Histoire du prince Soly/I/4

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CHAPITRE IV.


Grossesse & accouchement de la reine des Amazones ; & comment le nom de Fêlée fut donné à la petite princesse.


Le roi eut raison de craindre la colère de la reine. Par une loi fondamentale de l’empire d’Amazonie, les femmes étoient les maîtresses absolues ; leurs maris mêmes n’étoient considérés que comme leurs premiers domestiques. La reine usoit en sage souveraine d’un si beau privilège ; elle avoit tout l’esprit possible, & d’un seul regard elle faisoit trembler son époux.

Cette princesse avoit environ quarante ans, quand le prince Soly fut remis en sa puissance. Elle avoit eu déjà quatre maris, dont elle n’avoit point eu d’enfans, & qu’elle avoit répudiés par cette raison. Ces quatre premiers époux s’étoient piqués de n’être pas les maîtres, & avoient voulu se venger des hauteurs de la reine par l’endroit le plus sensible pour une femme, c’est-à-dire, par le mépris. Toutes les fois qu’elle leur faisoit dire de venir coucher au palais, ils prenoient si bien leurs mesures, qu’ils rendoient ses ordres inutiles.

Mais enfin, elle avoit trouvé pour cinquième mari un homme de mérite, & qui avoit rendu de grands services à l’état, par l’invention des lunettes, qu’il avoit trouvée (il avoit fait cette admirable découverte en regardant au travers d’une bouteille) : il en avoit fait qui approchoient la lune, & la faisoient paroître plus grande, ce qui lui avoit gagné l’affection du peuple. Il en faisoit d’autres qui grossissoient les objets, & qui servoient à la reine, dont la vue s’étoit fort affoiblie à force de pleurer les mépris de ses premiers époux.

La reine devint enfin grosse, & l’on ne sauroit dépeindre la joie que cet événement causa à Amazonie. On fit sur-tout de pompeux sacrifices dans le temple de la lune, pour demander à cette divinité que la reine accouchât d’une princesse. Toutes les Amazones demandèrent à leurs maris de les mettre en état d’imiter la reine, & plusieurs filles même voulurent suivre la mode, tant l’esprit de flatterie pour les actions du prince a de force dans toutes les cours du monde.

Quand le temps où la reine devoit accoucher fut arrivé, on choisit les accoucheurs les plus experts, & cette princesse ne quitta plus son appartement. Elle donna enfin la lumière à une fille qui avoit le plus beau petit visage rond qui se pût voir. Toute la cour étoit assemblée dans cette occasion, & le roi étoit debout au milieu de la chambre, sans dire mot, tant il étoit transporté de joie. Quand la reine se fut un peu tranquillisée, elle demanda ses lunettes, & ordonna qu’on lui apportât la petite princesse, pour la considérer. Mais, en la prenant entre ses bras, les lunettes qu’elle avoit sur le nez, pensèrent tomber. La reine lâcha l’enfant pour les retenir, & la petite princesse tomba à terre.

Ah, morbleu ! s’écria le roi qui songeoit aux lunettes autant qu’à sa fille, voilà la princesse Fêlée. Mais, par bonheur, la petite étoit tombée sur un tapis de pied, & ne s’étoit fait aucun mal. C’étoit la règle que les enfans tinssent leur nom de leur père : on prit pour un heureux augure les premières paroles du roi, & le nom de Fêlée demeura à la princesse.