Histoire du soldat/Texte entier
lue, jouée et dansée
avec la musique d’IGOR STRAWINSKY
et
les décors de RENÉ AUBERJONOIS
Une petite scène mobile montée sur tréteaux. De chaque côté, un tambour. Sur un des tambours est assis le lecteur devant une petite table avec une chopine de vin blanc et un verre ; l’orchestre s’installe sur l’autre.
LE SOLDATLE DIABLE
HISTOIRE DU SOLDAT
PREMIÈRE PARTIE
Entre Denges et Denezy,
un soldat qui rentre au pays.
Quinze jours de congé qu’il a,
marche depuis longtemps déjà…
A marché, a beaucoup marché,
s’impatiente d’arriver,
parce qu’il a beaucoup marché…
Il n’y a pas, c’est un joli endroit…
Mais le vilain métier qu’on a !
Toujours en route, jamais le sou…
C’est ça ! mes affaires sens-dessus-dessous !
Mon Saint-Joseph qui est perdu !
non, tant mieux !… Va toujours fouillant,
sort des papiers avec des choses dedans,
des cartouches, sort un miroir,
(tout juste si on peut s’y voir),
mais le portrait, où est-ce qu’il est ?
(un portrait de sa bonne amie qui lui a donné son portrait).
Il l’a retrouvé, il va plus profond,
il sort un petit violon.
On voit que c’est du bon marché,
il faut tout le temps l’accorder…
Donnez-moi votre violon.
Non !
Vendez-le moi.
Je vous ai dit que non.
prenant dans la main droite le livre
qu’il a sous le bras gauche.
Changez-le moi contre ce livre.
Je sais pas lire.
Pas besoin de savoir lire.
C’est un livre, je vais vous dire,
c’est un livre… un coffre-fort !
On n’a qu’à l’ouvrir, on tire dehors…
Des titres !
Des billets !
DE L’OR !
Faudrait me le montrer d’abord.
Je suis parfaitement d’accord.
À terme, à vue, cours des changes…
Pas moyen d’y rien comprendre.
On lit, mais on ne comprend pas…
Je ne comprends pas.
Allez-y toujours ! ça viendra.
Et puis, aussi, Monsieur, si ce livre vaut tant d’argent,
mon violon, il m’a coûté dix francs.
Raison de plus !…
Eh bien, alors, c’est entendu.
À terme, à vue, cours des changes,
C’est un livre qui dit les choses avant le temps, drôle ça !…
inutilement essayé de jouer.
Dis donc, tu vas venir chez moi.
Pour quoi faire ?
Ça ne marche pas !
il te faut venir me montrer.
J’ai seulement quinze jours de congé.
Je te prêterai ma voiture, tu iras plus vite qu’à pied.
Et ma mère qui compte sur moi !
Ça n’est pas la première fois.
Et ma fiancée qui m’attend aussi.
Tu lui revaudras ça dans quelques jours d’ici.
Où est-ce que vous habitez ?
Logé, soigné, nourri, rafraîchi, dorloté,
ma voiture pour te ramener,
deux ou trois jours, un tout petit détour,
après quoi riche pour toujours…
Qu’est-ce qu’on aura à manger ?
La cuisine est au beurre et de première qualité.
On aura de quoi boire ?
Rien que du vin bouché.
Et on aura de quoi fumer ?
Des cigares à bagues en papier doré.
Eh bien ! c’est comme vous voudrez.
C’est comme vous voudrez, je vous dis ;
et a suivi le vieux chez lui,
qui se trouve avoir dit l’exacte vérité,
c’est-à-dire que Joseph a eu à boire et à manger,
et a été soigné comme il n’avait jamais été,
et montra au vieux à jouer
et le livre lui fut montré.
Deux jours valant bien le détour,
puis vint ce matin du troisième jour.
Tout à coup il vit le vieux qui entrait,
et le vieux lui dit : « Es-tu prêt ?
Mais d’abord as-tu bien dormi ? »
Et Joseph qui répond que oui.
« Et est-ce qu’on a tenu ce qu’on t’avait promis ? »
Et Joseph qui répond que oui.
« Alors tu es content ? » « Oh ! oui. » « Allons-y ! »
Ils montèrent dans la voiture, la voiture partit.
Mais voilà que Joseph s’accroche des deux mains
au rebord en cuir des coussins ;
« attention ! tiens-toi ! tiens-toi bien !
c’est que mes chevaux vont bon train ; »
il voudrait se lever, il voudrait sauter, pas moyen ;
la calèche est montée en l’air,
elle prend le ciel en travers,
« es-tu content ? es-tu toujours content ? »
elle glisse en l’air au-dessus des champs,
combien de temps ? il n’y a plus de temps…
Entre Denges et Denezy,
un soldat qui rentre au pays.
A marché, a beaucoup marché,
se réjouit d’être arrivé,
parce qu’il a beaucoup marché…
Bravo ! ça y est ! on est chez nous ; bonjour, Madame Chappuis !
elle est dans son plantage, bonjour, comment ça va-t-il ?
elle n’entend pas, mais voilà Louis, eh ! Louis !
hein, quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? lui non plus qui ne répond pas ?
eh ! Louis, tu ne me reconnais pas, ou quoi ?
Joseph, Joseph le soldat,
Joseph, tu te rappelles bien,
(l’autre continue son chemin,
il continue aussi le sien) ;
et voilà la maison d’école, avec sa cloche et les engins,
Joseph, Joseph, vous vous rappelez bien !
voilà le four, l’auberge et partout des gens, à présent,
des hommes, des femmes, des enfants,
qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?
est-ce qu’ils auraient peur de moi ?
vous vous rappelez bien pourtant, Joseph Dupraz,
Joseph !… Une première porte ; une autre qui s’est fermée.
Et une, et une encore, et elles crient, étant rouillées.
Toutes ces portes qu’on entend.
Et lui alors : « Heureusement !… »
et il pense : « J’ai ma fiancée… »
Mariée !
Deux enfants !
Ah ! brigand ! bougre de brigand !
je sais qui tu es à présent.
Je comprends, j’y ai mis du temps.
Ça n’est pas trois jours, c’est trois ans !…
Ils m’ont pris pour un revenant,
je suis mort parmi les vivants.
Ah ! brigand ! bougre de brigand !
Qu’est-ce que tu vas faire, à présent ?
Attends seulement !… attends seulement !…
Tâche de parler poliment !
Et puis, tranquille !… Bon… Tu m’entends ?
qu’est-ce que tu vas faire à présent ?
As-tu déjà tout oublié ?
Et ce livre bien relié ?
Il est avec mes affaires.
Tu as tout le nécessaire.
Et puis, tu es soldat, ou quoi ?
Cache moi ça !
C’est ça !… Ôte ce sac, pose-le là !…
C’est ça !… Tu reprends la position…
Garde à vous !… À présent, attention !
Tu vas ôter ton bonnet de police. Mets ça ! Tiens !
Elle te va joliment bien.
Ôte ta vareuse, on te trouvera un veston.
Tu reprends la position.
Tu reprends la position…
Garde à vous !… C’est pas fini.
Le livre, où est-ce que tu l’as mis ?
Ah ! oui, tu me l’as déjà dit.
Va le chercher.
Rien que le livre ! Bon. Tu l’as ?
À présent, tu reviens vers moi.
Mais ne le tiens pas comme ça.
Tu pourrais le perdre, mets-le sous ton bras.
Un livre qui vaut des millions
mérite un peu de considération.
Ce que j’ai, ce que tu as ;
chacun son bien, comme tu vois.
parce qu’il connaissait l’événement avant le temps.
Il se mit à lire tant qu’il put,
alors tout l’argent qu’il voulut,
et avec cet argent tout ce qu’il voulait ;
marchand d’abord, marchand d’objets,
marchand de toute espèce d’objets d’abord, et puis
il n’y eut même plus besoin d’objets, parce qu’on entre dans l’esprit,
et j’use des autres comme j’entends,
parce que je sais, moi, là où les autres croient seulement.
C’est un livre… un coffre-fort !
On n’a qu’à l’ouvrir, on tire dehors…
Des titres.
Des billets.
De l’OR.
Et les grandes richesses, alors,
et tout ce que les grandes richesses sont dans la vie,
femmes, tableaux, chevaux, châteaux, tables servies ;
tout, j’ai tout, tout ce que je veux ;
Alors il sort, parfois, le soir, se promener.
Ainsi, ce soir ; c’est un beau soir de mai.
Un beau soir de mai, il fait bon ;
il ne fait pas trop chaud comme plus tard dans la saison.
On voit le merle faire pencher la branche, puis, la quittant,
la branche reprend sa place d’avant.
J’ai tout, les gens arrosent les jardins, « combien d’arrosoirs ? »
fins de semaine, samedis soir,
il se sent un peu fatigué,
les petites filles jouent à capitaine russe partez,
j’ai tout, j’ai tout ce qu’ils n’ont pas,
quand tout l’air sent bon comme ça,
seulement l’odeur n’entre pas ;
tout le monde, et pas moi, qui est en train de s’amuser ;
des amoureux partout, personne pour m’aimer ;
les seules choses qui font besoin,
elles ne peuvent pas s’acheter ;
c’est pas la nourriture qui compte, c’est le goût ;
alors, je n’ai rien, ils ont tout.
parce que toutes les cordes y sont ;
il valait dix francs, il valait bien mieux ;
Satan ! Satan ! tu m’as volé,
les choses ne peuvent plus entrer ;
prisonnier de soi, prisonnier,
comment faire pour s’échapper ?
et il l’a ouvert encore une fois,
l’a ouvert, l’a repoussé ;
Satan ! Satan ! tu m’as volé !
les autres sont heureux, comment est-ce qu’ils font ?
les amoureux sont sur le banc,
comment faire ? comment faire pour être comme avant ?
dis donc, parce que tu dois savoir,
comment faire pour ne rien avoir ?
est-ce qu’il faut les verser à votre compte-courant ?
Faites comme vous voudrez !
Il recommence à se questionner.
On m’envie comme jamais homme n’a été envié, on m’envie,
je suis mort, je suis hors la vie.
Je suis énormément riche, je suis riche énormément,
je suis mort parmi les vivants.
En voilà-t-il pas des façons
pour un pauvre petit violon !…
Va-t’en, je te dis, va-t’en !…
de la scène. Même voix.
Je vois qu’on y revient pourtant !
On commence par dire non,
puis on se fait une raison…
du fond. Voix de fausset, et comme s’il
s’agissait d’un autre personnage.
Est-ce qu’il est permis d’entrer ?
Qu’est-ce que vous voulez ?
On voudrait vous parler…
Mais permettez !…
quelque chose, Monsieur, que vous avez laissé tomber.
Est-ce tout ?
Monsieur, on va vous expliquer…
J’ai mon carton sur le palier,
des raretés, des curiosités…
Non, merci.
Par pitié, Monsieur, par pitié…
Tenez.
Monsieur, on a sa dignité.
Rien qu’on ne l’ait d’abord gagné.
On fait son métier, son petit métier.
Mon carton est sur le palier.
Si j’allais vite le chercher ?…
Regardez, Monsieur, regardez !…
Des bagues, des montres, des colliers ?
Non ?
Des dentelles ? Non ? Dites non sans vous gêner…
C’est vrai, vous n’êtes pas marié…
On fait son métier, son petit métier…
Et une médaille en argent doré ?…
Toujours non ?… J’ai trouvé !
Un beau portrait tout encadré.
Ah ! voilà qui a l’air de vous intéresser.
Est-ce encore non ?… est-ce encore non ?…
Et si on vous offrait un petit violon ?
Combien ?
Combien ? je vous dis.
On s’arrange toujours entre amis.
Je vous permets de l’essayer,
nous conviendrons du prix après.
SECONDE PARTIE
Entre Denges et Denezy,
et il s’en va droit devant lui.
Où est-ce qu’il va comme ça ?…
marche depuis longtemps déjà,
le ruisseau, ensuite le pont,
où est-ce qu’il va ? le sait-on ?
Il ne le sait pas lui-même, il ne le sait pas, lui non plus,
et seulement qu’il a fallu,
parce qu’on n’y tenait plus.
on n’a rien dit à personne, on s’est sauvé
après le livre déchiré ;
et on est comme dans le temps,
avec le sac en moins et les choses dedans.
Sur la route de Denezy,
à cause que c’est le pays,
et puis, que non ! ce n’est plus lui.
Et le dos tourné au pays.
A été, a encore été,
a marché, a beaucoup marché…
Un autre pays à présent,
avec un village dedans,
trois décis qu’il a commandés ;
on boira son verre, et après ?
et il s’est mis à regarder,
regarde à travers les petits carreaux,
par l’intervalle des rideaux,
les rideaux blancs, les jolis rideaux blancs,
regarde les feuilles qui bougent,
et puis quoi ? tout à coup, ce tas de monde autour du four…
Ce tas de monde autour du four,
c’est qu’on a battu le tambour,
et on a battu le tambour à cause de la fille du roi
(le roi de ce royaume-là),
qui est malade, ne dort pas,
ne mange pas, ne parle pas,
et, le roi, il fait dire au son du tambour, comme ça :
qu’il donnera la fille au roi
(le roi de ce royaume-là),
à celui qui la guérira…
(quand même on ne se connaît pas,
mais c’est que moi aussi j’ai été soldat).
Et c’est pourquoi je t’appelle collègue, et quand je t’ai vu entrer,
je me suis dit : allons lui parler.
Il n’a pas l’air tant content, je me suis dit, alors essayons.
C’est peut-être pour lui une bonne occasion.
La fille au roi,
c’est fait pour toi.
Parce que, moi, vois-tu, moi je suis déjà marié,
et, toi, tu as ta liberté.
Médecin, quoi ? c’est ce qu’on veut, tu ne risques rien,
tu viens, tu dis : je suis soldat-médecin ;
même si tu ne réussis pas, ça vaut le coup… »
Pourquoi pas ?
Pourquoi pas, après tout.
Au revoir collègue et merci du renseignement !
Se lève dans le même instant.
Il se lève, il sort, il s’en va.
À l’entrée des jardins du roi,
les gardes lui demandent où il va :
où je vais ? je vais chez le roi !
On a fait marcher la musique, le roi m’a reçu, ça va bien ;
il m’a dit : « Vous êtes médecin ? » j’ai dit : « Oui, soldat-médecin… »
« C’est qu’il en est déjà venu beaucoup pour rien… »
« Oh ! moi, j’ai dit, j’ai un moyen… »
« Alors vous verrez ma fille demain… »
Ça va bien ! je dis, ça va bien !
Le collègue avait raison. Et, en effet, pourquoi pas moi ?
Une fille qu’on aurait à soi
depuis le temps qu’on n’en a pas !…
Qu’en dites-vous, les cartes, qu’en dites-vous ?
Sept de cœur, dix de cœur, rien que du cœur, rien que de l’atout…
Et je dis bien : pourquoi pas moi ?
une fille qu’on aurait à soi, rien qu’à soi,
et, encore, la fille au roi…
On est arrivé avant toi.
Tu as eu tort de te fâcher,
tu étais riche, considéré…
Un coup de tête, rien de plus ;
mon pauvre ami, tu es perdu.
Sept de cœur, dix de cœur, reine de cœur,
on se disait : c’est le bonheur !
On y croyait quand même, ou bien ?…
Seulement c’est moi qui l’ai, le moyen.
LE DIABLE, parallèlement aux répliques ci-contre, et avec des temps entre chaque phrase qu’il remplit en faisant des jongleries sur son violon.
Moyen unique ! remède unique ! Jeu du diable.
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LECTURE, sourdement.
C’est vrai, ce qu’il dit, il me tient ; et c’est lui qui l’a, le moyen ; moi, je n’ai rien, je n’ai plus rien.
Arrêt brusque. Puis le lecteur s’adresse tout à coup au soldat.
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Jeu.
Il n’y a qu’elle cher ami… Jeu.
Fini !… fini !… Jeu.
Fini !… fini !… Jeu du diable brusquement interrompu par la demande du soldat.
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Hardi ! vas-y quand même ! saute lui dessus, casse-lui les reins !
LE SOLDAT, sans bouger.
C’est pas un homme, je ne lui peux rien. LE LECTEUR
Que si ! que si ! tu lui peux quelque chose, je te dis ; lui, il te tient encore, parce que tu as de l’argent à lui.
Le soldat lève la tête et regarde le lecteur.
Débarrasse-toi de cet argent, tu es sauvé. Joue aux cartes avec lui : il va te le gagner.
|
Jouez-vous ? on a de l’argent.
Comment ?
Je vous dis : Voulez-vous jouer ?
Cher ami…
mais très volontiers.
Il gagnera, il veut toujours gagner.
Tu vas perdre : il est perdu.
De l’or, des billets, des écus.
Très bien !
Combien ?
Dix centimes le point.
Deux francs le point, pas un sou de moins.
Si vous voulez, mais attention !…
plus de livre, plus de violon ;
restaient les petits sous, les petits sous s’en vont…
Ensuite ce sera la fin…
Vous n’aurez plus rien,
plus rien que la faim. F… a… i… m…, faim !
Tu vois ; jamais plus, jamais plus !
Tu iras pieds nus, tu iras tout nu.
Hardi ! cent sous !
Je dis : cent sous.
Tu… tu es fou !
Cinquante francs !
le violon sous son bras.
Doucement… monsieur… dou… cement…
Ga… gné quand même.
Tout ton argent.
Tout mon argent !
As de pique, as… de… pique…, et… toi ?
Reine de cœur !
C’est… c’est… encore moi.
Tu vois, tu vois !
Tu vois, tu vois, il va tomber !
Attends. À présent, lève-toi.
Donne-lui à boire ! ça le remettra !
Dis-lui : « À votre bonne santé ! »
Tenez ! ça vous remettra.
Je vous dis de boire, tenez !
Et je bois à votre santé.
Encore un !
Voouus a…bu…sez !…
Attention ! il va tomber.
On est léger ! on est léger !
Eh ! eh ! peut-on essayer ?
Il n’en a pas encore assez !
dans la bouche du diable.
Ah ! c’est comme ça. Eh bien, tiens !… tiens !… tiens !…
Tu reprends ton bien.
Mademoiselle, à présent, on peut le dire,
sûrement qu’on va vous guérir
On va tout de suite aller vers vous,
parce qu’à présent on peut tout.
On va venir, on va oser,
parce qu’on s’est retrouvé.
On va venir, on se sent fort ;
on a été tiré de la mort, on va vous tirer de la mort.
Fin du petit concert.
Le soldat entre et se met à jouer.
Musique.
Elle ouvre les yeux, elle se tourne vers le soldat. Elle sourit.
Le rideau se baisse.
Danses devant le rideau. Tango. Valse. Rag-time. Fin de la musique.
par la porte du fond.
Ça va bien pour le moment,
mais le royaume n’est pas tant grand.
Qui les limites franchira
en mon pouvoir retombera.
Ne poussez pas plus loin qu’il est permis,
sans quoi Madame sera forcée de se remettre au lit ;
et, quant au prince son époux,
qu’il sache qu’à présent ma patience est à bout…
On le mènera droit en bas
où, tout vivant, il rôtira.
Il ne faut pas vouloir ajouter à ce qu’on a ce qu’on avait,
on ne peut pas être à la fois qui on est et qui on était.
On n’a pas le droit de tout avoir : c’est défendu.
Le trop beau n’est même plus beau ;
qui veut plus qu’un n’a que zéro.
« J’ai tout, j’ai tout, » pense-t-il.
Mais un jour, elle, elle lui dit :
« Je ne sais rien encore de toi, raconte-moi,
raconte-moi un peu de toi. »
« C’est que c’est dans le temps, tout là-bas,
dans le temps que j’étais soldat ;
tout là-bas chez ma mère dans mon village, loin, bien loin,
et j’ai oublié le chemin. »
« Si on allait, si on allait !… » « Tu sais bien que c’est défendu. »
« On sera vite revenus,
et personne n’en saura rien ! »
Et elle le regarde, et elle lui dit :
« Tu en as bien envie, toi aussi !…
Que si !… que si !… que si !… que si !… »
« Que si, je vois bien, » qu’elle dit.
Et lui disait : « Venez ici. »
Mais elle : « Est-ce que c’est oui ? »
Et il réfléchissait et voilà qu’il pensa :
« Peut-être que ma mère me reconnaîtra, cette fois ;
elle viendrait habiter avec nous,
et, comme ça, on aurait tout… »
« Est-ce que c’est oui ? est-ce que c’est oui ?…
Je savais bien ! Toi aussi, toi aussi !… »
Ils sont partis, ils sont près d’arriver.
On commence à voir le clocher.
Voilà, à présent, la borne-frontière.
Elle, elle est restée en arrière.
Il l’appelle, il s’est retourné…
On voit le soldat qui s’est retourné et fait des signes.