Histoire et philosophie de l’art/06

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VI. — Moralité de la poésie
VI. — Moralité de la poésie

HISTOIRE
ET
PHILOSOPHIE DE L’ART.

vi.

MORALITÉ DE LA POÉSIE.


Entre les champions de l’art pur et les apôtres de la réforme sociale, il faut choisir et se décider. Mais il semble jusqu’ici que chacun des deux partis prenne plaisir à embrouiller la question. Les poètes crient à s’enrouer : La poésie est par elle-même une chose complète, indépendante, n’ayant d’autre mission que son caprice, d’autre loi que son bon plaisir ; son but unique et légitime est de réaliser sa fantaisie. Les moralistes répètent chaque jour : La fantaisie livrée à elle-même est inutile dans tous les cas, et souvent dangereuse. Créer pour créer, c’est un monstrueux égoïsme, un dérèglement coupable. L’imagination, libre de toute obligation morale, poursuivant sa rêverie, oubliant le bien comme étranger à son domaine, est une maladie, et rien de plus. C’est une plaie de l’intelligence, mais non pas une gloire qu’il faille consacrer.

Lequel des deux a raison, du poète ou du moraliste ? Comment déterminer les relations logiques de la poésie et de la morale ? N’y a-t-il pas dans ce problème général deux problèmes secondaires, à savoir : quels sont les fondemens de la morale ? quel est le but de la poésie ? Après avoir nettement défini le caractère individuel de ces deux formes de la pensée, ne sera-t-il pas facile de sceller l’alliance qui doit les unir ?

Car il implique assurément que la poésie et la morale soient réduites à une hostilité mutuelle.

Quels sont donc les fondemens de la morale ? La morale repose sur la connaissance des facultés humaines. Sans cette connaissance préliminaire, il n’y a pas de morale possible. Il peut bien y avoir une série de pensées plus ou moins justes, plus ou moins applicables, mais jamais un ensemble systématique d’idées enchaînées l’une à l’autre, déduites l’une de l’autre, jamais de science, jamais de principes, jamais de philosophie.

Et quelles sont les facultés humaines ? Ramenées à leur plus haute généralité, comment se classent-elles ? Dans quel ordre s’accomplit le développement de ces facultés ? Aimer, comprendre et vouloir, c’est là, si je ne m’abuse, la totalité des facultés humaines. Il n’y a pas une seule action de la vie, pas un rêve de la pensée, pas un crime ou une vertu qui ne relève des passions, de l’intelligence ou de la volonté. Étudier la loi individuelle de chacune de ces facultés, c’est l’œuvre de la psychologie. Régler le développement de ces mêmes facultés en vue du bien, c’est l’œuvre de la morale. Ou plutôt le bien lui-même n’est autre chose que le développement légitime, régulier, harmonieux, des passions, de l’intelligence et de la volonté.

Le bonheur dans le bien, mais non pas le bien comme moyen de bonheur, tel est le but de la morale. Or, pour toucher ce but, que faut-il faire ? pour arriver au contentement par le devoir, quelle est la règle à suivre ? Suffit-il de surveiller attentivement l’une des trois facultés humaines ? Et, par exemple, qu’arriverait-il si un homme livrait sa vie à l’empire exclusif des passions ? Supposez-le sincère, loyal, désintéressé, sublime, dévoué jusqu’au renoncement. Mais supprimez par la pensée le contrôle de l’intelligence et de la volonté. Que la passion règne seule et souverainement. Que l’ame s’épanouisse et se livre. Mais que jamais n’intervienne la réflexion austère et grondeuse. Que jamais la volonté inflexible, la volonté d’airain, ne contrarie et ne ralentisse, pour l’accomplissement d’un dessein mûri dès long-temps, l’entraînement impétueux de la passion. Que l’homme, résolu à l’ignorance, refuse d’ouvrir les yeux sur le danger qui le menace, qu’il persévère dans l’aveuglement, qu’il s’obstine dans l’imprudence, qu’il mette sa gloire dans la témérité, qu’il méprise le feu enfoui sous la cendre, qu’il se brûle ; est-ce là le bien, est-ce là le bonheur ? Y a-t-il lieu à proclamer l’accomplissement de la loi morale ? Si je ne me trompe, on n’a pas le droit de se décider pour l’affirmative.

Sans doute, la passion prise en soi est une chose belle et grande. L’exaltation et l’ivresse de l’amour sont un noble spectacle. Qui le nierait ? Les douleurs puisées à cette source ont une majesté singulière. Les larmes répandues sur les affections évanouies excitent dans l’ame autre chose que la pitié ; pour cet ordre de souffrances, notre sympathie ne va jamais sans admiration. Et puis, il faut bien l’avouer, il y a dans ces épreuves une vertu fécondante, une sève généreuse, une flamme divine, qui étincelle dans le regard éploré, qui resplendit au front, qui rayonne aux tempes dévastées. Comme Daniel dans la fosse aux lions, l’ame dans le sacrifice s’agrandit et s’élève. Vomi par la fournaise, le métal est plus pur et plus sonore. Le cuivre devient airain, le fer devient acier.

Ainsi font les passions. Elles trempent l’ame et la métamorphosent. Elles révèlent à l’homme des puissances inconnues. Avant d’aimer, il s’ignorait lui-même. Il ne comprenait qu’à demi le mystère de sa destinée. Il ne savait comment dépenser son énergie. Il rougissait en même temps de sa force inutile et de son isolement. Il avait des larmes sans regrets, un deuil sans funérailles. Il se décourageait sans avoir été vaincu. Il aime, et voilà que tout est changé. L’emploi de sa force est désormais assuré ; il a quelqu’un à soutenir, à protéger. Ses larmes ne sont plus coupables d’égoïsme, et couleront sur un front pâli. C’est pourquoi l’amour n’est pas seulement une régénération, c’est un devoir impérieux, inéluctable. Aux hommes qui ne l’ont pas connu, il manque toujours quelque chose. Ils ont beau faire, il y a dans leur regard une timidité honteuse ; leur bouche lente et paresseuse a l’air d’ignorer certaines paroles. À la bonne heure ! tout cela est vrai. Mais ce n’est pas une raison pour amnistier la passion et lui donner le gouvernement de la vie tout entière. La douleur est bonne à quelque chose. Il ne faut pas l’éviter. Il est sage de l’accepter, mais non pas d’aller au-devant d’elle. Le soldat sans blessure ne connaît pas la guerre. Mais se mutiler à plaisir, multiplier délibérément les cicatrices, ce n’est pas courage, c’est folie.

Aimer sans comprendre ni vouloir, ce n’est donc pas le bien.

Si l’homme, dédaignant la passion comme un puéril aveuglement, met toute sa joie dans la clairvoyance, s’il fait de la réflexion le bonheur et le devoir de toutes ses journées, sera-t-il dans le vrai, se conduira-t-il selon la loi morale ? Quand il aura dit à tous ses désirs : Vous êtes vains, vous trompez ceux qui vous obéissent, vous égarez l’ame dans une voie dangereuse, je vous méprise et vous défie ; faudra-t-il donner à cette fierté le nom de sagesse ?

Vivre dans l’étude, poursuivre la vérité comme l’unique trésor digne de l’ambition humaine, aller sans cesse de l’histoire à la philosophie, de la philosophie à l’histoire, calculer l’âge du globe, surprendre le secret des planètes, remonter de la création au Créateur, ne voir dans le monde entier que l’épanouissement harmonieux de la volonté divine, assister à la ruine des empires sans colère et sans terreur, compter les nations qui s’en vont comme les cheveux qui tombent, suivre d’un œil tranquille et serein l’accomplissement des conseils providentiels, c’est pour l’intelligence un rôle glorieux, un rôle éclatant, un rôle digne d’envie ; est-ce un rôle complet, un rôle moral, un rôle irréprochable ?

Une fois arrivé aux cimes de la pensée, l’homme perd une à une toutes ses sympathies sociales. À mesure qu’il agrandit le champ de la vérité, il rétrécit le cercle de ses affections. Les liens de la famille et de l’état se relâchent de jour en jour. Il ne voit dans les intérêts domestiques et nationaux qu’une distraction désastreuse pour ses études. Savoir est tout pour lui. Aimer, c’est gaspiller de gaieté de cœur un temps précieux et irréparable. C’est ravir à la vérité des jours qui ne reviendront pas. Alors il se fait autour de l’ame un désert immense et désolé. Seul avec ses contemplations, le savant n’entend plus le bruit de la foule qui bourdonne à ses pieds. À mesure qu’il s’éloigne de l’humanité, il espère monter jusqu’à Dieu. Il s’applaudit dans son orgueil solitaire. Il compte chacun de ses pas comme un degré de l’échelle lumineuse. D’heure en heure, il croit toucher aux portes du ciel ; ou, s’il s’arrête pour jeter un regard en arrière, s’il sent fléchir son espérance, il se console dans l’impiété, il trouve la création mauvaise, il ne reconnaît plus de bornes à son pouvoir, il veut réformer ce qu’il a sous les yeux, il tente le destin de Prométhée.

Livrée à elle-même, abandonnée à son inspiration solitaire, libre des passions et de la volonté, affranchie du besoin d’aimer et du besoin d’agir, l’intelligence est une faculté stérile, un égoïsme dévorant, qui se dérobe au mépris des hommes sous le manteau de la science ; mais à coup sûr c’est un rôle incomplet.

Oui, l’étude est un devoir. Mais ce n’est pas le seul que nous ayons à remplir. Comprendre le monde entier, entasser dans sa mémoire les siècles qui ne sont plus, prévoir à quelle heure une mer changera de lit pour maintenir l’équilibre du globe, est-ce là toute la vie ? Après que l’homme a pensé, n’a-t-il plus rien à faire ?

Avant de connaître la vérité, il n’avait qu’une existence étroite et mesquine. Tout entier dans le présent, ne pouvant rien comparer, parce qu’il n’avait pas de souvenir, ne pouvant rien prévoir, puisqu’il n’avait rien conclu, il manquait à sa vocation, il laissait sommeiller une faculté précieuse. Le jour où il connaît la vérité, il double son existence. Mais en s’abstenant d’aimer et d’agir, il encourt une pénalité terrible.

Car, obligé de refouler en lui-même la faculté d’aimer, il doit désespérer d’atteindre à la sérénité suprême de la pensée. Il sera troublé dans son égoïsme hautain. Dans ses aspirations les plus ardentes vers la vérité, il aura de soudaines défaillances et de mortels découragemens. Sur cette puissance si laborieusement acquise, il pourrait asseoir un autre bonheur que le sien, il se reposerait de l’étude dans l’amour. Réduit à la seule science, ses yeux, éblouis et fatigués, perdront un jour leur sagacité pénétrante.

Ce n’est pas tout. Il n’aura pas dédaigné impunément de limiter sa force par l’épreuve de la réalité. Il ne trouvera sa place nulle part. La vie civile et la vie domestique ne lui épargneront ni les leçons ni les désappointemens. Étranger à l’action, il trouvera sur sa route des volontés envahissantes qu’il ne saura pas combattre. Inhabile à la résistance, il sera forcé de plier. L’inutile conscience de sa supériorité ne le soutiendra pas contre le choc de la société tout entière. Vainement se dira-t-il avec une fierté complaisante : Je vaux mieux que la foule ; la foule continuera de marcher, de cueillir les fruits suspendus aux branches fléchissantes, et ne lui laissera que les arbres dépouillés. Il saura le mécanisme des empires, et la vie politique se rira de ses ambitions. Il connaîtra les vents qui soufflent sur les côtes lointaines, et il n’aura pas dans sa patrie un abri sûr et commode. Il aura longuement réfléchi sur la production et la distribution des richesses, et il subira la pauvreté.

Force mutilée en présence de forces complètes, il sera traqué chaque jour entre les passions et les volontés qu’il a dédaignées. L’entraînement débordera sa prévoyance, l’action triomphera de son savoir. Il accusera l’injustice du ciel, quand il ne devrait maudire que lui-même. Il reprochera au Créateur de lui refuser l’accomplissement de ses rêves, et il ne s’apercevra pas que son intelligence a mesuré, dans ses oisives contemplations, la vie de plusieurs siècles.

Alors il tombera dans un désespoir inconsolable. Sa tristesse industrieuse inventera d’inépuisables tortures. Il sera puni cruellement de la solitude qu’il s’est faite. Il voudra ressaisir la crédulité qui excitait son mépris. Mais il sera vaincu par la défiance. Personne ne voudra croire à sa conversion, et l’on se gardera de son savoir comme d’une arme dangereuse. Il tentera la vie active comme un délassement. Mais les années impitoyables auront engourdi son énergie, et il ne pourra suivre la marche de l’armée.

Ainsi, comprendre sans aimer ni vouloir ne vaut pas mieux qu’aimer sans vouloir ni comprendre. Ni le bonheur ni le bien n’appartiennent à ce développement partiel des facultés humaines.

Reste la volonté, c’est-à-dire la plus éminente des facultés humaines, puisqu’elle sert de complément et d’organe aux deux autres. Or, il arrive souvent que la volonté se développe isolément, ou du moins prend un tel accroissement, que la faculté d’aimer et de comprendre pâlit de jour en jour et semble presque s’éteindre.

Vouloir sans aimer ni comprendre, c’est la vie commune, la vie qui nous entoure, la vie que nous coudoyons à chaque pas. Les plus hautes fortunes, les gloires les plus éclatantes, les plus grands noms de l’histoire, s’expliquent à la réflexion par les volontés persévérantes. Il faut bien le confesser, mais sans haine et sans humiliation, le succès couronne rarement les nobles passions, les idées généreuses, les projets mûris dans le recueillement ; les colosses de puissance, qui manient les nations et les pétrissent comme une pâte obéissante, interrogés sur le secret de leur génie, et résolus à la sincérité, n’auraient le plus souvent que trois mois à répondre : J’ai voulu.

Accepterons-nous cependant, comme un accomplissement de la loi morale, cette volonté monstrueuse et solitaire ? Abaisserons-nous le regard en signe de respect devant ces obstinations impitoyables qui renversent les trônes et gagnent les batailles, mais qui ne savent pas la raison de leur conduite ? Si les passions aveugles et l’intelligence égoïste n’obtiennent pas grâce aux pieds de la Conscience, serons-nous plus indulgens pour l’action marchant tête baissée au but qu’elle s’est désigné, et foulant aux pieds, comme inutiles, les instincts du cœur et les conseils de la pensée ?

L’homme qui s’en tient à vouloir, et qui veut avec suite, acquiert en peu de temps un pouvoir merveilleux ; comme il n’a pas de halte à faire pour apaiser ses désirs, ou résoudre ses doutes, chacun de ses pas est un progrès ; il ne fait que le chemin nécessaire, et c’est pour cela qu’il le fait vite ; il triomphe sans efforts des volontés variables et mobiles qui suivent le destin des passions et des idées. Délivré des préférences imprudentes et des lentes délibérations, il va droit et librement, sans regret, sans hésitation ; il veut, il réussit. À quel prix cette puissance est-elle conquise ? À quelles conditions l’homme volontaire obtient-il la souveraineté ? Élevée à ces gigantesques proportions, la volonté jalouse, inflexible, ne permet pas aux deux autres facultés de grandir sous son ombre ; le cœur se rétrécit, et la pensée se tait.

Si parfois ces facultés enfouies tentent le réveil et la révolte, la volonté les réduit au silence et les musèle comme un animal dangereux. Je n’aimerai pas, se dit l’ambitieux, je commanderai à mes affections de s’attiédir ; qui sait où elles pourraient me conduire et m’entraîner ? Je laisse aux enfans et aux femmes ce frivole délassement, ce ridicule gaspillage de temps et de forces ; qu’ils admirent, qu’ils se dévouent, qu’ils répandent leur sang pour l’accomplissement d’un désir effréné ; qu’ils méconnaissent follement ce qui leur est bon ; qu’ils perdent pied et se noient. Pour moi, je sonderai le gué avant de faire un pas ; j’irai moins vite, mais plus sûrement. Qu’ils se glorifient dans leur douleur, qu’ils ouvrent leurs plaies avec une ostentation insolente ; qu’ils étalent leurs blessures comme une pourpre impériale ; je serai plus sage, et à moindres frais. Tous les dévouemens se résolvent dans l’abandon ; l’exaltation est chose passagère ; je prendrai les devans, et je ne me dévouerai pas. Je m’abstiendrai de l’espérance, car la terre est jonchée de désolations.

L’étude est un autre péril dont je saurai bien aussi me préserver. Je ne perdrai pas mon temps dans les contemplations stériles de la pensée. Je n’userai pas mes yeux sur les livres, car les livres ne donnent pas la puissance. Je laisse aux eunuques les savantes conjectures sur la température intérieure du globe, sur la destinée humaine. Que me font tous ces problèmes obscurs ? Résolus par moi, rendraient-ils mon bras plus fort, ma voix plus haute, mon œil plus perçant ? Le savoir n’est bon qu’à multiplier les inquiétudes, à perpétuer l’irrésolution. La moitié du courage appartient à l’ignorance. C’est une leçon impérieuse et qui me prescrit ma conduite future.

N’est-ce pas là le secret des volontés persévérantes et victorieuses ? N’est-ce pas une perversité plus coupable encore que l’intelligence égoïste, ou la passion imprévoyante ? Le monde s’agenouille devant la volonté, et sourit de pitié aux souffrances du cœur comme aux doutes de la pensée. Mais le moraliste n’a pas à régler son suffrage sur la clameur populaire. Il n’a rien à démêler avec le bourdonnement tumultueux qui s’appelle l’opinion. Avant de prononcer, il doit se consulter, et sa parole austère n’est que l’écho fidèle d’une voix intérieure, le reflet d’un invisible spectacle.

Or, assuré sans retour de la dépravation attachée inévitablement au développement isolé de chacune des facultés humaines, frappé douloureusement de ces natures incomplètes et boiteuses, il est amené à conclure pour le développement harmonieux et simultané des affections, de l’intelligence et de la volonté.

Aimer, comprendre et vouloir, telle est la loi morale. Ordonner ses jours pour le dévouement, l’étude et l’action, tel est l’idéal de la vertu ; porter inscrits au front l’amour, l’intelligence, et la volonté, c’est la sanctification, c’est le rôle providentiel et glorieux, c’est la prière vivante, et la seule qui monte aux oreilles de Dieu.

Voyons maintenant quel est le but de la poésie.


Que la poésie ou le développement de l’imagination, c’est-à-dire d’une forme particulière de l’intelligence, soit au nombre des devoirs humains, nous n’essaierons pas de le démontrer ; cela est hors de doute, si la loi morale, telle que nous l’avons posée précédemment, est la seule vraie, la seule complète, la seule obligatoire. C’est de la poésie prise en elle-même que nous devons parler.

Or, quel est le but de la poésie ? N’est-ce pas l’invention et l’expression de la beauté ? Ramenés à leurs élémens les plus généraux, tous les poèmes écrits depuis Homère jusqu’à Byron nous offrent-ils autre chose que l’invention et l’expression de la beauté ? Définie dans ces termes, la poésie comprend, je crois, tous les accidens de l’imagination.

Mais quels sont les élémens de la beauté elle-même ? Si la connaissance des facultés humaines est nécessaire à l’institution de la morale, sans nul doute la connaissance de la beauté n’est pas moins utile à l’institution de la poésie. Ce qu’il y a d’imprévu, de fatal, d’irrésistible dans l’inspiration poétique, ne s’oppose aucunement à la discussion rigoureuse des élémens de la beauté.

Que si nous essayons de saisir le caractère commun à toutes les choses appelées belles d’une voix unanime, nous trouverons qu’une statue, un tableau, un palais, une symphonie ou un poème sont beaux toutes les fois qu’ils nous présentent réunis l’ordre et le mouvement. Dans les œuvres de la nature, la même condition, en se réalisant, excite en nous une admiration pareille. La beauté du Parthénon et la beauté du dahlia se composent des mêmes élémens. Mais, selon la prédominance alternée de l’ordre ou du mouvement, les œuvres de la nature ou les œuvres humaines sont plus belles ou plus singulières. Si parfois la singularité est prise pour la grandeur, l’illusion ne dure pas long-temps, et l’admiration ne s’enchaîne irrévocablement qu’au règne de l’ordre sur le mouvement. C’est pourquoi, dans l’histoire de l’invention, Raphaël est au-dessus de Salvator.

Inventer, exprimer la beauté, c’est donc tout simplement trouver et montrer l’ordre dans le mouvement. S’il est vrai que la réalité est et doit être constamment le point de départ du statuaire, du peintre et du poète, car le musicien et l’architecte n’ont rien à imiter, il n’est pas vrai, comme on l’a souvent répété, que la réalité contienne la beauté tout entière ; il n’est pas vrai qu’un nombre indéterminé de choses réelles, littéralement observées et reproduites, puisse, en s’additionnant, arriver à produire la beauté. Le réalisme, dans l’invention, mène droit à l’abolition du style. Envisagé comme une réaction accidentelle et passagère contre la dégénérescence des formes convenues, il peut avoir son utilité ; mais ce n’est tout au plus qu’un moyen ; et s’en tenir au réalisme, c’est méconnaitre d’emblée le véritable but de l’invention.

Pour inventer dans le marbre, sur la toile, ou avec la parole, il faut une étude attentive de la réalité ; mais cette étude, si complète qu’elle soit, prépare l’invention, et ne la rend pas nécessaire. L’action mystérieuse qui s’accomplit au sein de l’intelligence en présence du souvenir, et qu’on a nommée imagination, est soustraite en grande partie au pouvoir de la volonté. Imaginer, ce n’est précisément ni voir ni se rappeler, c’est quelque chose de tout cela, mais c’est plus que tout cela ; c’est apercevoir ce qui n’est pas, ce qui n’a jamais été, ce qui pourrait être ; c’est regarder face à face l’idée aperçue avec une foi vive ; c’est croire pendant quelques instans à la céleste vision comme à la vue réelle du monde qui nous environne.

Au-delà de l’inspiration involontaire et divine, réservée par une bienheureuse préférence à quelques intelligences élues, la conception et l’exécution, lentes, successives, volontaires, complètent les trois momens de l’invention, c’est-à-dire la totalité de la poésie.

Concevoir après l’inspiration, c’est régulariser le mouvement désordonné de la première intuition, c’est tracer les grandes lignes du paysage encore informe et confus, c’est débrouiller le chaos, c’est assigner aux colonnes du temple la place qu’elles auront sous le portique et dans le sanctuaire, c’est mettre à leur plan les figures de l’école d’Athènes. Cette seconde partie de l’invention est plus rarement réalisée que la première ou la troisième. Entre les poètes inspirés et les poètes éloquens, les poètes doués de conception sont en petit nombre : et la raison de cet accident n’est pas difficile à donner. Une sensibilité vive, une patience persévérante, suffisent à l’inspiration et à l’exécution ; pour concevoir, pour ordonner, il faut une faculté plus haute, la prévoyance compréhensive, le regard capable d’embrasser plusieurs horizons, de franchir dans un instant les collines et les vallées qui se dérouleront au regard vulgaire dans une heure ou dans un jour. Cette prévoyance, qui manque si souvent au génie, suppose à coup sûr plus de force et d’ampleur dans l’ame qui la possède, que l’inspiration ou le style. Aussi, à mesure que l’élément architectonique de l’invention devient plus nécessaire dans la forme inventée, le nombre des artistes diminue. Voilà pourquoi l’ode est plus facile que le roman, et le roman plus facile que le drame. Une action réalisée sous nos yeux a besoin d’une logique plus sévère qu’une action racontée. De toutes les formes de la parole, celle qui se passe le mieux de l’élément architectonique, c’est la forme personnelle, ou la poésie lyrique.

L’exécution, ou le troisième moment de l’invention, appartient à la volonté, comme la conception. Il n’est donc pas vrai que le style, pour être beau, doive naître à la même heure que la pensée. Sur cette question les méprises sont nombreuses, mais s’expliquent d’elles-mêmes. Il arrive souvent que le poète appelle soudaine et improvisée l’expression qu’il a cherchée pendant long-temps. Il est possible en effet, avant de prendre la plume, d’arrêter par la réflexion non-seulement l’ordonnance des idées, mais bien aussi le genre, la proportion, l’antagonisme et le nombre des images, qui serviront de vêtement à ces idées. Alors, si l’invention déborde, ce n’est pas à l’heure de sa naissance ; c’est que les flots amassés n’ont plus de lit assez large, et se font jour dans la plaine.

Mais la perception de la beauté complète se rencontre bien rarement. Le plus souvent, l’homme n’aperçoit de la beauté que la partie extérieure et visible. C’est en effet celle qui s’adresse au plus grand nombre. Cette partie de la beauté, analysée sévèrement, se réduit au plaisir, à l’émotion, à l’étonnement. Tantôt c’est la richesse des couleurs qui éblouit les yeux et captive la curiosité, sans réussir pourtant à fixer l’attention. La vue se promène avec un empressement enfantin sur l’inépuisable variété du spectacle. Elle s’enivre follement de la lumière capricieuse qui se joue dans les plis de l’étoffe ou les ondulations du paysage. C’est une pompe sans cesse renouvelée, qui se métamorphose et se rajeunit d’heure en heure. À mesure que le soleil monte à l’horizon, la plaine s’élargit et se découvre ; le flot des épis dorés resplendit avec plus de magnificence ; la lisière du bois dessine sur le ciel une silhouette plus vive ; les troupeaux semés dans la vallée se raniment à la chaleur du jour, et le berger s’endort dans une indolence bienheureuse. Le soir vient, et le tableau change encore. La forêt n’est plus qu’une masse noire, qui se découpe au-dessous des bandes pourprées de l’horizon. Avant que la lumière ne s’éteigne entièrement, mille nuances imprévues se détrônent et s’effacent. Que si, portant dans ce plaisir une fastueuse prodigalité, une richesse intelligente, l’homme se résout à visiter de lointains climats, il peut multiplier indéfiniment la diversité du spectacle. Depuis la beauté brumeuse de l’Écosse jusqu’aux tons crus et tranchés de l’Italie, depuis l’élégance modeste et pudique du paysage français jusqu’aux savanes prodigieuses de l’Amérique méridionale, l’imagination vagabonde a de quoi exciter, de quoi nourrir ses fantaisies. De ce pittoresque pélerinage le voyageur rapportera bien des joies inconnues, et qui, au retour, nous seront vantées comme des merveilles. Sans sortir de la vérité, sans mentir effrontément, il pourra suspendre à sa bouche la foule attentive et serrée. En déroulant ses souvenirs, il nous mettra de moitié dans ses éblouissemens. Il brûlera nos paupières des rayons ardens sous lesquels il a passé, il nous rafraîchira de l’ombre où il a baigné ses yeux. Mais ce plaisir, si grand qu’il soit, n’est pas la beauté.

Parfois aussi, la beauté de la forme ne s’adresse qu’aux sens les plus grossiers. Ce n’est plus alors l’étendue ou la variété du spectacle qui nous séduit ; c’est une émotion brutale et passagère, un entraînement organique et furieux, qui n’a rien à faire avec l’amour ou l’intelligence, auquel nous cédons par faiblesse, par lâcheté, mais qui, loin d’éveiller l’admiration, la rend impossible. Car il est dans la nature de la beauté réduite à la forme extérieure d’engourdir les facultés éminentes en excitant le désir. Le désir envisagé en soi, par cela seul qu’il est le désir, exclut la beauté souveraine. En présence de la beauté vraiment admirable le désir se tait, et l’admiration parle seule. Que le plus grand nombre, dans tous les temps, se méprenne sur la valeur de l’émotion éprouvée, et donne à la gloutonnerie de ses appétits des appellations éclatantes et menteuses, cela, sans doute, n’a pas lieu de nous surprendre. Comme le développement de sentimens élevés a besoin d’une éducation délicate et patiente, et que cette éducation est refusée à la multitude, il est tout simple que les sens décident l’opinion générale. C’est le contraire qui serait absurde ; car il implique assurément que les natures exquises et cultivées soient en majorité. Les mots n’auraient plus de signification, si la pureté du goût, la sagacité des jugemens, appartenaient à tout le monde.

Oui, la beauté sensuelle, la beauté qui réveille en sursaut les vieillards blasés, comme le poivre leurs estomacs paresseux, est une face de la réalité que l’invention ne doit pas négliger, mais une face mesquine et misérable.

Que si, en effet, on essaie d’estimer par ses conséquences cette manifestation partielle de la beauté, on trouve devant soi un libertinage impérieux, effronté, qui s’exalte dans l’assouvissement, qui éteint une à une toutes les passions généreuses, et qui bientôt réduit l’homme à la condition de la brute. Proclamer la beauté sensuelle comme la seule beauté positive, enfermer l’esthétique dans la physiologie, c’est, je le sais, un caprice assez commun chez les naturalistes : ce caprice n’a rien de préjudiciable aux intérêts de la science ; s’il arrive à Linnée ou à Meckel d’excommunier dédaigneusement, comme vaines et chimériques, les admirations qui ne reposent pas sur une forme palpable, la critique ne doit pas se mettre en frais de colère ; elle n’a qu’à renvoyer le naturaliste à ses études.

Enfin, la beauté extérieure ou objective réussit auprès de quelques-uns par la seule singularité. À mesure que la civilisation enlace dans son réseau des nations plus nombreuses, l’ennui grandit et inflige à chaque journée une monotonie plus désolée. Tout est si bien réglé dans la vie moderne, le mécanisme des sociétés est ordonné d’après des lois si multipliées, tout est si bien prévu, que la perpétuelle succession des heures pareilles et condamnées à ne pas changer consterne les plus hardis courages, et surtout les oisivetés obstinées. Au milieu de ces loisirs sans fin, de ces sommeils sans fatigue, de ces veilles sans action, que faire pour dompter l’ennui, pour dévorer le temps, pour renouveler et varier l’immuable identité de la vie ?

À des âmes ainsi façonnées, je devrais dire à ces facultés ainsi dépravées, la singularité offre un puissant allèchement ; ce qui les étonne les charme ; ce qui leur paraît nouveau leur paraît beau. Ce qu’ils veulent avant tout, ce n’est pas les douces et paisibles émotions de la rêverie, les austères enchantemens de la pensée ; c’est une secousse violente, un soudain ébranlement, qui les enlève loin des spectacles accoutumés, qui les introduise dans un monde inattendu. L’ennui ne laisse debout dans l’âme qu’une curiosité maladive ; et le seul remède apparent pour cette plaie incurable, c’est la singularité, c’est l’étonnement.

Quand je range la singularité parmi les élémens de la beauté objective, j’encours, et je ne l’ignore pas, le reproche d’une excessive indulgence. En négligeant cette remarque, je m’exposerais à une accusation non moins grave : je laisserais la discussion incomplète. Mais, en attribuant par hypothèse la singularité à la beauté objective, j’acquiers le droit d’apprécier l’étonnement. Or, je le demande, que signifie l’étonnement ? N’est-ce pas un aveu implicite, mais irrécusable, que le spectacle offert à nos yeux sort de la loi commune ? N’est-ce pas proclamer la violation des idées reçues, le renversement de l’ordre établi, l’offense directe à l’harmonie générale et constante, sans laquelle il n’y a pas de beauté ?

Imaginations caduques et languissantes, étonnez-vous à votre aise, vantez d’une voix glapissante les singularités monstrueuses que vous appelez belles et qui défraient vos contemplations, chantez des hymnes glorieux à vos idoles bizarres ; mais laissez-nous vous dire en face que vous ignorez la beauté.

Il est une autre beauté, dont le type complet ne se rencontre jamais dans la nature réelle, une beauté choisie dans les modèles excellens et rares que l’étude fournit, composée d’après ces modèles, trouvée par Phidias, par Jean Goujon, et que l’admiration ne doit jamais déserter.

Grandeur dans la simplicité, chasteté dans la grâce, idéalité dans l’harmonie, tels sont les élémens inévitables et constans de la beauté vraie. Qu’il n’y ait pas de grandeur possible sans simplicité, c’est, je crois, ce qui est hors de doute. Les fragmens qui nous restent de l’Hyssus et du Thésée, et dont les marbres originaux sont à Londres, sont de force à convaincre les plus incrédules. L’artiste grec, entouré chaque jour de formes exquises, s’est résolu à la simplification des plans musculaires comme à la méthode la plus sûre pour atteindre la divinité. Une pratique laborieuse l’avait initié à toutes les ressources de la statuaire. Il savait ciseler avec la même souplesse et la même précision le paros, l’ébène, l’ivoire et l’or. Il aurait donc pu, s’il l’eût voulu, descendre jusqu’aux détails de la vie extérieure, et multiplier à profusion les plis de la peau, la saillie des veines, accuser toutes les contractions données par l’attitude choisie ; s’il ne l’a pas fait, c’est qu’il avait en lui-même une conviction arrêtée dès long-temps ; c’est qu’il plaçait dans la simplicité le secret de la vraie grandeur. L’unanime suffrage de la postérité s’est rangé à son avis. Les progrès postérieurs de l’art européen ont bien pu faciliter l’enseignement de la statuaire et les moyens d’exécution, mais n’ont jamais dépassé la grandeur de Phidias. Les perfectionnemens apportés à cette partie de l’invention ont mis au service de l’intelligence des procédés mécaniques d’une sûreté incontestable, imprévus au temps de Périclès ; personne encore ne s’est élevé au-dessus de ces ouvrages immortels.

Il n’est pas donné à l’homme de se figurer la divinité autrement que par la perfection des formes humaines. Mais, pour arriver à cette perfection, il ne suffit pas d’exagérer. On peut centupler inutilement les proportions de la réalité sans approcher de la vraie grandeur. Les dieux placés sur le fronton du temple grec sont d’une taille presque ordinaire. S’ils se levaient, s’ils marchaient parmi nous, c’est à peine s’ils nous domineraient de la tête ; et pourtant ils ont la grandeur divine. Pourquoi ? C’est qu’ils sont admirablement simples.

Pour la grâce dans la chasteté, je ne sais pas de type plus heureux que la Vénus de Milo. Que ce fragment inestimable ait appartenu à un groupe aujourd’hui mutilé, ou que l’attitude réalisée par l’artiste soit un caprice de sa pensée, peu importe assurément ; mais ce qui frappe surtout dans ce morceau, c’est l’inviolable pudeur qui anime et règle tous les mouvemens de la figure. Jamais beauté plus achevée ne s’offrit à l’œil humain ; les épaules et le cou ne laissent rien à souhaiter au regard le plus sévère ; elle est demi-nue, sa gorge est découverte, et pourtant pas un désir ne s’éveille en sa présence ; sa taille fléchit voluptueusement, et la draperie, loin de nous cacher un seul de ses charmes, les multiplie en les dissimulant. Partout la beauté rayonne, mais partout aussi la divinité ; la tête, irrégulière à dessein, mais irrégulière seulement pour l’œil qui ne se tient pas à distance, avec ses joues inégales, couronne merveilleusement cette statue si gracieuse et si pudique. À voir comme s’ordonnent les lignes et les plans de ce beau corps, qui oserait dire que l’artiste s’en est tenu à la chasteté dans l’impuissance d’exprimer le plaisir ? Celui qui a su trouver dans le marbre cette chair vivante, qui a mis le sourire sur les lèvres, et le regard dans les yeux, mais aussi le bonheur dans le sourire, et la sécurité dans le regard, aurait pu, n’en doutez pas, ciseler à la même heure la courtisane amoureuse. Il aurait pu ouvrir la bouche de la déesse, comme pour un baiser lascif, il aurait pu replier la paupière sous l’orbite et animer le regard de tous les feux du désir. Le cou, si mollement incliné sur l’épaule, se serait pâmé sous les caresses ; mais l’artiste ne l’a pas voulu, et il a bien fait : il avait à créer la déesse de la beauté, il ne s’est pas trompé sur la tâche qu’il avait choisie ; avec moins de sagacité, il nous eût donné la déesse du plaisir.

Ici la chasteté joue le même rôle que la simplicité dans l’œuvre de Phidias ; des deux parts, si l’on y prend garde, c’est le même procédé d’invention ; la beauté chaste et la grandeur simple produisent en nous une impression pareille ; les formes simples attestent la vraie force, comme la chasteté atteste la beauté vraie. Thésée est calme dans sa grandeur ; il n’a qu’à se lever pour frapper un coup terrible. La Vénus de Milo n’a pas le sourire invitant et hardi ; elle n’a qu’à se montrer, elle est sûre de plaire.

Si j’emprunte à la statuaire les modèles de la beauté vraie, c’est que la forme sans la couleur est l’expression la plus parfaite de la beauté ; la musique elle-même, dans ses inspirations les plus pures, a quelque chose de sensuel. Mais comme symbole de l’idéalité dans l’harmonie, comme la plus complète manifestation de l’ordre dans le mouvement, il est permis d’accepter les compositions épiques de Claude Gelée. Nulle part en effet la disposition savante des parties, la merveilleuse combinaison des détails, ne réussit à produire un sentiment plus calme et plus heureux. La vie est présente, mais une vie sans trouble et sans agitation. Sur le premier plan, les ruines d’un temple abandonné depuis long-temps ; la mousse grandit sur les marches du portique, le fronton lui-même est couronné d’un bandeau de verdure ; au-delà quelques arbres centenaires, dont les branches éclaircies laissent apercevoir les derniers rayons du soleil ; dans le fond, une troupe de laboureurs qui reviennent en paix après le travail de la journée. Les hommes, les arbres et le temple sont faits l’un pour l’autre ; l’absence d’une branche, ou d’un fût de colonne, laisserait dans ce beau poème une lacune coupable. Chaque chose est nécessaire à sa place, et c’est pour cela précisément que les admirables épopées du Lorrain atteignent presque toujours à la beauté idéale. Il n’a pour lui ni la nouveauté des sites, ni l’éclat de la couleur, ni la réalité patiente des détails ; il se propose avant tout l’harmonie. Il sait se garder de la froideur et de l’immobilité ; il établit entre tous les épisodes de l’invention un enchaînement rigoureux et facile à saisir ; il adoucit les ondulations du terrain ; il éteint les couleurs trop vives, et par une série de transitions invisibles, il fait de toute une campagne l’expression obéissante d’une seule pensée ; il élève l’harmonie jusqu’au panthéisme.

Maintenant, après avoir défini le bien et le beau, nous pouvons nous demander quelles sont les relations de la loi morale et de la loi poétique.

Aux divisions de la beauté que je viens d’indiquer, se rattachent des divisions pareilles dans l’invention. Ainsi de nos jours nous voyons en présence deux poésies profondément diverses, l’une qui s’adresse aux yeux, l’autre à l’âme. Or, déterminer la moralité de l’invention, c’est tout simplement apercevoir et démontrer laquelle de ces deux poésies viole ou respecte la loi morale. Non pas que j’attache à cette violation une valeur exagérée ; je ne crois pas à la mission dogmatique de la fantaisie. Là où commence l’enseignement, l’imagination n’a rien à faire, et réciproquement. Un poème conforme à tous les préceptes d’Épictète peut être d’ailleurs très pitoyable, et il peut arriver au génie le plus riche et le plus heureux d’insulter effrontément les plus saintes vertus.

Si je poursuis attentivement la comparaison de la morale et de la poésie, ce n’est pas dans l’espérance d’arriver à des conclusions absolues, ni surtout à des principes exclusifs. C’est la vérité que je cherche, mais la vérité, quelle qu’elle soit.

Quelle est donc la valeur de l’invention fondée sur la beauté objective ?

Dans la poésie lyrique, on sait vulgairement les résultats de cette méthode. Des talens du premier ordre ont pris soin de résoudre la question et d’épuiser l’évidence. Décrire depuis la première jusqu’à la dernière strophe ; après le paysage, le costume ; après le costume, le signalement de la figure, le procès-verbal complet du personnage qui parle ou qui écoute ; c’est un procédé populaire aujourd’hui jusqu’à la trivialité. Choisir dans les âges de la langue l’époque la plus féconde en images, négliger la syntaxe pour tisser plus librement la trame de ses métaphores, honnir la précision austère du xviie siècle, la clarté lumineuse du siècle suivant, remonter par un caprice bien explicable aux ambages indéfinis, à la phrase flottante du xvie, et, comme complément de cette résolution, mutiler à l’occasion la pensée la plus utile pour satisfaire aux exigences du rhythme et de la rime, c’est là ce qui s’appelle maintenant assouplir l’idiome lyrique, retremper l’arme émoussée du poète, planter l’ode sur le sol prosaïque de notre civilisation, la souder à nos mœurs par des racines profondes.

Dans le roman, la beauté objective n’a pas en apparence un rôle si éclatant. La prédilection la plus décidée pour le monde extérieur ne suffit pas à défrayer un récit ; il faut des acteurs et une fable. Or, les acteurs et la fable ne se passent pas volontiers de l’analyse des sentimens, c’est-à-dire de la partie la plus haute de la beauté. Pourtant, ce prodige, qui semblait impossible, il y a quelques années, s’est réalisé sous nos yeux. Nous avons eu un récit tout entier avec des acteurs nombreux, des incidens multipliés, où l’analyse humaine est toujours ou presque toujours absente. Sous l’étreinte d’une volonté toute puissante, la langue a laissé jaillir de son sein des accens qu’on ne lui connaissait pas. Un temple sans dieu, des prêtres sans foi, des armures sans guerriers, qui nous eût dit que tout cela nourrirait la curiosité pendant deux jours ? qui nous eût dit que toutes ces créations sans ame parodieraient devant nous la vie qui leur était refusée ; qu’elles engageraient ensemble un simulacre d’action, et que nos yeux éblouis imposeraient silence à notre pensée ; que nous prendrions plaisir au spectacle comme des enfans à la lecture des contes de fées ; et qu’après une semaine d’étonnement, le plus grand nombre ne se plaindrait pas de la déception, et croirait naïvement à l’humanité de cette pourpre sans cœur ?

Eh bien ! ce qui semblait impossible a été et continue d’être. Ce réalisme épique compte déjà une multitude de disciples empressés. Il ne s’agit plus, pour cette école obéissante, de connaître la politique des rois, les passions qui les entraînaient aux périlleuses aventures ; il faut savoir, avant tout, quel écusson était placé à la porte du château, quelle devise inscrite sur l’étendard, quelles couleurs portées par l’amoureux baron. C’est là tout ce que le roman demande à l’histoire ; quant à l’enchaînement des épisodes, c’est chose futile et hors de propos. La succession singulière, inattendue, de scènes indépendantes, va beaucoup mieux à l’ostentation puérile de cette fastueuse épopée. L’intérêt, l’intérêt soutenu est chose trop difficile ; l’amusement, à la bonne heure ! et la foule accepte sans murmure un récit de mille pages, splendide comme une fête, mais comme elle aussi sans lendemain et sans souvenir.

Au théâtre, on le comprend sans peine, la beauté objective a presque la partie gagnée d’avance ; le machiniste et le costumier font la moitié des frais. Face à face avec un auditoire dont il connaît les instincts, le poète résolu à la poésie pittoresque ne perd pas son temps à poser les caractères, à nouer savamment les fils de l’action. Non ; il procède par une voie plus facile. Il prend dans le passé le premier nom venu. Il ne délibère pas long-temps avant de se décider, car il n’attache pas aux événemens mémorables d’un siècle une valeur obstinée. Il prêtera, s’il le faut, l’effronterie du libertinage à une femme jusque-là renommée par la ferveur maladive et cruelle de sa dévotion. D’un politique rusé, trafiquant du mensonge, et jouant les trônes de l’Europe avec une impassible habileté, il fera volontiers un coureur d’aventures, un débaucheur de filles. D’une courtisane souillée des plus hideuses caresses, prostituée à tous les carrefours, il voudra tirer une virginité renaissante, une pudeur énergique et sublime. Avec un valet de cour, condamné au rire et aux grelots, blasé sur la honte, usé sous le mépris, il essaiera de ressusciter la paternité vengeresse de Virginius. Rien ne lui coûtera pour accomplir son caprice. Il prendra Messaline pour amener sur sa bouche la plus divine et la plus pure des passions, la passion maternelle. Ces noms, qui pour lui n’ont aucun sens, lui serviront seulement à dater le costume de ses acteurs, et les pierres ou les boiseries de ses décorations.

Ainsi approvisionné de visières et de cottes de mailles, de perles et de velours, d’ogives et de pleins-cintres, il est bien avant dans sa besogne. Comme il se propose le spectacle, et non pas la pensée, il serait bien fou, vraiment, de s’épuiser en méditations pour atteindre le naturel dans le dialogue, et la vraisemblance dans la mise en scène. Quand un acteur le gêne, il lui ordonne de sortir, sans expliquer où il l’envoie. Sur un signe de sa main, quand il a besoin d’un morceau d’ensemble, la coulisse vomit une meute de courtisans dorés ou de conspirateurs furieux. Ne l’interrogez pas sur les desseins de ses personnages, sur les ressorts qui les agitent ou les illusions qui les conduisent. Il ne s’inquiète guère de ces puérilités. Pourvu qu’il ait à sa disposition une reine, un ruffian et un bourreau, il fait passer un drame sur ces trois têtes, comme un géomètre un cercle par trois points. — Il n’y a dans ce drame ni rire, ni larmes, ni émotion, ni attendrissement ; c’est un spectacle pour la multitude, et la multitude applaudit.

Heureusement la beauté idéale est aussi représentée parmi nous par des artistes glorieux. Nous avons d’admirables élégies, qui n’empruntent pas au monde extérieur une étincelle de leur éclat. Candide, majestueuse et chaste, l’ame qui rayonne et resplendit dans ces poétiques invocations, ne doit qu’à l’étude savante de la conscience les magnifiques trésors de sa pensée. Lorsqu’elle parle, c’est toujours pour nous révéler une douleur ignorée qui s’apaise en se confessant, une espérance ébranlée qui se raffermit dans son aveu, ou parfois un doute impie qui débute par le blasphème, et retourne à Dieu par le repentir. On s’est demandé sérieusement si l’élégie ainsi comprise n’est pas aujourd’hui la seule poésie possible ; sans nul doute, c’est la seule qui sympathise directement avec nos ennuis désenchantés, la seule qui se passe d’artifice, et qui défie hardiment la raillerie sceptique et dédaigneuse ; mais le trône de l’imagination ne lui appartient pas tout entier. Qu’elle soit pour les cœurs souffrans une consolation fidèle, qu’elle accueille avec une hospitalité constante les passions égarées, qu’elle étanche avec une discrétion divine les plaies élargies par l’abandon, tout cela est vrai, mais ce n’est pas la douleur qui donne les couronnes.

Le roman consacré à l’analyse des passions humaines touche aujourd’hui les cimes les plus hautes de la philosophie et de la poésie. Il a mis dans cette étude patiente tant de finesse et d’impartialité, il a dévoilé avec tant de courage les maladies qui nous dévorent comme le renard dévorait le Spartiate, et que chacun de nous met sa gloire à cacher ; il a démasqué tant d’égoïsmes hautains et d’impuissances blasphématrices, que personne, à coup sûr, ne peut contester sa pénétration et sa clairvoyance. Obligé de suivre à la trace les sentimens les plus fugitifs et les plus délicats, il a dû recourir à toutes les ressources de la langue. Il aborde naturellement, comme siennes, les questions les plus difficiles. Il embrasse d’un même regard les révoltes de la famille et les ambitions hypocrites. Il participe à la fois des conversations du Portique et des enseignemens de la chaire chrétienne. Il se plie à tous les tons, sans contrainte et sans gaucherie. Depuis les familiarités du style épistolaire jusqu’à la grandeur solennelle de l’épopée, depuis les mystiques épanchemens qui se glorifient dans la franchise jusqu’à la sévérité didactique de la prédication, il ne s’interdit aucune des formes de la pensée. C’est un retour naturel vers la toute-science des philosophes antiques. Le roman, dans ses métamorphoses multipliées, trouve moyen d’être tour à tour lyrique, élégiaque, dramatique, descriptif, et de fondre dans une harmonieuse unité toutes ces nuances si diverses. Il ne lui est pas permis, comme au roman pittoresque, de méconnaître l’enchaînement et la génération des actions humaines. Sur le terrain où il s’est placé, toutes les fautes sont comptées ; tout se prend au sérieux, et les enfantillages ne se pardonnent pas. C’est une lutte haletante avec la vérité ; aussi rien de fortuit ni de capricieux dans l’entrelacement des épisodes. Une logique sévère préside aux mouvemens de tous les personnages. La passion qui les entraîne n’est jamais obscure, l’espérance qui les anime jamais douteuse. Nous savons ce qu’ils veulent et ce qu’ils tentent.

Populaire sans trivialité, le roman idéal, humain, analytique, pourra douer de vie et ciseler en poèmes les plus hautes questions de la réforme sociale. Sans se faire dogmatique, sans échanger l’invention contre l’enseignement, il pourra jeter le trouble dans les consciences coupables, et relever le courage fléchissant des âmes humiliées.

Le théâtre seul est aujourd’hui déshérité de la beauté idéale. Depuis les grands noms du xviie siècle, si étrangement méconnus de nos jours, la scène a répudié, comme fastidieuse et monotone, la peinture des passions humaines ; elle redoute le spiritualisme comme les moissonneurs la sécheresse, et pourtant c’est au spiritualisme qu’il appartient de régénérer la scène.

Le jour où la beauté idéale remontera sur le théâtre, bien des gloires aujourd’hui splendides seront ternies sans retour : poètes et acteurs auront à faire un nouvel apprentissage. La composition des caractères ne se bornera plus à quelques mots vrais, à quelques mouvemens de pantomime ; il faudra, dans le langage et dans la représentation, une continuité vigilante, qui ne se démente pas un seul instant. Non pas que je prêche la rénovation de la tragédie antique où se plaisait la cour de Versailles ; ces tentatives érudites viennent rarement à bonne fin. L’archaïsme est un délassement académique, et rien de plus. Je ne conseille donc à personne de remettre en scène les malheurs d’Agamemnon. S’il y a dans les traditions grecques quelques filons encore vierges de poésie dramatique, il faudra couler ce métal précieux dans un moule nouveau ; mais, quelle que soit l’époque de l’histoire humaine choisie par le dramatiste, il n’atteindra désormais une renommée durable qu’à la condition de mettre la pensée au-dessus du spectacle, de frapper l’âme avant les yeux.

Sans la beauté idéale la réforme dramatique sera toujours provisoire ; les noms salués par les applaudissemens de la multitude s’oublieront aussi vite que le dessin d’un ruban ou la coupe d’une robe. Aucune gerbe ne mûrira sur le sol de la popularité ; le vent dispersera la semence à peine épanouie ; le sillon infidèle ne tiendra aucune de ses promesses ; ni soleil ni rosée ne viendront en aide à cette stérilité obstinée. La charrue sera brisée avant que le laboureur aperçoive la moisson.

Or, après cette minutieuse comparaison de la loi morale et de la loi poétique dans leurs développemens respectifs, voici les conclusions auxquelles nous arrivons naturellement. Ces conclusions sont de telle nature, qu’elles résument, sans les transformer, les pensées émises dans le cours de la discussion. Si nous avons réussi à entourer chacune de nos propositions d’une lumineuse évidence, si la clarté de nos paroles n’a jamais été au-dessous de nos convictions, on a dû prévoir dès long-temps de quel côté pencherait la balance.

1o Puisque la loi morale prescrit le développement simultané des affections, de l’intelligence et de la volonté, il implique d’estimer conforme à cette loi l’invention qui circonscrit le rôle de la fantaisie dans le domaine du monde extérieur. Car les facultés humaines régies par la loi morale n’ont rien ou presque rien à faire dans ce domaine ; ou, si elles s’y déploient, ce n’est le plus souvent que pour s’énerver et se flétrir.

2o L’imagination, lorsqu’elle se propose la peinture des sentimens humains dans ce qu’ils ont de plus intime et de plus mystérieux, côtoie fatalement toutes les facultés régies par la loi morale, et tous les devoirs attachés à ces facultés.

3o Plus les applications de la loi poétique sont élevées, plus elles se rapprochent de la loi morale ; mais cette contiguïté du bien et du beau n’exclut en aucune façon la mutuelle indépendance de la morale et de la poésie.

C’est pourquoi, dans l’ordre de beauté, je place les Méditations et les Harmonies avant les Orientales et les Feuilles d’automne ; René, Werther, Lara, Lélia et Jacques avant Notre-Dame de Paris ; et enfin Phèdre et les Femmes savantes avant les plus sérieux et les moins splendides des drames de M. Hugo : Hernani et Marion Delorme.


Gustave Planche.