Histoire du soldat/01
HISTOIRE DU SOLDAT
PREMIÈRE PARTIE
Entre Denges et Denezy,
un soldat qui rentre au pays.
Quinze jours de congé qu’il a,
marche depuis longtemps déjà…
A marché, a beaucoup marché,
s’impatiente d’arriver,
parce qu’il a beaucoup marché…
Il n’y a pas, c’est un joli endroit…
Mais le vilain métier qu’on a !
Toujours en route, jamais le sou…
C’est ça ! mes affaires sens-dessus-dessous !
Mon Saint-Joseph qui est perdu !
non, tant mieux !… Va toujours fouillant,
sort des papiers avec des choses dedans,
des cartouches, sort un miroir,
(tout juste si on peut s’y voir),
mais le portrait, où est-ce qu’il est ?
(un portrait de sa bonne amie qui lui a donné son portrait).
Il l’a retrouvé, il va plus profond,
il sort un petit violon.
On voit que c’est du bon marché,
il faut tout le temps l’accorder…
Donnez-moi votre violon.
Non !
Vendez-le moi.
Je vous ai dit que non.
prenant dans la main droite le livre
qu’il a sous le bras gauche.
Changez-le moi contre ce livre.
Je sais pas lire.
Pas besoin de savoir lire.
C’est un livre, je vais vous dire,
c’est un livre… un coffre-fort !
On n’a qu’à l’ouvrir, on tire dehors…
Des titres !
Des billets !
DE L’OR !
Faudrait me le montrer d’abord.
Je suis parfaitement d’accord.
À terme, à vue, cours des changes…
Pas moyen d’y rien comprendre.
On lit, mais on ne comprend pas…
Je ne comprends pas.
Allez-y toujours ! ça viendra.
Et puis, aussi, Monsieur, si ce livre vaut tant d’argent,
mon violon, il m’a coûté dix francs.
Raison de plus !…
Eh bien, alors, c’est entendu.
À terme, à vue, cours des changes,
C’est un livre qui dit les choses avant le temps, drôle ça !…
inutilement essayé de jouer.
Dis donc, tu vas venir chez moi.
Pour quoi faire ?
Ça ne marche pas !
il te faut venir me montrer.
J’ai seulement quinze jours de congé.
Je te prêterai ma voiture, tu iras plus vite qu’à pied.
Et ma mère qui compte sur moi !
Ça n’est pas la première fois.
Et ma fiancée qui m’attend aussi.
Tu lui revaudras ça dans quelques jours d’ici.
Où est-ce que vous habitez ?
Logé, soigné, nourri, rafraîchi, dorloté,
ma voiture pour te ramener,
deux ou trois jours, un tout petit détour,
après quoi riche pour toujours…
Qu’est-ce qu’on aura à manger ?
La cuisine est au beurre et de première qualité.
On aura de quoi boire ?
Rien que du vin bouché.
Et on aura de quoi fumer ?
Des cigares à bagues en papier doré.
Eh bien ! c’est comme vous voudrez.
C’est comme vous voudrez, je vous dis ;
et a suivi le vieux chez lui,
qui se trouve avoir dit l’exacte vérité,
c’est-à-dire que Joseph a eu à boire et à manger,
et a été soigné comme il n’avait jamais été,
et montra au vieux à jouer
et le livre lui fut montré.
Deux jours valant bien le détour,
puis vint ce matin du troisième jour.
Tout à coup il vit le vieux qui entrait,
et le vieux lui dit : « Es-tu prêt ?
Mais d’abord as-tu bien dormi ? »
Et Joseph qui répond que oui.
« Et est-ce qu’on a tenu ce qu’on t’avait promis ? »
Et Joseph qui répond que oui.
« Alors tu es content ? » « Oh ! oui. » « Allons-y ! »
Ils montèrent dans la voiture, la voiture partit.
Mais voilà que Joseph s’accroche des deux mains
au rebord en cuir des coussins ;
« attention ! tiens-toi ! tiens-toi bien !
c’est que mes chevaux vont bon train ; »
il voudrait se lever, il voudrait sauter, pas moyen ;
la calèche est montée en l’air,
elle prend le ciel en travers,
« es-tu content ? es-tu toujours content ? »
elle glisse en l’air au-dessus des champs,
combien de temps ? il n’y a plus de temps…
Entre Denges et Denezy,
un soldat qui rentre au pays.
A marché, a beaucoup marché,
se réjouit d’être arrivé,
parce qu’il a beaucoup marché…
Bravo ! ça y est ! on est chez nous ; bonjour, Madame Chappuis !
elle est dans son plantage, bonjour, comment ça va-t-il ?
elle n’entend pas, mais voilà Louis, eh ! Louis !
hein, quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? lui non plus qui ne répond pas ?
eh ! Louis, tu ne me reconnais pas, ou quoi ?
Joseph, Joseph le soldat,
Joseph, tu te rappelles bien,
(l’autre continue son chemin,
il continue aussi le sien) ;
et voilà la maison d’école, avec sa cloche et les engins,
Joseph, Joseph, vous vous rappelez bien !
voilà le four, l’auberge et partout des gens, à présent,
des hommes, des femmes, des enfants,
qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?
est-ce qu’ils auraient peur de moi ?
vous vous rappelez bien pourtant, Joseph Dupraz,
Joseph !… Une première porte ; une autre qui s’est fermée.
Et une, et une encore, et elles crient, étant rouillées.
Toutes ces portes qu’on entend.
Et lui alors : « Heureusement !… »
et il pense : « J’ai ma fiancée… »
Mariée !
Deux enfants !
Ah ! brigand ! bougre de brigand !
je sais qui tu es à présent.
Je comprends, j’y ai mis du temps.
Ça n’est pas trois jours, c’est trois ans !…
Ils m’ont pris pour un revenant,
je suis mort parmi les vivants.
Ah ! brigand ! bougre de brigand !
Qu’est-ce que tu vas faire, à présent ?
Attends seulement !… attends seulement !…
Tâche de parler poliment !
Et puis, tranquille !… Bon… Tu m’entends ?
qu’est-ce que tu vas faire à présent ?
As-tu déjà tout oublié ?
Et ce livre bien relié ?
Il est avec mes affaires.
Tu as tout le nécessaire.
Et puis, tu es soldat, ou quoi ?
Cache moi ça !
C’est ça !… Ôte ce sac, pose-le là !…
C’est ça !… Tu reprends la position…
Garde à vous !… À présent, attention !
Tu vas ôter ton bonnet de police. Mets ça ! Tiens !
Elle te va joliment bien.
Ôte ta vareuse, on te trouvera un veston.
Tu reprends la position.
Tu reprends la position…
Garde à vous !… C’est pas fini.
Le livre, où est-ce que tu l’as mis ?
Ah ! oui, tu me l’as déjà dit.
Va le chercher.
Rien que le livre ! Bon. Tu l’as ?
À présent, tu reviens vers moi.
Mais ne le tiens pas comme ça.
Tu pourrais le perdre, mets-le sous ton bras.
Un livre qui vaut des millions
mérite un peu de considération.
Ce que j’ai, ce que tu as ;
chacun son bien, comme tu vois.
parce qu’il connaissait l’événement avant le temps.
Il se mit à lire tant qu’il put,
alors tout l’argent qu’il voulut,
et avec cet argent tout ce qu’il voulait ;
marchand d’abord, marchand d’objets,
marchand de toute espèce d’objets d’abord, et puis
il n’y eut même plus besoin d’objets, parce qu’on entre dans l’esprit,
et j’use des autres comme j’entends,
parce que je sais, moi, là où les autres croient seulement.
C’est un livre… un coffre-fort !
On n’a qu’à l’ouvrir, on tire dehors…
Des titres.
Des billets.
De l’OR.
Et les grandes richesses, alors,
et tout ce que les grandes richesses sont dans la vie,
femmes, tableaux, chevaux, châteaux, tables servies ;
tout, j’ai tout, tout ce que je veux ;
Alors il sort, parfois, le soir, se promener.
Ainsi, ce soir ; c’est un beau soir de mai.
Un beau soir de mai, il fait bon ;
il ne fait pas trop chaud comme plus tard dans la saison.
On voit le merle faire pencher la branche, puis, la quittant,
la branche reprend sa place d’avant.
J’ai tout, les gens arrosent les jardins, « combien d’arrosoirs ? »
fins de semaine, samedis soir,
il se sent un peu fatigué,
les petites filles jouent à capitaine russe partez,
j’ai tout, j’ai tout ce qu’ils n’ont pas,
quand tout l’air sent bon comme ça,
seulement l’odeur n’entre pas ;
tout le monde, et pas moi, qui est en train de s’amuser ;
des amoureux partout, personne pour m’aimer ;
les seules choses qui font besoin,
elles ne peuvent pas s’acheter ;
c’est pas la nourriture qui compte, c’est le goût ;
alors, je n’ai rien, ils ont tout.
parce que toutes les cordes y sont ;
il valait dix francs, il valait bien mieux ;
Satan ! Satan ! tu m’as volé,
les choses ne peuvent plus entrer ;
prisonnier de soi, prisonnier,
comment faire pour s’échapper ?
et il l’a ouvert encore une fois,
l’a ouvert, l’a repoussé ;
Satan ! Satan ! tu m’as volé !
les autres sont heureux, comment est-ce qu’ils font ?
les amoureux sont sur le banc,
comment faire ? comment faire pour être comme avant ?
dis donc, parce que tu dois savoir,
comment faire pour ne rien avoir ?
est-ce qu’il faut les verser à votre compte-courant ?
Faites comme vous voudrez !
Il recommence à se questionner.
On m’envie comme jamais homme n’a été envié, on m’envie,
je suis mort, je suis hors la vie.
Je suis énormément riche, je suis riche énormément,
je suis mort parmi les vivants.
En voilà-t-il pas des façons
pour un pauvre petit violon !…
Va-t’en, je te dis, va-t’en !…
de la scène. Même voix.
Je vois qu’on y revient pourtant !
On commence par dire non,
puis on se fait une raison…
du fond. Voix de fausset, et comme s’il
s’agissait d’un autre personnage.
Est-ce qu’il est permis d’entrer ?
Qu’est-ce que vous voulez ?
On voudrait vous parler…
Mais permettez !…
quelque chose, Monsieur, que vous avez laissé tomber.
Est-ce tout ?
Monsieur, on va vous expliquer…
J’ai mon carton sur le palier,
des raretés, des curiosités…
Non, merci.
Par pitié, Monsieur, par pitié…
Tenez.
Monsieur, on a sa dignité.
Rien qu’on ne l’ait d’abord gagné.
On fait son métier, son petit métier.
Mon carton est sur le palier.
Si j’allais vite le chercher ?…
Regardez, Monsieur, regardez !…
Des bagues, des montres, des colliers ?
Non ?
Des dentelles ? Non ? Dites non sans vous gêner…
C’est vrai, vous n’êtes pas marié…
On fait son métier, son petit métier…
Et une médaille en argent doré ?…
Toujours non ?… J’ai trouvé !
Un beau portrait tout encadré.
Ah ! voilà qui a l’air de vous intéresser.
Est-ce encore non ?… est-ce encore non ?…
Et si on vous offrait un petit violon ?
Combien ?
Combien ? je vous dis.
On s’arrange toujours entre amis.
Je vous permets de l’essayer,
nous conviendrons du prix après.