec les sens perfectionnés par l’éducation ; sinon avec les yeux de l’anatomiste ou du chimiste, du moins avec ceux du philosophe » (53).

Mais les « sens perfectionnés par l’éducation », les « yeux du philosophe » sont-ils en vérité autre chose que les sens combinés avec l’influence d’idées acquises ? On doit accorder à Feuerbach que ce concours ne peut pas être réputé aussi simplement mécanique que la somme de deux fonctions, dont l’une serait sensorielle et l’autre intellectuelle. En effet avec le développement intellectuel les sens s’habituent à connaître l’intellectuel ; et il est très-vraisemblable que lorsqu’on pense aux objets les plus sublimes et en apparence « les plus suprasensibles », les centres sensoriels du cerveau apportent aussi un concours très-important. Si cependant l’on veut, dans la spéculation, séparer l’élément sensible de l’élément intellectuel, cela est tout aussi praticable dans l’art que dans un autre domaine quelconque. L’idéal de la tête de Junon n’est pas dans le marbre, mais dans la forme donnée au marbre. Le sens, comme tel, voit d’abord le blanc éclatant du marbre ; pour concevoir la forme, il faut préalablement une culture artistique et, pour apprécier complètement cette forme, il faut que la pensée du spectateur aille au-devant de la pensée de l’artiste. Or il peut arriver, ce qui dépasse encore le point de vue où Feuerbach s’est placé, que même l’idée la plus abstraite ne se constitue qu’à l’aide du matériel de la sensation, de même que le dessin le plus délicat ne peut se passer de craie ou de crayon ; alors, cependant, nous pourrons distinguer la forme résultant de l’ordre des sensations d’avec le matériel des sensations, comme, par exemple, nous distinguons la forme de la cathédrale de Cologne d’avec les masses de trachyte qui ont servi à sa construction. Or, même dans un dessin, on peut représenter la forme de cette cathédrale ; serions-nous alors loin de la pensée que cette forme résultant de l’ordre des sensations, qui est l’élément intellectuel important de l’objet d’art contemplé, est, dans son essence, indépendante des matériaux fortuits fournis par la sensation humaine, auxquels sans doute, pour nous autres hommes, elle est invariablement liée ? Cette pensée est transcendante, mais elle n’implique pas contradiction.

Le point le plus fâcheux au fond, c’est que, outre la sensation, Feuerbach reconnaît, complètement d’ailleurs dans le sens de Hegel, une pensée absolument étrangère à la sensation, et qu’il introduit de la sorte dans l’essence de l’homme une incurable discordance. Feuerbach partage avec la foule le préjugé, d’après lequel il existerait une pensée insensible, tout à fait pure, tout à fait abstraite ; malheureusement ce préjugé existe aussi chez la grande majorité des physiologistes et des philosophes. Or son système s’en accommode moins que tout autre. Nos pensées les plus importantes se réalisent précisément dans un matériel de sensation très-subtil, — presque imperceptible pour celui qui s’étudie lui-même avec négligence, — tandis que les sensations les plus fortes n’ont souvent qu’une valeur secondaire eu égard à notre personne morale et offrent une valeur logique encore moindre. Maisil n’existe guère de sensation qui n’implique en elle-même déjà un rapport avec d’autres sensations de la même classe. Quand j’entends le son d’une cloche, ma sensation, dès sa naissance immédiate, est déterminée par ma notion de la cloche. Voilà précisément pourquoi un son tout à fait étrange nous émeut d’une façon si insolite. Le général est dans le particulier, la logique dans la physiologie, comme la matière dans la forme. Ce que Feuerbach scinde métaphysiquement ne doit être séparé que logiquement. Il n’existe pas de pensée qui ait le général pour seul contenu. D’autre part, il n’y a pas de sensation qui ne contienne en soi quelque généralité. Le sensible isolé, tel que Feuerbach le conçoit, ne se rencontre pas effectivement, et ne peut par conséquent être l’unique réalité.

Nous avons toujours regardé comme étrange l’objection souvent faite à Feuerbach par des adversaires intelligents qui prétendaient que, sous le rapport de la morale, son système devait nécessairement aboutir à l’égoïsme pur. C’était plutôt le contraire qu’il fallait lui reprocher : Feuerbach reconnaissait expressément la morale de l’égoïsme théorique, tandis que la logique devait conduire l’ensemble de son système à un résultat diamétralement opposé. Quiconque va jusqu’à déduire de l’amour le concept de l’être ne peut aucunement conserver la morale du Système de la nature. Le véritable principe de la morale de Feuerbach, que sans doute il contredit plus d’une fois assez grossièrement, devrait plutôt être désigné par le pronom de la deuxième personne : il a inventé le tuisme ! Écoutons la définition !

« Toutes nos idées naissent des sens ; en cela l’empirisme a parfaitement raison ; seulement il oublie que l’objet le plus important, le plus essentiel des sens de l’homme est l’homme lui-même ; que, dans le regard seul de l’homme, s’allume chez les hommes la lumière de la conscience et de l’entendement. L’idéalisme a donc raison de chercher dans l’homme l’origine des idées ; mais il à tort quand il veut les faire découler de l’être isolé, comme existant pour lui-même, de l’homme fixé comme âme, en un mot, du moi sans un toi donné par les sens. Ce n’est que par la communication, par la conversation de l’homme avec l’homme, que naissent les idées. On n’arrive pas seul, on n’arrive qu’à deux aux idées, à la raison en général. Il faut deux êtres humains pour procréer un être humain, — intellectuel aussi bien que physique : la société de l’homme avec l’homme est le premier principe et le critérium de la vérité et de la généralité.

» L’homme vivant isolé, pour lui seul, n’a pas en lui l’essence de l’homme, ni comme être moral, ni comme être pensant. L’essence de l’homme n’est contenue que dans la société, dans l’union intime de l’homme avec l’homme, — union qui toutefois repose sur la distinction réelle du moi et du toi.

» L’isolement est le fini et le limité ; l’association est la liberté et l’infinité. L’homme pour lui-même est homme (dans le sens usuel) ; l’homme avec l’homme, l’unité du moi et du toi, est Dieu » (54).

De ces propositions, si Feuerbach eût été logique, il aurait dû déduire que toute la moralité humaine et la vie intellectuelle supérieure sont fondées sur la reconnaissance de l’être d’autrui. Au lieu de cela, il retomba dans l’égoïsme théorique. Il faut attribuer cette faute en partie au décousu de ses pensées, en partie à sa lutte contre la religion. L’opposition contre les doctrines religieuses l’entraîna à reconnaître occasionnellement la morale de d’Holbach, qui est en contradiction avec son système. L’homme qui, dans la littérature allemande, a prêché l’égoïsme de la façon la plus absolue et la plus logique, Max Stirner, se trouve en opposition avec Feuerbach.

Dans son fameux ouvrage l’Individu et sa propriété (1845), Max Stirner alla jusqu’à rejeter toute idée morale. Tout ce qui, d’une manière quelconque, soit comme puissance extérieure, soit comme simple idée, se place au-dessus de l’individu et de son caprice, est rejeté par Stirner comme une odieuse limite du moi par lui-même. C’est dommage que ce livre, — le plus exagéré que nous connaissions, — n’ait pas été complété par une deuxième partie, par une partie positive. Ce travail eût été plus facile que de trouver un complément positif à la philosophie de Schelling ; car, pour sortir du moi limité, je puis, à mon tour, créer une espèce quelconque d’idéalisme, comme l’expression de ma volonté et de mon idée. En effet, Stirner donne à la volonté une valeur telle qu’elle nous apparaît comme la force fondamentale de l’être humain. Il peut nous rappeler Schopenhauer. — C’est ainsi que toute médaille à son revers !

Stirner n’a pas de relations étroites avec le matérialisme ; son livre n’a d’ailleurs pas exercé une influence assez considérable pour que nous nous en occupions davantage. Il est temps que nous portions notre attention vers l’époque actuelle.

La décadence de l’idéalisme allemand, qui date, selon nous, de 1830, se convertit insensiblement en une lutte contre les pouvoirs existants, politique et ecclésiastique, lutte dans laquelle le matérialisme philosophique ne joua d’abord qu’un rôle secondaire, quoique tout le caractère de l’époque commençât à tourner au matérialisme. On pourrait clore la poésie allemande avec l’année 1830, et l’on ne perdrait pas d’œuvre véritablement importante. Non-seulement la période classique était passée, mais encore les romantiques ne chantaient plus ; la floraison de l’école de Souabe s’était arrêtée et même chez Heine, qui exerça une influence si grande sur la période nouvelle, toutes les productions animées encore d’un souffle idéal, sont antérieures à la date indiquée. Les poëtes célèbres étaient morts ou silencieux, ou bien ils avaient passé dans les rangs des prosateurs ; tout ce que l’on produisait encore avait un caractère artificiel. On ne saurait donner une preuve plus péremptoire de la connexion intime de la spéculation et de la poésie qu’en regardant comment cette évolution se reflète dans la philosophie. Schelling, d’abord l’organe le plus conscient de l’idée de son époque, l’apôtre intarissable de la production, ne produisait plus rien. L’originalité, avec ses fruits précoces, était passée comme une vague orageuse, qui a cédé au reflux. Hegel, qui semblait régner sur ses contemporains, s’efforçait de confiner l’idée dans des formules pétrifiées Grâce à son système, il est vrai, se perpétuait encore l’influence la plus marquée de la grande période idéaliste sur la génération nouvelle, mais avec quelles transformations ! — Schiller surtout avait perdu son prestige comme le prouva la vogue que trouvèrent dans le public les critiques sans cœur de Bœrne.

Gervinus, qui exprima formellement la pensée que la phase poétique de l’existence nationale allait subir un temps d’arrêt, était persuadé qu’une période de politique devait suivre nécessairement, et que l’Allemagne, sous la conduite d’un Luther politique, s’élèverait à une forme meilleure d’existence ; mais il oubliait que, pour régénérer la forme comme il l’entendait, il eût fallu en tout cas un nouvel essor de l’idéalisme et que, pour la période réaliste qui commençait, le bien-être matériei et le développement de l’industrie venaient en première ligne. Sans doute on contemplait avec prédilection la France « réaliste », même sous le point de vue politique. Mais ce qui rendait la monarchie de juillet et le constitutionnalisme français si sympathiques aux cercles, qui devenaient maintenant prédominants, c’était leur rapport avec les intérêts matériels des classes possédantes. Maintenant seulement un négociant, un fondateur de sociétés par actions, tel que Hansemann, pouvait devenir l’organe de l’opinion publique. Les associations industrielles et d’autres compagnies analogues sortaient, après 1830, comme des champignons, du sol germanique ; sur le terrain de l’instruction publique, des écoles polytechniques, des institutions industrielles, des écoles de commerce furent fondées par les bourgeois des villes florissantes, tandis que l’on voyait les incontestables défauts des gymnases et des universités avec le microscope du mauvais vouloir. Les gouvernements s’efforçaient d’empêcher ici, de prévenir là le triomphe de ces dispositions ; mais en général ils se montraient inspirés du même esprit. Un petit trait caractéristique : l’enseignement de la gymnastique, frappé à mort en punition de ses tendances idéalistes, fut ensuite ressuscité par des considérations d’hygiène. L’activité des gouvernements se tourna surtout vers les relations commerciales et la création la plus importante, de 1830 à 1840, sous les rapports politique et social, fut le Zollverein allemand. Une plus grande importance eut encore, bientôt après l’établissement des chemins de fer qui provoqua, durant la deuxième moitié de cette décennie, la rivalité et l’ardeur des plus opulentes villes commerciales. C’est précisément vers le même temps que le goût pour les sciences physiques se manifesta enfin aussi en Allemagne et le rôle principal fut joué par une science, qui se relie aux intérêts pratiques de la façon la plus intime, la chimie. Quand Liebig eut obtenu à Giessen le premier laboratoire qu’aient possédé les universités germaniques, la digue des préjugés fut rompue ; et comme l’école de Giessen produisait successivement d’habiles chimistes, les autres universités se virent forcées de suivre, les unes après les autres, l’exemple qui leur était donné. Une des villes où les sciences physiques prirent le plus grand développement fut Berlin, où se fixa en 1827 Alexandre de Humboldt, alors déjà une célébrité européenne. De 1830 à 1840, on vit Ehrenberg, Dove et les deux Rose, l’un chimiste, l’autre minéralogiste, s’y distinguer par leur activité. À eux se joignit Jean Müller, qui, dans sa jeunesse, avait traversé l’école de la philosophie de la nature, mais sans y perdre le sang-froid et l’énergie du savant investigateur. Son Manuel de physiologie (1833) et son enseignement infatigable firent de lui l’initiateur le plus influent par la direction strictement physique qu’il imprima à la physiologie, considérée comme science naturelle ; il fut, à vrai dire, puissamment soutenu par les travaux, encore plus profonds et remarquables surtout par leur précision mathématique, d’Ernest Henri Weber, qui florissait alors à Leipzig. Ajoutez à cela que l’influence française, redevenue très-considérable en Allemagne, poussait les esprits dans la même voie. Les recherches de Flourens, Magendie, Leuret et Longet dans le domaine de la physiologie et particulièrement de la physiologie du cerveau et du système nerveux, firent grande sensation parmi les hommes compétents de l’Allemagne et préparèrent l’apparition ultérieure de Vogt et de MoIeschott. On se plut dès lors en Allemagne, sans y mettre encore la franchise dont on fit preuve dans la suite, à tirer de ces recherches des conclusions sur la nature de l’âme. C’est aussi de France que vint l’impulsion la plus forte pour la psychiatrique ; car rien n’était plus propre à mettre pour toujours fin aux rêveries transcendantes du théologien Heinroth et de ses partisans que l’étude des œuvres de l’éminent Esquirol, qui furent (1838) traduites en allemand. La même année parut aussi la traduction allemande de l’ouvrage de Quételet sur l’homme, dans lequel le savant astronome et statisticien belge s’efforçait de donner une physique des actes humains fondée sur des chiffres.

L’influence la plus notable fut exercée par le mouvement de recul du torrent idéaliste sur le terrain religieux. L’enthousiasme pour le romantisme dévot et pour le cléricalisme poétique disparut, et fut remplacé par le matérialisme d’une nouvelle foi littérale et d’une foi aveugle au principe d’autorité. Tandis que de Berlin Hengstenberg lançait les esprits dans cette direction, l’école de Tubingue, dans le sud de l’Allemagne, suivant une voie contraire, travaillait avec plus d’ardeur que jamais à miner les traditions ecclésiastiques à l’aide des instruments d’une science implacable. Si ces efforts, combinés d’abord avec l’admiration pour Hegel, dénotaient infiniment plus de véritable idéalisme que n’en montraient Hengstenberg, ses protecteurs et ses adhérents, l’application à la Bible et à l’histoire ecclésiastique d’une critique froide, et rigoureusement fidèle aux exigences de la raison, n’en était pas moins un des signes de l’époque nouvelle, et annonçait le triomphe prochain et universel de l’élément pratique et rationnel.

On ne saurait nier pourtant qu’à côté de ce trait fondamental, qui caractérisait la nouvelle époque et la poussait vers les améliorations pratiques et matérielles, une fermentation intense des esprits fût entretenue par le désir des réformes politiques et par la haine des classes éclairées contre les tendances réactionnaires des gouvernements. Autant l’on se sentait faible sur le terrain politique, autant l’on se sentait fort sur le terrain scientifique et littéraire. Les écrits de la Jeune Allemagne obtinrent, par l’esprit d’opposition qui y régnait, une importance bien au-dessus de leur valeur intrinsèque. Dans l’année 1835, — signalée par l’inauguration du premier chemin de fer en Allemagne, — parurent Madonna de Mundt et Wally de Gutzkow, livre qui valut un emprisonnement à l’auteur pour ses attaques contre le christianisme. Et cependant un autre livre, qui parut la même année, devait porter un coup bien plus sensible au christianisme officiel, alors déjà regardé comme le palladium de toutes les autorités c’était la Vie de Jesus par Strauss. Grâce à ce livre, l’Allemagne prit la tête du mouvement commencé en Angleterre et continué en France pour l’application de la critique indépendante aux traditions religieuses. D’ailleurs la critique historique et philologique était devenue l’honneur de la science allemande. Ici les arguments et les répliques étaient plus faciles à saisir que sur le terrain de la spéculation ; et ce livre devint ainsi une excitation directe adressée à quiconque se croyait assez instruit pour le juger. Ce qui restait encore des opinions intermédiaires, pénétrées d’idéal, mais obscures, de l’époque du romantisme et du rationalisme antérieurs, vint se briser contre les questions critiques, qui furent dès lors maîtresses du champ de bataille. La division des esprits devint plus tranchée.

De 1840 à 1850, l’élan des esprits vers les réformes devint agressif. On ne se contentait plus de prononcer une parole libre, d’émettre une pensée audacieuse ; on déclarait absolument insupportable l’ordre de choses existant. Depuis que Ruge avait donné le signal dans les Annales de Halle, les tendances vers la liberté politique se joignirent aux tendances scientifiques et socialistes de diverses nuances pour masser les forces de l’opposition en colonne d’attaque. Le clergé fut particulièrement en butte aux hostilités ; aussi regarda-t-on généralement les idées matérialistes comme apportant un concours précieux, quoique le hegelianisme et la critique rationaliste combattissent à l’avant-garde. En religion, on s’indignait surtout contre les chaînes dont la manie toujours croissante de réhabiliter le passé menaçait de charger la science ; en politique, on était surtout révolté contre les essais tentés par un romantisme nébuleux pour raviver les idées des âges précédents. On aurait pu croire qu’un élan scientifique, en lutte avec les entraves imposées par le pouvoir, était le secret de la tension qui deyait aboutir à une crise prochaine. Comme toujours, le mouvement devint plus idéaliste à mesure qu’il faisait des progrès. On en appela aux armes de la religion et de la poésie. La poésie politique atteignit son apogée. Le catholicisme allemand commença la rupture, puis une série d’orages traversa l’Europe entière et les haines longtemps comprimées éclatèrent à la fois en 1848.

Si le matérialisme avait joué son rôle au début de la lutte, par contre il se retrancha complètement derrière les tendances idéalistes à l’heure des combats décisifs. Le triomphe de la réaction poussa les esprits à s’occuper, avec une ardeur nouvelle, de la question matérialiste, et à discuter, sous toutes les faces, le pour et le contre, mais assez superficiellement.

Bien des fois déjà on avait pu remarquer, en Allemagne, une transformation particulière dans la tendance générale du mouvement progressiste. Après une période, durant laquelle certaines idées dominantes réunissent toutes les forces pour une attaque commune, en vient une autre, où chaque travailleur se concentre dans sa spécialité. C’est ainsi que l’on vit naître, en nombre toujours croissant, les congrès, les excursions, les fêtes générales de l’Allemagne, les réunions centrales pour toutes les professions et en faveur de toutes les aspirations possibles, et par l’esprit d’association se forma silencieusement et pratiquement une nouvelle puissance sociale. Mais avec une énergie particulière surgirent les intérêts matériels, après la tempête idéaliste et politique de l’année 1848, dès les premiers symptômes d’un reflux accentué. L’Autriche, ébranlée jusque dans ses fondements, chercha une régénération sérieuse dans la voie du progrès industriel. Avec une ardeur fébrile, M. de Bruck construisit routes sur routes ; traités, spéculations et mesures financières se pressèrent les uns à la suite des autres. Vint ensuite l’activité privée. En Bohême, on exploita des mines de houille, on construisit des hauts-fourneaux et des chemins de fer. Dans le sud de l’Allemagne, l’industrie cotonnière prit un essor grandiose. En Saxe, presque toutes les branches de la métallurgie et de la fabrication des tissus se développèrent sur une plus large échelle que par le passé. En Prusse, on se jeta avec une ardeur désespérée sur l’exploitation des mines et les travaux de forges. Houille et fer devinrent les mots d’ordre de l’époque. En Silésie et plus encore dans la province rhénane et en Westphalie, on rivalisa avec l’Angleterre. Dans l’espace de dix ans, le royaume de Saxe doubla sa production de houille. La province rhénane et la Westphalie triplèrent la leur ; la Silésie tint le milieu. Dans cette province, la valeur du fer brut produit fut doublée ; elle fut quintuplée dans la partie occidentale de la monarchie prussienne. La valeur de l’ensemble des produits des mines fut plus que triplée ; les produits des usines suivirent la même progression. Les chemins de fer furent appropriés au transport des marchandises en masse et augmentèrent leurs trains à un degré inespéré. Les armateurs prospérèrent et les exportations prirent en partie un développement prodigieux. Quand on n’eut plus de parlement, on travailla à établir l’unité allemande au moyen des poids et des monnaies. Trait caractéristique, l’organisation du change fut à peu près la seule mesure qui rappelât les grandes tendances unitaires.

Aux progrès matériels correspondit, de nouveau, l’essor des sciences physiques ; la chimie surtout se trouva en relations de plus en plus étroites avec les besoins de la vie. Dès lors on aurait pu se contenter des faits positifs et notamment des résultats utiles dus aux sciences précitées et, à l’instar de l’Angleterre, se soumettre pour le reste à une orthodoxie commode et vide de pensées. C’eût été le matérialisme pratique dans sa perfection ; car rien n’économise plus sûrement nos forces pour les rendre lucratives, rien ne consolide plus l’amour insouciant des jouissances, rien ne met plus le cœur à l’abri des odieux accès de la pitié et du doute relativement à notre propre perfection que cette inertie complète de l’esprit, qui écarte comme inutile toute méditation sur l’enchaînement des phénomènes et sur les contradictions qui surgissent entre l’expérience et la tradition.

L’Allemagne ne pourra jamais se livrer entièrement à ce matérialisme. Son vieux penchant pour les créations artistiques ne s’arrête et ne se repose jamais ; on a pu oublier momentanément les aspirations unitaires de la patrie, mais non les aspirations unitaires de la raison. Cette architecture nous tient plus à cœur que celle de nos cathédrales du moyen âge. Quand l’entrepreneur patenté, le philosophe officiel sommeille, la liberté industrielle travaille ardemment dans l’intervalle ; et chimistes et physiologistes saisissent la truelle de la métaphysique. L’Allemagne est le seul pays de la terre où le pharmacien ne peut préparer un médicament sans s’interroger sur la corrélation de son activité avec l’ensemble de l’univers. C’est cette tendance idéale, qui, pendant que la philosophie restait enfoncée dans le bourbier, a suscité, du moins parmi nous, la polémique matérialiste, pour rappeler aux masses d’ « hommes instruits » trop faciles à contenter, qu’au-delà de l’habitude quotidienne du travail et de l’expérimentation il existe encore un domaine illimité, dont le parcours rafraîchit l’esprit et ennoblit le cœur.

Un mérite doit être pour toujours attribué à la science physique de l’Allemagne de nos jours : suivant ses forces et son intelligence, elle ramassa le gant que d’audacieux insulteurs de la raison avaient jeté à la science. La preuve la plus convaincante de la débilité et de l’avilissement de la philosophie est son silence à l’époque où les misérables favoris de misérables souverains voulurent commander à la pensée de rebrousser chemin.

Il est vrai que les savants, qui étudiaient la nature, furent provoqués même par des hommes sortis de leurs rangs, lesquels, sans la moindre raison scientifique, se sentirent poussés à résister au système prédominant dans l’étude de la nature. La Gazette universelle (d’Augsbourg), qui était descendue jusqu’à livrer la rédaction de ses feuilletons, jadis moins accessibles, à des professeurs d’une science de second ordre, peut, se vanter d’avoir commencé cette lutte. L’année 1852 apporta, dès son début, les Lettres physiologiques de R. Wagner. En avril, Moleschott signa la préface de la Circulation de la vie ; et, en septembre, Vogt annonça, en publiant ses Tableaux de la vie animale qu’il était temps de montrer les dents à la manie autoritaire qui se regardait comme victorieuse.

Des deux champions de la tendance matérialiste, l’un était un épigone de la philosophie de la nature ; l’autre un ex-régent de l’empire, c’est-à-dire un idéaliste désespéré. Ces deux hommes, qui ne sont pas dénués de la passion des recherches personnelles, brillent cependant surtout par le talent de l’exposition. Si Vogt est plus clair et plus précis dans les détails, Moleschott conçoit et compose mieux ses vues d’ensemble. Vogt se contredit plus fréquemment ; Moleschott est plus riche en formules auxquelles on ne peut en général attribuer aucun sens. — Le principal ouvrage de Vogt, dans cette polémique (La foi du charbonnier et la science), ne parut au reste qu’après le congrès des naturalistes de Gœttingue (1854), qui faillit renouveler pour nous le spectacle des grandes disputes religieuses de l’époque de la Réforme. Au fort de la mêlée (1855), parut Force et matière de Büchner, ouvrage qui fit peut-être plus de sensation et en tout cas souleva des critiques plus vives que n’importe quelle autre publication de ce genre. Nous devons repousser énergiquement les accusations d’immoralité lancées contre Büchner à propos de la première édition de son opuscule ; par contre, nous ne pouvons reconnaître la prétention de Büchner à l’originalité philosophique. Commençons donc par examiner les conditions qu’il veut imposer à la philosophie.

Dans sa préface, après avoir motivé son mépris pour une langue technique en philosophie, Büchner s’exprime en ces termes :

« De par sa nature, la philosophie est un domaine intellectuel, commun à tous. Les démonstrations philosophiques, qui ne peuvent être comprises que par tous les hommes instruits ne valent pas, à notre avis, l’encre typographique employée. Ce qui est pensé clairement peut aussi être énoncé clairement et sans ambages. »

Büchner donne là une définition de la philosophie entièrement nouvelle, quoique assez peu précise. Ce que l’on a nommé philosophie jusqu’à présent ne fut jamais un domaine commun à tous, et ne pouvait être compris par tous les « hommes instruits », du moins sans études préparatoires vastes et profondes. Les systèmes d’Héraclite, Aristote, Spinoza, Kant, Hegel exigent de très-grands efforts, et, quand tout ce qu’ils ont dit n’est pas également intelligible, cela peut être la faute de ces philosophes. Il est clair qu’aux yeux de nos prédécesseurs, ces systèmes valaient plus que l’encre typographique, sans quoi ils n’auraient pas été imprimés, ni vendus, ni payés, ni loués, ni surtout lus fréquemment. Mais il est évident que Büchner ne s’adresse qu’aux vivants, dans l’acception la plus téméraire du mot. Quant à l’importance que ces systèmes-là pouvaient avoir pour le passé, il ne s’en préoccupe pas. Il ne se demande pas davantage quelle influence ce passé a exercée sur le présent et si un processus de développement nécessaire n’aurait point par hasard relié les idées de notre époque aux efforts de ces philosophes. On devra pourtant admettre que Büchner laisse à l’histoire de la philosophie son importance ; car, de même que beaucoup d’objets de la nature, la pensée humaine mérite bien aussi d’être étudiée et, dans ce cas, l’on ne peut se borner aux produits les plus futiles de l’activité intellectuelle. Büchner lui-même a écrit un article sur Schopenhauer, dans le seul but, il est vrai, de donner au public une idée du système propre à ce philosophe ; il y reconnaît toutefois qu’encore aujourd’hui Schopenhauer « doit exercer une puissante influence sur la marche de notre développement philosophique actuel. » Et pourtant Schopenhauer est le représentant d’un idéalisme, que l’on peut, comparativement à celui de Kant, taxer de réactionnaire, et qui outre cela n’est pas facile à comprendre.

Au reste Büchner ne se contente nullement de réclamer un exposé de la philosophie meilleur et plus intelligible ; car, dans ce que l’on a jusqu’ici désigne par ce nom, se présentaient des questions que les termes même les plus populaires ne parviennent pas à rendre beaucoup plus claires, la difficulté étant non dans les mots, mais dans les choses. Nous serions complètement de l’avis de Büchner, pour reconnaître que l’esprit du temps réclame impérieusement la suppression absolue de ce qu’on appelle l’enseignement ésotérique. Sans doute la plupart des philosophes auraient été destitués dans l’occasion, si le radicalisme de leurs opinions réelles eut été aussi évident que la souplesse qu’ils déployaient, souvent grâce aux détours les plus étranges, dans les applications pratiques de leurs idées ; mais cela même n’aurait pas été un grand malheur pour la marche progressive de l’humanité. Kant, qui était un homme aux nobles pensées et qui d’ailleurs pouvait s’appuyer sur le grand roi (Frédéric II) et sur le ministre éclairé, de Zedlitz, avait néanmoins conservé assez des vieux principes ésotériques pour regarder par exemple le matérialisme, à cause de l’intelligibilité de cette doctrine, comme plus dangereux que le scepticisme, qui suppose un plus grand nombre de principes peu connus. Le profond radicalisme, particulier à Kant, est resté, soit par la difficulté du point de vue, soit par l’obscurité du style, tellement caché qu’il ne se révèle complètement qu’aux études les plus perspicaces, les plus exemptes de préjugés ; que Büchner y trouverait peut-être, à l’usage des penseurs modernes, encore plus de matériaux utiles que chez Schopenhauer, s’il avait le courage de se lancer dans l’étude de Kant. Bien que forcés d’être de l’avis de Büchner, en pensant qu’on devrait pour toujours mettre un terme aux obscurités calculées que l’on entasse sur les pas des profanes, nous ne pouvons cependant ni espérer, ni désirer l’élimination définitive des obstacles dont les questions philosophiques sont hérissées en vertu même de leur essence. D’un côté, nous trouvons la logique irrésistible du grand mouvement démocratique, qui ne permet plus aux apôtres du rationalisme et de la libre pensée d’avoir des secrets par devers eux et veut faire participer les masses aux résultats des travaux accomplis par l’humanité entière. D’un autre côté, nous constatons le désir, malgré cette considération du besoin des masses, de ne pas laisser s’appauvrir la science et d’empêcher autant que possible l’écroulement de la culture moderne par la conservation intacte des trésors de la sagesse philosophique. Cette publicité en ce qui concerne les conséquences de la doctrine philosophique est d’ailleurs réclamée moins à titre de concession au grand nombre des hommes instruits que comme moyen auxiliaire d’émancipation pour un nombre d’individus bien plus considérable, pour les couches inférieures qui arrivent peu à peu à la conscience de leur mission agrandie. Par contre, nos « classes éclairées » sont tellement blasées, dans leur brillante frivolité, qu’il est inutile de faire briller à leurs yeux l’idée que tout en philosophie est à leur portée immédiate comme à celle des philosophes les plus renommés. Si l’on veut donner le nom de philosophie à l’instruction que le peuple retire des conférences qu’on lui fait, instruction suffisant tout au plus à le préserver de la plus grossière superstition, il faut imaginer une dénomination nouvelle pour la philosophie, qui constitue la théorie générale de toutes les sciences. Ou bien nierait-on que, dans ce sens et au point de vue où s’est placée la science actuelle, une philosophie soit encore possible ?

Au reste, l’assertion que tout ce qui est conçu clairement doit pouvoir être exprimé de même, quelque vraie qu’elle soit au fond, peut entraîner des abus fâcheux. Certes le grand Laplace a donné, dans sa Théorie analytique du calcul des probablilités, un modèle achevé d’exposition claire, et cependant un petit nombre de ceux qui, dans l’intérêt de la culture générale de leurs facultés, ont acquis une légère teinture de mathématique, sera en état de comprendre cet ouvrage, même au prix de quelques efforts. En mathématique, d’ailleurs, le moindre développement sera inintelligible, comme le serait une langue étrangère, pour quiconque n’est pas familiarisé avec les notions qu’il entendra exposer. Un fait absolument semblable peut se présenter en philosophie. Ainsi, entre autres preuves, nous pouvons faire observer qu’il n’y a pas une seule branche de la mathématique, qui ne se prête à une exposition philosophique. Laplace a soumis à une exposition philosophique même les premiers éléments du calcul des probabilités, et cette œuvre est beaucoup plus intelligible que la théorie analytique, non parce qu’elle est philosophique, mais parce qu’elle traite des éléments fondamentaux. Malgré tout cela, l’Essai philosophique sur les probabilités pourrait bien offrir de graves difficultés à nombre de nos hommes instruits.

On peut, à la vérité, objecter en faveur de Büchner que la philosophie s’est posée non-seulement comme la quintessence des sciences, comme le dernier mot de la comparaison de leurs résultats, mais encore comme introduction et préparation. Déjà la scholastique comprenait la philosophie dans ce dernier sens et nos universités ont conservé jusqu’à ces derniers temps l’usage de faire précéder les études spéciales par des leçons de philosophie. Mais, en Angleterre et en France, on a souvent confondu l’exposition philosophique des choses avec des exposés intelligibles pour le peuple. De là vient aussi que Büchner en Allemagne est estimé surtout comme écrivain polémiste populaire, tandis que ses nombreux partisans d’Angleterre et de France sont plus portés à lui accorder le titre de véritable philosophe.

Un des exemples les plus remarquables de la relativité de nos idées peut se trouver dans le fait que les qualités qui rendent Büchner plus clair pour la masse du public sont précisément le contraire de ce que la science, dans sa stricte acception, désigne sous le nom de clarté. Si Büchner avait pris, par exemple, l’idée d’hypothèse dans l’acception scientifique, il n’aurait probablement pas été compris d’un grand nombre de ses lecteurs, attendu qu’il faut une culture logique assez considérable avec quelques notions d’histoire des sciences pour définir cette idée de manière à la rendre saisissable à un esprit perspicace. Mais chez Büchner, « hypothèse » signifie toute espèce de suppositions non-justifiées, comme par exemple les propositions déduites de la spéculation philosophique (55). Au mot « matérialisme », Büchner donne tantôt le sens que l’histoire lui attribue ; tantôt il le fait synonyme de « réalisme » ou d’« empirisme » ; on rencontre même des passages où ce terme, le plus positif de tous les termes philosophiques, est employé dans un sens purement négatif et coïncide presque avec scepticisme. La signification du mot « idéalisme » varie encore davantage ; il semble souvent presque synonymes d’« orthodoxie. » Ce vague, dans la signification, fait précisément paraître ces idées claires à ceux qui n’en connaissent pas la portée exacte et qui éprouvent cependant le besoin d’en parler. Il en est pour ainsi dire comme de l’effet des lunettes selon la différence des distances et des vues. Celui qui, dans ces questions, voit plus loin avec ses seuls yeux, trouve tout terne à travers les lunettes de Büchner ; le myope, au contraire, s’imagine voir très-clair avec ces lunettes et distingue effectivement mieux qu’à l’œil nu. Malheureusement ces lunettes sont fortement colorées ! Büchner s’obstine sans cesse à regarder comme naïves les véritables doctrines des philosophes, parce qu’il a remarqué que, dans la vie, elles se relient souvent, par leur tendance conservatrice, aux erreurs grossières de la vie quotidienne. Ainsi, en particulier, le chapitre des idées innées ne petit que nous rappeler vaguement les fleurs de rhétorique d’un prédicateur ignare ou les périodes suspectes d’un livre de lecture destiné aux enfants studieux, tandis que, dans la philosophie moderne, nous chercherions en vain un auteur soutenant réellement les doctrines que Büchner attaque. On peut voir, il est vrai, une juste punition dans cette correction infligée à la duplicité de nos philosophes trop bien dressés, qui sont, en quelque sorte, souffletés en pleine rue, sans que le public, livré à ses propres sentiments, éprouve pour eux la moindre sympathie.

Si Büchner est indécis et arbitraire dans l’emploi des concepts particuliers, il ne peut naturellement être regardé comme le représentant d’un principe nettement exprimé, déterminé et positif. Il n’est tranchant, impitoyable et logique que dans la négation ; mais cette négation fortement accentuée n’est aucunement le produit d’une intelligence sèche et purement critique ; elle procède bien plutôt d’un enthousiasme fanatique pour le progrès de l’humanité, pour la victoire du vrai et du beau. Il a suffisamment étudié les obstacles qui entravent le progrès pour les attaquer avec une ardeur impitoyable. Il se peut aussi que bien des choses inoffensives lui paraissent suspectes. Mais tout ce qui n’est pas suspect, tout ce qui ne recèle à ses yeux aucune fourberie, tout ce qui n’est pas une entrave suscitée par la malveillance au progrès scientifique et moral, il croit pouvoir l’utiliser. Büchner est né idéaliste. Il appartient à une famille richement douée du côté de la poésie. Un de ses frères mort prématurément donnait, comme poëte, de grandes espérances ; un autre s’est pareillement fait connaître comme poëte et historien de la poésie ; sa sœur, Louise Büchner, est généralement connue par son remarquable talent littéraire et par ses recueils de poésies des femmes du monde allemandes. Lui-même, — comparable en cela à De la Mettrie, — se distingua comme élève par ses études littéraires, philosophiques, poétiques et par l’éclat de son style. Lui aussi, pour obéir à son père, se voua aux études médicales ; sous ce point de vue encore on peut le comparer à son devancier français ; car, dès le début, il prit parti pour l’école rationaliste en médecine. Plus sérieux et plus solide que De la Mettrie, il appliqua ensuite son talent riche et multiple soit à des recherches scientifiques, soit à la vulgarisation, par la parole et par les écrits, des résultats acquis de nos jours par les sciences physiques. Dans tout le cours de son activité, il ne perdit jamais de vue les rapports de ses études avec les grands problèmes que l’humanité, dans sa marche progressive, a le devoir de résoudre.

Encore que Büchner, influencé par Moleschott, dont il imita la manière emphatique et le style déclamatoire, ait professé un matérialisme accentué ; sa tendance réelle, — autant qu’on peut en juger d’après des passages, plus ou moins contradictoires, de ses écrits, — n’en est pas moins relativiste (56). Les énigmes finales de la vie et de l’existence sont, dit-il à plusieurs reprises, tout à fait insolubles (57). Quant aux recherches empiriques, qui seules peuvent nous conduire à la vérité, elles ne nous permettent d’admettre rien de suprasensible. Si notre pensée franchit les limites de l’expérience, nous tombons sans retour dans des erreurs. La foi, qui dès lors n’a plus rien à démêler avec les faits, peut aller s’égarer dans ces régions-là ; mais la raison ne peut ni ne doit l’y suivre. La philosophie doit être le résultat des sciences physiques ; nous devons nous contenter de ce qu’elles nous enseignent, tant que par cette voie nous ne sommes pas arrivés à une vue plus profonde. — Il est à remarquer que Büchner ne veut pas admettre l’importance poétique et symbolique des thèses philosophiques ou religieuses. En ce qui concerne ces questions, il a rompu avec ses tendances poétiques ; et, dès ce moment, il ne connaît que le vrai ou le faux. Il nie ainsi au fond la spéculation, la foi religieuse et même toute poésie qui exprime une pensée en style imagé.

Moleschott et Büchner font souvent preuve d’une sagacité grande et véritablement philosophique dans l’élucidation de telle ou telle question ; mais à cette sagacité succèdent parfois des trivialités presque inconcevables. Ainsi par exemple, dans Force et Matière de Büchner, la plus grande partie du chapitre « de la pensée » est un modèle de dialectique circonspecte ; ce n’est, à vrai dire, qu’un fragment, car l’excellente critique de la fameuse assertion de Vogt sur les rapports de la pensée avec le cerveau, conclut au dualisme complet de la force et de la matière, dualisme qui n’aboutit ensuite à aucune tentative de conciliation mais disparaît simplement sous la rapide succession des phrases.

« La pensée, l’esprit, l’âme, dit Büchner, ne sont rien de matériel ; ils ne sont pas même de la matière, mais un ensemble de forces diverses converti en unité, l’effet du concours de plusieurs matières douées de forces ou de propriétés. » Il compare cet effet à celui d’une machine à vapeur, dont la force est invisible, inodore et insaisissable, tandis que la vapeur dégagée est chose secondaire et n’a rien à faire avec le « but de la machine ». Une force quelconque ne peut être « révélée » ou, comme disait la première édition, avec beaucoup plus de logique et de suite dans les idées, « construite idéalement » que d’après ses manifestations. La force et la matière sont inséparables, mais la pensée établit une grande distance entre l’une et l’autre ; « elles vont même jusqu’à se nier l’une l’autre ». « Du moins nous ne saurions comment définir l’intelligence et la force si ce n’est comme immatérielles, excluant naturellement la matière ou lui étant opposées. »

Il n’en faut pas davantage au spiritualiste le plus croyant pour fonder tout son édifice sur cette base et l’on peut ici de nouveau voir clairement combien peu est justifiable l’espoir que la seule propagation de la conception matérialiste de la nature, aidée de toutes les connaissances qui lui servent de support, extirpera un jour les idées religieuses ou superstitieuses, vers lesquelles l’homme penche par des motifs qui pénètrent chez lui bien plus avant que son opinion théorique sur les phénomènes de la nature. L’union indissoluble de la force et de la matière est suffisamment démontrée pour la nature visible et palpable. Mais si la force est essentiellement quelque chose de suprasensible, pourquoi, dans un monde insaisissable pour nos sens, n’existerait-elle point par elle-même ou combinée avec des substances immatérielles ?

Les anciens matérialistes comprennent la question avec infiniment plus de netteté et de logique que Büchner, quand ils ramènent toute force au mouvement, à la pression, au choc de la matière ; et, ainsi que l’a fait surtout Toland d’une façon admirable, quand ils conçoivent la matière comme mue en soi, et le repos comme n’étant qu’un cas spécial du mouvement.

Mais, abstraction faite des difficultés qui résultent, pour la démonstration de cette théorie, de la physique moderne avec ses effets à distance complètement incompréhensibles, il reste un autre point qui embarrasse pareillement tous les systèmes matérialistes ; seulement cette difficulté reste mieux dissimulée dans la vague conception de Büchner, qui mêle confusément la force mécanique et l’esprit. En effet Büchner s’est formé toute sa conception cosmique et il a rédigé son ouvrage principal, sans connaître la loi de la conservation de la force. Quand il la connut, il lui consacra un chapitre spécial et il la rangea simplement parmi les nouveaux supports de sa conception matérialiste de l’univers, sans éclairer de nouveau complètement avec la lumière de cette importante théorie toutes les parties de son édifice. Sans cela, il aurait aisément découvert que les phénomènes du cerveau doivent aussi être strictement subordonnés à la loi de la conservation de la force, et de la sorte, comme nous le montrerons plus tard en détail, toutes les forces deviennent invariablement des forces mécaniques, des mouvements et des tensions. On peut ainsi construire mécaniquement l’homme entier avec toutes les manifestations de son activité intellectuelle ; tout ce qui se passera dans le cerveau sera pression et mouvement ; mais de là à l’ « esprit » ou même à la sensation consciente, le chemin reste tout aussi long que de la matière à l’esprit.

Büchner n’est guère arrivé à la clarté sur ce point ; c’est ce que prouve un supplément étrange, qu’il a laissé se glisser dans les éditions suivantes, et qui maintient toute la confusion relative à l’esprit et à la force. Il y trouve que le cerveau, qui produit un effet aussi spécial que l’esprit, est le seul de tous les organes qui se fatigue et a besoin de sommeil, et cette circonstance motive, à ses yeux, une distinction essentielle, non-seulement entre les organes, mais encore entre l’activité psychique et l’activité mécanique en général. Il pense ensuite aux muscles et, avec une étourderie presque impardonnable chez un physiologiste, il ajoute : « On peut en dire autant des organes que le cerveau met en mouvement par l’intermédiaire du système nerveux animal, par conséquent des muscles volontaires. » Mais les muscles se fatiguent aussi, quand les forces de tension qui y sont accumulées ont été toutes employées, tandis que le cerveau pourrait longtemps encore leur envoyer de nouvelles excitations au travail ; c’est là un fait auquel évidemment Büchner n’a pas songé.

La cause qui a empêché des hommes aussi bien doués et aussi sincères dans leurs tendances que Moleschott et Büchner d’approfondir leur sujet, ne se trouve sans doute pas dans leur intention première de remplacer la philosophie par une exposition et une discussion populaires ; car, même en se proposant ce dernier but, on peut satisfaire à des exigences plus relevées et l’exposition populaire peut avoir réellement une valeur philosophique, sans pour cela épuiser le programme de la philosophie. Mais alors il faut fonder au moins l’exposé sur une conception nette, logique et claire, ce qui n’est généralement pas le fait de nos matérialistes. On pourrait en trouver la raison dans l’influence de la philosophie de Schelling-Hegel.

Nous avons donné plus haut à Moleschott le nom d’épigone de la philosophie de la nature, et nous l’avons fait à bon escient. Il ne l’est pas pour avoir, dans sa jeunesse, activement étudié Hegel, puis rendu hommage, à Feuerbach, mais parce que cette tendance est visible encore partout dans son matérialisme que l’on prétend si logique, et même précisément sur les points décisifs de la métaphysique. On peut en dire autant de Büchner, qui donne souvent comme autorité Feuerbach, penseur puissant, passionné, mais parfaitement obscur et qui ensuite, avec ses propres assertions, s’égare fréquemment dans un vague panthéisme.

Le point dont il s’agit notamment peut très-bien se préciser. C’est pour ainsi dire la pomme de la chute au point de vue de la logique, dans la philosophie allemande après Kant : la relation entre le sujet et l’objet de la connaissance.

D’après Kant, notre connaissance provient de l’action réciproque du sujet et de l’objet l’un sur l’autre, thèse infiniment simple et cependant toujours méconnue de nouveau. Il résulte de cette théorie que notre monde des phénomènes n’est pas seulement un produit de notre imagination (Leibnitz, Berkeley) ; qu’il n’est pas davantage une représentation adéquate des choses réelles, mais l’effet d’influences objectives façonnées d’une manière subjective. Ce que non pas peut-être un seul homme connaît de telle ou telle façon, par suite d’une disposition accidentelle ou d’une organisation défectueuse, mais ce que l’humanité entière est forcée de connaître en vertu de ses sens et de son entendement, Kant le nommait objectif sous un certain point de vue. Il le nommait objectif, en tant que nous ne parlons que de notre expérience ; par contre, il le disait transcendant ou même faux, quand nous appliquons de pareilles notions aux choses en soi, c’est-à-dire aux choses existant absolument et indépendamment de notre connaissance.

Mais les successeurs de Kant avaient soif d’une connaissance absolue ; et, quittant tout à fait le sentier de l’analyse réfléchie, ils se créèrent cette connaissance par la dogmatique de leurs thèses. Ainsi naquit le grand axiome de l’unité du subjectif et de l’objectif, la fabuleuse pétition de principe (petitio principii) de l’unité de la pensée et de l’être, dans laquelle on voit encore Büchner enlacé et captif.

D’après Kant, cette unité n’existe que dans l’expérience, mais elle est le résultat d’une fusion ; elle n’est pas la pensée pure et elle ne donne pas l’être pur. Or, d’après Hegel, ce devrait être l’inverse : précisément la pensée absolue devrait coïncider avec l’être absolu. Cette pensée gagna du terrain à cause de son non-sens grandiose, en rapport avec les besoins de l’époque. Elle est le fondement de la fameuse philosophie de la nature. Dans la fermentation confuse de l’école de Hegel, il était souvent difficile de donner le sens précis de cette pensée. On pouvait la concevoir a priori comme un véritable principe métaphysique ou comme un impératif colossal et catégorique destiné à limiter la métaphysique. Dans ce dernier cas, on se rapproche de Protagoras. Devons-nous définir le vrai, le bien, le réel, etc., de façon à ne nommer vrai, bien, réel, etc., que ce qui l’est pour l’homme, ou devons-nous nous figurer que ce que l’homme reconnaît comme tel a la même valeur aux yeux de tous les êtres pensants, qui existent ou peuvent exister ?

Cette dernière conception, seule propre au véritable et primitif hégélianisme, conduit irrésistiblement au panthéisme ; car on y présuppose comme axiome l’unité de l’esprit humain avec celui de l’univers et avec tous les esprits. Toutefois une partie des épigones s’en tint avec Feuerbach à l’impératif catégorique : réel est ce qui est réel pour l’homme, c’est-à-dire comme nous ne pouvons rien savoir des choses en soi, nous ne voulons rien en savoir non plus, et en voilà assez !

L’ancienne métaphysique voulait connaître les choses en soi ; la philosophie de la nature retomba dans cette illusion. Kant seul s’est placé au point de vue tranché et parfaitement clair, d’après lequel nous ne savons des choses en soi que ce que précisément Feuerbach a négligé : nous sommes forcés de les présupposer comme une conséquence nécessaire de notre esprit, c’est-à-dire que la connaissance humaine ne représente qu’un îlot dans l’immense océan de toute connaissance possible.

Feuerbach et ses adhérents retombent sans cesse dans l’hégelianisme transcendant, précisément parce qu’ils ne font pas attention à ce point. Quand on étudie le « sensible » de Feuerbach, on a souvent de la peine à penser à l’œil et à l’oreille et plus encore à l’emploi de ces organes dans les sciences exactes. Son sensible est une forme nouvelle de la pensée absolue, qui fait entièrement abstraction de l’expérience positive. Si néanmoins il exerça une si grande influence précisément sur quelques naturalistes, on peut expliquer ce fait non par la nature des sciences empiriques, mais par l’effet que la philosophie de la nature produisit sur la jeune Allemagne.

Examinons un instant les souffrances qui suivirent la naissance de l’esprit absolu chez Moleschott !

Dans sa Circulation de la vie, cet habile écrivain s’étend aussi sur les sources de la connaissance chez l’homme. Après un éloge très-surprenant d’Aristote et un passage relatif à « Kant », dans lequel Moleschott combat un fantôme de ce nom à l’aide de thèses, que le véritable Kant pourrait accepter sans nuire à son système, suit le passage que nous avons en vue. Il commence avec une clarté exemplaire, pour se transformer insensiblement en un brouillard métaphysique, qui même dans notre brumeuse patrie chercherait son pareil. Fidèle à notre système, nous mettons en relief ces épaisses obscurités par des lettres italiques.

« Tous les faits, l’observation d’une fleur, d’un scarabée et l’étude des qualités de l’homme, que sont-ils, sinon des rapports des objets à nos sens ? Si le rotifère possède un œil formé d’une simple cornée, ne recevra-t-il pas d’autres images des objets que l’araignée qui peut se vanter d’avoir en plus sa lentille et son corps vitré ? Aussi la science de l’insecte, la connaissance des effets du monde extérieur pour l’insecte diffèrent-elles de celles de l’homme. Au-dessus de la connaissance des rapports des objets aux instruments faits pour les saisir ne s’élève aucun homme, aucun dieu.

» Nous savons donc ce que sont toutes choses pour nous ; nous savons comment le soleil luit pour nous, comment la fleur exhale des parfums pour les hommes ; comment les vibrations de l’air frappent une oreille humaine. On a appelé cela un savoir borné, un savoir humain, soumis aux sens, un savoir qui n’étudie l’arbre que tel qu’il est pour nous. C’est peu, disait-on, il faut savoir ce qu’est l’arbre en soi, et ne pas nous figurer plus longtemps qu’il est tel qu’il nous paraît.

» Mais où est l’arbre en soi que l’on cherchait ? Tout savoir ne présuppose-t-il pas un être qui sait, c’est-à-dire un rapport entre l’objet et l’observateur ? que l’observateur soit ver, scarabée, homme, s’il y a des anges, qu’il soit ange. Si tous deux existent, l’arbre et l’homme, il est aussi nécessaire pour l’arbre que pour l’homme que le premier soit avec le second dans un rapport qui se manifeste par l’impression sur l’œil. Sans relation avec l’œil, auquel il envoie ses rayons, l’arbre n’existe pas. C’est précisément par cette relation que l’arbre existe en soi.

» Tout être est un être en vertu de propriétés. Mais il n’y a pas de propriété qui n’existe point simplement par un rapport.

» L’acier est dur par opposition au beurre qui est mou. La main chaude connaît seule la froide glace, un œil sain connaît seul les arbres verts.

» Le vert est-il autre chose qu’un rapport de la lumière à notre œil ? et s’il n’est pas autre chose, la feuille verte n’existe-t-elle pas alors en soi, précisément parce qu’elle est verte pour notre œil ?

» Mais alors le mur de séparation est percé entre la chose pour nous et la chose en soi. Comme un objet n’existe que par son rapport à d’autres objets, par exemple par son rapport à l’observateur, comme la notion de l’objet se confond avec la connaissance de ces rapports, tout notre savoir n’est qu’un savoir objectif. »

Sans doute tout notre savoir n’est qu’un savoir objectif, car il a rapport à des objets. Bien plus, nous sommes forcés d’admettre que les rapports de l’objet avec nos sens sont réglés par des lois rigoureuses. Nous nous trouvons par la connaissance empirique et sensible dans des relations avec les objets aussi parfaites que notre nature le permet. Que nous faut-il de plus pour avoir le droit d’appeler cette connaissance objective ? Mais percevons-nous les objets tels qu’ils sont en soi, c’est là une tout autre question.

Que l’on examine maintenant les passages cités en italiques et que l’on se demande dans quelle partie de la forêt vierge philosophique nous nous trouvons. Sommes-nous auprès des idéalistes extrêmes, qui, en général, n’admettent pas que quelque chose située hors de nous réponde à nos représentations des objets ? L’arbre a-t-il disparu du monde, si je ferme l’œil ? N’existe-t-il pas du tout d’univers en dehors de moi ? Sommes-nous auprès des rêveurs panthéistes qui se figuraient que l’esprit humain peut concevoir l’absolu ? La feuille verte est-elle verte en et pour soi uniquement parce qu’elle produit cette impression sur l’œil humain, tandis que des yeux d’araignées, de scarabées ou d’anges ne seraient pas d’aussi bons juges ? — Il y aura en effet peu de systèmes philosophiques qui ne se trouvent pas représentés dans ces assertions plus encore que le matérialisme. Et quel est donc le fondement de ces oracles-là ?

Comme nous pouvons dire que la glace est froide uniquement parce qu’elle contraste avec la chaleur de notre sang, n’existe-t-il pour cette raison aucune constitution de ce corps précise, indépendante de tout contact, en vertu de laquelle il éprouve un échange déterminé de rayons calorifiques avec son entourage, sensible ou insensible, n’importe ? Et si cet échange dépend essentiellement de la température et d’autres propriétés des corps environnants, ne dépend-il pas aussi de la glace en même temps ? Cette constitution, en vertu de laquelle la glace échange des rayons de chaleur tantôt avec un entourage, tantôt avec un autre, ne serait-elle pas une propriété de la glace en soi ? Au tact, cette propriété nous communique régulièrement une sensation de froid. Nous la dénommons d’après l’impression qu’elle produit sur nous et nous l’appelons froid ; mais nous savons très-bien établir la différence qui existe entre ce qui se passe physiologiquement dans nos nerfs et ce qui se passe physiquement dans le corps lui-même. Ce dernier phénomène relativement au premier est la chose en soi. Devra-t-on ultérieurement faire abstraction non-seulement de nos nerfs sensibles, mais encore de notre conception intellectuelle et chercher derrière la glace une chose en soi qui n’existe ni dans l’espace ni dans le temps, c’est ce dont nous ne voulons pas nous préoccuper pour le moment. Nous n’avons qu’un pas à faire pour montrer qu’il faut distinguer les propriétés des choses d’avec nos représentations et qu’une chose peut avoir des propriétés, qu’elle peut exister, sans que nous en ayons la perception.

Quand un ver, un scarabée, un homme et un ange regardent un arbre, y a-t-il cinq arbres ? Il y a quatre représentations d’un arbre, probablement très-différentes les unes des autres ; mais elles se rapportent à un seul et même objet, dont chaque être pris à part ne peut savoir comment il est conformé en soi, parce qu’il ne connaît que la représentation individuelle qu’il en a. L’homme n’a qu’un seul avantage, c’est de pouvoir comparer ses organes à ceux du monde animal et d’arriver, par des recherches physiologiques, à regarder sa propre représentation comme tout aussi incomplète et partielle que celle des différentes classes d’animaux.

Comment le mur de séparation entre la chose pour nous et la chose en soi est-il donc percé ? Si la chose n’existe que par ses rapports avec d’autres objets, on ne peut comprendre cette théorie métaphysique de Moleschott rationnellement que d’une manière : la chose en soi ne consiste que dans la somme de tous ses rapports avec d’autres objets et non dans une portion limitée de ces rapports. Si je ferme les yeux, les rayons de lumière qui auparavant venaient des différentes parties de l’arbre jusqu’à ma rétine ne tombent plus que sur la surface extérieure de mes paupières. Voilà tout le changement qui s’est opéré. Un objet existe-t-il encore quand il ne peut plus échanger avec un autre objet des rayons de lumière, de chaleur, des vibrations de son, des courants électriques, des matières chimiques et des contacts mécaniques, telle est sans doute la question. Ce serait un très-joli thème de subtilités auxquelles la philosophie de la nature donnerait lieu. Mais dût-on accepter la solution de Moleschott, il resterait toujours entre la chose en soi et la chose pour moi une différence à peu près aussi grande que celle qui existe entre le produit d’une infinité de facteurs et celui d’un de ces facteurs pris isolément (58).

Non ! La chose en soi n’est pas la chose pour moi ; mais après mûre réflexion, je puis peut-être mettre cette dernière à la place de l’autre comme je fais par exemple quand je pose mon idée de froid et de chaud à la place des conditions de température des corps. L’ancien matérialisme avait la naïveté de regarder les deux choses comme identiques. Deux causes ont rendu ce résultat à jamais impossible : la victoire de la théorie des ondulations et la philosophie de Kant. On peut rendre hommage à l’influence de cette dernière, mais, en agissant de la sorte, on ne fait pas époque. Il faudrait s’entendre avec Kant. C’est ce qu’a fait la philosophie de la nature sous la forme d’une ivresse de révélation qui divinisait la pensée absolue. Une entente froide et calme doit s’effectuer autrement. Il faut ou reconnaître la différence qui existe entre la chose en soi et le monde des phénomènes et se contenter d’améliorer la démonstration spéciale de Kant ou se jeter dans les bras de l’impératif catégorique, et tenter ainsi en quelque sorte de battre Kant avec ses propres armes.

Ici, à vrai dire, il y a encore une petite porte ouverte. Kant utilisait l’immense espace vide, placé au-delà de l’expérience humaine, pour y construire son monde intelligible. Il faisait cela en vertu de l’impératif catégorique. « Tu le peux, car tu le dois. » Il faut donc que la liberté existe. Dans le monde réel de notre entendement, il n’y en a pas. Elle doit donc résider dans le monde intelligible. Il est vrai que nous ne pouvons pas même nous figurer le libre arbitre comme possible ; mais nous pouvons bien regarder comme possible qu’il y ait dans la chose en soi des causes, qui se présentent comme liberté dans l’organe de notre conscience rationnelle, tandis que ces mêmes causes étudiées avec l’organe de l’entendement analytique n’offrent que l’image d’un enchaînement de causes et d’effets.

Mais si l’on commençait par un autre impératif catégorique ? Si l’on mettait en tête de toute la philosophie positive cette proposition : « Contente-toi du monde donné ! » La fée Morgane du monde intelligible ne serait-elle pas alors anéantie par un coup de baguette magique ?

Kant commencerait par répliquer que son impératif catégorique qui, dans notre for intérieur, commande de faire le bien, est un fait de la conscience intime, aussi nécessaire et aussi général que la loi de la nature dans la nature extérieure ; mais que cet autre impératif, que nous appellerons celui de Feuerbach, ne réside pas nécessairement dans l’homme, qu’il repose tout au contraire sur le caprice subjectif. Ici le jeu de la partie adverse n’est pas défavorable. Il est facile de montrer que la loi morale se développe lentement dans le cours de l’histoire de la culture et qu’elle ne peut avoir son caractère de nécessité et de validité absolues qu’autant qu’elle existe dans la conscience. Si ensuite un développement ultérieur de l’histoire de la culture pose comme fondement de la conscience morale la thèse de la conciliation avec ce monde, personne n’aura rien à objecter. On le verra bien !

Oui, sans doute, on le verra ; mais ici se présente une difficulté plus grande. Ce qui plaide en faveur de Kant, c’est que chez tout individu qui a reçu son développement intellectuel, la conscience de la loi morale se manifeste. La teneur de cette loi peut varier sous bien des rapports ; mais la forme subsiste. Le fait de la voix intérieure est constaté. On peut en critiquer la généralité ; on peut, en sens inverse, l’étendre aux animaux supérieurs : cela ne change absolument rien au point principal. Quant à l’impératif de Feuerbach, on n’a pas encore prouvé que l’on puisse réellement se contenter du monde des phénomènes et de la conception sensible des choses. Une fois cette preuve obtenue, nous croirions sans peine pour le moment qu’elle pourra servir à construire un système moral ; que ne peut-on construire en effet ?

De même que le système de Kant aurait été en contradiction avec la connaissance due à l’entendement, si, dès l’origine, on n’eût avisé à cette contradiction, de même le système de la conciliation est en contradiction apparente avec les tendances unitaires de la raison, avec l’art, la poésie et la religion portés à s’élancer au-delà des limites de l’expérience. Reste à essayer de concilier ces contradictions.

Ainsi le matérialisme naïf n’aurait pas surgi de nouveau à notre époque dans sa forme systématique ; d’ailleurs il ne peut guère ressusciter après Kant. La croyance absolue aux atomes a disparu aussi bien que d’autres dogmes. On n’admet plus que le monde soit absolument constitué comme nous l’apprennent nos yeux et nos oreilles ; mais on s’obstine à dire que nous n’avons rien à faire avec le monde en soi.

Un seul des matérialistes modernes a essayé de résoudre systématiquement les difficultés qui sont en opposition avec ce point de vue. Mais ce penseur est encore allé plus loin. Il a même tenté de démontrer l’accord du monde réel avec le monde de nos sens ou du moins de rendre cet accord vraisemblable. Voilà ce qu’a entrepris Czolbe dans son Nouvel exposé du sensualisme.

Henri Czolbe, fils d’un propriétaire des environs de Danzig, s’occupa dès sa jeunesse de questions théologiques et philosophiques, bien que son but réel fût la médecine. Ici encore nous retrouvons le point de départ de la tendance ultérieure d’un penseur dans cette même philosophie de la nature que nos matérialistes actuels se plaisent à représenter comme l’antipode de leurs aspirations, et à l’influence de laquelle Carl Vogt, seul parmi les organes du parti, a su se dérober. Pour Czolbe fut notamment d’une importance décisive l’Hyperion de Hœlderlin, ouvrage qui personnifiait dans une poésie sauvage et grandiose le panthéisme inauguré par Schelling et Hegel, et qui glorifiait en face de la culture allemande l’unité établie par les Hellènes entre l’esprit et la nature. Strauss, Bruno Bauer et Feuerbach déterminèrent ensuite la tendance du jeune médecin. Il est à remarquer que ce fut un philosophe — et même un professeur de philosophie, si ce n’est pas une contradiction au dire de Feuerbach, — qui lui donna finalement la dernière impulsion pour l’achèvement de son système spécial de matérialisme.

C’est Lotze, — le même que Carl Vogt gratifie à l’occasion du titre de Struwelpeter comme collaborateur à la fabrication de la véritable substance d’âme de Gœttingue, — Lotze, un des philosophes les plus perspicaces et les plus solides de notre temps en fait de critique scientifique, qui favorisa si involontairement le matérialisme. L’article Force vitale dans le Dictionnaire portatif de Wagner et sa Pathologie et thérapeutique générales, comme sciences mécaniques de la nature anéantirent le fantôme de la force vitale et mirent quelque ordre dans ce ramassis de superstitions et d’idées confuses que les médecins appelaient pathologie. Lotze était parfaitement entré dans la bonne voie ; car un des devoirs de la philosophie est effectivement, après avoir utilisé avec critique les faits fournis par les sciences positives, de réagir sur elles et d’offrir aux savants les résultats de vues plus larges et d’une logique plus serrée en échange de l’or des véritables recherches spéciales. Il aurait été sans doute mieux apprécié encore dans cette voie si Virchow n’eût apparu vers le même temps comme réformateur pratique de la pathologie, et si Lotze lui-même n’eût adopté simultanément une métaphysique de fantaisie.

Czolbe, excité par l’élimination de « l’idée suprasensible » de la force vitale, fut tenté de faire de cette élimination le principe de toute la conception du monde. Déjà sa dissertation inaugurale sur les principes de la physiologie (Berlin, 1844) décèle ces tendances ; mais ce ne fut que onze ans plus tard, au fort de la lutte pour et contre le matérialisme, que Czolbe publia son Nouvel exposé du sensualisme.

Comme nous avons défini en général dans un sens assez restreint l’idée du matérialisme philosophique, nous devons d’abord expliquer pourquoi nous accordons ici une attention spéciale précisément à un système qui s’intitule « sensualisme ». Il est probable que Czolbe lui-même choisit ce titre, parce que le concept de l’intuition sensible détermine généralement le processus de sa pensée. Or cette intuition sensible consiste précisément en ce que tout est ramené à la matière et à son mouvement. En conséquence l’intuition sensible n’est qu’un principe régulateur, et la matière est le principe métaphysique.

Si l’on veut établir une ligne de démarcation rigoureuse entre le sensualisme et le matérialisme, on ne pourra ranger sous la première dénomination que les systèmes qui se bornent à chercher l’origine de nos connaissances dans les sens et ne se préoccupent pas du tout de pouvoir construire l’univers à l’aide d’atomes, de molécules ou d’autres formes de la matière. Le sensualiste peut admettre que la matière est une simple représentation, — parce que le résultat immédiat de notre perception est sensation et non « matière ». Il peut aussi, comme Locke, être disposé à ramener l’esprit à la matière. Mais ce n’est que lorsque l’on fait de cette dernière le fondement nécessaire de tout le système, que l’on est en face du véritable matérialisme.

Et cependant on ne peut retrouver même chez Czolbe le vieux et naïf matérialisme des périodes antérieures. Ce n’est pas seulement sa modestie personnelle, qualité qu’il manifeste partout, qui lui fait émettre la plupart de ses assertions sous la forme hypothétique. Il a suffisamment profité des leçons de Kant pour connaître le vice des dogmes métaphysiques. En général son système, par un effet d’action et de réaction mutuelles, offre autant d’analogies que de contrastes avec celui de Kant, qu’il combat tout spécialement. C’est donc précisément l’examen des idées de Czolbe qui élucidera les résultats constatés dans le chapitre précédent.

Czolbe pense que, malgré la polémique passionnée pour et contre le matérialisme, il n’a encore rien été fait pour coordonner en un système satisfaisant ce mode de conception des choses. « Ce que, dans ces derniers temps, Feuerbach, Vogt, Moleschott et autres ont fait dans ce but, ne consiste qu’en affirmations, en suggestions partielles qui sont loin de satisfaire celui qui cherche à approfondir la question. Comme ils se contentent d’affirmer en thèse générale que toutes choses sont explicables d’après une méthode purement naturelle, ce qu’ils n’ont pas même essayé de démontrer plus spécialement, ils se trouvent au fond encore complètement sur le terrain de la religion et de la philosophie spéculative qu’ils attaquent (59). Nous verrons que Czolbe lui-même ne quitte pas ce terrain.

Czolbe avoue que le principe de son sensualisme, l’élimination du suprasensible, peut être appelé un préjugé, ou une opinion préconçue. « Mais sans un pareil préjugé, la formation d’une théorie sur la connexion des phénomènes est généralement impossible. » À côté de l’expérience interne et externe, il regarde les hypothèses comme un élément nécessaire pour l’établissement d’une conception de l’univers.

Eh bien, il faudra pourtant décider un jour et choisir entre préjugé et réponse d’oracle, hypothèse et poésie. Toutefois, si l’hypothèse non-seulement doit se trouver dans le cours de la philosophie, mais encore nous reçoit sur le seuil dans le simple costume du « préjugé », nous serons bien forcés de demander en vertu de quelle cause il faudra choisir telle ou telle hypothèse primitive. Czolbe fait à cette question deux réponses très-différentes ; d’après l’une, il serait arrivé à son hypothèse au moyen de l’induction ; d’après l’autre, la morale forme, comme chez Kant, le fondement de toute la philosophie positive ; car en ne recourant qu’à l’emploi rigoureux de l’intellect, on ne peut rien obtenir qui ressemble à un principe de métaphysique. Ces deux réponses pourraient bien être justes, chacune dans son genre. Czolbe voit que Bacon a réalisé un progrès dans la philosophie par l’élimination du suprasensible, et il se demande pourquoi, en suivant la même méthode, on n’arriverait pas à un nouveau progrès. Lotze a éliminé la force vitale ; pourquoi serait-il impossible d’éliminer toutes les forces et tous les êtres transcendants ?

Toutefois, comme l’exposé du sensualisme procède exclusivement non par induction, mais par déduction, cette induction ne peut guère former le véritable fondement du système, dont elle n’a été que la cause occasionnelle. Ce fondement se trouve dans la morale ou plutôt dans l’impératif catégorique déjà plusieurs fois mentionné : Contente-toi du monde donné.

C’est un trait caractéristique du matérialisme de pouvoir constituer sa morale sans le secours d’un semblable impératif, tandis que la philosophie de la nature a pour point d’appui une proposition pratique. Ainsi déjà Épicure avait une morale qui s’appuyait sur la marche de la nature elle-même, tandis qu’il ramenait à la forme d’un précepte moral la purification de l’âme, de la superstition par la connaissance de la nature.

Czolbe fait dériver la morale de la bienveillance qu’une nécessité naturelle développe dans les rapports réciproques des hommes. Quant au principe de l’élimination du suprasensible, il a un but moral déterminé.

Ici la conception de notre philosophe a des racines profondes, quoiqu’il ne l’expose d’ordinaire qu’en termes simples et même insuffisants, ou qu’il invoque une autorité quelconque. L’époque où nous vivons est dans l’attente d’une réforme grandiose et complète de toutes les conceptions et de toutes les relations, réforme qui peut-être s’opère silencieusement et paisiblement. On sent que la période du moyen âge n’expire réellement qu’aujourd’hui et que la Réforme et même la Révolution française ne sont peut-être que l’aurore d’une ère nouvelle. En Allemagne, l’influence de nos grands poëtes se joignit aux aspirations politiques, religieuses et sociales de l’époque pour stimuler ces dispositions et ces idées. Mais, sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, le mot d’ordre fut donné par la philosophie de Hegel, qui demanda l’unification de la nature et de l’esprit, dont l’antagonisme avait été si vif durant la longue période du moyen âge. Déjà Fichte avait osé interpréter l’envoi de l’Esprit-Saint promis dans le Nouveau Testament, conformément aux lumières de son temps, avec l’audace que le Christ et les apôtres avaient déployée dans l’interprétation des prophètes de l’Ancien Testament. L’intuition naturelle de l’esprit humain ne s’épanouit complètement qu’à notre époque ; cette intuition se manifeste comme le véritable Esprit-Saint, qui doit nous conduire à toute vérité. Hegel donna à ces pensées une direction plus précise. Sa conception de l’histoire universelle représente le dualisme de l’esprit et de la nature comme une époque grandiose de transition reliant une période inférieure à une période supérieure épurée, d’unité ; cette pensée se rattache d’une part aux motifs les plus intimes de la doctrine ecclésiastique et de l’autre aux tendances qui aboutiront à la complète élimination de toute religion. Comme ces idées se répandaient de plus en plus, l’Allemagne dut naturellement jeter un regard rétrospectif sur l’antiquité classique, et particulièrement sur la Grèce, dont le génie avait tant d’analogie avec le sien ; sur la Grèce, où cette unité de l’esprit et de la nature, vers laquelle nous devons marcher de nouveau, s’est réalisée mieux que partout ailleurs. C’est notamment dans un passage de Strauss que Czolbe trouve heureusement résumé le résultat de ces pensées.

« Matériellement, dit Strauss dans ses réflexions sur Julien, ce que cet empereur tenta de conserver des traditions anciennes se rapproche de ce que l’avenir doit nous apporter : c’est la libre et harmonieuse humanité de l’hellénisme, la virilité du génie romain qui ne s’appuie que sur lui-même, auxquelles nous nous efforçons de revenir, après nous être dépêtrés de la longue période du moyen âge chrétien et enrichis de ses trésors intellectuels et moraux. » Si l’on se demande quelle sera, dans l’avenir, la conception de l’univers, on peut répondre que le sensualisme réalisera l’espoir de Strauss, autant que la clarté de la pensée semble exiger l’unité harmonique de toute notre vie consciente, et que le renoncement à ce dont la science démontre l’impossibilité ou le néant semble réclamer une certaine virilité de sentiment ou de caractère. »

Ainsi parle Czolbe, et comme, dans un écrit publié plus tard sur l’origine de la conscience, il revient à ce passage, nous y voyons plus clairement encore l’importance capitale qu’il attache à ce même passage comme expression de son sensualisme.

« À ce qui a été dit précédemment sur l’importance esthétique du matérialisme, il faut ajouter que le juste milieu, la mesure étant un caractère essentiel des chefs-d’œuvre de l’art hellénique, nos aspirations sous ce point de vue aussi, sont conformes à l’esthétique. Or l’idéal historique auquel tendent les recherches de ce genre a été défini avec une sereine confiance par le premier promoteur du matérialisme de nos jours, David Strauss » (60).

C’est ainsi que nous apprenons comment Strauss a mérité l’honneur d’être proclamé le père du matérialisme actuel ; car, aux yeux de Czolbe, tout le matérialisme est effectivement sorti de ce germe esthétique et moral. Au fond, Czolbe est tout à fait porté vers l’idéal ; et son développement intellectuel le conduit de plus en plus dans cette direction. Cela n’enlève nullement à son exposé du sensualisme l’intérêt qu’il nous offre par son perfectionnement original. Écoutons donc encore une autre citation.

« Les besoins dits moraux, nés du mécontentement que nous inspire la vie terrestre, pourraient, avec une justesse égale, être appelés immoraux. Il n’y a pas précisément humilité, mais bien plutôt présomption et vanité à vouloir améliorer le monde connaissable, par l’invention d’un monde suprasensible, et faire de l’homme, en lui donnant un élément suprasensible, un être supérieur à la nature. Oui, certes, — le mécontentement que nous inspire le monde des phénomènes, le motif le plus profond des conceptions suprasensibles n’est pas un motif moral, c’est une faiblesse morale ! De même qu’il faut une moindre dépense de forces pour mettre une machine en mouvement, alors qu’on rencontre le point exact d’application de la force, et que le développement systématique de principes justes demande souvent moins de pénétration intellectuelle que celui d’idées fausses : ainsi le sensualiste ne prétend pas posséder une plus grande sagacité d’esprit, mais bien une morale plus pure et plus solide » (61).

Le « système » de Czolbe était affecté de maints défauts incurables ; mais l’auteur a fait preuve, dans le cours de sa vie, d’une moralité pure et solide. Il travailla sans relâche à perfectionner sa conception du monde, et bien qu’ayant abandonné de très-bonne heure le matérialisme pris dans son sens le plus rigoureux, il resta constamment fidèle à son principe que le monde donné suffit, et que tout suprasensible doit être proscrit. L’opinion que le monde sera éternel dans son état présent et soumis simplement à de légères fluctuations, et la théorie d’après laquelle les ondes de la lumière et du son, qu’il se représente déjà comme lumineuses et sonores en soi, sont transmises au cerveau mécaniquement par les nerfs visuels et auditifs, formaient les deux principaux piliers de son édifice, attaqué avec le plus d’animosité, surtout par les hommes des recherches exactes. Mais Czolbe tint tête résolument, et il traita toutes les objections scientifiques de pures apparences, dont le progrès de la science démontrerait l’inanité (62). Ainsi, tout en croyant pouvoir tirer la conséquence extrême de la conception mécanique du monde, il était incontestablement dépourvu de l’intelligence de la mécanique elle-même.

D’un autre côté, il reconnut de très-bonne heure que le mécanisme des atomes et la sensation constituent deux principes distincts ; aussi ne craignit-il pas d’introduire dans sa conception de l’univers la conséquence de cet aveu, car elle n’était point en désaccord avec son principe moral. Il admet donc, dans un ouvrage publié en 1865 et intitulé Limites et origines de la connaissance humaine, une espèce d’« âme du monde », composée de sensations invariablement unies aux vibrations des atomes, et se condensant seulement dans l’organisme humain où elles se groupent pour produire l’effet d’ensemble de la vie de l’âme. À ces deux principes il en ajoute un troisième : les formes organiques fondamentales, composées de groupes d’atomes solidement liés les uns aux autres de toute éternité et par le concours desquels on peut expliquer les organismes dans le mécanisme des faits. On comprend qu’avec de pareilles opinions Czolbe ne put faire aucun usage de la doctrine de Darwin. Il avouait que le principe de Darwin explique ingénieusement et heureusement certaines modifications dans l’état des organismes ; mais il ne pouvait s’approprier la théorie de la descendance.

Ces difficultés inhérentes à son système et sa trop grande propension à entasser hypothèses sur hypothèses (63) diminuent l’importance d’un essai philosophique destiné à intéresser vivement par son point de départ moral et la connexion de sa théorie avec son principe moral. Déjà dans la Formation de la conscience, Czolbe dit avec la franchise qui le caractérise : « Je puis bien me figurer comment on… me jugera ; car il me semble à moi-même que les conséquences auxquelles le principe m’a forcément conduit, m’ont fait entrer dans un monde d’idées féerique. » (Ibid., p. 53.) — À cet aveu des points faibles de sa propre conception se joignait chez lui une tolérance extrême pour les opinions d’autrui. « Jamais, disait-il dans l’ouvrage qu’il publia en 1865, je n’ai partagé la conviction des représentants les plus connus du matérialisme, d’après lesquels c’est la puissance des faits établis par les sciences physiques qui nous impose, quand nous pensons, le principe de l’exclusion de tout surnaturel. J’ai toujours été persuadé que les faits de l’expérience externe et interne se prêtent à bien des interprétations diverses, et peuvent aussi, avec un droit incontestable et sans aucune infraction à la logique, s’expliquer théologiquement ou spirituellement par l’hypothèse d’un deuxième monde. » Il dit ailleurs : « R. Wagner déclarait un jour que ce n’était pas la physiologie qui le forçait à admettre une âme immatérielle, mais la pensée, qu’il avait, immanente en lui et inséparable de lui, d’une organisation morale de l’univers ; il plaçait dans le cerveau des penseurs théologiques un organe de la foi, comme condition nécessaire de la direction de leurs idées ; moi, de même, j’atteste que ce qui me force à nier l’immatérialité de l’âme, ce n’est ni la physiologie, ni le principe rationnel de l’exclusion du surnaturel, mais avant tout le sentiment du devoir envers l’ordre naturel de l’univers ; cet ordre me suffit. » « Une certaine composition chimique et physique de la matière cérébrale » pourrait être appropriée au besoin religieux, une autre au besoin athée. Le matérialisme et le système contraire naissent tous deux non de la science et de l’intelligence, mais de la foi et du tempérament moral (64).

Nous verrons encore plus d’une fois combien cette conception extrême renferme de vérités ; mais ici nous devons, avant tout, faire observer qu’évidemment elle sacrifie, sans aucune nécessité, le côté fort du matérialisme, par suite de la faiblesse et de l’insuffisance avec lesquelles Czolbe a compris les sciences physiques. Ce philosophe s’écarte de la ligne droite, dans un sens, pour le moins autant que Büchner s’en écarte dans un autre, en faisant preuve d’une excessive présomption et en confondant naïvement ce qui est vraisemblable avec ce qui est démontré. L’entendement n’est pas, dans ces questions, aussi neutre que Czolbe se le figure ; il conduit, au contraire, par la voie de l’induction à la vraisemblance suprême d’un ordre du monde strictement mécanique, à côté duquel l’idéalité transcendante ne peut être affirmée que dans un « deuxième monde ». Par contre, quand on admet un monde intelligible, on est encore loin d’avoir justifié toute explication, « théologique » ou « spiritualiste », de l’expérience. Ici, Czolbe n’était conséquent que dans l’inconséquence. Son antipathie pour Kant, dont le « monde intelligible » est en fait conciliable avec toutes les conséquences de l’étude de la nature, lui fit employer souvent des paroles brutales contre ce philosophe, tandis qu’il laissait passer comme relativement justifiables les doctrines les plus exagérées de l’orthodoxie ecclésiastique, qui, loin de se contenter d’un « deuxième monde » caché derrière le monde des phénomènes, se trouvent, avec leurs dogmes, souvent en conflit avec les résultats irrécusables des sciences expérimentales.

Czolbe acquit encore une importance indirecte pour l’histoire du matérialisme par ses nombreux rapports personnels avec Ueberweg, à l’époque où ce dernier achevait sa conception matérialiste de l’univers, dont nous parlerons plus loin. On attend encore la publication d’une œuvre posthume de Czolbe, contenant, entre autres matières, un exposé de la conception du monde, d’Ueberweg. Czolbe mourut en février 1873, hautement estimé de tous ceux qui le connaissaient et apprécié même par ses adversaires, à cause de ses nobles tendances (65).



43. Si parfois l’influence notamment de Hegel sur la manière d’écrire l’histoire est qualifiée de pernicieuse, c’est particulièrement à cause de sa tendance à faire plier les faits sous une construction philosophique, dont nous avons vu un exemple si frappant précisément dans l’Histoire du Matérialisme, I, p. 337 et suiv.[1]. Il est vrai que l’on oublie trop facilement combien la méthode historique en Allemagne était encore généralement défectueuse avant Hegel. Ce n’est pas sans raison que Zeller[2] dit : « Si notre manière actuelle d’écrire l’histoire ne se contente plus d’une savante investigation et d’une critique sévère des traditions, de l’arrangement et de l’explication pragmatique des faits, mais se préoccupe avant tout de comprendre l’enchaînement complet des événements, de concevoir largement le développement historique et les forces intellectuelles qui le dirigent, ce progrès est dû en grande partie à l’influence de la philosophie de l’histoire de Hegel même sur ceux qui n’ont jamais appartenu à l’école de ce philosophe. » — C’est déplacer un peu le véritable point de vue que d’opposer à la conception idéaliste de la manière d’écrire l’histoire, conception commençant à Kant et à Schiller, celle d’aujourd’hui comme étant absolument réaliste. Quand Alexandre de Humboldt[3] compare la tendance idéaliste à l’hypothèse des « forces vitales » dans la physiologie, on pourrait peut-être avec plus de justesse caractériser le rapport de l’idée avec le fait par l’influence de la théorie de Darwin sur les recherches de la science de la nature. Ici encore le penchant pour la construction peut être remplacé par une tendance partant rigoureusement des faits sans que l’on méconnaisse l’importance d’un point de vue aussi large pour la conception et l’appréciation d’un fait distinct.

44. Voir Cabanis, Rapport du physique et du moral de l’homme et Lettre sur les causes premiers, 8e éd. augmentée de notes, etc., par M. L. Peisse, Paris 1844. La première moitié de l’ouvrage fut lue à l’Académie, vers la fin de l’année 1795 et parut 1798-1799 dans les mémoires de l’Académie ; la deuxième moitié fut publiée avec la première édition de l’ouvrage complet en 1802. La Lettre sur les causes premières, un de ses derniers travaux, ne parut que longtemps après la mort de l’auteur, dans l’année 1824. On a beaucoup discuté pour savoir si la philosophie panthéiste de la Lettre et particulièrement le vitalisme, qui s’y trouve formellement exprimé (c’est-à-dire l’hypothèse d’une force vitale substantielle, à côté et au-dessus des forces organiques de la nature) concordent ou non avec la tendance matérialiste de l’ouvrage principal. L’éditeur Peisse a démontré, dans son avant-propos sur la vie et les doctrines de Cabanis, ainsi que dans plusieurs notes, qu’il ne faut sans doute pas chercher dans les œuvres de Cabanis une déduction philosophique tout à fait rigoureuse, que ces écrits peuvent contenir mainte hésitation et même des contradictions, mais qu’il n’y a pas lieu d’admettre un changement d’opinion ni une rétractation consciente entre l’ouvrage principal et la lettre métaphysique. Ainsi par exemple un passage d’un ouvrage antérieur prouve que, même avant la rédaction des Rapports, Cabanis était déjà un partisan déclaré du vitalisme de Stahl. On peut aisément déduire son penchant vers le panthéisme du chapitre historique des Rapports, notamment de ses affirmations sur la philosophie de la nature des stoïciens. Cela n’est pas inconciliable avec presque tous les aphorismes de nos matérialistes actuels que nous trouvons déjà chez Cabanis, comme par exemple l’assertion que la pensée est une sécrétion du cerveau (ibid., p. 138).

45. Voir Deuxième Mémoire, § 8, p. 141 et 142 de l’édition mentionnée dans la remarque précédente.

46. Nous pouvons renvoyer ici à la spirituelle et instructive Geschichte der Entwicklung der naturwissenschaftlichen Weltanschauung in Deutschland, von Dr H. Bœhmer. Il est vrai que l’auteur exalte Herder, au préjudice de Kant et professe un « réalisme », dont nous espérons démontrer plus loin les côtés faibles.

47. Naturellement il ne peut pas encore être question, dans ce passage, de la dernière évolution de Strauss.

48. Dans le rescrit-circulaire du ministère des cultes, de l’instruction publique et des affaires médicales (21 août 1824), il est dit : « La commission royale scientifique d’examen est invitée en même temps à se préoccuper sérieusement de la solidité et de la valeur intrinsèque de la philosophie et de la manière dont elle est enseignée, afin que les théories frivoles et superficielles qui, dans ces derniers temps, n’ont que trop souvent constitué toutes les études philosophiques, cèdent enfin la place à une étude approfondie de la philosophie, que les véritables études philosophiques reprennent leur rang et direction aussi honorable qu’utile, et que la jeunesse des universités, au lieu d’être troublée et déroutée par cette fausse philosophie, soit dirigée par un enseignement solide et suivant un esprit éminemment philosophique vers l’emploi lucide, exact et profond de ses facultés intellectuelles[4]. » — « Cette fausse philosophie » est sans doute celle de Beneke[5]. Quant au rescrit-circulaire précité, il devait nécessairement, vu les influences régnantes, avoir pour but de créer un monopole en faveur de la philosophie hégélienne.

49. Sur Comte et son système, voir Auguste Comte and positivism by John Stuart Mill reprinted from the Westminster Review, London 1865. — Le concept et la tendance du positivisme sont brièvement expliqués dans le Discours sur l’esprit positif, par M. Auguste Comte. Paris 1844 (108 p. in-8o). — L’ouvrage principal de Comte est son Cours de philosophie positive 1830-1842, en six volumes ; la 2e édition parut avec une préface de Littré, Paris 1864. — Il n’y a que peu de temps que l’attention de l’Allemagne s’est portée sur Comte. Ueberweg[6] donne sur Comte une notice écrite par Paul Janet. Mais cette notice manque d’impartialité en ce sens qu’elle fait simplement de la théorie des trois périodes, théologique, métaphysique et positive, la partie négative du système et qu’il ne resterait que deux idées pour la partie positive : « une certaine hypothèse historique » et « une certaine classification des sciences. » En réalité, le mérite de Comte consiste essentiellement dans l’élucidation et la démonstration logique du concept « positiviste », qui est propre à ce philosophe. Voir des détails plus précis dans Dühring, Kritische Geschichte der Philosophie, zweite Auflage, Berlin 1873, p. 494-510.

50. Grundsätze der Philosophie der Zukunft, Leipzig 1849, p. 81, § 55.

51. Ces propositions se trouvent dans les §§ 32, 33, 37 et 39 des Grundsätze der Philosophie der Zukunft.

52. Ibid., § 34.

53. Ibid., § 40 et 42.

54. Philosophie der Zukunft, §§ 42, 61 et 62. — Ces passages, d’une importance essentielle, ont été omis par Schalter, entre autres[7] ; aussi ne faut-il pas s’étonner si cet écrivain a identifié la morale de Feuerbach avec celle de Stirner et s’il conclut en déclarant que l’égoïsme et la sophistique, « la démoralisation systématique de l’esprit », sont les conséquences inévitables des principes de Feuerbach. — Remarquons encore ici que l’on devait naturellement être tenté de comparer le « tuisme » de Feuerbach à l’ « altruisme » de Comte mais il eût fallu de longues explications pour faire ressortir le point commun aux deux systèmes, tout en évitant d’exagérer la ressemblance. Feuerbach prend toujours pour point de départ l’individu, qui cherche à se compléter par autrui et n’est poussé que par l’égoïsme à agir dans l’intérêt général. Chez Comte, le point de départ est la société et la sociabilité humaine ; sa règle de morale : « vivre pour autrui » ne découle pas spontanément, comme la passion, de notre intérieur ; elle a besoin d’être appuyée par la pensée du devoir envers la société.

55. Il est fait le plus grand abus du mot « hypothèse » dans les « considérations finales » de Force et Matière, p. 259 et suiv. de la première édition. Ici même les dogmes religieux reçoivent le nom d’hypothèses. Par contre, un emploi correct du langage se trouve par exemple dans Nature et Esprit, p. 83, où l’atomistique est appelée une « hypothèse scientifique ».

56. On doit regarder comme relativiste (peut-être même comme idéaliste) la proposition empruntée à Moleschott qu’en général les choses n’existent que les unes par rapport aux autres (voir plus loin note 58). Ici prend place également sa théorie de l’infinité dans les infiniment petits et de la relativité de l’idée d’atome qui s’y rattache nécessairement[8]. Toutefois ne nous étonnons pas si Büchner traite ailleurs les atomes de faits, découvertes, etc. — Dans ses Six conférences sur la théorie de Darwin,[9], Büchner écarte formellement le matérialisme systématique et voudrait appeler « réalisme » sa propre philosophie.

57. C’est surtout dans Nature et Esprit[10] que se trouvent les passages en question. Cette publication a été une tentative complètement infructueuse de cet écrivain généralement si habile pour introduire dans le grand public sa philosophie sous la forme d’une discussion calme et aussi impartiale que possible. Il dit (p. 83) : « Notre connaissance ne pénètre pas jusqu’au sein de la nature et l’essence profonde, intime de la matière sera vraisemblablement toujours pour nous un problème insoluble. » — P. 173 : « J’aime mieux t’avouer notre ignorance sur le temps et l’éternité, sur l’espace et l’infini. » — Un passage surtout caractérise le système de Büchner (p. 176 et suiv.). Il est relatif à l’infinité de l’espace et du temps ; l’interlocuteur Auguste, chargé de soutenir les idées personnelles de Büchner, dit que les limites, que semblent poser à nos concepts l’espace, le temps et la causalité, « sont à une distance telle que c’est à peine si ma conception philosophique du monde et de la matière peut y trouver un obstacle. » — Très-remarquable est aussi le passage suivant (plus tard omis en grande partie) de la 1re édition de Force et Matière, p. 261… « Derrière ce qui est inaccessible à notre connaissance sensorielle, peuvent certes exister toutes les choses imaginables ; mais l’hypothèse ne les fait entrevoir que capricieusement, idéalement, métaphysiquement. Quiconque rejette l’empirisme rejette en général toute explication humaine et n’a pas même encore compris que le savoir et la pensée de l’homme, sans objets réels, sont un non-sens. » Voilà à peu près ce que dit aussi Kant, seulement en d’autres termes.

58. Cela s’applique aussi, pleinement à Büchner qui, dans la note 82 de son ouvrage : La place de l’homme dans la nature (Leipzig, 1870)[11] pour nous remercier des éloges donnés à ses dispositions poétiques, a consacré un dithyrambe à la chose en soi et l’a fait précéder d’une polémique prolixe, mais pas très-claire. Ne rappelons pas ici que Büchner s’est complètement mépris sur la proposition de Kant : nos concepts ne se règlent pas sur les objets, mais les objets se règlent sur nos concepts. Celui qui ne trouvera pas, dans notre chapitre sur Kant, les données nécessaires pour comprendre cette proposition, ne les trouvera pas davantage dans la nouvelle dissertation que nous insérons dans cette note-ci. — Büchner essaie d’abord de ramener la différence entre la chose en soi et le phénomène à l’ancienne différence des qualités primaires et des qualités secondaires, mais il n’ose déduire la seule conséquence exacte du matérialisme, à savoir que les atomes en mouvement sont la « chose en soi ». L’importance de la physiologie des organes des sens pour cette question est traitée d’une manière superficielle par Büchner, qui ne s’occupe nullement du côté scientifique de cette question il l’expédie avec la même étourderie dont on fait souvent preuve à l’endroit du matérialisme, en disant que l’on connaît depuis longtemps le point principal. Ce que l’état actuel de la science permet de faire pour raviver et approfondir une pensée générale, qui a déjà fait son apparition jadis, Büchner l’accentue de la manière la plus vive toutes les fois que cela se prête à ses vues, mais il le laisse complètement de côté pour peu que son système doive y rencontrer des difficultés. — Nous n’avons pas besoin que Büchner nous apprenne que la « chose en soi » de Kant est une « nouvelle chose intelligible », « irreprésentable », « inconnaissable », etc. Mais « inimaginable » est tout autre chose, bien que, d’une haleine, Büchner associe cette épithète aux précédentes. Or il déclare la chose en soi inimaginable, « parce que toutes les choses n’existent que les unes par rapport autres et ne signifient rien sans relations réciproques. » Mais quand ces « relations » d’une chose à l’homme sont les propriétés, perçues par nous, de cette chose (et que seraient-elles sans cela ?), cette proposition n’équivaut-elle pas à affirmer la « chose en soi » ? Il se peut que la chose, qui n’a aucune relation, ne signifie rien, comme l’admet Büchner, d’accord avec l’idéalisme dogmatique ; alors encore cependant elle est, imaginée comme principe de toutes ses relations réelles à différentes autres choses, autre chose que la simple relation à nous, que perçoit notre conscience. Or cette dernière relation est seule ce que le langage vulgaire appelle « la chose » (das Ding) et ce que, d’autre part, la philosophie critique nomme « le phénomène » (die Erscheinung). Plus loin, Büchner laisse entrevoir, par la manière dont il ramène la subjectivité des perceptions sensorielles à chacune des illusions des sens, qu’il ne s’est pas encore suffisamment familiarisé, sur ce terrain, avec le matériel empirique. Il promet de revenir à cette question dans une occasion plus opportune. Si cela s’effectue alors, en pleine connaissance de cause, la conciliation pourra s’opérer sans grandes difficultés.

59. Neue Darstellung des Sensualismus, Leipzig, 1855. Vorwort, p. VI.

60. Entstehung des Selbstbewusstseins, Leipzig, 1856, p. 52 et suiv. ; Neue Darstellung des Sensualismus, p. 5. Voir de plus Czolbe, Die Grenzen und der Ursprung der menschlichen Erkenntniss, Jena und Leipzig, 1865, p. 280 et suiv.

61. Neue Darstellung des Sensualismus, p. 187 et suiv.

62. Dans l’écrit : Die Grenzen und der Ursprung der menschlichen Erkenntniss, Czolbe s’exprime sur les phénomènes du nerf optique de façon à se rapprocher de la physiologie rationnelle (p. 210 et suiv.) ; toutefois on y retrouve l’idée de l’immutabilité de l’ordre de l’univers, de la durée éternelle de notre système solaire, etc. (p. 129 et suiv.) ; elle est soutenue par Czolbe avec un surprenant dédain pour les conséquences les plus irrécusables de la mécanique.

63. Il est facile d’entrevoir les objections que l’on pourrait faire contre le procédé suivi par Czolbe. Les bonnes et grandes hypothèses ne renferment généralement qu’une seule supposition qui peut se confirmer dans des cas très-nombreux ; ici par contre nous avons une longue série d’hypothèses que l’expérience a peine à confirmer. Elles ne sont pas d’ailleurs isolées ou ne servent pas à expliquer des cas spéciaux, comme cela arrive fréquemment dans l’étude de la nature ; chacune d’elles au contraire est un appui nécessaire pour une autre ainsi que pour tout le système. Qu’une seule soit fausse, tout le système sera faux. Si l’on suppose la vraisemblance de l’exactitude de chaque hypothèse distincte =1/2, on obtient déjà, pour l’exactitude du système entier, 1/2n comme expression de la vraisemblance, n marquant le nombre des hypothèses. Sur cette simple loi mathématique repose l’inconvénient de toutes les constructions à hypothèses auxiliaires nécessaires, ce que d’ailleurs nous sentons même sans démonstration mathématique.

64. Die Grenzen und der Ursprung der menschlichen Erkenntniss, im Gegensätze zu Kant und Hegel. Naturalistisch-teleologische Durchführung des mechanischen Princips, von Dr H. Czolbe, Jena und Leipzig, 1865, p. 50 et 51.

65. Des détails plus spéciaux sur la personne et les opinions de Czolbe sont fournis par une bonne esquisse biographique du Dr Ed. Johnson in der Altpreussischen Monatsschrift, X. Bd. Heft 4, p. 338-353 (imprimé aussi séparément Kœnigsberg, typographie A. Rosbach, 1873).

  1. Geschichte des Materialismus, I, p. 327 et suiv.
  2. Geschichte der deutschen Philosophie, p. 824.
  3. Voir Tomaschek. Schiller in seinem Verhalten zur Wissenschaft, p. 130.
  4. Rœnne, Unterrichtswesen des Preussischen Staates, II, p. 42.
  5. Voir Ueberweg, Grundriss der Philosophie, III, dritte Auflage, p. 319.
  6. Grundriss, III, p. 361 et suiv.
  7. Darstellung und Kritik der Philosophie Feuerbach’s, Leipzig, 1847.
  8. Voir Kraft und Stoff, erste Auflage, p. 22 et suiv. ; Natur und Geist, p. 82 et suiv.
  9. Sechs Vorlesungen über die Darwin’sche Theorie, Leipzig, 1868, p. 383 et suiv.
  10. Natur und Geist, Frankfurt, 1857.
  11. Die Stellung des Menschen in der Natur, Leipzig, 1870, a été traduit en français par le Dr Letourneau, voir la note 22 de la quatrième partie, p. 689.