Histoire générale de Provence

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Texte incomplet
La peste de Marseille en 1720
Éditeur de l'imprimerie de Ph.-D. Pierres (4p. 634-636).

LA PESTE. An. 1720.

L’ANNÉE 1720 fut mémorable par les ravages affreux que la peste fit dans la Provence, et notamment à Marseille. L’auteur qui nous en a laissé une relation, prétend que ce fléau a désolé vingt fois cette ville, depuis Jules César jusqu’au commencement de notre siècle. Quoique nous n’ayons pas eu soin de faire observer dans cet ouvrage tous les maux que cette terrible maladie a faits en Provence, nous avons pourtant remarqué, que dans l’espace de dix-sept siècles, qui se sont écoulés depuis Jules César, on en a ressenti plus de trente fois les funestes atteintes ; et nous trouverions ces malheurs bien plus souvent répétés, si l’histoire avait eu soin d’en conserver le souvenir.

Le XVe siècle a vu neuf fois la ville de Marseille plongée dans les horreurs de la peste ; parce que le peu d’harmonie qui régnait dans l’Hôtel de Ville, les divisions intestines qui déchiraient la Provence, le peu de cas qu’on faisait de l’autorité royale, furent cause qu’on négligea de soumettre aux épreuves ordinaires les vaisseaux venant du Levant.

On fut moins malheureux dans le XVIIe siècle, lorsque la sagesse d’Henri IV, et les efforts du Cardinal de Richelieu eurent porté l’autorité royale à ce haut degré de puissance, d’où elle put étendre sa vigilance sur toutes les parties du royaume. Il semble qu’après le long règne de Louis XIV, sous lequel on commença d’établir dans nos ports une police auparavant inconnue, on aurait dû être encore plus à l’abri de la contagion.

Cependant elle se développa avec une vitesse inconcevable, au moment où les citoyens croyaient avoir le plus de raisons de compter sur la vigilance publique. Elle fut apportée à Marseille le 25 mai 1720, par un navire qui, étant parti de Seyde le 31 janvier de la même année, sous la conduite du capitaine Chautaud, alla se réparer dans le port de Tripoli de Syrie, où il prit encore quelques marchandises et quelques Turcs pour les passer en Chypre. Le capitaine avait sa patente nette ; c’est-à-dire qu’on y déclarait qu’à Seyde non plus qu’à Tripoli, il n’y avait aucun soupçon de mal contagieux : la peste, en effet, ne s’était point encore manifestée dans la première de ces deux villes, quand le navire en partit ; mais elle se montra peu de jours après, et l’on sait qu’elle couve toujours quelque temps avant de se déclarer. Le commerce qu’il y a entre Seyde et Tripoli est cause que l’une de ces deux villes ne peut être infestée de la contagion sans que l’autre le soit bientôt après ; d’autant mieux que les Turcs ne prennent aucune précaution pour s’en garantir. L’un d’eux que le capitaine avait sur son bord, tomba malade dans la route et mourut peu de jours après ; on ordonna à deux matelots de le jeter dans la mer.

Ils eurent à peine touché le cadavre, que le maître du navire, que l’on appelle communément le nocher, leur ordonna de se retirer, et laissa aux Turcs le soin de rendre les derniers devoirs à leur compagnon ; les cordes qui avaient servi à traîner le cadavre, furent également jetées dans la mer. Les deux matelots qui l’avaient touché ne tardèrent pas d’être frappés de mort. Deux autres les suivirent de près, et le chirurgien qui les avait soignés eut le même sort. Le capitaine Chautaud, saisi de frayeur à la vue de ces accidents inopinés, en soupçonna la cause, et, s’étant séparé du reste de l’équipage, il se retira à la poupe, d’où il donnait les ordres nécessaires pour le gouvernement et la conduite du navire. Il voguait ainsi vers les côtes de Provence, lorsque trois autres matelots tombèrent malades ; ce nouvel accident l’obligea de relâcher à Livourne, où ils moururent de la même manière que les six dont nous venons de parler.


Quelque effrayante que leur mort dût paraître, étant sans doute accompagné de symptômes extraordinaires, le médecin et les chirurgiens qui les avaient traités déclarèrent qu’ils étaient morts d’une fièvre maligne pestilentielle : le capitaine Chautaud remit à la voile, et, en arrivant à Marseille le 25 mai, il donna ce certificat aux intendants de la Santé, auxquels il avoua qu’il était mort quelques hommes de son équipage, sans leur dire qu’il les soupçonnait d’avoir été attaqués par la peste, en quoi il se rendit coupable de tous les maux dont la ville fut affligée.

[…]