Histoire financière de la France/Avant propos

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Les contributions publiques et les impositions locales payées aujourd’hui par la France sont-elles supérieures ou inférieures aux impôts de tous genres que le royaume supportait avant l’époque de 1789 ?

Telle est la question qui, depuis quelques années, a été plusieurs fois reproduite, et que des assertions ont résolue en faveur de l’ancien ordre de choses.

Bien que dénuées de preuves, ces assertions sont venues donner une sorte d’appui à l’opinion, assez généralement répandue, que les contributions actuelles excédent de beaucoup les contributions actuelles excèdent de beaucoup les tributs publics d’autrefois; opinion qui n’a d’autre fondement que les notions laissées par M. Necker sur le montant des anciennes impositions.

Ceux qui n’ont consulté sur cet objet que les écrits du ministre peuvent croire en effet que la généralité des impositions ne s’élevait qu’à environ six cents millions ; et, s’ils comparent à ce résultat le montant brut du milliard qui figure annuellement sur nos budgets, dans la forte différence que présente au premier coup-d’œil ce rapprochement ils croient trouver la preuve que le gouvernement prélève maintenant des sommes supérieures à ce qui était payé jadis, et hors de proportion avec les ressources contributives du sol et de l’industrie du royaume. Mais ils oublient qu'avant la révolution, indépendamment des charges mentionnées par M. Necker, sans compter les rentes et les autres redevances foncières qui étaient le prix légitime d'une ancienne concession de propriété, l’agriculture supportait l'énorme fardeau des dîmes, et d'une foule de droits purement féodaux ; qu’alors une moitié seulement du territoire de la France acquittait la masse de l’impôt foncier, qui est répandu aujourd’hui sur toute l’étendue du même sol, dont la valeur productive s’est accrue par de nombreux défrichements ; v qu’autrefois encore le commerce était entrave par des péages multipliés, parades barrières de douanes intérieures qui condamnaient à l'isolement ou assimilaient aux pays étrangers, pour leurs relations commerciales, des villes et des provinces entières ; que les jurandes et les maîtrises arrêtaient l'essor de l’industrie par leurs statuts, leurs privilèges et leurs procédures; que, dans toutes les juridictions, l’administration de la justice se payait par les parties au taux que fixaient eux-mêmes les juges ; enfin, qu’à l’exception de certains objets fabriqués, dont la valeur vénale se trouve réduite par l’effet de la substitution de procédés mécaniques à la main d’œuvre, depuis quarante ans, le prix des diverses productions, et notamment celui des fruits de la terre, sur lesquels repose l’impôt le plus productif, a augmenté du quart au tiers; et que, par conséquent, le signe monétaire, dont la valeur nominale est à peu près la même, a subi dans les échanges une perte égale à l’augmentation survenue dans la valeur des productions du sol, de l’industrie, et dans le prix des travaux.

Ces faits généraux font apercevoir une immense différence entre l’état ancien et l'état présent à l’avantage du temps actuel; mais ils ne suffiraient pas pour résoudre la question. Sa solution ne peut résulter que de l’exposé complet et de l’examen attentif des institutions financières de la France à une époque déjà éloignée de quarante années.

Cet expose et examen qui devait l'accompagner forment l’objet de l’ouvrage que l’on va lire.

Afin de ne rien laisser d’incertain dans ce travail, il était indispensable de remonter à l’origine des impositions, des taxes et servitudes manuelles ou pécuniaires de toute nature qui existaient jadis; de rattacher leur création, leurs progrès, leurs vicissitudes même, aux événements politiques qui les ont amenées, développées ou maintenues; de rappeler les formes observées dans leur établissement ; d’indiquer le mode suivi dans leur répartition et leur recouvrement; d’étudier leurs effets; de déterminer le montant de chacun de ces tributs, et ce que leur ensemble coûtait à la France; enfin, de suivre l’emploi de leurs produits.

Ce plan ne pouvait être réalisé que par un exposé historique de la naissance et du développement des impositions en France, depuis l’origine de la monarchie jusqu’à l’époque de 1786.

Plusieurs motifs se sont réunis pour fixer. le terme des recherches à cette année. Avec elle a fini la perception du troisième vingtième; et le besoin de combler le vide de plus de vingt millions, que la cessation de cet impôt allait ajouter à l’insuffisance annuelle du revenu public, a été la principale cause de la réunion de l’assemblée des notables qui eut lieu au commencement de 1787. Dès lors, à la tranquillité apparente dont jouissait le royaume ont succédé l’agitation d'abord, puis les troubles, les désordres et les calamités au milieu desquels ont disparu les vieilles institutions bursales de la France. Ces grands événements étaient étrangers à notre sujet : nous avons dû nous arrêter au moment où ils ont pris naissance. De plus l’année 1786 est celle qui offre la collection la plus complète des comptabilités anciennes; circonstance qui justifie l’époque que nous avons choisie pour présenter le Tableau général des anciennes impositions, et l’État des recettes et des dépenses du trésor royal qui terminent l’ouvrage.

Des dépôts qui n’avaient pas encore été consultés ont fourni les documents d’après lesquels est établi le montant de la plupart des articles dont le tableau des impositions se compose, notamment pour tout ce qui est relatif aux différentes parties des revenus publics, et aux perceptions faites pour les compte des pays d'états. Il a été suppléé à quelques lacunes par les notions qu’on doit à M. Necker ; et, en général, les estimations de ce ministre n’ont été écartées que pour être remplacées par des fixations certaines, appuyées sur des preuves incontestables, telles que les résultats d'un compte de gestion. A l’égard de plusieurs droits dont ne parle pas M. Necker, on a pris, pour les plus importants, soit les évaluations qui leur ont été données par le comité des contributions de l'assemblée constituante, soit les estimations qu’en avaient faites d’anciens administrateurs des finances. Le montant de quelques autres perceptions a été calculé d’après des bases certaines prises dans l’ancienne législation financière; et pour celles dont la quotité ne pouvait être appréciée que sur des données trop vagues, ou elles ont été laissées sans évaluation, ou celle qui a été adoptée est tellement modérée, qu’on ne pourrait la contester avec raison. Enfin, on a appliqué avec la plus scrupuleuse exactitude à l’appréciation des impôts la règle adoptée pour ce qui concerne la partie historique de l’ouvrage, celle de ne rien omettre ni rien exagérer, et de passer sous silence tout ce qui présentait quelque incertitude.

Parmi les faits intéressants qui ont dû trouver place dans l’Histoire financière de la France, plusieurs avaient échappé aux historiens modernes; d’autres étaient généralement oubliés. Pour ces faits il était nécessaire d’invoquer le témoignage d’autorités respectables; mais on a réservé pour eux seuls les citations qui devenaient indispensables.

Les notions sur le montant des impôts et des revenus aux différentes époques de la monarchie ne formeraient qu’une suite de détails arides et insignifiants, si l’on ne pouvait se rendre compte de ce que coûtaient aux contribuables les sommes levées annuellement sur la France. Car ces sommes, énoncées isolément, n'expriment que la valeur conventionnelle et variable du signe monétaire : elles ne peuvent donner la mesure des sacrifices d’un peuple et des ressources d'un gouvernement qu’autant qu’elles sont mises en rapport avec les objets qui les produisent ou qu’elles procurent par le moyen des échanges. C’est alors seulement qu’une somme devient l’expression d’une valeur réelle et déterminée. Or, les objets qui s'échangent habituellement contre les espèces sont les denrées nécessaires à la nourriture de l’homme; et parmi ces denrées le blé tient la première place, comme étant de toutes les productions la plus indispensable, et celle dont le prix devient le régulateur de la valeur des autres. C'était donc en faisant le rapprochement d’une somme d’argent déterminée et de la quantité de blé qu’elle obtenait par échange, que l’on pouvait connaître la valeur réelle, pour la nation et pour le gouvernement, du montant de l’impôt perçu; c'est-à-dire que l’on pouvait savoir, d'une part, quelle quantité de denrées il en coûtait à l’agriculture pour se procurer la somme d’argent demandée par le souverain, et, d’un autre côté, quelle somme d'argent le monarque avait à donner pour obtenir les denrées nécessaires à la nourriture des troupes. Car, avant comme depuis l’existence des dettes perpétuelles, la dépense des armées a toujours été la plus forte des gouvernements européens. Ce premier résultat toutefois n’eut pas été complètement satisfaisant. Pour bien apprécier la proportion des impôts aux différentes époques de notre histoire il ne suffit pas d’en déterminer la valeur à une époque donnée, il faut encore pouvoir établir la comparaison de la somme d’argent et de la quantité des denrées que représentaient les tributs demandés avec ce qu’ils représentent de nos jours en denrées et en espèces ; en d’autres termes, exprimer en valeurs actuelles les valeurs du temps passé.

Quelques écrivains ont cru trouver une expression suffisante de ces valeurs en donnant de loin en loin une mention du prix du marc d’argent; mais ce n’est encore que l’indication d’une valeur conventionnelle, souvent fixée d’une manière arbitraire par le gouvernement, et qui présentée isolément, ne donne pas plus que la valeur nominale du signe monétaire une juste idée de la quotité effective des tributs publics. Il y a donc absences de moyen pour faire l’appréciation comparative des impôts; et ce défaut, qui ne se fait pas moins sentir dans l’histoire générale que dans les ouvrages consacrés particulièrement aux finances, a le grand inconvénient ou d’induire en erreur ou de laisser l’esprit dans l’incertitude sur la richesse réelle que représente une même somme d'argent prise à deux époques différentes. On croirait difficilement, par exemple, si une démonstration évidente n’en donnait la preuve, que, pour acquitter les deux millions que produisaient les tailles sous Charles VII, il en coûtait aux campagnes une quantité de denrées qui, échangées contre des espèces, produirait aujourd’hui plus de cinquante-cinq millions de francs. C'était donc bien réellement une richesse représentative de cinquante-cinq de nos millions, que la taille seule enlevait à l’agriculture, et cela, dans un temps où la France, à peine délivrée des dévastations et de tous les maux inséparables de l’occupation étrangère, n’avait de territoire que les deux tiers environ de ce qu’elle possède aujourd’hui.

Voilà les rapprochements qu’il est intéressant et utile de faire en s’occupant de recherches sur les impositions, et de leur influence sur le sort des peuples. C’est dans la vue d’établir, pour chaque règne, de semblables, rapprochements, et de les appuyer de démonstrations positives, que l'ouvrage est accompagné d’un Tableau présentant : 1° la valeur réelle de la livre tournois, d’après la quantité de blé qu’elle pouvait payer; 2° la comparaison de cette valeur avec celle du franc actuel. Au moyen de ce tableau, tout lecteur peut aisément se rendre compte de ce que représente réellement de nos jours une somme quelconque du temps antérieur. Les variations fréquentes et subites qu’éprouvait le prix des monnaies comme celui des denrées, pendant les troubles et les longues guerres qui précédèrent le règne de Charles VII et sa rentrée dans la capitale du royaume, ont rendu plus rares et moins complets les documents qui auraient dû servir de base aux calculs que ce tableau renferme, si on les eût étendus à ces temps malheureux; de plus, c’est sous ce règne que l’impôt foncier, temporaire jusque alors, a été rendu permanent. Ces circonstances fixaient en quelque sorte à ce moment le terme et l’objet de l’appréciation comparative des impôts. Elles ont déterminé à ne pas faire remonter plus haut les calculs que présente le tableau. De semblables recherches d’ailleurs perdent de leur intérêt et de leur utilité lorsqu’elles se reportent à des temps trop éloignés de nous.

Si l’histoire financière des temps passés est souvent celle des fautes de l’administration, elle est aussi celle des embarras suscités au gouvernement par les réclamations tantôt légitimes, tantôt fondées sur les prétentions ambitieuses ou intéressées, des assemblées et des compagnies, qui, dans l’ancien ordre de choses, ont possédé, envahi ou exagéré le droit de sanctionner le recouvrement de l’impôt établi par l’autorité royale. Pour signaler ces fautes et ces prétentions, pour faire connaître la diversité des conditions, et l’imperfection des procédés qui rendaient les impositions d’autrefois si onéreuses pour les contribuables et si peu profitables à l’état, il a fallu rechercher dans les archives de l’ancienne fiscalité tous les actes de son administration. Tel a été l'unique objet des détails qui en ont été extraits pour les présenter dans cet ouvrage. Il peut servir à répandre des vérités utiles. C’est dans ce but que nous l'avons entrepris.