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Histoire du véritable Gribouille/2

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J. Hetzel et Cie (p. 67-125).

SECONDE PARTIE

Comment Gribouille se jeta dans le feu par crainte d’être brûlé.


Lorsque Gribouille eut fait environ deux cents lieues à la nage, il se sentit un peu fatigué et il eut faim, quoiqu’il eût fait tout ce chemin en moins de deux heures. Il y avait longtemps qu’il ne descendait plus le cours du ruisseau et qu’il naviguait en pleine mer sans s’en apercevoir, car il lui semblait rêver et ne pas bien savoir ce qui se passait autour de lui. Il ne voyait plus la demoiselle bleue ; il est à croire qu’elle l’avait quitté lorsque le ruisseau s’était jeté dans une rivière, laquelle rivière s’était jetée dans un fleuve, lequel fleuve avait conduit Gribouille jusqu’à la mer.

Gribouille, revenant à lui-même, fit un effort pour se reconnaître et ne se trouva plus figure humaine : il n’avait plus, en guise de pieds et de mains, que des feuilles vertes toutes mouillées ; son corps était en bois couvert de mousse, sa tête était un gros gland d’Espagne sucré, du moins Gribouille le pensait, car il sentait comme un goût de sucre dans la bouche qu’il n’avait plus. Il fut étonné de se voir dans cet état et de reconnaître que son voyage l’avait changé en une branche de chêne qui flottait sur l’eau. Les gros poissons qu’il rencontrait par milliers le flairaient en passant, puis détournaient la tête d’un air de dégoût. Les oiseaux de mer s’abattaient jusque sur lui pour l’avaler ; mais, dès qu’ils l’avaient regardé de près, ils s’en allaient plus loin, pensant que ce n’était point un plat de leur cuisine. Enfin il vint un grand aigle, qui le prit assez délicatement dans son bec et qui l’emporta à travers les airs.

Gribouille eut un peu peur de se voir si haut ; mais il sentit bientôt qu’en le séchant l’air lui donnait de la force et de la nourriture, car sa faim le quitta, et il se fût trouvé fort à l’aise si les projets de l’aigle à son égard ne lui eussent donné quelque inquiétude.

Cependant, comme il continuait à penser et à raisonner sous sa forme de branche, il se dit bientôt : Je suis près de de terre, puisque l’aigle, qui n’est pas un oiseau marin, est venu me chercher dans les eaux ; il m’emporte, et ce n’est pas pour me manger, car il aime la chair et non pas les glands ; il veut donc faire de moi une broussaille pour son nid, et bientôt sans doute je vais me trouver sur le faîte d’un arbre ou d’un rocher.

Gribouille raisonnait fort bien. Il vit bientôt le rivage et une grande île déserte où il n’y avait que des arbres, de l’herbe et des fleurs qui brillaient au soleil et embaumaient l’air à vingt lieues à la ronde.

L’aigle le déposa dans son aire et partit pour aller chercher quelqu’autre broussaille. Gribouille, se voyant seul, avait bien envie de s’en aller ; mais comment faire, puisqu’il n’avait plus ni pieds ni jambes ? Au moins, disait-il, quand j’étais sur l’eau, l’eau me poussait et me faisait avancer ; à présent, que deviendrai-je ? je m’en vais certainement me faner, me dessécher et mourir, puisque je suis une branche coupée et jetée aux vents.

Gribouille versa quelques larmes, mais il reprit courage en songeant que les fées ou les bons génies l’avaient protégé contre les assauts de l’affreux bourdon, et que, sans doute, ils lui avaient fait subir cette métamorphose pour le préserver de ses poursuites. Il aurait bien voulu les invoquer encore, et surtout revoir près de lui la demoiselle bleue qui lui avait parlé sur le ruisseau ; mais il était aussi muet qu’une souche, et il ne pouvait pas faire de lui-même le plus petit mouvement.

Mais voilà que tout d’un coup s’éleva un furieux coup de vent qui bouleversa le nid de l’aigle et transporta Gribouille au beau milieu de l’île.

Il n’eut pas plutôt touché la terre qu’il vit s’agiter autour de lui toutes les herbes et toutes les fleurs ; et un beau narcisse blanc, au pied duquel il s’était trouvé retenu, se pencha, l’embrassa sur la joue, et lui dit : « Te voilà donc enfin, mon cher Gribouille ? il y a bien longtemps que nous t’attendons. »

Une marguerite se prit à rire et dit : « Vraiment, nous allons bien nous amuser, à présent que le bon Gribouille sera des nôtres. »

Et une folle avoine s’écria : « Je suis d’avis que nous donnions un grand bal pour fêter l’arrivée de Gribouille.

— Patience ! reprit le narcisse, qui avait l’air plus raisonnable que les autres ; vous ne pourrez rien pour Gribouille tant que la reine ne l’aura pas embrassé.

— C’est juste, répondirent les autres plantes ; faisons un somme en attendant ; mais prenons garde que le vent, qui est en belle humeur aujourd’hui, ne nous enlève Gribouille. Enlaçons-nous autour de notre ami. »

Alors le narcisse étendit sur la tête de Gribouille une de ses grandes feuilles, en lui disant : « Dors, Gribouille, voilà un parasol que je te prête. » Cinq ou six primevères se couchèrent sur ses pieds, une troupe de jeunes muguets vint s’asseoir sur sa poitrine, et une douzaine d’aimables pervenches se roulèrent autour de lui et l’enlacèrent si adroitement, que le plus méchant vent du monde n’eût pu l’emporter.

Gribouille, ranimé par la bonne odeur de ces plantes affables, par la fraîcheur de l’herbe et le doux ombrage du narcisse, goûta un sommeil délicieux, tandis que les muguets lui faisaient tout doucement cent petits contes à dormir debout, et que les pâquerettes chantonnaient des chansonnettes qui n’avaient ni rime ni raison, mais qui procuraient des rêves fort agréables.

Enfin Gribouille fut réveillé par des voix plus hautes. On chantait et on dansait autour de lui : tout le monde paraissait ivre de joie ; les liserons s’agitaient comme des cloches à toute volée, les graminées jouaient des castagnettes, les muguets faisaient mille courbettes et révérences, et le grave narcisse lui-même chantait à tue-tête, tandis que les pâquerettes riaient à gorge déployée.

« Enfants sans cervelle, dit alors d’un ton maternel une très-douce voix, n’avez-vous pas une bonne nouvelle à m’apprendre, ce matin ? »

Aussitôt des millions de voix crièrent ensemble : Gribouille ! Gribouille ! Gribouille ! Et, s’écartant comme un rideau, toutes les plantes découvrirent aux yeux charmés de Gribouille le doux visage de la reine.

C’était la Reine des prés, cette belle fleur élégante, menue et embaumée qui vient au printemps et qui aime les endroits frais.

« Lève-toi, mon cher Gribouille, dit-elle, viens embrasser ta marraine. »

Aussitôt Gribouille sentit qu’il retrouvait ses pieds, ses bras, ses mains, son visage et toute sa personne. Il se leva bien lestement, et toute la prairie fit un cri de joie à l’apparition du véritable Gribouille. La reine daigna dépouiller son déguisement et elle se montra sous sa figure naturelle, qui était celle d’une fée plus belle que le jour, plus fraîche que le mois de mai et plus blanche que la neige ; seulement elle conservait sa couronne de fleurs de reine des prés, qui, en se mêlant à ses cheveux blonds, semblait plus belle qu’une couronne de grappes de perles fines.

« Allons, mes enfants, dit-elle, levez-vous aussi, et que les yeux dessillés de Gribouille vous voient tels que vous êtes. »

Il y eut un moment d’hésitation, et le Narcisse prenant la parole :

« Chère reine, dit-il, tu sais bien que, pour nous faire paraître dans toute notre beauté, il nous faut un de tes divins sourires, et tu es si occupée de l’arrivée de Gribouille, que tu ne songes pas à nous l’adresser. »

La reine sourit tout naturellement à ce reproche, et Gribouille, sur qui ce sourire passa aussi comme un éclair, éprouva un mouvement de joie mystérieuse si subit, qu’il en pensa mourir de joie. Toute la prairie en ressentit l’effet ; on eût dit que le rayon d’un soleil mille fois plus clair et plus doux que celui qui éclaire les hommes avait ranimé et transformé toutes les choses vivantes. Toutes les fleurs, toutes les herbes, tous les arbustes de l’île devinrent autant de sylphes, de petites fées, de beaux génies qui parurent, les uns sous les traits d’enfants beaux comme les amours, de filles charmantes, de jeunes gens enjoués et raisonnables, les autres sous la figure de superbes dames, de nobles vieillards et d’hommes d’un aspect franc, libre, aimant et fort. Enfin tout ce monde-là était beau et agréable à voir, les vieux comme les jeunes, les petits comme les grands. Tous étaient vêtus des tissus les plus fins, les uns éclatants, les autres aussi doux à regarder que les couleurs des plantes dont ils avaient adopté le nom et les emblèmes. Les enfants faisaient mille charmantes folies, les gens graves les regardaient avec tendresse et protégeaient leurs ébats. Les jeunes personnes dansaient et chantaient, et charmaient par leur grâce et leur modestie. Tous et toutes s’appelaient frères et sœurs et se chérissaient comme les enfants de la même mère, et cette mère était la reine des prés, éternellement jeune et belle, qui ne commandait que par ses sourires et ne gouvernait que par sa tendresse.

Elle prit Gribouille par la main et le promena au milieu des groupes nombreux qui s’étaient formés dans la prairie ; puis, quand tout le monde l’eut choyé et caressé, elle lui dit :

« Va et sois libre ; amuse-toi, sois heureux : cette fête ne sera pas longue : car j’ai beaucoup d’affaires. Elle ne durera que cent ans, profites-en pour t’instruire de notre science magique. Ici l’on fait les choses vite et bien. Après la fête, je causerai avec toi et je te dirai ce que tu dois savoir pour être un magicien parfait.

— Soit, ma chère marraine, puisque vous l’êtes, dit Gribouille, je me sens en vous une telle confiance que je veux tout ce que vous voudrez. Mais qui fera mon éducation, ici ?

— Tout le monde, dit la reine ; tout le monde est aussi savant que moi, puisque j’ai donné à tous mes enfants ma sagesse et ma science.

— Est-ce donc que vous allez nous quitter pendant ces cent ans ? dit Gribouille ; j’en mourrais de regret, car je vous aime de tout l’amour que j’aurais eu pour ma mère si elle l’eût permis.

— Je ne te quitterai pas, pour un si court moment que j’ai à passer près de toi et de mes autres enfants, dit la reine. Je reste au milieu de vous ; tu me verras toujours, tu pourras toujours venir près de moi pour me parler et me questionner ; mais tu vois, tes frères et tes sœurs sont impatients de te réjouir et de te fêter. N’y sois pas insensible, car toute cette joie, tout ce bonheur dont tu les vois enivrés, se changeraient en tristesse et en larmes si tu ne les aimais pas comme ils t’aiment.

— À Dieu ne plaise ! » s’écria Gribouille. Et il s’élança au milieu de la fête.

Gribouille ne se demanda pas pourquoi tout ce monde si bon, si beau et si heureux avait tant d’amitié pour un pauvre petit étranger comme lui, sorti du monde des méchants. Il ne se permit pas de douter que la chose fût vraie et certaine. Il sentit tout d’un coup que c’est si doux d’être aimé, qu’il faut vite en faire autant et ne point se tourmenter d’autre chose au monde.

La fête fut belle et le temps ne cessa pas d’être magnifique. Il y eut pourtant quelquefois de la pluie, mais une pluie tiède qui sentait l’eau de rose, l’eau de violette, de tubéreuse, de réséda, enfin toutes les meilleures senteurs du monde, et on avait autant de plaisir à sentir tomber cette pluie qu’à la sentir sécher dans les cheveux aux rayons d’un bon soleil qui se dépêchait de la boire. Il y eut aussi de l’orage, du vent et du tonnerre, et c’était un bien beau spectacle auquel on assistait sans rien payer. Il y avait des grottes immenses où l’on se mettait à l’abri pour regarder la mer


en fureur, le ciel en feu, et pour entendre les chants extraordinaires et sublimes que le vent faisait dans les arbres et dans les rochers. Personne n’avait peur, pas même les petits sylphes et les jeunes farfadets. Ils savaient qu’aucun mal ne pouvait les atteindre. Quelquefois les ruisseaux gonflés par l’orage devenaient des torrents ; c’était une joie, un tumulte parmi les enfants et les jeunes filles à qui les franchirait ; et quand on tombait dedans, on riait plus fort, car rien ne faisait mourir dans ce pays-là, on n’y était même jamais malade. Il arrivait pourtant quelquefois des accidents. Les sylphes étourdis tombaient du haut des arbres, ou les jeunes filles se piquaient les doigts aux rosiers et aux acacias. Les jeunes gens, en exerçant leurs forces, faisaient quelquefois, par mégarde, rouler un rocher sur de graves vieillards qui causaient sans méfiance à quelques pas de là.


Mais aussitôt qu’on voyait une blessure, qu’elle fût grande ou petite, la moindre goutte de sang faisait accourir tout le monde ; on s’empressait à qui verserait la première larme sur cette plaie, et aussitôt elle était guérie par enchantement. Mais cela causait un moment de douleur générale, car tout le monde souffrait à la fois du mal que ressentait le blessé. La reine alors arrivait bien vite, bien vite ; elle souriait, et, comme le blessé était déjà guéri, tout le monde était consolé et transporté d’une joie nouvelle à cause du sourire de la reine.

On ne vivait, dans ce pays-là, que de fruits, de graines et du suc des fleurs ; mais on les apprêtait si merveilleusement, leurs mélanges étaient si bien diversifiés, qu’on ne savait lequel de ces plats exquis préférer aux autres. Tout le monde préparait, servait et mangeait le repas. On ne choisissait point les convives : qu’ils fussent jeunes ou vieux, gais ou sérieux, ils étaient tous parfaitement agréables. On riait avec les uns à en mourir, on admirait la sagesse ou l’esprit des autres. Quand même on devenait grave avec les sages, on ne s’ennuyait jamais, parce qu’ils disaient gracieusement toutes choses, et c’était toujours par amitié pour les autres qu’ils parlaient. Les nuits étaient aussi belles que les jours ; on dormait où l’on se trouvait, sur la mousse, sur le gazon, dans les grottes qui étaient illuminées par plus de cent milliards de vers luisants. Si on ne voulait pas dormir, à cause de la beauté de la lune, on se promenait sur l’eau, dans les forêts, sur les montagnes, et on trouvait toujours à qui causer, car partout on pouvait rejoindre des groupes qui faisaient de la musique ou qui célébraient la beauté de la nature et le bonheur de s’aimer.

Enfin les cent ans s’écoulèrent comme un jour, et quand, à la fin de la centième journée, la reine vint prendre Gribouille par la main, il fut fort étonné, car il croyait être à la fin de la première.

« Mon cher enfant, lui dit-elle, j’ai à te parler ; la fête va finir, viens avec moi. »

Elle monta avec Gribouille sur le sommet le plus élevé de l’île et lui fit admirer la beauté de la contrée des fleurs, où dansait et chantait encore, aux premiers rayons des étoiles, cette race heureuse et charmante dont elle était la mère.

« Hélas ! dit Gribouille, saisi pour la première fois depuis cent ans d’une profonde tristesse, vais-je donc quitter tous ces amis ? vais-je redevenir branche de chêne ? vais-je donc retourner dans le pays où règnent les abeilles avares et les bourdons voleurs ? Ma chère marraine, ne m’abandonnez pas, ne me renvoyez pas ; je ne puis vivre ailleurs qu’ici, et je mourrai de chagrin loin de vous.

— Je ne t’abandonnerai jamais, Gribouille, dit la reine, et tu resteras avec nous si tu veux ; mais écoute ce que j’ai à te dire, et tu verras ce que tu as à faire :

« Le pays où tu es né, et qui aujourd’hui a pris définitivement le nom de royaume des bourdons, parce que M. Bourdon y a été nommé roi, était, avant ta naissance, un pays comme les autres, mêlé de bien et de mal, de bonnes et de mauvaises gens. Tes parents n’étaient pas des meilleurs, leurs enfants leur ressemblaient. Tu vins le dernier, et, par un bonheur extraordinaire, je vins à passer au moment de ta naissance dans la forêt où demeurait ton père. Ta mère était au lit, ton père t’examinait et te trouvait plus chétif que ses autres enfants : « Ma foi, disait-il d’une voix grondeuse sur le seuil de sa porte, voilà un marmot qui me coûtera plus qu’il ne me rapportera. Je ne sais à quoi a pensé ma femme de me donner un fils si petit et si vilain ; si je ne craignais de la fâcher, je le ferais noyer comme un petit chat. » Je passais alors sur le ruisseau, sous la forme d’une demoiselle bleue, déguisement que je suis forcée de prendre quand je crains la rencontre du roi des bourdons. Je savais bien que ton père ne te ferait pas mourir, mais je compris qu’il n’était point bon et qu’il ne t’aimerait guère. Je ne pouvais empêcher ce malheur ; mais le besoin que j’ai de faire toujours du bien là où je passe, me donna l’idée de t’adopter pour mon filleul et de te douer de douceur et de bonté, ce qui, à mes yeux, était le plus beau présent que je pusse te faire.

« T’ayant donné un baiser en passant et en t’effleurant de mon aile, je poursuivis mon voyage, car j’étais en mission auprès de la reine des fées, et mon premier soin, en arrivant auprès d’elle, fut de lui demander la permission de te rendre heureux. Elle me l’accorda tout d’abord ; mais bientôt nous vîmes arriver le roi des bourdons, qui se fâcha contre elle, contre moi, et fit beaucoup de menaces, disant que ton pays lui avait été promis, et que nul que lui n’avait droit et pouvoir sur le moindre de ses habitants.

« Il faut que tu saches que, d’après nos lois, une partie grande ou petite, de la terre est assignée pour demeure à chacune des races d’esprits supérieurs, bons ou méchants, qui peuplent le monde des fées et des génies ; mais ce droit est limité à un certain nombre de siècles ou d’années, et ensuite nous changeons de résidence, afin que la même portion de la terre ne reste pas éternellement méchante et malheureuse. De là vient qu’on voit des nations florissantes tomber dans la barbarie, et des nations barbares devenir florissantes, selon que nos bonnes ou mauvaises influences règnent sur elles.

« La reine des fées est aussi juste qu’elle peut l’être, ayant affaire à tant de méchants esprits contre lesquels les bons sont forcés d’être en guerre depuis le commencement du monde ; mais il est écrit dans le grand livre des fées que les méchants esprits, enfants des ténèbres, finiront par se corriger, et que la reine ne doit ni les exterminer, ni les priver des moyens de s’amender. Elle est donc forcée d’écouter leurs promesses, de croire quelquefois à leur repentir, et de leur permettre de recommencer de nouvelles épreuves. Quand ils ont abusé de sa patience et de sa bonté, elle les châtie en les forçant de vivre, des années ou des centaines d’années, sous la forme de certaines plantes et de certains animaux. C’est une faculté que nous avons tous de nous transformer ainsi à volonté ; mais, quand nous subissons cette métamorphose par punition, nous ne sommes plus libres de quitter la forme que l’on nous impose, tant que la reine ne révoque point son arrêt.

— Je suis bien sûr, dit Gribouille, que jamais vous n’avez été punie de la sorte.

— Il est vrai, répondit modestement la reine des prés ; mais, pour en revenir à ton histoire, tu sauras qu’à cette époque le roi des bourdons, qui avait gouverné ton pays environ quatre cents ans auparavant, et qui l’avait affreusement dévasté et maltraité, subissait depuis ce temps-là un châtiment infâme. Il était simple bourdon, une vraie bête brute, condamnée à ramper, à dérober, à bourdonner sur un vieux chêne de la forêt qu’il avait jadis planté de sa propre main, lorsqu’il était le maître et le tyran de la contrée.

— Comment, dit Gribouille, un génie peut-il exister sous cette forme vile, et vivre pendant des siècles de la vie des bêtes ?

— Cela arrive tous les jours, répondit la fée. Rien ne le distingue des autres bêtes, si ce n’est le sentiment de sa misère, de sa honte et de sa déplorable immortalité. Le roi des bourdons était ainsi transformé depuis trois cent quatre-vingt-huit ans lorsque tu vins au monde. Ces trois cent quatre-vingt-huit ans te paraissent bien longs ; mais, dans la vie des êtres immortels, c’est peu de chose, et la punition n’était pas bien dure.

— Comment se fait-il donc, demanda Gribouille, qui s’avisait de tout, que le roi des bourdons, devenu simple et stupide bourdon, se trouvait dans le palais de la reine des fées lorsque vous vîntes demander la permission de me rendre heureux ?

— C’est, répondit la reine des prés, que tous les cent ans, c’est comme qui dirait chez vous toutes les heures, la reine assemble son conseil et permet à tous ses subordonnés, même à ceux qui subissent une transformation honteuse sur sa terre, de comparaître devant son tribunal pour demander quelque grâce, rendre compte de quelque mission, ou manifester quelque repentir. Mais les mauvais génies sont orgueilleux, et ils viennent rarement faire sincèrement leur soumission. Le roi Bourdon venait plutôt là pour narguer la reine. Il le fit bien voir, car il lui rappela qu’elle-même avait prononcé que sa peine expirerait la quatre centième année, et qu’il reprendrait l’empire de ton pays à ce moment-là : « Par conséquent, disait-il, ce Gribouille m’appartient, et la reine des prés (je passe les épithètes grossières dont il m’honora) n’a pas le droit de me l’enlever pour le douer et l’instruire à sa fantaisie. » La reine des fées, ayant réfléchi, prononça cette sentence : « La reine des prés, ma fille, a doué cet enfant des hommes de douceur et de bonté ; nul ne peut détruire le don d’une fée, quand il est prononcé par elle sur un berceau. Gribouille sera donc doux et bon ; mais il est bien vrai que Gribouille vous appartient. Eh bien, je vais prendre une mesure qui, si vous êtes raisonnable, vous empêchera de le tourmenter et de le faire souffrir. Vous ne serez délivré que de sa main. Le jour où il vous dira : « Va, et sois heureux, » vous cesserez d’être un simple bourdon ; vous pourrez quitter votre vieux chêne et régner sur le pays. Mais souvenez-vous de rendre Gribouille très heureux ; car, le jour où il voudra vous quitter, je permettrai à sa marraine de le protéger contre vous, et s’il revient ensuite pour vous punir de votre ingratitude, je ne vous prêterai aucun secours contre lui. »

« Là-dessus la reine prononça la clôture de son conseil : je revins à mon île, et le roi des bourdons retourna à son vieux chêne, où, douze ans après, jour pour jour, ta bonté te fit prononcer ces mots fatals : Va, et sois heureux.

« Aussitôt le méchant insecte qui t’avait piqué redevint le roi des bourdons et prit tout de suite le nom de M. Bourdon ; car il lui avait été interdit par la reine de se présenter les armes à la main, et il ne pouvait ni déposséder le vieux roi, ni se rendre puissant par la force.

« Tu as vu, Gribouille, ce qu’a fait ce méchant génie. Il a séduit et corrompu les hommes de ton pays par ses richesses. Il a augmenté son pouvoir en épousant la princesse des abeilles qui est, en réalité, la princesse des thésauriseurs. Il a rendu beaucoup de gens très riches et le pays florissant en apparence ; mais, sans persécuter les pauvres, il s’est arrangé de manière à les laisser mourir de faim, parce qu’il a su rendre les riches égoïstes et durs. Les pauvres sont devenus de plus en plus ignorants et méchants à force de colère et de souffrance ; si bien que tout le monde se déteste dans ce malheureux pays, et qu’on voit des personnes mourir de chagrin et d’ennui, quelquefois même se tuer par dégoût de la vie, bien qu’elles soient assez riches pour ne rien désirer sur la terre.

« Or donc, Gribouille, continua la reine, voilà cent ans que tu as quitté ton pays de la manière que l’avait prévu la reine des fées. Ton bon cœur n’a pu supporter l’horreur naturelle que t’inspirait le roi des bourdons. Il a voulu te retenir de force, je t’ai sauvé de ses griffes ; il règne à présent et il vit toujours puisqu’il est immortel, quoiqu’il fasse le vieux et parle toujours de sa fin prochaine pour ne pas inquiéter ses sujets. Tes parents ne sont plus. De toutes les personnes que tu as connues, il n’en existe pas une seule. La richesse n’a fait qu’augmenter avec la méchanceté dans ce pays-là ; les hommes en sont venus à s’égorger les uns les autres. Ils se volent, ils se ruinent, ils se haïssent, ils se tuent. Les pauvres font comme les riches, ils se tuent entre eux et ils pillent les riches tant qu’ils peuvent ; c’est une guerre continuelle. Les abeilles, les frelons et les fourmis sont dans un travail effroyable pour s’entre-nuire et s’entre-dévorer. Tout cela est venu de ce que l’esprit d’avarice et de pillarderie a étouffé l’esprit de bonté et de complaisance dans tous les cœurs, et de ce qu’on a oublié une grande science dont, seul de tous les hommes nés sur cette terre malheureuse, tu es aujourd’hui possesseur. »

Gribouille commença par pleurer la mort de ses parents comme s’ils eussent été bien regrettables, et il les eût pleurés longtemps, si la reine des prés, qui voulait le rendre attentif à ses discours, ne l’eût forcé, par un de ses sourires magiques, à redevenir tranquille et satisfait. Alors, se sentant réveillé comme d’un rêve, il ne vit plus le passé et ne songea qu’à l’avenir.

« Ma chère marraine, dit-il, vous dites que seul, parmi les hommes de mon pays, je possède une grande science. On m’a toujours dit autrefois que j’étais né fort simple. Le roi des bourdons a essayé de me rendre habile. J’ai étudié pendant trois ans, chez lui, la science des nombres, et cela ne m’a rien appris dont je sache me servir. Vous m’avez amené ici et vous m’y avez donné cent ans d’un plaisir et d’un bonheur dont je n’avais pas l’idée ; mais on n’a songé qu’à me divertir, à me caresser, à me rendre content, et véritablement j’ai été si content, si heureux, si gai, si fou peut-être, que je n’ai pas songé à faire la plus petite question, et que je ne me sens pas plus magicien que le premier jour. Vous voyez donc que je suis un grand niais ou un grand étourdi, et vraiment j’en suis tout honteux, car il me semble que, dans l’espace de cent ans, j’aurais pu et j’aurais dû apprendre tout ce qu’un mortel peut savoir, lorsqu’il vit au milieu des fées et des génies.

— Gribouille, dit la reine, tu t’accuses à tort et tu te trompes si tu crois ne rien avoir appris. Voyons, interroge ton propre cœur, et dis-moi s’il n’est pas en possession du secret le plus merveilleux qu’un mortel ait jamais pressenti ?

— Hélas ! ma marraine, répondit Gribouille, je n’ai appris qu’une chose chez vous, c’est à aimer de tout mon cœur.

— Fort bien, reprit la reine des prés, et quelle autre chose est-ce que mes autres enfants t’ont fait connaître ?

— Ils m’ont fait connaître le bonheur d’être aimé, dit Gribouille, bonheur que j’avais toujours rêvé et que je ne connaissais point.

— Eh bien, dit la reine, que veux-tu donc savoir de plus beau et de plus vrai ? Tu sais ce que les hommes de ton pays ne savent pas, ce qu’ils ont absolument oublié, ce dont ils ne se doutent même plus. Tu es magicien, Gribouille, tu es un bon génie, tu as plus de science et plus d’esprit que tous les docteurs du royaume des bourdons.

— Ainsi, dit Gribouille, qui commençait à voir clair en lui-même et à ne plus se croire trop bête, c’est la science que vous m’avez donnée qui guérirait les habitants de mon pays de leur malice et de leurs souffrances ?

— Sans doute, répondit la reine, mais que t’importe, mon cher enfant ? Tu n’as plus rien à craindre des méchants ; tu es ici à l’abri de la rancune du roi des bourdons Tu seras immortel tant que tu habiteras mon île, aucun chagrin ne viendra te visiter, tes jours se passeront en siècles de fêtes. Oublie la malice des hommes, abandonne-les à leurs souffrances. Viens, retournons au concert et au bal. Je veux bien les prolonger encore pour toi d’une journée de cent ans. »

Gribouille interrogea son cœur avant de répondre, et, tout d’un coup, il y trouva ce raisonnement-ci : — Ma marraine ne me dit cela que pour m’éprouver ; si j’acceptais, elle ne m’estimerait plus et je ne m’estimerais plus moi-même. » Alors il se jeta au cou de sa marraine et lui dit : « Faites-moi un beau sourire, ma marraine, afin que je ne meure pas de chagrin en vous quittant, car il faut que je vous quitte. J’ai beau n’avoir ni parents ni amis dans mon pays à l’heure qu’il est, je sens que je suis l’enfant de ce pays et que je lui dois mes services. Puisque me voilà riche du plus beau secret du monde, il faut que j’en fasse profiter ces pauvres gens qui se détestent et qui sont pour cela si à plaindre. J’ai beau être heureux comme un génie, grâce à vos bontés, je n’en suis pas moins un simple mortel, et je veux faire part de ma science aux autres mortels. Vous m’avez appris à aimer ; eh bien, je sens que j’aime ces méchants et ces fous qui vont me haïr peut-être, et je vous demande de me reconduire parmi eux. »

La reine embrassa Gribouille, mais elle ne put sourire malgré toute son envie. « Va, mon fils, dit-elle, mon cœur se déchire en te quittant ; mais je t’en aime davantage, parce que tu as compris ton devoir et que ma science a porté ses fruits dans ton âme. Je ne te donne ni talisman, ni baguette pour protéger tes jours contre les entreprises des méchants bourdons, car il est écrit au livre du destin que tout mortel qui se dévoue doit risquer tout, jusqu’à sa vie. Seulement je veux t’aider à rendre les hommes de ton pays meilleurs : je te permets donc de cueillir dans mes prés autant de fleurs que tu en voudras emporter, et chaque fois que tu feras respirer la moindre de ces fleurs à un mortel, tu le verras s’adoucir et devenir plus traitable ; c’est à ton esprit de faire le reste. Quant au roi des bourdons et à ceux de sa famille, il y a longtemps qu’ils seraient corrigés, si cela dépendait de mes fleurs, car, depuis le commencement du monde, ils se nourrissent de leurs sucs les plus doux ; mais cela n’a rien changé à leur caractère brutal, cruel et avide. Préserve-toi donc tant que tu pourras de ces tyrans ; je tâcherai de te secourir ; mais je ne te cache pas que ce sera une lutte bien terrible et bien dangereuse, et que je n’en connais pas l’issue. »

Gribouille alla cueillir un gros bouquet tout en pleurant et soupirant. Tous les habitants de l’île heureuse avaient disparu. La fête était finie ; seulement, chaque fois que Gribouille se baissait pour ramasser une plante, il entendait une petite voix gémissante qui lui disait :

« Prends, prends, mon cher Gribouille, prends mes feuilles, prends mes fleurs, prends mes branches ; puissent-elles te porter bonheur ! puisses-tu revenir bientôt !

Gribouille avait le cœur bien gros ; il eût voulu embrasser toutes les herbes, tous les arbres, toutes les fleurs de la prairie ; enfin il se rendit au rivage où l’attendait sa marraine. Elle tenait à la main une rose dont elle détacha une feuille qu’elle laissa tomber dans l’eau, puis elle dit à Gribouille :

« Voilà ton navire ; pars, et sois heureux dans la traversée. »

Elle l’embrassa tendrement, et Gribouille, sautant dans la feuille de rose, arriva en moins de deux heures dans son pays.

À peine eut-il touché le rivage, qu’une foule de marins accourut, émerveillée de voir aborder un enfant dans une feuille de rose ; car il faut vous dire que Gribouille n’avait pas vieilli d’un jour pendant les cent années qu’il avait passées dans l’île des Fleurs ; il n’avait toujours que quinze ans, et, comme il était petit et menu pour son âge, on ne lui en eût pas donné plus de douze. Mais les mariniers ne s’amusèrent pas longtemps à admirer Gribouille et sa manière de voyager ; ils ne songèrent qu’à avoir la feuille des rose, qui véritablement était une chose fort belle, étant grande comme un batelet, et si solide qu’elle ne laissait pas pénétrer dans son creux la plus petite goutte d’eau.

« Voilà, disaient les mariniers, une nouvelle invention tion qui se vendrait bien cher. Combien, petit garçon, veux-tu vendre ton invention ?

Car ces mariniers étaient riches, et ils s’empressaient tous d’offrir leur bourse à Gribouille, enchérissant les uns sur les autres, et se menaçant les uns les autres.

« Si ma barque vous fait plaisir, dit Gribouille, prenez-la, messieurs. »

Il n’eut pas plutôt dit cette parole, que les mariniers se jetèrent comme des furieux sur la barque, se donnant des coups à qui l’aurait, s’arrachant des poignées de cheveux et se jetant dans la mer à force de se battre. Mais, comme la barque était une feuille de rose de l’île enchantée, à peine l’eurent-ils touchée qu’ils en éprouvèrent la vertu : ils se sentirent tout calmés par la bonne odeur qu’elle avait, et, au lieu de continuer leur bataille, ils convinrent de garder la barque pour eux tous et de la montrer comme une rareté au profit de toute leur bande.

Cette convention faite, ils vinrent remercier Gribouille de son généreux présent, et, quoiqu’ils fussent encore assez grossiers dans leurs manières, ils l’invitèrent de bon cœur à venir dîner avec eux et à demeurer dans celle de leurs maisons qu’il lui plairait de choisir.

Gribouille accepta le repas, et, comme il portait les habits avec lesquels il avait quitté la contrée cent ans auparavant, il fut bientôt un objet de curiosité pour toute la ville, qui était un port de mer. On vint à la porte du cabaret où il dînait avec les marins, et, la nouvelle de son arrivée en feuille de rose s’étant répandue, la foule s’ameuta et commença à crier qu’il fallait prendre l’enfant, le renfermer dans une cage, et le montrer dans tout le pays pour de l’argent.

Les mariniers qui régalaient Gribouille essayèrent de repousser cette foule ; mais quand ils virent qu’elle augmentait toujours, ils lui conseillèrent de se sauver par une porte de derrière et de se bien cacher : « Car vous avez affaire à de méchants gens, lui dirent-ils, et ils sont capables de vous tuer en se battant à qui vous aura.

— J’irai au-devant d’eux, répondit Gribouille en se levant, et je tâcherai de les apaiser.

— Ne le faites point, dit une vieille femme qui servait le repas, vous feriez comme défunt Gribouille, qui, à ce que m’a conté ma grand’mère, se noya dans la rivière pour se sauver de la pluie. »

Gribouille eut bien envie de rire : il quitta la table et, ouvrant la porte, il alla au milieu de la foule, tenant devant lui son bouquet qu’il fourrait vitement dans le nez de ceux qui venaient se jeter sur lui. Il n’eût pas plutôt fait cette expérience sur une centaine de personnes, qu’elles l’entourèrent pour le protéger contre les autres ; et, peu à peu, comme les fleurs de l’île enchantée ne se flétrissaient point et qu’elles répandaient un parfum que n’eût pas épuisé la respiration de cent mille personnes, toute la population de cet endroit-là se trouva calmée comme par miracle. Alors, au lieu de vouloir enfermer Gribouille, chacun voulut lui faire fête, ou tout au moins l’interroger sur son pays, sur ses voyages, sur l’âge qu’il avait, et sur sa fantaisie de naviguer en feuille de rose.

Gribouille raconta à tout le monde qu’il arrivait d’une île où tout le monde pouvait aller, à la seule condition d’être bon et capable d’aimer ; il raconta le bonheur dont on y jouissait, la beauté, la tranquillité, la liberté et la bonté des habitants ; enfin, sans rien dire qui pût le faire reconnaître pour ce Gribouille dont le nom était passé en proverbe, et sans compromettre la reine des prés dans le royaume des bourdons, il apprit à ces gens-là la chose merveilleuse qu’on lui avait enseignée, la science d’aimer et d’être aimé.

D’abord on l’écouta en riant et en le traitant de fou ; car les sujets du roi Bourdon étaient fort railleurs et ne croyaient plus à rien ni à personne. Cependant les récits de Gribouille les divertirent : sa simplicité, son vieux langage et son habillement qui, à force d’être vieux, leur paraissaient nouveaux, sa manière gentille et claire de dire les choses, et une quantité de jolies chansons, fables, contes et apologues que les sylphes lui avaient appris en jouant et en riant dans l’île des Fleurs, tout plaisait en lui. Les dames et les beaux esprits de la ville se l’arrachaient, et prisaient d’autant plus sa naïveté que leur langage était devenu prétentieux et quintessencié ; il ne tint pas à eux que Gribouille ne passât pour un prodige d’esprit, pour un savant précoce qui avait étudié les vieux auteurs, pour un poète qui allait bouleverser la république des lettres. Les ignorants n’en cherchaient pas si long : ces pauvres gens l’écoutaient sans se lasser, ne comprenant pas encore où il en voulait venir avec ses contes et ses chansons, mais se sentant devenir plus heureux ou meilleurs quand il avait parlé ou chanté.

Quand Gribouille eut passé huit jours dans cette ville, il alla dans une autre. Partout, grâce à ses fleurs et à son doux parler, il fut bien reçu, et en peu de temps il devint si célèbre, que tout le monde parlait de lui, et que les gens riches faisaient de grands voyages pour le voir. On s’étonnait de son caractère confiant, et qu’il courût au-devant de tous les dangers ; aussi, sans le connaître pour le véritable Gribouille, lui donna-t-on pour sobriquet son véritable nom, chacun disant qu’il justifiait le proverbe, mais chacun remarquant aussi que le danger semblait le fuir à mesure qu’il s’y jetait.

Le roi des bourdons apprit enfin la nouvelle de l’arrivée de Gribouille et les miracles qu’il faisait ; car Gribouille avait déjà parcouru la moitié du royaume, et s’était fait un gros parti de gens qui prétendaient que le moyen d’être heureux, ce n’est pas d’être riche, mais d’être bon. Et on voyait des riches qui donnaient tout leur argent, et même qui se ruinaient pour les autres, afin, disaient-ils, de se procurer la véritable félicité. Ceux qui n’avaient pas encore vu Gribouille se moquaient de cette nouvelle mode ; mais, aussitôt qu’ils le voyaient, ils commençaient à dire et à faire comme les autres.

Tout cela fit ouvrir l’oreille au roi Bourdon. Il se dit que ce surnommé Gribouille pourrait bien être le même qu’il avait essayé en vain de retenir à sa cour, et il reconnaissait bien que, depuis le départ de Gribouille, il avait toujours été malheureux au milieu de sa richesse et de sa puissance, parce qu’il s’était toujours senti devenir plus avide, plus méchant, plus redouté et plus haï. L’idée lui vint donc de rappeler Gribouille auprès de lui, de l’amadouer, et, au besoin, de l’enfermer dans une tour, afin de le garder comme un talisman contre le malheur.

Il lui envoya donc une ambassade pour le prier de venir résider à sa cour.

Gribouille accepta et partit pour Bourdonopolis, en dépit des prières de ses nouveaux amis, qui craignaient les méchants desseins du roi. Mais Gribouille voulait donner son secret à la capitale du royaume, et il se disait : « Pourvu que je fasse du bien, qu’importe le mal qui pourra m’arriver ! »

Il fut très-bien reçu par le roi qui fit semblant de ne pas le reconnaître, et qui parut avoir oublié le passé. Mais Gribouille vit bien qu’il n’avait pas changé, et qu’il ne songeait guère à s’amender. Il ne songea lui-même qu’à se dépêcher de plaire aux habitants de la capitale et de leur donner sa science.

Quand le roi vit que cette science s’apprenait si vite, et plaisait si fort que l’on commençait à ouvrir les yeux sur son compte, à lui désobéir, et même à le menacer de prendre Gribouille pour roi à sa place, il entra en fureur ; mais il se contint encore, et, poussant la ruse jusqu’au bout, il manda Gribouille dans son cabinet, et lui dit :

« On m’assure, mon cher Gribouille, que vous avez un bouquet de fleurs souveraines pour toutes sortes de maux ; or, comme j’ai un grand mal de tête, je vous prie de me le faire sentir ; peut-être que cela me soulagera. »

En ce moment, Gribouille oublia que sa marraine lui avait dit : « Tu ne pourras rien sur le roi des bourdons ni sur ceux de sa famille ; mes fleurs elles-mêmes sont sans vertu sur ces méchants esprits. » Le pauvre enfant pensa, au contraire, que des plantes si rares auraient le don d’adoucir la méchante humeur du roi. Il tira de son sein le précieux bouquet, qui était toujours aussi frais que le jour où il l’avait cueilli et que nul pouvoir humain n’eût pu lui arracher, puisque tous ceux qui le respiraient en subissaient le charme. Il le présenta au roi, et aussitôt celui-ci enfonça son dard empoisonné dans le cœur de la plus belle rose. Un cri perçant et une grosse larme s’échappèrent du sein de la rose, et Gribouille, saisi d’horreur et de désespoir, laissa tomber le bouquet.

Le roi des bourdons s’en empara, le mit en pièces, le foula aux pieds, puis, éclatant de rire :

« Mon mignon, dit-il à Gribouille, voilà le cas que je fais de votre talisman ; à présent nous allons voir lequel est le plus fort de nous deux, et si vous resterez libre d’exciter des séditions contre moi.

— Hélas ! dit Gribouille, vous savez bien que je n’ai jamais dit un seul mot contre vous, que je ne suis pas jaloux de votre couronne, et que si j’ai enseigné la douceur et la patience, cela ne vous met point en danger. Vous n’avez qu’à faire de même et à donner le bon exemple, on vous aimera et on ne songera pas à être gouverné par un autre que par vous.

— Bien, bien, dit le roi, j’aime vos jolis vers et vos joyeuses chansons, et comme je n’en veux rien perdre, vous irez en un lieu où tout cela sera fort bien gardé. »

Là-dessus il appela ses gardes, et, comme Gribouille n’avait plus son bouquet, il fut pris, garrotté et jeté au fond d’un cachot noir comme un four, où il y avait des crapauds, des salamandres, des lézards, des chauves-souris, des araignées et toutes sortes de vilaines bêtes ; mais elles ne firent aucun mal à Gribouille, qui, en peu de temps les apprivoisa et conquit même l’amitié des araignées, en leur chantant de jolis airs auxquels elles parurent fort sensibles.

Mais Gribouille n’en était pas moins malheureux : on le faisait mourir de faim et de soif ; il n’avait pas un brin de paille pour se coucher ; il était couvert de chaînes si lourdes, qu’il ne pouvait pas faire un mouvement, et, quoiqu’il ne fît entendre aucune plainte, ses geôliers l’accablaient d’injures grossières et de coups.

Cependant la disparition de Gribouille fut bientôt remarquée. Le roi fit croire, pendant quelque temps, qu’il l’avait envoyé en ambassade chez un de ses voisins ; mais on vint à découvrir qu’il était prisonnier. Les méchants, qui étaient encore en grand nombre, dirent que le roi avait bien fait, et qu’il ferait sagement de traiter de même tous ceux qui osaient mépriser la richesse et vanter la bonté.

Ceux qui étaient devenus bons pleurèrent Gribouille, et souffrirent pendant quelque temps les menaces et les injures ; mais, Gribouille n’étant plus là pour les retenir et pour leur prêcher le pardon, ils se révoltèrent, et l’on vit commencer une guerre terrible, qui mit bientôt tout le pays à feu et à sang.

Le roi fit des prodiges de cruauté : tous les jours on pendait, on brûlait et on écorchait les révoltés par centaines. De leur côté, les révoltés, poussés à bout, ne traitaient pas beaucoup mieux les ennemis qui tombaient dans leurs mains. Du fond de sa prison, Gribouille, navré de douleur, entendait les cris et les plaintes, et ses geôliers, qui commençaient à craindre pour le gouvernement, lui disaient :

« Voilà ton ouvrage, Gribouille ; tu prétendais enseigner le secret d’être heureux, et, à présent, vois comme on l’est, vois comme on s’aime, vois comme vont les choses ! »

Peu s’en fallait que Gribouille ne perdît courage et qu’il ne doutât de la reine des prés ; mais il se défendait de son mieux contre le désespoir, et il se disait toujours : Ma marraine viendra au secours de ce pauvre pays, et si j’ai fait du mal, elle le réparera.

Une nuit que Gribouille ne dormait pas, car il ne dormait guère, et qu’il regardait un rayon de la lune qui perçait à travers une petite fente de la muraille, il vit quelque chose s’agiter dans ce rayon, et il reconnut sa chère marraine sous la forme de la demoiselle bleue :

« Gribouille, lui dit-elle, voici le moment d’être décidé à tout : j’ai enfin obtenu de la reine des fées la permission de vaincre le roi des bourdons et de le chasser de ce pays, mais c’est à une condition épouvantable et que je n’ose pas te dire.

— Parlez, ma chère marraine, s’écria Gribouille ; pour vous assurer la victoire et pour sauver ce malheureux pays, il n’y a rien que je ne sois capable de souffrir.

— Et si c’était la mort ? dit la reine des prés d’une voix si triste que les chauves-souris, les lézards et les araignées du cachot de Gribouille en furent réveillés tout en sueur.

— Si c’est la mort, répondit Gribouille, que la volonté des puissances célestes soit faite ! Pourvu que vous vous souveniez de moi avec affection, ma chère marraine, et que, dans l’île des Fleurs, on chante quelquefois un petit couplet à la mémoire du pauvre Gribouille, je serai content.

— Eh bien, dit la fée, apprête-toi à mourir, Gribouille, car demain éclatera une nouvelle guerre plus terrible que celle qui existe aujourd’hui. Demain tu périras dans les tourments, sans un seul ami auprès de toi, et sans avoir même la consolation de voir le triomphe de mes armes, car tu seras une des premières victimes de la fureur du roi des bourdons. T’en sens-tu le courage ?

— Oui, ma marraine, » dit Gribouille.

La fée l’embrassa et disparut.

Jusqu’au jour, qui fut bien long à venir, le pauvre Gribouille, pour combattre l’effroi de la mort, chanta, dans son cachot, d’une voix suave et touchante, les belles chansons qu’il avait apprises dans l’île des Fleurs. Les lézards, les salamandres, les araignées et les rats qui lui tenaient compagnie, en furent si attendris, qu’ils vinrent tous se mettre en rond autour de Gribouille et à chanter à leur tour son chant de mort dans leur langue en répandant des pleurs et en se frappant la tête contre les murs.

« Mes amis, leur dit Gribouille bien que je ne comprenne pas beaucoup votre langage, je vois que vous me regrettez et que vous me plaignez. J’y suis sensible, car, loin de vous mépriser pour votre laideur et la tristesse de votre condition, je vous estime autant que si vous étiez des papillons couverts de pierreries ou des oiseaux superbes. Il me suffit de voir que vous avez un bon cœur pour faire grand cas de vous. Je vous prie, quand je ne serai plus, s’il vient à ma place quelque pauvre prisonnier, soyez aussi doux et aussi affectueux pour lui que vous l’avez été pour moi.

— Cher Gribouille, répondit en bon français un gros rat à barbe blanche, nous sommes des hommes comme toi. Tu vois en nous les derniers mortels qui, après ton départ de ce pays, il y a cent ans et plus, conservèrent l’amour du bien et le respect de la justice. L’affreux roi des bourdons, ne pouvant nous faire périr, nous jeta dans ce cachot et nous condamna à ces hideuses métamorphoses ; mais nous avons entendu les paroles de la fée et nous voyons que l’heure de notre délivrance est venue. C’est à ta mort que nous la devrons ; voilà pourquoi, au lieu de nous réjouir, nous versons des larmes. »

En ce moment, le jour parut et l’on entendit un son de cloches funèbres, et puis un vacarme épouvantable : des cris, des rires, des menaces, des chants, des injures ; et puis les trompettes, les tambours, les fifres, la fusillade, la canonnade, enfin l’enfer déchaîné.

C’était la grande bataille qui commençait.

La reine des prés, à la tête d’une innombrable armée d’oiseaux qu’elle avait amenés de son île, parut dans les airs, d’abord comme un gros nuage noir, et puis, bientôt comme une multitude de guerriers ailés et emplumés qui s’abattaient sur le royaume des frelons et des abeilles.

À la vue de ce renfort, les habitants révoltés du pays reprirent les armes ; ceux qui tenaient pour le roi en firent autant, et l’on se rangea en bataille dans une grande plaine qui entourait le palais.

Le roi des bourdons, qui n’avait pas l’habitude de regarder en l’air, et qui voyait toujours à ras de terre, ne s’inquiéta pas d’abord de la sédition. Il mit sur pied son armée, qui était composée, en grande partie, de membres de sa famille ; car il avait équipé plus de quarante millions de jeunes bourdons qui étaient les enfants de son premier mariage, et, de son côté, la princesse des abeilles, sa femme, avait tout autant de sœurs dont elle s’était fait un régiment d’amazones fort redoutables.

Mais quelqu’un de la cour ayant levé les yeux et voyant l’armée de la reine des prés dans les airs, avertit le roi qui, tout aussitôt, devint sombre et commença à bourdonner d’une manière épouvantable.

« Or donc, dit-il, le danger est fort grand. Que ces misérables mortels se battent entre eux, laissons-les faire ; nous ne sommes pas trop pour nous défendre contre l’armée des oiseaux qui nous menace. »

La princesse des abeilles, sa femme, lui dit alors :

« Sire, vous perdez la tête ; jamais nous ne pourrons nous défendre des oiseaux ; ils sont aussi agiles et mieux armés que nous. Nous en blesserons quelques-uns et ils nous dévoreront par centaines. Nous n’avons qu’un moyen de transiger, c’est de tirer de prison ce Gribouille, le filleul bien-aimé de la reine des prés. Nous le mettrons sur un bûcher tout rempli de soufre et d’amadou, et nous menacerons cette reine ennemie d’y mettre le feu si elle ne se retire aussitôt.

— Cette fois, ma femme, vous avez raison, dit le roi, » et, aussitôt fait que dit, Gribouille fut placé sur le bûcher, au beau milieu de l’armée des bourdons. Un cerf-volant fort éloquent fut envoyé en parlementaire à la reine des prés pour l’avertir de la résolution où était le roi de faire brûler vif le pauvre Gribouille si elle livrait la bataille.

À la vue de Gribouille sur son bûcher, la reine des prés sentit son cœur se fendre, et, le courage lui manquant, elle allait donner le signal de la retraite, lorsque Gribouille, voyant et comprenant ce qui se passait dans le cœur et dans l’armée de la reine, arracha la torche des mains du bourreau, la lança au milieu du bûcher, et se précipita lui-même à travers les flammes où, en moins d’un instant, il fut consumé.

Les partisans du roi se mirent à rire en disant : « Ce Gribouille-là est aussi fin que l’ancien, qui se jeta dans l’eau par crainte de la pluie, puisqu’il se jette dans le feu par crainte d’être brûlé. Vous voyez bien que cet enseigneur de félicités suprêmes est un imbécile et un maniaque.

Mais ces gens-là ne purent pas rire bien longtemps, car la mort de Gribouille fut le signal du combat général. Les deux partis se ruèrent l’un sur l’autre ; mais quand les partisans du roi virent que les troupes royales ne venaient pas les appuyer, ils se débandèrent et perdirent la bataille.

Pendant ce temps-là, l’armée des bourdons et celle des abeilles combattaient l’armée des oiseaux. Tous avaient repris leurs formes magiques, et les hommes virent avec horreur une bataille dont ils n’avaient jamais eu l’idée. Des insectes aussi grands que des hommes luttaient avec rage contre des oiseaux dont le moindre était aussi gros qu’un éléphant. Les terribles dards des bêtes piquantes atteignaient parfois les flancs sensibles des alouettes, des fauvettes et des colombes ; mais les mésanges adroites dévoraient les abeilles par milliers, les aigles en abattaient cent d’un coup d’aile, les casoars présentaient leurs casques impénétrables à leurs traits empoisonnés, et l’oiseau armé, qui a un grand éperon acéré à chaque épaule, embrochait vingt ennemis à la minute.

Enfin, après une heure de mêlée confuse et d’effroyables clameurs, on vit l’armée des bourdons et de leurs alliés joncher la terre. Les oiseaux blessés se perchèrent sur les arbres, où, grâce au sourire de la reine des prés, ils furent d’abord guéris. Cette reine victorieuse, qui avait repris la figure d’une femme de la plus merveilleuse beauté, avec quatre grandes ailes de gaze bleue, vint s’abattre avec sa cour sur le bûcher de Gribouille.

« Mortels, dit-elle aux habitants du royaume, déposez vos armes et dépouillez vos haines. Embrassez-vous, aimez-vous, pardonnez-vous, et soyez heureux. C’est la reine des fées qui, par ma bouche, vous le commande. »

En parlant ainsi, la reine des prés sourit, et, à l’instant même, la paix fut faite de meilleur cœur et de meilleure foi que si un congrès de souverains l’eût jurée et signée.

« Ne craignez plus ces frelons et ces abeilles qui vous ont gouvernés, dit alors la reine. Leurs méchants esprits vont comparaître devant le conseil souverain des fées, qui ordonnera de leur sort. Quant à leur dépouille, voyez ce qu’elle va devenir. »

Aussitôt l’on vit sortir de terre une armée effroyable de fourmis noires et monstrueuses, qui ramassèrent avec empressement les cadavres des insectes morts et mourants, et qui les emportèrent dans leurs cavernes avec des démonstrations de joie et de gourmandise qui soulevaient le cœur de dégoût et d’horreur.

Après avoir contemplé ce hideux spectacle, la foule se retourna vers le bûcher de Gribouille, qui n’offrait plus qu’une montagne de cendres ; mais, au faîte de cette montagne, on vit s’épanouir une belle fleur que l’on nomme souvenez-vous de moi. La reine des prés cueillit cette fleur et la mit dans son sein ; puis elle et son armée, prenant les cendres du bûcher, s’envolèrent vers les cieux, et, en partant, ils semaient les cendres de ce bûcher sur toute la contrée. Aussitôt poussaient des fleurs, des moissons, des arbres chargés de fruits, mille richesses qui réparèrent au centuple les pertes occasionnées par la guerre.

Depuis ce jour-là, les habitants du pays de Gribouille vécurent fort heureux sous la protection de la reine des prés, et un temple fut élevé à la mémoire de Gribouille.

Tous les ans, à l’anniversaire de sa mort, tous les habitants de la contrée venaient avec des bouquets de fleurs de souvenez-vous de moi chanter les chansons que Gribouille leur avait enseignées. Ce jour-là, il était ordonné, par les lois du royaume, de terminer tous les différends et de pardonner toutes les fautes et toutes les injures. Cela fit du tort aux procureurs et aux avocats qui avaient pullulé dans le pays au temps du roi Bourdon. Mais ils prirent d’autres métiers, puisqu’aussi bien un temps arriva où il n’y eut plus de procès, et où sur toutes choses tout le monde fut d’accord. Quant à Gribouille, devenu petite fleur bleue, son sort ne fut point regrettable. Sa marraine l’emporta dans son île, où, pour tout le reste de l’existence des fées, existence dont personne ne connaît le terme, il fut alternativement pendant cent ans petite fleur bleue, bien tranquille et bien heureuse au bord d’un ruisseau, dans la prairie enchantée, et pendant cent ans, jeune et beau sylphe, dansant, chantant, riant, aimant et faisant fête à sa marraine.