Histoire du matérialisme/Tome II/Partie IV/Chapitre 1

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. 465-501).


QUATRIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER

L’Économie politique et la dogmatique de l’égoïsme.


Naissance de l’hypothèse d’une société purement égoïste. — Droit et limites de l’abstraction. L’abstraction confondue avec la réalité. — La formation du capital et la loi de l’accroissement des besoins. — La prétendue utilité de l’égoïsme. — Origine de l’égoïsme et de la sympathie. — Buckle a tort de nier le progrès moral. — L’égoïsme comme principe de morale et l’harmonie des intérêts. — Examen de la théorie de l’harmonie des intérêts. — Causes de l’inégalité et naissance du prolétariat.


Il eût été naturel de soumettre, comme nous l’avons fait pour les sciences de la nature, à un examen approfondi l’économie politique et les sciences qui ont de l’affinité avec elle ; mais ici nous glissons déjà involontairement vers le domaine des questions pratiques, dont la solution forme le résultat de notre essai critique. Nous examinons une science et nous ne rencontrons dans ses théories que le reflet de l’état social ; nous voulons voir où se trouve aujourd’hui le matérialisme moral, et nous le découvrons transformé en une dogmatique que ne connaissaient ni Aristippe ni Épicure. À la place du plaisir, les temps modernes ont mis l’égoïsme et, pendant que les philosophes matérialistes oscillaient dans leur morale, il se développa avec l’économie politique une théorie particulière de l’égoïsme qui, plus que tout autre élément de l’époque contemporaine, porte l’empreinte du matérialisme.

Les racines de cette théorie remontent jusqu’au temps antérieur à Kant et à la Révolution française. En Italie, dans les Pays-Bas, en France, l’esprit de recherche, qui caractérise les derniers siècles, avait depuis longtemps soumis à une étude théorique le commerce, les relations internationales, le fonctionnement des impôts et des taxes, les sources du bien-être ou de l’appauvrissement de nations entières ; mais, en Angleterre seulement, avec la prospérité croissante de l’industrie et d’un commerce embrassant le globe entier, l’économie politique se développa au point de devenir une sorte de science. Adam Smith, dont la Théorie morale n’eut que peu de succès, acquit un renom éclatant par ses Recherches sur la richesse des nations. À ses yeux, la sympathie et l’intérêt étaient les deux grands ressorts des actions humaines. De la sympathie il faisait dériver toutes les vertus de l’individu et tous les avantages de la société ; mais, après avoir expliqué aussi la justice, d’une manière assez artificielle, il en fait le véritable fondement de l’État et de la société. Un penchant réciproque entre les membres de la société, des égards bienveillants pour les intérêts d’autrui sont de belles choses ; mais elles peuvent faire défaut, sans que l’État périsse. La justice ne peut pas faire défaut ; avec elle subsiste, avec elle succombe toute communauté. Dans la poursuite des richesses et des honneurs, la théorie morale permet déjà à chacun d’user de ses forces jusqu’à l’extrême, afin de surpasser tous ses concurrents, à la seule condition de ne pas commettre d’injustice ; finalement dans la théorie de la richesse des nations Smith posa comme axiome que chacun, en ne recherchant que son propre intérêt, travaille en même temps au profit de tous. Quant au gouvernement, il n’a d’autre devoir que de garantir la plus grande liberté possible à cette lutte des intérêts (1). Prenant ces principes pour point de départ, il donna au jeu des intérêts, au marché de l’offre et de la demande des règles qui, aujourd’hui encore, conservent leur importance. Au reste ce marché des intérêts ne constituait pas pour lui la totalité, mais seulement une partie importante de l’existence. Toutefois ses successeurs oublièrent l’autre côte de la médaille, et confondirent les règles du marché avec celles de la vie et même avec les lois fondamentales de la nature humaine. Cette erreur contribua à donner a l’économie politique une teinte de science rigoureuse, en amenant une simplification considérable de tous les problèmes de transactions. Cette simplification consiste à regarder les hommes comme des êtres essentiellement égoïstes, qui savent parfaitement discerner leurs intérêts propres, sans se laisser troubler par des impressions différentes.

Il n’y aurait en effet rien à objecter, si l’on avait posé ces hypothèses nettement et formellement dans le but de donner une forme exacte aux considérations sur les relations sociales, en supposant un cas aussi simple que possible. Car c’est précisément en faisant abstraction de la réalité entière et diversement composée, que d’autres sciences sont parvenues à atteindre le caractère de l’exactitude. Exact n’est absolument pour nous, qui ne pouvons embrasser d’un coup d’œil l’infinité des effets de la nature, que ce que nous rendons exact nous-mêmes. Toutes les vérités absolues sont fausses ; par contre les relativités peuvent être exactes. Et ce qu’il y a de plus important pour le progrès de la science, c’est qu’une vérité relative, une thèse qui n’est vraie qu’en vertu d’une hypothèse arbitraire, et qui diffère de la pleine réalité dans un sens déterminé avec soin, — précisément une semblable thèse est infiniment plus propre à aider nos intuitions, d’une façon durable, qu’une thèse qui, d’un bond, s’efforce de se rapprocher autant que possible de l’essence des choses et entraîne en même temps avec elle une masse d’erreurs inévitables et d’une portée inconnue.

De même que la géométrie avec ses lignes, surfaces et corps simples, nous aide à marcher en avant, bien que l’on ne rencontre pas ses lignes et surfaces dans la nature, bien que le réel soit presque toujours incommensurable, de même l’économie politique abstraite peut nous aider à marcher en avant, quoique en réalité il n’existe pas d’êtres, qui obéissent exclusive mentaux impulsions d’un égoïsme calculant tout et qui le suivent avec une mobilité absolue, libres de tout mouvement, de toute influence contraires, provenant d’autres qualités. À dire vrai, l’abstraction, dans l’économie politique de l’égoïsme, est bien plus forte que dans une autre science quelconque connue jusqu’ici, les influences contraires de la paresse et de l’habitude, de la sympathie et du dévouement à l’intérêt général ayant une haute importance. Cependant on peut hardiment se lancer dans l’abstraction, tant qu’elle reste comme telle dans la conscience. Car, une fois que l’on aura trouvé comment ces atomes mobiles d’une société vouée à l’égoïsme, que l’on admet hypothétiquement, devraient se comporter conformément à la supposition, on aura obtenu non-seulement une fiction par elle-même exempte de contradictions, mais encore une connaissance exacte d’une face de l’essence humaine et d’un élément qui joue un rôle très-considérable dans la société et surtout dans les relations commerciales. On pourrait du moins connaître comment l’homme se comporte, en tant que les conditions de sa conduite répondent à cette prévision, encore que ce ne doive jamais être complètement le cas (2).

Le matérialisme, sur le terrain de l’économie politique, consiste précisément en ce que cette abstraction est confondue avec la réalité, et cette confusion s’est opérée sous l’influence d’une prédominance monstrueuse des intérêts matériels. Les pères de l’économie politique en Angleterre partirent, pour la plupart, de points de vue éminemment pratiques, le mot « pratique » n’étant pas pris dans le sens que lui attribuaient les anciens Grecs, chez qui agir promptement en vertu de principes moraux et politiques méritait avant tout cette épithète honorable. Le caractère de ces temps-là faisait chercher le but de toutes les actions dans les intérêts de l’individu. Le point de vue « pratique », en économie politique, est celui d’un homme qui met ses propres intérêts avant toute chose et qui, par conséquent, présuppose les mêmes sentiment chez tous les autres individus. Or le grand intérêt, de la période actuelle n’est plus, comme dans l’antiquité, la jouissance immédiate, mais la formation d’un capital.

La soif des jouissances, que l’on reproche tant à notre époque, est loin d’égaler, si l’on jette sur l’histoire de la civilisation un regard comparatif, la passion du travail chez nos entrepreneurs industriels et la nécessité du travail pour les esclaves de l’industrie actuelle. Bien plus, souvent ce qui paraît la jouissance bruyante ou insensée de vains plaisirs n’est, à vrai dire, que la conséquence d’un travail exagéré, dévorant et abrutissant, car l’esprit perd, en servant la cupidité par une poursuite ardente et acharnée, la faculté d’éprouver des jouissances plus pures, plus nobles et plus calmes. On se livre alors involontairement aux distractions avec l’empressement fébrile de l’industrie ; le plaisir est mesuré d’après l’argent qu’il coûte, et l’on se fait, pour ainsi dire, un devoir de s’y livrer à jours et heures fixes. Un tel état de choses est malsain et ne peut subsister à la longue, cela paraît évident ; mais il est clair aussi que, dans la présente période de travail, sont accomplies des œuvres gigantesques qui, dans un temps à venir, pourront très-bien rendre accessibles aux classes les plus nombreuses les fruits d’une culture supérieure. Ce qui formait l’ombre dans le tableau des jouissances éclairées et raffinées d’Épicure et d’Aristippe, l’habitude de se borner a un cercle étroit d’amis ou même à sa propre personne, ne se rencontre pas souvent aujourd’hui, même chez les égoïstes opulents, et une philosophie, qui adopterait une pareille base ne pourrait guère obtenir de succès. Accumuler à la hâte des moyens de jouissance, pour les employer en majeure partie non à la jouissance, mais à l’agrandissement de la fortune déjà acquise, voilà le trait caractéristique de notre époque. Si tous ceux qui ont conquis une aisance au-dessus de la moyenne se retiraient des anaires pour consacrer désormais leurs loisirs aux intérêts publics, à l’art, à la littérature, enfin à des jouissances éclairées et peu dispendieuses, non-seulement ces personnes mèneraient une vie plus belle, plus digne, mais on posséderait aussi des fondements matériels en quantité suffisante pour assurer la durée à une culture plus noble, quelles que soient ses exigences et pour donner à notre période historique actuelle une valeur supérieure à celle de l’antiquité classique. Mais les affaires y perdraient peut-être plus de capitaux que ne leur en fait perdre aujourd’hui le luxe le plus insensé ; peut-être encore qu’une faible partie seulement de la population bénéficierait de cette culture. D’un autre côté aussi, il est certain qu’aujourd’hui la majeure partie de la population se trouve dans un état déplorable. Si toutes les forces de nos puissantes machines, si toutes les œuvres infiniment perfectionnées de la main de l’homme, grâce à la division du travail, étaient employées à donner à chacun ce dont il a besoin, à rendre la vie supportable et à procurer à l’esprit les loisirs et les moyens propres à le développer, il y aurait probablement déjà la possibilité d’étendre à toutes les couches les bienfaits de la culture, sans nuire à la tâche intellectuelle de l’humanité ; mais jusqu’ici notre époque n’a pas encore pris cette direction. Il est vrai que l’on voit produire forces sur forces, inventer sans cesse de nouvelles machines, imaginer sans cesse de nouvelles voies de communication ; il est vrai que les capitalistes, qui disposent de toutes ces ressources, ne cessent de créer, au lieu de jouir, dans une honorable tranquillité, des fruits de leur travail ; maigre cela, l’activité, qui se multiplie continuellement, ne se préoccupe pas du tout d’augmenter le bien-être général. Là où fait défaut le goût des jouissances intellectuelles surgissent des besoins qui grandissent toujours plus rapidement que les moyens de les satisfaire.

C’est une thèse favorite du matérialisme moral de nos jours que l’homme est d’autant plus heureux qu’il a plus de besoins, avec les moyens suffisants pour les satisfaire. Les anciens émirent à l’unanimité une opinion contraire. Épicure, comme Diogène, cherchait le bonheur dans l’exemption des besoins, avec cette différence toutefois que le premier avait en vue le bonheur, et le second, l’absence des besoins. De nos jours, il est vrai, grâce à une connaissance plus exacte de la vie du peuple et notamment à la statistique des cas de décès, maladies, etc., se trouve heureusement réfuté l’ancien conte du pauvre satisfait et bien portant et du riche toujours maladif et hypocondre. On mesure la valeur des biens terrestres sur l’échelle des tables de mortalité, et l’on trouve que même les soucis des têtes couronnées ne produisent pas des effets aussi pernicieux sur la santé que la faim, le froid et les logements mal aérés. D’un autre côté, les sciences ont fait assez de progrès pour permettre de conclure, d’après la vraisemblance, que la thèse matérialiste a tort. L’histoire de la civilisation nous apprend qu’à l’époque où les princesses dormaient dans des niches murées, faisaient de grands voyages à cheval et déjeunaient avec du lard, du pain et de la bière, la félicité de ces personnes ne paraissait pas moindre aux contemporains qu’elle ne le paraît aujourd’hui, que les princesses traversent l’Europe dans de magnifiques wagons-salons et disposent, à chaque station, des produits de toutes les zones. Les analogies de la psychophysique nous rendent très-vraisemblable que la sensation du bonheur personnel est relative, comme les sensations des sens c’est la différence qui est perçue ; on sent l’augmentation et on l’apprécie avec la masse des biens déjà acquis (3). En réalité, aucune personne sensée ne croira que la composition physique de riches dentelles de Bruxelles puisse contribuer à la satisfaction de la femme qui en sera parée plus que tout autre ornement disposé avec goût et agréable à l’œil, d’une valeur comparativement minime. Et cependant la possession de ces dentelles peut devenir un « besoin » l’impossibilité de se les procurer peut exciter le plus vif dépit ; leur perte subite peut faire verser bien des larmes. Il est clair qu’ici la comparaison, la lutte pour la supériorité de rang jouent, dans le besoin, le principal rôle ; il en résulte immédiatement que du moins cette espèce de besoin, le besoin de l’emporter sur les autres, est susceptible de grandir à l’infini, sans que le bien-être de l’une quelconque des personnes intéressées puisse être obtenu, sinon au préjudice d’autrui. Une autre conséquence inévitable, c’est que l’on peut se figurer un accroissement continuel de la production des biens et des moyens de les produire, sans que les jouissances d’un individu quelconque en soient notablement augmentées et sans que la masse des travailleurs avance d’un seul pas vers la pénible acquisition des ressources indispensables pour mener une existence en rapport avec la dignité humaine. Un pareil accroissement des besoins de tous ceux qui peuvent les satisfaire, par suite du manque de philanthropie et d’une cupidité exorbitante, est en réalité un des traits caractéristiques de notre époque. La statistique du commerce et de l’industrie de la plupart des pays démontre irrécusablement qu’il se produit un développement gigantesque de puissance et de richesse, tandis que la situation de la classe ouvrière ne décèle aucun progrès décisif et que la fureur de s’enrichir ne diminue aucunement dans les classes possédantes. En réalité, on ne vit pas pour la jouissance, mais pour le travail et pour les besoins il est vrai que, parmi ces besoins, celui de la cupidite est tellement prédominant que tous les progrès vrais et durables, tournant au profit de la masse du peuple, sont négligés ou du moins obtenus en passant.

On peut maintenant considérer sous le point de vue de la conciliation ce fait en soi très-fâcheux, si l’on pense que tôt ou tard sur cette voie ou sur une autre se manifestera un mouvement des esprits d’une tendance toute différente, sans que les forces productrices éprouvent une diminution sensibte. De nouveau pourrait prévaloir l’idée fondamentale de la culture classique, qu’il existe en toutes choses une certaine mesure des plus salutaires et que la jouissance ne dépend pas du nombre des besoins satisfaits, ni de la difficulté de les satisfaire, mais de la forme sous laquelle les besoins naissent et sont satisfaits, de même que la beauté du corps n’est pas déterminée par une accumulation de chairs et d’os, mais par la présence de certaines lignes mathématiques. Une pareille évolution d’idées ferait passer du matérialisme moral au formalisme ou à l’idéalisme ; elle ne se pourrait imaginer sans l’élimination de l’insatiable cupidité et ne pourrait guère naître que de la philanthropie poussée jusqu’au sublime.

Jusqu’ici l’économie politique ne s’est pas préoccupée de ramener la répartition des biens à des principes rigoureux ; elle a accepté, au contraire, comme donnée invariable, la situation résultant des rapports entre le capital et le travail ; elle n’a songé qu’au mode de créer la plus grande masse possible de biens. Cette conception matérialiste de la question s’harmonise complètement avec la reconnaissance des droits de l’égoïsme et avec la défense ou l’éloge de la cupidité. On cherche à démontrer que le progrès amené par les efforts incessants de l’égoïsme améliore toujours un peu même la condition des couches les plus opprimées de la population, et l’on oublie ici l’importance de la comparaison avec autrui, laquelle joue un si grand rôle chez les riches. En face des abus les plus criants, on rêve une espèce d’harmonie préétablie, en vertu de laquelle la société trouve les plus grands avantages à ce que chacun poursuive à outrance ses propres intérêts. Si cela se produit, surtout aujourd’hui que les apologistes ont conscience du mal qu’ils font, cela se produisait pourtant, mais avec une naïveté incontestable, à l’époque où naquit l’économie politique. C’était au XVIIIe siècle un usage général de faire découler le bien-être de la société du concours de tous les efforts égoïstes. On avait beau protester contre les exagérations de la célèbre fable des abeilles, de Mandeville (1723), la maxime que même les vices contribuent au bien-être général n’en restait pas moins un article secret de la civilisation, article rarement mentionné, mais jamais oublié (4). Et sur aucun terrain l’apparence de la vérité n’est plus favorable à une pareille maxime que précisément sur celui de l’économie politique. Les sophismes d’Helvétius sont transparents malgré les brillants ornements que leur prête la rhétorique, et tout essai tendant à expliquer par le principe de l’égoïsme les vertus du patriotisme, du dévouement pour le prochain et de la bravoure, devait échouer contre la conviction que, dans ce cas, le bon sens contredit d’accord avec la critique scientifique. Il en est autrement dans l’économie politique. Sa tendance innée est de pousser au bien-être matériel du peuple et, cela donné, il est très-naturel d’admettre que le progrès général est tout simplement la somme des progrès individuels quant à l’individu, — c’est du moins le résultat incontestable de l’expérience commerciale de tous les temps, — il ne peut arriver à l’aisance qu’en poursuivant à outrance ses propres intérêts, sauf à pratiquer la vertu sur d’autres terrains, autant que ses moyens le lui permettent.

Si, dès le commencement, l’économie politique n’avait été fondée sur l’égoïsme qu’avec l’intention d’obtenir provisoirement, par l’abstraction des autres motifs, une science hypothétique et exacte dans les limites de l’hypothèse, comme premiers degrés d’une théorie plus complète, dans ce cas il ne pourrait être question, sur ce terrain, d’un matérialisme blâmable. Au lieu de cela, on appliqua en bloc aux nations les maximes pratiques qui règlent la poursuite des bénéfices commerciaux dans la vie journalière. On sépara la question du progrès matériel des peuples d’avec les questions morales, absolument comme elles étaient séparées depuis longtemps dans les relations sociales. On ne se préoccupait point de la forme des relations de propriété, mais de la masse et de la valeur commerciale des biens, et au lieu de se demander comment l’homme agirait s’il n’était qu’égoïste, on se demanda comment l’homme agit-il sur le terrain où l’égoïsme seul fait la loi ? La première question est celle du théoricien exact ; la dernière, celle de la pratique populaire qui s’est efforcée, sur le domaine de l’économie politique plus que sur tout autre, d’étouffer la science proprement dite.

L’idée qu’il existe un terrain spécial, dans la vie, pour les actes conformes aux intérêts, et un autre pour la pratique de la vertu, est encore aujourd’hui une des idées favorites du libéralisme superficiel, et on la prêche ouvertement (5) dans des écrits populaires fort répandus, tels que le Catéchisme de l’ouvrier par Schulze. On en a même fait une espèce de théorie du devoir, dont on parle dans la vie quotidienne bien plus souvent qu’en littérature. Quiconque néglige de recourir, le cas échéant, à toute la sévérité des lois pour se faire rembourser une créance, celui-là doit être regardé ou bien comme un homme riche, qui peut se permettre cette omission, ou bien comme un homme qui mérite le blâme le plus sévère. Ce blâme s’adresse non-seulement à son intelligence, à son caractère trop faible, à sa débonnaireté inopportune, mais directement à sa moralité. C’est, dira-t-on, un homme étourdi, indolent, qui ne se préoccupe pas de ses intérêts comme il devrait, et, s’il a femme et enfants, il est taxé de père sans conscience, même quand sa famille ne doit point souffrir de sa négligence. On juge de même celui qui sacrifie ses intérêts privés pour consacrer ses efforts au bien public. Quiconque le fait avec un succès éclatant est sans doute absous et même généralement approuvé peu importe qu’il ait réussi par hasard ou par habileté mais tant que ce jugement de Dieu n’a pas été prononcé par la multitude et par les fatalistes, le sens commun maintient son droit. Il condamne le poëte et l’artiste aussi bien que le savant et l’homme d’État ; il n’approuve même l’agitateur religieux que lorsqu’il parvient à former une communauté, à créer une institution considérable dont il devient le directeur, ou lorsqu’il peut s’élever aux hautes dignités ecclésiastiques ; mais jamais lorsque, sans espérer de compensation, il sacrifie sa situation extérieure à ses convictions.

Naturellement nous ne parlons ici que de l’opinion de la masse de la classe possédante, mais qui, devenue la règle de la vie quotidienne, exerce son influence même sur ceux qui sont animés de sentiments plus nobles. Avant de pouvoir spécifier la valeur de cette dogmatique de l’égoïsme, il est indispensable d’examiner, à la lumière des principes établis dans les chapitres précédents, la source de l’égoïsme naturel et l’origine des tendances opposées.

S’il est vrai que notre propre corps ne soit qu’une de nos images de représentation, pareille à toutes les autres ; si, d’après cela, nos semblables, les autres hommes, tels que nous les voyons devant nous, font, avec toute la nature qui nous entoure, partie de notre propre essence, dans une acception très-déterminée, d’où vient l’égoïsme ? Évidemment, de ce que les représentations de douleur et de plaisir, de ce que nos penchants et nos passions se fondent, pour la plus grande partie, avec l’image de notre corps et de ses mouvements. Le corps devient ainsi le centre du monde des phénomènes, rapport qui, nous pouvons en avoir la certitude, a aussi son fondement dans la nature des choses qui sont au delà de notre connaissance.

Sans poursuivre ce fil plus loin, montrons maintenant que toutes nos représentations de plaisir et de déplaisir ne sont nullement en rapport direct avec notre corps. La joie raffinée des sens, l’amour du beau, par exemple, ne se fond pas avec l’image représentative de notre corps, mais avec celle de l’objet. C’est seulement quand je ferme les yeux, avec lesquels j’ai contemplé un magnifique paysage, que je m’aperçois des rapports que ces objets ont avec mon corps. Ce que le poëte dit de celui qui se plonge dans la contemplation, de celui qui s’absorbe dans l’intuition, est bien plus exact physiologiquement et psychologiquement que la théorie ordinaire de la projection de l’observation prétendue scientifique. Par suite, le plaisir, si décrié, des sens forme en soi un contre-poids naturel a l’absorption dans le moi, et ce n’est qu’au moyen de la réflexion qu’il peut de nouveau alimenter l’égoïsme.

Bien plus important est le développement moral par l’étude approfondie du monde humain, de ses phénomènes et de ses problèmes. L’absorption dans cet objet, tel qu’il se manifeste à nous aussi par les sens, comme portion de notre propre essence, est le germe naturel de tout ce qui, en morale, est impérissable et mérite d’être conserve. Adam Smith en avait peut-être le pressentiment lorsqu’il fonda la morale sur la sympathie ; mais il comprit la question sous un point de vue beaucoup trop étroit. Il n’envisagea au fond que les cas dans lesquels nous expliquons les gestes et mouvements des autres hommes par les souvenirs ou images de la douleur et du plaisir, d’après ce que nous avons éprouve en nous-mêmes. Mais c’est ici revenir secrètement à des motifs égoïstes, qui ne coopèrent et n’aident que secondairement, tandis que la translation silencieuse et continuelle de notre conscience sur l’objet de ce monde humain de phénomènes constitue la véritable source de l’ennoblissement moral, et élimine la prédominance de l’égoïsme.

D’après ces indications, le lecteur pourra lui-même s’expliquer comment ce même progrès de la culture qui, a des époques de maturité, produit l’art et la science, sert aussi à dompter l’égoïsme, à développer les sympathies humaines et à faire triompher les tendances vers un but commun. En un mot, il existe un progrès moral naturel.

Buckle, dans son célèbre ouvrage sur l’Histoire de la civilisation en Angleterre, a adopté un point de vue faux pour prouver que le progrès réel des mœurs, ainsi que de la culture en général, dépend essentiellement du progrès intellectuel. Si l’on montre que certains principes simples de morale n’ont pas subi de modifications essentielles depuis l’époque de la rédaction des Védas hindous jusqu’à nos jours, on peut aussi prouver que les simples éléments de la logique sont restés pareillement invariables. On pourrait même affirmer que les règles fondamentales de la connaissance sont restées les mêmes depuis un temps immémorial, et que l’emploi plus parfait de ces règles dans les temps modernes doit être attnbué particulièrement à des causes morales Ce furent en effet des qualités morales qui amenèrent les anciens à penser librement et individuellement, et aussi à se contenter d’une certaine mesure de la connaissance et attacher plus de prix au perfectionnement des individualités qu’au progrès exclusif de la science. Le moyen âge avait pour principe moral de former des autorités, d’obéir à des autorités et de restreindre les libres recherches par les formules de la tradition. Denature morale étaient l’abnégation et la constance avec lesquelles, au commencement des temps modernes, Copernic, Gilbert, Marvey, Kepler et Vésate marchèrent vers leurs buts respectifs. On pourrait même établir une analogie entre les principes moraux du christianisme et la conduite des savants ; car ces derniers exigent avec une rigueur absolue que chacun renonce à ses caprices et tantales, se détache de l’opinion du vulgaire et se voue complètement aux problèmes à résoudre. On peut dire des plus grands investigateurs qu’ils durent se regarder comme morts pour eux-mêmes et pour le monde, afin de vivre une vie qui leur permit de rester en rapport avec la voix révélatrice de la nature. Mais ne poursuivons pas davantage cette pensée. À l’exclusivisme de Buckle nous’avons opposé le point de vue contraire. Par le fait, le progrès intellectuel n’est pas plus la conséquence du progrès moral que le progrès moral n’est la conséquence du progrès intellectuel ; mais tous deux ont les mêmes racines : le désir d’approfondir un sujet, la compréhension sympathique de l’ensemble du monde des phénomènes et le besoin naturel d’en harmoniser les parties.

Mais de même qu’il y a un progrès moral qui consiste en ce que l’harmonie de notre monde d’images réussit peu à peu à triompher des désordres des passions et des vives sensations du plaisir et de la douleur, de même progresse aussi l’idéal moral d’après lequel l’homme façonne son univers. Il n’y a pas d’erreur plus grande que celle de Buckle attribuant les progrès de la civilisation au concours de deux éléments, l’un variable, l’intellectuel, l’autre invariable, le moral. Kant a dit qu’en fait de philosophie morale nous ne sommes pas plus avancés que les anciens ; il a répété à peu près les mêmes paroles à propos de la logique, et cette remarque n’a pas de rapport avec le progrès des conceptions idéales de la morale qui impriment le mouvement à des périodes entières de l’histoire. Quelle distance énorme entre l’idée antique de vertu et l’idée chrétienne ! Repousser l’injustice, supporter l’injustice ; révérer la beauté, mépriser la beauté ; servir la société et fuir la société, ne sont pas seulement des traits accidentels de tendances d’esprit divergentes malgré l’identité des principes moraux, mais des contrastes qui naissent de l’opposition très-profonde des principes de morale. Au point de vue du monde antique, le christianisme tout entier était notoirement immoral, et il l’aurait semblé bien plus encore, si l’idéal moral de l’antiquité ne se fût déjà trouvé en décomposition, au moment où se produisirent les idées nouvelles et étrangères. Une semblable décomposition de l’idéal moral, un semblable avènement d’un point de vue nouveau, supérieur, paraît se manifester à l’époque actuelle, et c’est ce qui rend plus difficile et, en même temps, plus importante l’obligation de marquer sa place à la dogmatique de l’égoïsme, telle qu’elle se présente à nous dans l’économie politique et dans les principes des relations sociales.

On pourrait croire momentanément que cette dogmatique de l’égoïsme est précisément le nouveau principe moral, destiné à remplacer les préceptes du christianisme. Le rationalisme du XVIIIe siècle, qui se contentait de faire les yeux doux au matérialisme physique, avait adopté le matérialisme moral. Le développement des intérêts matériels a grandi à mesure que l’antique pouvoir de l’Église allait en déclinant. Les progrès des sciences de la nature ont été pernicieux sur un point, salutaires sur l’autre ; mais en même temps que grandissaient les intérêts matériels, on voyait se développer la théorie de l’économie politique et avec elle la dogmatique de l’égoïsme. Il semblerait donc que c’est un seul et même principe qui détruit d’une part les formes traditionnelles du christianisme et favorise, de l’autre, l’essor des intérêts matériels de notre époque ; et ce ferment tout à la fois de dissolution et de rénovation pour notre temps ne serait autre que le principe de l’égoïsme.

Nous avons vu plus haut combien, sur le terrain économique, les apparences se déclarent en faveur des droits de l’égoïsme, et si, à moins d’user de sophistique, il est impossible de fonder sur ce principe des vertus telles que le patriotisme, le dévouement pour le prochain, etc., on peut du moins très-bien se passer de ces vertus. Admettons pour un instant que la poursuite des intérêts individuels puisse devenir un jour l’unique mobile des actions humaines, bien que Voltaire et Helvétius aient eu le grand tort de déclarer qu’il en est déjà ainsi et que le seul mobile des actes de l’homme était l’égoïsme. Avouons qu’il n’est du moins pas inimaginable a priori qu’un semblable principe — très-différent de celui de Mandeville — puisse sortir, non de la décadence, mais plutôt du progrès intellectuel et moral. C’est là un point qui demande à être examiné avec le plus grand soin et la plus grande impartialité, et qui ne peut nullement être tranché d’après une opinion préconçue. Mettons donc sans retard en lumière, pour éviter les malentendus, le côté le plus paradoxal de la question. On accordera sans peine que le progrès intellectuel pourrait contribuer à rendre l’égoïsme tout à la fois plus général, plus inoffensif et plus conforme au but mais comment le progrès moral, tel surtout que nous l’avons défini en combattant Buckle, pourrait-il contribuer à faire de l’égoïsme un principe général, alors que toute l’essence de ce progrès consiste à sacrifier le moi à l’intérêt, général ?

La réponse à cette question nous met immédiatement devant les yeux les conséquences de la théorie économique la plus répandue.

Est-il vrai, en effet, que les intérêts de la société soient sauvegardés le mieux, alors qu’on veille avec le moins de sollicitude aux intérêts de cette même société, alors que les individus peuvent, sans le moindre obstacle, poursuivre leurs intérêts personnels ? S’il en était ainsi, la poursuite exclusive des intérêts personnels dans la vie pratique serait :

1° Le fruit d’une prudence mûrie par le temps ;

2° Une vertu, et même la vertu cardinale.

Refouler les instincts qui nous portent à agir, à nous dévouer pour le prochain, constituera la partie essentielle de la victoire sur soi-même, et la force, nécessaire pour cette victoire sur soi-même, l’homme qui entrera dans la lutte, la trouvera en considérant le mécanisme du grand Tout, dont l’harmonie serait troublée, si nous suivions les élans du cœur que l’on avait coutume de louer jadis comme des actes nobles, désintéressés, magnanimes. Ces élans de la sympathie, qui naissent lorsque l’âme se donne tout entière à l’objet, sont remplacés à leur tour par la préoccupation de l’âme qui se donne tout entière à l’objet plus grand, au mécanisme de l’ensemble du monde humain, mécanisme animé par l’égoïsme harmonique.

La question une fois posée nettement, on comprendra que la réponse n’est pas trop facile. Qui ne se rappelle ici avoir souvent à regret éconduit un mendiant, parce qu’il sait que l’aumône entretient la misère, comme l’huile entretient la flamme ? Qui ne se rappelle tous ces funestes essais tendant à fonder le bonheur et qui n’ont abouti qu’à ravager le monde par le fer et le feu, tandis que chez les peuples, où chacun ne se préoccupait que de soi-même, se développaient la richesse et le bien-être ? En réalité, on doit avouer sur-lechamp que la sympathie peut entraîner à des folies aussi bien que l’égoïsme, et que la considération des intérêts de la grande majorité fera toujours éviter beaucoup d’actes auxquels on se laisserait entraîner par dévouement pour un groupe moins considérable ou pour telle ou telle personne. On pourra, il est vrai, objecter que cette considération des intérêts du grand tout n’est pas de l’égoïsme, mais le contraire cependant cette objection à son tour est facile à réfuter.

En effet, si la théorie de l’harmonie des intérêts distincts est exacte ; s’il est incontestable que le meilleur résultat pour l’ensemble de l’humanité s’obtient quand chacun peut librement veiller à ses propres intérêts, il est nécessairement vrai aussi que le système le plus avantageux est celui où chacun poursuit ses intérêts personnels sans perdre de temps à des réflexions inutiles. L’égoïste naïf se trouve dans un état d’innocence et agit bien sans en avoir conscience ; la sympathie est le péché originel ; et quiconque est forcé de penser d’abord au mécanisme du grand tout pour arriver à la même vertu qu’un spéculateur ignorant pratique avec simplicité, ne peut que revenir, par un détour, nécessairement suivi par la nature humaine, au point de départ de l’enfance de l’humanité. Dans cette voie, l’égoïsme peut s’être purifié, adouci, éclairé ; il peut avoir appris des moyens plus exacts de soigner ses intérêts ; mais son principe, son essence seront de nouveau tels qu’ils étaient à l’origine.

Demander si la dogmatique de l’égoïsme enseigne la vérité, si l’économie politique est dans la bonne voie quand elle prêche exclusivement le libre échange, c’est demander si l’idée de l’harmonie naturelle des intérêts est une chimère ou non ; car les théoriciens extrêmes du libre échange n’ont pas hésité à fonder leur doctrine sur le principe suprême du laisser faire. Or, ce principe, ils ne l’ont pas seulement posé comme une maxime de la défense indispensable contre un mauvais gouvernement, ils en ont encore fait la conséquence nécessaire du dogme que la somme de tous les intérêts est le mieux sauvegardée quand chaque individu veille a ses propres intérêts. Une fois que ce dogme est assez profondément enraciné pour pouvoir triompher des considérations opposées, on ne doit plus s’étonner si le mot de « nation » devient une simple expression grammaticale et si l’on refuse ici (Cooper, 1826), de faire protéger le commerce maritime par des vaisseaux de guerre, tandis que ta on ne voit dans les sanglantes conquêtes d’un aventurier qu’un travail d’une difficulté spéciale et par conséquent très-lucratif (Max Wirth) (6). Les deux idées coulent d’une même source de la conception, purement atomistique, de la société, d’où l’on a éliminé tous les mobiles communément appelés moraux, mobiles qui ne peuvent être réintégrés que par une inconséquence.

Nous avons déjà vu que la conception, purement atomistique, de la société présente de grands avantages en ce qu’elle nous aide à nous rapprocher peu à peu de la vérité, tandis qu’elle est fausse comme dogme ; ici nous devons encore constater que la théorie de l’égoïsme et de l’harmonie naturelle de tous les intérêts a, dans son application pratique, fait faire de grands progrès à la civilisation. On ne peut nier que l’égoïsme parfaitement entendu soit un principe d’ordre, dans la société, aussi bien que tant d’autres principes qui ont été en vogue, et, pour certaines époques de transition, c’est peut-être le plus salutaire, sans qu’il faille lui attribuer pour cela une importance supérieure. Le système du libre échange a donné un élan prodigieux à la production chez les peuples civilisés. La spéculation, qui suivit la marche des intérêts, a tellement contribué à doter l’Europe de voies de communication, à régulariser le commerce, à rendre les transactions plus solides et plus réelles, à abaisser le taux de l’intérêt, à augmenter le crédit et à le consolider, à restreindre l’usure, à rendre la tromperie plus rare qu’un prince, un ministre, un philosophe, un philanthrope quelconques, avec le principe de l’esprit de sacrifice, des conseils bienveillants, des lois sages, ne pourraient exercer que bien faiblement une influence semblable à celle qu’a exercée l’élimination progressive des barrières que les institutions féodales du moyen âge opposaient à la libre activité de l’individu. Depuis l’établissement de l’impôt pour les pauvres — lequel fut, il est vrai, créé conformément à un autre principe, — le désir de ne pas laisser cette taxe monter trop haut a fait imaginer plus d’institutions de bienfaisance, plus d’améliorations sérieuses que ne le pourront jamais la compassion ou la reconnaissance réelle d’un devoir supérieur. On peut même conjecturer qu’une cinquième ou sixième grande et sanglante révolution sociale, quoique avec des intervalles séculaires, finira par endiguer, grâce à la peur, la cupidité des riches et des puissants avec plus d’efficacité qu’on ne pourrait le faire en se dévouant de tout cœur aux intérêts généraux et en appliquant le principe de la charité.

Faisons d’abord observer que les grands progrès des temps modernes ne se sont pas effectués par l’égoïsme proprement dit, mais par la liberté accordée aux efforts de l’intérêt privé, en face de l’oppression de l’égoïsme de la majorité par l’égoïsme plus puissant de la minorité. Ce n’était pas la sollicitude paternelle qui prenait jadis la place occupée aujourd’hui par la libre concurrence ; c’était le privilège, l’exploitation, l’opposition entre le maître et l’esclave. Les cas peu nombreux, dans lesquels l’ancien ordre de choses permit à la générosité de souverains magnanimes ou à l’intelligence de patriotes éminents de se manifester, ont laissé de très-beaux résultats. On n’a qu’à se rappeler Colbert, à l’activité fructueuse duquel se rattache, non sans succès, Carey, le partisan des droits protecteurs. Souvenons-nous sans cesse que nous n’avons connu jusqu’ici que l’opposition des intérêts dynastiques dominateurs aux intérêts privés émancipés, mais non la simple opposition du principe de l’égoïsme à celui de l’intérêt général. Si nous remontons aux époques les plus heureuses des républiques du moyen âge et de l’antiquité, nous y voyons la pensée de l’intérêt général vivante, mais contenue dans des cercles si étroits, que l’on ne peut guère établir de comparaison entre ces temps-là et le nôtre. Il résulte cependant de cette comparaison, toute défectueuse qu’elle est, que le mécontentement profond, qui caractérise notre époque, ne se remarque dans aucune république, où chaque citoyen, attentif à l’intérêt général, comprime l’essor de son égoïsme.

Si nous essayons de soumettre il un examen direct la justification de la théorie de l’harmonie des intérêts, il nous faudra d’abord, pour simplifier la question, admettre une république dont tous les citoyens ont les mêmes droits, la même capacité et déploient toutes leurs forces pour s’enrichir de leur mieux. Il est facile de comprendre que ces citoyens neutraliseront réciproquement une partie de leurs forces et produiront avec l’autre partie des résultats dont la société entière tirera profit. Il n’y a que deux moyens de supprimer la neutralisation des forces ou bien tous travailleront dans l’intérêt général, ou bien chacun travaillera pour lui-même, sans aucune concurrence et dans une sphère d’activité distincte. Mais des obstacles surgiront dès que deux ou plusieurs individus voudront acquérir ou utiliser le même objet.

Si nous appliquons cette abstraction aux relations humaines, nous y verrons d’abord le germe de deux idées, celle du communisme et celle de la propriété individuelle.

Or les hommes ne sont pas des êtres aussi simples qu’on le croit, et l’on peut se figurer qu’ils ne sont nullement capables de réaliser complètement l’une ou l’autre de ces idées. Dans le système de la communauté des biens, les tendances purement égoïstes se permettront de détourner à leur profit une partie de la fortune générale ; au contraire, dans le système de la propriété individuelle, chacun voudra augmenter sa propre part aux dépens des autres. Admettons maintenant que, dans notre république, il y ait des biens communs et des biens individuels, et qu’il existe des limites, généralement respectées, aux soustractions et aux escroqueries ; malgré toutes les précautions, il restera encore assez de moyens légaux qui permettront à tel ou tel individu d’obtenir un privilège dans la jouissance des biens communs, ou d’augmenter sa propriété personnelle. Le plus important de ces moyens légaux consistera à récompenser davantage celui qui rendra les plus grands services à la société.

Maintenant nous avons l’idée de l’harmonie des intérêts ; en effet, on peut sans doute se figurer que nos êtres sont organisés de telle sorte qu’ils développent un maximum de force, quand ils ne pensent purement qu’à eux-mêmes ; d’un autre côté, les lois de notre république renfermeront des dispositions telles que nul ne pourra obtenir pour soi-même un avantage notable, s’il ne produit pas beaucoup de travail pour la société. Il serait aussi très-possible que l’augmentation de force obtenue par l’émancipation de l’égoïsme fût plus grande que la perte résultant de la neutralisation des efforts, et, s’il en était ainsi, l’harmonie des intérêts serait démontrée. Mais il est difficile de déterminer jusqu’à quel point ces hypothèses se réalisent dans la vie humaine ; on peut même rencontrer des circonstances qui viennent déjouer tous les calculs. Ainsi, par exemple, les ressources acquises par un travail utile sont une cause de nouveaux avantages, le propriétaire faisant travailler d’autres individus à sa place. C’est là sans doute un profit pour la société tout entière, mais c’est en même temps le germe d’une maladie, que nous décrirons plus loin. Contentons-nous, pour le moment, d’indiquer un côté fâcheux : quand une fois un homme est devenu supérieur aux autres, il peut employer ses moyens d’action à satisfaire impunément sa cupidité. Plus il avance, plus il augmente ses forces, ce qui lui permet d’avancer encore ; aussi la résistance non-seulement de ses concurrents, mais encore celle des lois va-t-elle toujours s’affaiblissant. La cause de ce phénomène se trouve non-seulement dans la loi de l’augmentation du capital, mais encore dans un facteur, jusqu’ici peu connu, du développement individuel et social. En effet, la force intellectuelle de la plupart des hommes suffit pour résoudre des problèmes, bien plus graves que ceux qui doivent forcement se présenter à eux, dans l’état actuel de la société. On trouvera cette remarque plus amplement élucidée et motivée dans le deuxième chapitre de mon écrit sur la Question ouvrière[1]. Contentons-nous d’affirmer, pour le moment, que la plupart des hommes sont parfaitement aptes, dès qu’un heureux début les a relevés de la nécessité de vivre au jour le jour de leur travail manuel, à convertir en un tribut à leur profit le travail de beaucoup d’autres hommes, au moyen de la spéculation, des inventions ou même de la simple direction solide et permanente d’une industrie. La théorie erronée de l’harmonie des intérêts est par conséquent toujours associée au triomphe d’une thèse, acceptée presque partout par le préjugé populaire, savoir : dans la vie humaine, tout talent, toute force finit, malgré tous les obstacles, par s’élever à une position sociale, répondant à ses dispositions naturelles. Cette thèse a été propagée principalement par la fantaisie téléologique rationaliste du XVIIIe siècle. Elle blesse l’expérience d’une façon si criante que l’on ne pourrait guère s’expliquer l’aveuglement avec lequel on s’y cramponne (7), si l’amour-propre des heureux, des savants, des personnages haut placés, ne trouvait dans la pensée de cette prédestination terrestre une jouissance pareille à celle que procure à l’orgueil des prêtres la pensée de la prédestination céleste. Nous voyons dans la vie qu’une élévation rapide et brillante ne fait généralement sortir d’une situation obscure que ceux-là seulement dont les qualités rares et éminentes sont servies par des circonstances favorables et comment, en revanche, dans l’ensemble, la capacité nécessaire pour de hautes fonctions se rencontre toujours là où se trouvent les conditions matérielles de ces hautes fonctions. De même que les germes des plantes flottent en l’air et se développent — chacun dans son espèce — là où se trouvent des conditions favorables, de même en est-il de la capacité des hommes à profiter des circonstances propices, pour se procurer des avantages encore beaucoup plus considérables. Or cette thèse, unie à la loi de l’augmentation du capital, renverse toute la théorie de l’harmonie des intérêts. On peut démontrer cent fois que les succès des spéculateurs et des grands entrepreneurs améliorent aussi peu à peu la condition de tous les autres citoyens ; tant qu’il sera vrai qu’à chaque pas en avant croîtra également la différence dans la condition des individus et dans les moyens de prendre un nouvel élan, il sera vrai aussi que chaque pas dans cette direction rapprochera d’une évolution où la richesse et la puissance de quelques-uns rompront les barrières résultant des lois et des mœurs, où la forme du gouvernement ne sera plus qu’une vaine apparence, où un prolétariat avili deviendra le jouet des passions de l’aristocratie, jusqu’à ce qu’enfin le tremblement de terre social bouleverse tout et engloutisse l’ingénieux édifice des intérêts particuliers. Les périodes qui ont précédé cet écroulement se sont déjà répétées si souvent dans l’histoire, et toujours avec le même caractère, que l’on ne peut plus se tromper sur leur nature. L’État devient vénal. « Le pauvre désespéré haïra la loi aussi facilement que le riche la dédaignera », dit Roscher. — Sparte périt lorsque tout le territoire fut possédé par cent familles ; Rome tomba lorsque des millions de prolétaires se trouvèrent en face de quelques milliers de propriétaires, disposant de ressources tellement considérables qu’au dire de Crassus, on n’était pas riche si l’on ne pouvait pas entretenir une arméeà ses frais. « Dans l’Italie moderne aussi, la liberté du peuple a été détruite par l’oligarchie d’argent et le prolétariat. » « Il est à remarquer qu’à Florence, le plus riche banquier finit par arriver au pouvoir absolu, et que, vers le même temps, à Gênes, la banque de Saint-Georges engloutit, pour ainsi dire, l’État » (Roscher) (8).

Par conséquent, tant que les intérêts de l’homme seront purement individuels, tant que le développement des intérêts généraux ne sera considéré que comme la résultante des efforts d’ambitions individuelles, on devra toujours craindre que les intérêts des individus qui ont de l’avance sur les autres, ne deviennent peu à peu absolument prépondérants et n’écrasent tous les autres. L’équilibre social d’un pareil État est pour ainsi dire un équilibre instable ; une fois troublé, il sera nécessairement de plus en plus profondément bouleversé. Par contre, on doit admettre que, dans une république où chaque individu aurait de préférence en vue les intérêts généraux, un équilibre stable pourrait exister. Si, pour le moment, cette condition n’est remplie nulle part, il en va de même de l’égoïsme général. Il y a là deux abstractions ; en réalité, l’égoïsme est bien plus puissant que la pensée de l’intérêt général, si l’on tient compte de la masse des actions individuelles, qui doivent leur naissance surtout à l’un ou à l’autre des deux principes ; mais c’est une tout autre question de savoir lequel des deux est, pour un temps donné, historiquement le plus important et le plus riche en conséquences. L’énorme développement des intérêts matériels a beau paraître former le caractère prédominant de notre époque ; la théorie de ce développement a beau mettre résolument le principe de l’égoïsme sur l’avant-scène de la conscience universelle, on n’en a pas moins vu surgir simultanément le besoin d’une union nationale, d’une coopération sociétaire, d’une fraternisation d’éléments jusqu’alors séparés ; quant à l’agent de la fermentation actuelle, au facteur destiné de préférence à marquer l’avenir de son empreinte particulière, nous ne pouvons guère que conjecturer quel il sera. Quant à présent, nous tenons pour établi que, si l’égoïsme devait rester le maître jusqu’à nouvel, ordre, nous n’aurions pas acquis par là un principe nouveau et régénéra leur du monde ; nous n’aurions qu’une décomposition qui poursuivrait son cours. La théorie de l’harmonie des intérêts étant fausse, le principe de l’égoïsme détruisant l’équilibre social et, par suite, la base de toute moralité, ce principe ne peut avoir pour l’économie politique qu’une importance passagère, dont le temps est peut-être déjà passé. La pauvreté des arguments avec lesquels on prêche généralement la théorie de l’harmonie des intérêts ; peut être cachée quelque temps par le spectacle de la désharmonie des intérêts eux-mêmes, par celui de la cupidité secrète des classes favorisées, de même que les lacunes de la dogmatique ecclésiastique le sont par les dotations des cures et des couvents ; mais à la longue, cela n’est pas possible. Un exemple nous montrera avec quel aveuglement l’économie politique ramasse d’ordinaire ses arguments en faveur de la théorie économique des intérêts.

Que l’on examine une capitale européenne, dont les millions d’habitants se réveillent chaque matin avec les besoins les plus divers. Pendant que la majorité dort encore du plus profond sommeil, on se préoccupe déjà avec ardeur des nécessités de tous. Ici une lourde voiture, chargée de légumes, roule à travers un faubourg ; là du bétail gras est mené à l’abattoir ; le boulanger est debout devant son four ardent et le laitier conduit sa voiture de maison en maison. Ici un cheval est attelé à un cabriolet, pour transporter des inconnus d’un endroit à l’autre ; là un négociant ouvre sa boutique, en calculant d’avance les bénéfices de la journée, sans même être certain de recevoir un seul acheteur. Insensiblement les rues s’animent et la foule commence à circuler. Par quoi est réglé cet immense mouvement ? « Par l’intérêt ! » — Qui veille à ce que chaque besoin soit satisfait, à ce que les affamés et les altérés reçoivent, en temps opportun, leur pain, leur viande, leur lait, leurs légumes, leurs épiceries, leur vin, leur bière, tout ce que chacun peut consommer et paver ? « Les affaires, l’intérêt seuls ! » Quel intendant, quel administrateur en chef de magasin pourrait avec la même régularité apaiser ces millions de besoins, d’après un plan bien combiné ? « Idée chimérique ! »

Par ces considérations et par d’autres semblables, on s’efforce fréquemment de démontrer combien il est nécessaire de laisser aux intérêts privés le soin de veiller au bien-être de l’humanité. En raisonnant ainsi, on oublie au moins les trois points suivants :

I. Toute cette considération n’est qu’une abstraction, qui ne met en relief qu’une des faces de la réalité. Tous les besoins légitimes ne sont pas satisfaits, et, quand ils le sont, dans des cas innombrables, ce n’est point par l’intérêt seul, mais par la pitié, l’amitié, la reconnaissance, la complaisance et par d’autres motifs contraires à l’égoïsme.

II. Tout le mécanisme de la satisfaction des besoins est le résultat de soucis et de sacrifices incessants, qui disparaissent dans un examen superficiel, mais recèlent pourtant l’histoire de générations entières. Beaucoup d’institutions, aujourd’hui exploitées par l’intérêt, furent créées primitivement par la philanthropie, l’amour de la science, le patriotisme elles n’auraient, jamais existé sans ces vertus humaines et tomberaient à la longue si les mêmes vertus ne savaient produire une transformation opportune ou trouver une compensation par d’autres moyens.

III. Le terrain de l’histoire est favorable à n’importe quel principe aussi bien qu’a celui de l’égoïsme. Tout système, soit communiste, soit individualiste, devient une utopie quand il ne se rattache pas à ce qui existe déjà, et le triomphe de l’un ou de l’autre principe ne signifie en pratique que la direction, dans laquelle le développement ultérieur doit s’opérer. Il ne s’agit pas de savoir si l’influence des intérêts dans le mode actuel de satisfaction des besoins est grande ou petite, mais s’il est salutaire et opportun de la rendre relatiment plus grande ou plus petite.

Ce dernier point notamment résume toute la question de savoir si l’égoïsme peut être le principe moral de l’avenir. Il est certain qu’après comme avant, il jouera effectivement un grand rôle. Cependant, d’après nos explications, on pourrait être non moins assuré que, si l’individualisme continue à se développer, il en résultera probablement non un nouvel essor, mais la décadence de notre culture. Toutes les fois qu’en histoire se montre un progrès positif, nous voyons toujours le principe opposé à l’égoïsme redoubler d’activité, tandis que l’individualisme, en grandissant, ne travaille qu’à la décomposition des formes devenues inutiles. Aussi, même pour l’époque actuelle, le véritable courant du progrès sera-t-il dirigé dans le sens du dévouement au bien général. Il existe un principe naturel, nous’dirions presque physique, pour éliminer peu à peu l’égoïsme, c’est de se complaire à l’ordonnance harmonieuse du monde des phénomènes et avant tout aux intérêts généraux de l’humanité. Ce qu’Adam Smith voulait avec sa sympathie, Feuerbach avec sa théorie de l’amour, Comte avec le principe du travail pour le prochain, ce ne sont là que des phases isolées de la prépondérance, qui se forme avec le progrès de la culture, des représentations d’objet appartenant à notre être sur l’image d’un moi doué de sensibilité pour le plaisir et la douleur. La conscience de l’ordre qui règle le cours des événements fait perdre leur vivacité aux alternances de plaisir et de douleur et modère les désirs ; d’autre part, quand on agrandit sa connaissance du monde extérieur et que l’on comprend mieux les autres, cette prépondérance du sens des intérêts généraux se manifeste nécessairement et produit ses conséquences natui elles. Même un écrivain aussi porté au scepticisme que J. S. Mill se rapproche de Comte en faisant de cette conception le fondement de son système moral ; seulement, dans son « utilitarisme », il méconnaît l’élément idéal, créateur des formes, qui sert de base à cette tendance vers l’harmonie, dans le monde moral, comme aux aspirations de l’art. Et, de fait, nous avons déjà vu se réaliser ce progrès de l’état sauvagé vers la civilisation si souvent et, malgré les circonstances les plus diverses, si uniformément, qu’une certaine autorité s’attache déjà au seul argument par induction qui démontre que tout ce phénomène s’opère par une nécessité naturelle ; mais quand nous avons fini par découvrir, dans nos éléments sensoriels eux-mêmes, la cause de cefait, nous ne pouvons plus douter de l’existence du principe moteur ; seulement nous pouvons nous demander si, dans un temps, chez un peuple ou chez un groupe de nations donnés ce principe est supérieur à d’autres forces également puissantes qui, soit par elles-mêmes, soit par un concours particulier, pourraient amener un résultat absolument contraire.

Le progrès de l’humanité n’est pas continu, c’est ce que nous apprend chaque page de l’histoire ; on peut même douter qu’il existe dans le grand tout un progrès pareil à celui que nous voyons, sur un point particulier, tantôt s’épanouir, tantôt disparaître. Il me semble toutefois incontestable, même a notre époque, qu’à côté des fluctuations de la culture, que nous discernons si clairement dans l’histoire, s’opère en même temps un progrès continu, dont les conséquences ne sont cachées que par les fluctuations dont je viens de parler ; néanmoins cette notion n’est pas aussi positive que celle d’un progrès isolé, et l’on trouve des penseurs sérieux, aussi versés dans la connaissance de la nature que de l’histoire, qui, comme Volger, nient ce progrès. Mais en admettant que ce progrès fut complètement certain dans la période historique sur laquelle nous jetons un coup d’œil d’ensemble, ce pourrait bien n’être qu’une vague plus grande, pareille à celle du flux, qui monte toujours, tandis que se déroulent les montagnes et les vallées sur la mer agitée et qui finit par atteindre sa plus grande hauteur pour reculer continuellement sous l’action de la marée turbulente. Il n’y a donc rien à gagner ici avec un article de foi ou une vérité généralement reconnue, et il nous faut examiner de plus près les causes qui pourraient faire reculer la civilisation, de l’intérêt général jusqu’à l’égoïsme.

Nous trouvons, en réalité, que les causes les plus importantes de la décadence d’anciennes nations civilisées sont depuis longtemps connues des historiens. La cause, qui agit de la façon la plus simple, c’est que la culture se borne d’ordinaire à des cercles étroits d’individus qui, au bout d’un certain temps, sont troublés dans leur existence isolée et engloutis par des cercles plus étendus, où les masses se trouvent dans un état d’infériorité. Ici on retrouve toujours que la partie supérieure de la société humaine, que ce soit un État entier ou une caste privilégiée, ne sait vaincre son égoïsme que partiellement, dans l’intérieur de son étroite sphère, tandis qu’au dehors l’opposition s’accentue, comme entre Grecs et Barbares, maîtres et esclaves. La communauté, dans les intérêts de laquelle l’individu disparaît, se ferme au dehors avec. tous les symptômes de l’égoïsme ; elle précipite ainsi sa chute par l’application incomplète du même principe, auquel elle doit dans son intérieur la culture morale supérieure qui la distingue. Une deuxième cause a déjà été mentionnée : il se forme au sein de la société, progressive dans son ensemble, des différences qui grandissent insensiblement, font disparaître les points de contact, décroître les relations mutuelles et tarir la source principale de la sympathie qui reliait les citoyens entre eux. Alors dans la masse primitivement homogène se forment des classes privilégiées, qui ne sont même pas bien unies entre elles, et, quand l’accumulation des richesses crée des jouissances jusqu’alors inconnues, on voit naître un nouvel égoïsme, raffiné, pire que le précédent. Ainsi en allait-il dans l’ancienne Rome, à l’époque des latifundia, où l’agriculture fut refoulée par les parcs des riches et où des moitiés de provinces appartenaient à quelques individus.

Dans l’origine, personne ne se propose d’arriver à une pareille situation, pas même les plus puissants et les plus riches, tant que les distances sont modérées. Elle naît sous l’influence de la protection légale, qui a, dans l’origine, un but tout opposé, savoir de maintenir l’égalité et l’équité et de garantir à chacun ses biens, d’après le principe de la propriété privée. Elle résulte, en outre, de la continuité des relations entre citoyens, lesquelles ne peuvent bien se développer qu’après que l’égoïsme brutal a été dompté. Même sans élever l’égoïsme à la hauteur d’un principe, on n’a cependant, à toutes les époques, introduit de l’ordre dans la société que par la constitution de la propriété et sa transmission régulière, alors que la société ne reposait pas encore sur les traditions de l’autorité, sur les rapports de maîtres à esclaves, ce que nous négligeons pour le moment. Or ce sont précisément les institutions de propriété, de protection légale, d’héritage, etc., qui résultent de l’adoucissement des mœurs et amènent l’état de floraison des peuples, ce sont ces institutions qui maintiennent en même temps le fléau croissant de l’inégalité des biens, lequel, arrivé à une certaine hauteur, devient plus fort que tous les contre-poids et ruine infailliblement une nation. Ce jeu se reproduit sous les formes les plus diverses. Une nation moralement plus faible succombe à ce mal, même développé médiocrement ; une nation plus forte, nous dirions construite d’une manière plus avantageuse, peut, comme l’Angleterre actuelle, supporter, sans périr, ce mal élevé à un degré considérable.

À l’état de barbarie, une semblable inégalité de biens, telle qu’elle se rencontre par exemple chez les peuples sur le point de périr, ne saurait se produire ni durer. Là où il y a du butin à partager, le plus fort prend d’abord la plus grosse part pour lui-même ; le plus faible a peut-être les plus rudes souffrances supporter ; mais l’ensemble de sa position, lors même qu’il est réduit en esclavage, ne peut guère devenir aussi différent de celui du puissant que l’est celui du pauvre relativement au riche là où les rapports résultant des successions se développent progressivement.

Cette inégalité, répétons-le, n’est point préméditée dans l’origine ; sans quoi, dès leur jeunesse, les peuples auraient consciemment rendu hommageà la dogmatique de l’égoïsme. Mais, dans ces périodes-là, leurs sentiments sont tout autres.


               Privatus illis census erat brevis,
               Commune magnum


dit Horace en parlant des anciens Romains, et rarement le contraste entre les périodes d’un ardent amour du bien public et celles où l’égoïsme prédominait a été dépeint d’une façon aussi saisissante et aussi vraie que par ce poëte. Et cependant ce furent ces anciens Romains, qui rédigèrent ces codes, encore admirés et utilisés par l’Europe. Si donc la protection légale et la sanctification de la propriété laissent pousser l’ivraie avec le froment, il faut qu’il y ait des circonstances qui produisent cet effet contre le gré des législateurs, des circonstances inaperçues dans l’origine, ou peut-être absolument inéluctables. Si l’on songe que l’ordre légal et régulier ne peut naître qu’avec le dévouement à l’intérêt général et la diminution des tendances brutales de l’égoïsme, mais que l’égoïsme joue encore un rôle très-considérable dans une république telle que celle des anciens Romains et qu’il a été seulement en quelque sorte réduit à des limites dans l’intérieur desquelles il est regardé comme légitime, on est alors amené à se demander pourquoi l’on n’a pas établi des limites semblables contre l’inégalité progressive de la propriété, pour maintenir le salutaire équilibre entre l’égoïsme et le sentiment de l’intérêt général. Nous trouvons ensuite que précisément dans l’ancienne Rome les citoyens les plus nobleset les plus vertueux ont vainement essayé de résoudre ce problème. Il est d’ailleurs tout naturel que ceux des propriétaires qui ne se distinguent pas précisément par la perspicacité de leur intelligence ni par leur générosité — sans être au reste déjà des dogmatiseurs de l’égoïsme, — ne voient tout d’abord dans les tentatives faites pour limiter l’accroissement de leur fortune qu’une attaque contre la propriété ; l’ébranlement des bases de la société leur apparaît sous des couleurs exagérées, parce que leur intérêt est trop étroitement uni à ce qui existe. Si l’on avait pu montrer dans un miroir aux grands de Rome, vers l’époque des luttes agraires, l’histoire des siècles qui allaient suivre et la corrélation causale entre ladécadenceetl’accumulation des richesses, peut-être que Tiberius et Caïus Gracchus n’auraient pas expié leur prévision supérieure par la perte de leur vie et de leur renommée.

Il n’est pas complètement inutile de faire remarquer que ce serait commettre une véritable pétition de principe de déclarer illégales les limites posées à l’enrichissement. Il s’agit précisément de savoir ce que doit être le droit. Le premier droit celui que toute la nature reconnaît — est le droit du plus fort, le droit du poing (das Faustrecht). C’est seulement après qu’un droit supérieur a été reconnu que le premier devient une injustice ; encore ne reste-t-il injustice qu’aussi longtemps que le nouveau droit, rend effectivement de meilleurs services la société. SI le principe constitutif du droit se perd, le droit du plus fort revient toujours s’imposer mais, en pure morale, sa nouvelle forme n’est pas meilleure que la première. Que je torde le cou à mon semblable parce que je suis le plus fort, ou que, par une connaissance supérieure des affaires et des lois, je lui tende un piège où il tombera et où il croupira dans la misère, tandis que le profit de son travail me reviendra « légalement », ce sont là deux actes à peu près équivalents. Même l’abus de la simple puissance du capital en face de la faim constitue un nouveau droit de la force, dût-il n’en résulter que la dépendance plus grande de celui qui ne possède rien. Ce qui primitivement n’a pas été prévu par la législation, c’est précisément la possibilité de faire de la possession du capital et de la connaissance du droit un usage qui dépasse encore l’antique droit de la force dans ses conséquences pernicieuses. Cette possibilité gît en partie dans la faculté, dont nous avons déjà parlé, laissée à tous ceux qui possèdent, de choisir un travail rémunérateur, en partie dans certains rapports entre la loi de population et la formation du capital, que l’économie politique du XVIIIe siècle a découverts, mais qui, aujourd’hui même, malgré les louables efforts tentés notamment par J. S. Mill pour élucider ce point, n’ont pas encore été complètement approfondis, en ce qui concerne leur nature et leur action. Dans mon écrit : Opinions de Mill sur la question sociale et la prétendue révolution opérée par Carey dans la science sociale, j’ai essayé de contribuer, pour ma part, à une solution critique de ces questions ; ici je me bornerai simplement à utiliser les résultats obtenus, en tant qu’ils pourront conduire à notre but (9).

Au siècle dernier, plusieurs hommes éminents, entre autres Benjamin Franklin, émirent l’opinion que la multiplication naturelle des hommes, comme celle des animaux et des plantes, si elle ne rencontrait pas d’obstacles, encombrerait bientôt le globe terrestre (10). Cette vérité palpable et incontestable, mais à laquelle personne jusqu’alors n’avait fait attention, devait s’imposer à un esprit observateur comparant le rapide accroissement de la population dans l’Amérique du Nord à la situation des États européens. On trouva que l’accroissement de la population ne dépendait pas de la fécondité des mariages, mais de la quantité des aliments produits. Cette simple idée, rendue célèbre par Malthus, mais à laquelle s’ajoutèrent des détails erronés, que nous omettrons ici, est devenue indubitable depuis les progrès de la statistique.

Presque en même temps se produisit une autre théorie, erronée sans doute dans sa forme primitive, la théorie du revenu du sol. On admit que les propriétaires fonciers retirent des forces inépuisables du sol, outre l’intérêt de leur capital et la rétribution de leur travail, encore un profit particulier, résultant du monopole de l’utilisation de ces forces de la nature. On prouva plus tard que cela n’est juste qu’au tant que la quantité de terrain est limitée ou par suite de certaines circonstances (répugnance pour l’émigration, manque de capitaux nécessaires pour défricher des basfonds fertiles, manque de liberté, etc.), doit être considérée comme limitée. Alors se manifeste avec une valeur relative l’état de choses qui devrait prévaloir absolument, une fois que tout le sol cultivable de la terre serait devenu possession privée. Bien que, d’après cela, la théorie de la rente foncière n’ait qu’une application relative, cependant pour chaque contrée se manifeste un état de choses dans lequel elle devient applicable jusqu’à un certain degré.

On a fini par trouver que le taux du salaire payé par un entrepreneur muni de capitaux, à ceux qui, sans posséder d’immeubles ou d’autres ressources, sont forcés de vivre de leur seul travail, doit être déterminé par l’offre et la demande, comme le prix de toute autre marchandise. Lorsque donc l’offre l’emporte sur la demande, il s’ensuit que le prix du travail baisse. Il est très-naturel que précisément en ce point la théorie de l’égoïsme se rapproche, à un haut degré, de la réalité, attendu qu’il ne s’agit successivement que de petites sommes, et que le patron, qui voit ses intérêts sur le terrain du droit existant, n’a d’abord lui-même qu’une idée vague des conséquences de cette corrélation. En temps de grande barbarie, la population est sans cesse décimée soit parl’Insalubrité du climat et le manque de provisions, soit par les dissensions et les guerres, pendant lesquelles les vaincus sont cruellement traités ; l’accumulation des capitaux présente beaucoup de difficultés ; la surabondance de travailleurs est suivie de pénurie, le manque de terres à acheter est suivi de la possibilité d’acquérir des terrains considérables à des prix très-peu élevés. Mais dès que les plus mauvaises passions sont calmées, que le sentiment de l’intérêt général et le règne des lois ont repris leur œuvre, l’effet des relations précitées recommence à se faire sentir et se développe comme l’ivraie au milieu des blés.

La population augmente, le sol cultivable commence à manquer ; la rente foncière monte, le prix du travail baisse ; la différence entre la condition du propriétaire et celle du fermier, du fermier et celle du journalier grandit toujours. Maintenant l’industrie, qui entre dans sa floraison, offre au travailleur un salaire plus élevé ; mais les bras affluent tellement à l’industriel que le même jeu se renouvelle ici. Le seul facteur, qui arrête à présent l’accroissement de la population est la misère et le seul moyen d’échapper à la misère extrême est d’accepter du travail à tout prix. L’heureux entrepreneur acquiert d’immenses richesses ; quant au travailleur, il obtient à peine de quoi soutenir sa misérable existence. Jusque-là tout marche sans que la dogmatique de l’égoïsme ait à intervenir.

En ce moment la misère du prolétariat effraye les cœurs compatissants ; mais de la situation actuelle il est impossible de revenir à l’antique simplicité des mœurs. Peu à peu les riches se sont habitués aux jouissances variées et raffinées de l’existence l’art et la science se sont épanouis, le travail servile des prolétaires procure à bien des têtes intelligentes les loisirs et les moyens de se livrer à des recherches, à des inventions, à des créations. On regarde comme un devoir de conserver ces biens précieux de l’humanité et l’on se console volontiers par la pensée qu’un jour ils seront la propriété commune de tous. Cependant l’accroissement rapide des richesses fait participer à ces jouissances bien des individus dont le cœur est brutal à l’Intérieur. D’autres dégénèrent sous le point de vue moral ils perdent toute attention, toute sympathie pour ce qui se trouve en dehors du cercle de leurs plaisirs. Les vives formes de la compassion pour la souffrance s’évanouissent, par cela même que les privilégiés ont des jouissances uniformes. Ils commencent à se considérer comme des êtres d’une autre nature. Ils ne voient dans leurs serviteurs que des machines ; les malheureux sont pour eux l’ombre qui fait ressortir la lumière du tableau de leur bonheur ils ne comprennent plus l’infortune d’autrui. La rupture des liens sociaux éteint la pudeur, qui auparavant faisait fuir les voluptés désordonnées. Le bien-être étouffe la vigueur intellectuelle. Seul le prolétariat reste rude, opprimé, mais il conserve sa vivacité d’esprit.

Tel était l’état de la société antique lorsque le christianisme et les invasions des barbares vinrent mettre un terme à ses magnificences. Elle était mûre pour l’anéantissement.



réalité. Au reste, Smith ne s’est nullement occupé de cette question méthodologique. Bien plus, on peut déjà lire entre les lignes de sa Théorie morale qu’au fond les actes humains sont égoïstes et modifiés uniquement par l’influence de la sympathie. Dans la Richesse des nations, le domaine cultivé par Smith est tel que, d’après son opinion, les effets directs de la sympathie sont équivalents à zéro et que seuls sont pris en considération les effets indirects, c’est-à-dire la protection du droit par l’État. Comparez par exemple renonciation suivante[2] : « In the race for wealth and honours, and preferments, he may run as hard as he can, and strain every nerve and every muscle, in order to outstrip all his competitors. But if he should justle, or throw down any of them, the indulgence of the spectators is entirely at an end. » (Dans la carrière de la richesse, des honneurs et des dignités, il pourra courir de toute la vitesse dont il est capable, tendre tous ses nerfs et tous ses muscles, dans le but de dépasser ses compétiteurs, mais s’il en heurtait ou renversait un, l’indulgence des spectateurs serait épuisée.) Cela s’accorde très-bien avec la pensée que, dans la poursuite de la richesse par tous les individus, pourvu qu% le droit soit protégé, l’humanité se rapproche en même temps du but de la richesse. Le malaise social qui résulte de cette poursuite acharnée de tous vers la fortune, Smith ne l’a pas connu dans toute son étendue (à laquelle n’a pas peu contribué sa propre théorie), et, autant qu’il l’a connu, il l’a tenu pour irrémédiable. Il ne trouvait pas de forme de sympathie qui put lutter avec succès contre ce malaise ; aussi n’avait-il rien à ajouter sur la sympathie dans cette section de son ouvrage politique et social. Si nous possédions l’ouvrage complet, nous trouverions peut-être la question traitée différemment dans d’autres sections.

2. On peut partager en deux classes la grande masse des économistes allemands, d’après leurs tendances et la manière dont ils ont appliqué la méthode scientifique ceux qui rendent hommage à la déduction, sans savoir qu’elfe est fondée sur l’abstraction, et ceux qui, évitant l’abstraction, veulent prendre la réalité pour point de départ, mais ne savent pas manier la méthode inductive. Lexis fait sur ce point une honorable exception, car sous tous les rapports, depuis les éléments de la logique jusqu’à la démonstration mathématique, il prouve qu’il est un maître dans la méthode scientifique. Le peu d’attention accordée jusqu’ici à son ouvrage classique Ueber die französischen Ausfuhrprämien (Bonn, 1870) est une des preuves les plus significatives du peu de profondeur de nos économistes, aussi bien de l’école du « libre échange » que de celle des « socialistes professeurs Lexis regarde toute la théorie déductive de l’économie politique comme de simples préliminaires qui nous aident à nous orienter dans les problèmes ensuite seulement vient la véritable science, fondée essentiellement sur la statistique. Peut-être que cette opinion va trop loin ; en tout cas, les rapports entre la déduction et l’induction s’accentueront de plus en plus à mesure que nous obtiendrons des recherches inductives réellement solides.

3. Voir de plus amples détails à cet égard dans le chapitre « le Bonheur » de mon écrit Die Arbeitfrage, 3e éd., p. 113-132, et les notes afférentes.

4. Quant à la fable des Abeilles, de Mandeville, voir les passages désignés dans l’index du premier volume, surtout la note 75 de la partie IV, p. 523. Il faut citer d’ailleurs le jugement très-modéré, équivalant presque à une adhésion, porté par Adam Smith, dans la Théorie morale, partie VII, sect. II, ch. IV, où il est dit que la fable des Abeilles n’aurait jamais pu produire une émotion pareille, si elle n’eût renfermé des vérités que l’exagération seule avait défigurées. Le défaut principal de Mandeville consisterait à avoir représenté toutes les passions comme des vices, en adoptant certaines idées ascétiques répandues parmi le peuple.

5. Schulze-Delitzsch, Capitel zu einem deutschen Arbeiterkatechismus, Leipzig, 1863. Voir ibid., p. 49 et suiv., où l’on montre que le progrès industriel naît de l’intérêt personnel, lequel est défini : « l’amour que chacun a pour son propre moi » de plus, p. 91 et suiv., la réfutation de la « fraternité comme principe économique. Il est dit, p. 93 : « Elle (la fraternité) commence où l’économie et l’État cessent ; ni le gain, ni le droit, ni le devoir ne constituent son royaume ; elle ne s’appuie pas sur la contrainte, mais sur l’amour libre, » Voir, sur ce passage, ma dissertation : Mill’s Ansichten über die sociale Frage (Duisburg, 1866), p. 14 et suiv.

6. Sur Cooper, voir Roscher, Volkswirtschaft, I, note 2, au § 12. — Le passage en question de Max Wirth se trouve dans la section de la rente foncière[3] : « Peu importe de quelle espèce était antérieurement cette prestation de service, ce travail. L’immeuble peut avoir été acquis primitivement par échange ou par conquête. »… « Dans la conquête, le terrain occupé est l’indemnité pour le danger auquel l’entrepreneur avait exposé son capital suprême, sa vie ; c’est en même temps la compensation du capital matériel dépensé pour les frais de guerre. »

7. On trouve une preuve plus complète dans le chapitre sur « le Bonheur », 2e et 3e éd. de l’Arbeiterfrage.

8. Roscher, System der Volkswirtschaft, I, § 204, avec les notes. — Aujourd’hui, c’est notamment l’influence des grandes compagnies de chemins de fer qui se fait sentir en Suisse, et plus encore aux États-Unis, au préjudice d’une saine politique républicaine.

9. Il s’agit ici principalement de prouver qu’une rente provient, pour le possesseur d’un objet, du travail d’autrui, et le cas spécial le plus important de cette rente est la rente foncière. L’idée de la rente foncière, en tant que « rente de priorité », a été plus amplement développée et plus nettement précisée dans les deux dernières éditions de mon écrit Die Arbeiterfrage, au chapitre VII : « Propriété, droit de succession et rente foncière » ; dans la 3e éd., p. 297-322, avec les notes correspondantes.

10. Franklin, Observations concerning the increase of mankind, 1751. Voir Mohl, Geschichte und Litteratur der Staatswissenschaft ; III, p. 476. Ibid., sur d’autres prédécesseurs de Malthus ; de plus, Roscher, Volkswirtschaft, I, § 242, note 15, et Carl Marx, Das Kapital, erste Auflage, p. 603, note 76.

  1. La Question ouvrière, son importance pour le présent et l’avenir ; par F.-A. Lange, 3e édition, traduite par B. Pommerol (sous presse).
  2. Théorie morale, IIe part., sect. 2, chap. II.
  3. National Œkonomie, I, 2, 9.