Histoire générale de la civilisation en Europe/10

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DIXIÈME LEÇON.

Objet de la leçon. — Tentatives pour concilier et faire vivre et agir en commun, dans une même société, sous un même pouvoir central, les divers éléments sociaux de l’Europe moderne. — 1° Tentative d’organisation théocratique. Pourquoi elle a échoué. — Quatre obstacles principaux. — Fautes de Grégoire VII. — Réaction contre la domination de l’Église. — De la part des peuples. — De la part des souverains. — 2° Tentative d’organisation républicaine. — Républiques italiennes. — Leurs vices. — Villes du midi de la France. — Croisade des Albigeois. — Confédération suisse. — Communes de Flandre et du Rhin. — Ligue hanséatique. — Lutte de la noblesse féodale et des communes. — 3° Tentative d’organisation mixte. — États généraux de France. — Cortès d’Espagne et de Portugal. — Parlement d’Angleterre. — État particulier de l’Allemagne. — Mauvais succès de toutes ces tentatives. — Par quelles causes. — Tendance générale de l’Europe.



Messieurs,

Je voudrais déterminer avec précision, et en commençant, l’objet de cette leçon.

Vous vous rappelez qu’un des premiers faits qui nous aient frappés, c’est la diversité, la séparation, l’indépendance des éléments de l’ancienne société européenne. La noblesse féodale, le clergé, les communes, avaient une situation, des lois, des mœurs entièrement différentes : c’étaient autant des sociétés distinctes qui se gouvernaient chacune pour son compte, et par ses propres règles, son propre pouvoir. Elles étaient en relation, en contact, mais non dans une véritable union ; elles ne formaient point, à proprement parler, une nation, un État.

La fusion de toutes ces sociétés en une seule s’est accomplie ; c’est là précisément, vous l’avez vu, le fait distinctif, le caractère essentiel de la société moderne. Les anciens éléments sociaux se sont réduits à deux, le gouvernement et le peuple ; c’est-à-dire que la diversité a cessé, que la similitude a amené l’union. Mais avant que ce résultat ait été consommé, et même pour le prévenir, beaucoup d’efforts ont été tentés pour faire vivre et agir en commun, sans en détruire la diversité ni l’indépendance, toutes ces sociétés particulières. On eût voulu ne porter aucune atteinte un peu profonde à leur situation, à leurs privilèges, à leur nature spéciale, et cependant les réunir en un seul État, en former un corps de nation, les rallier sous un seul et même gouvernement.

Toutes ces tentatives ont échoué. Le résultat que je viens de rappeler, l’unité de la société moderne, atteste leur mauvais succès. Dans les pays mêmes de l’Europe où il subsiste encore quelques traces de l’ancienne diversité des éléments sociaux, en Allemagne, par exemple, où il y a encore une vraie noblesse féodale, une vraie bourgeoisie ; en Angleterre, où une église nationale est en possession de revenus propres et d’une juridiction particulière, il est clair que cette prétendue existence distincte n’est qu’une apparence, un mensonge ; que ces sociétés spéciales sont politiquement confondues dans la société générale, absorbées dans l’État, gouvernées par les pouvoirs, publics, soumises au même système, emportées dans le courant des mêmes idées, des mêmes mœurs. Je le répète, là même où la forme en subsiste encore, la séparation et l’indépendance des anciens éléments sociaux n’ont plus aucune réalité.

Cependant ces tentatives pour les coordonner sans les transformer, pour les rattacher à l’unité nationale sans abolir leur variété, ont tenu une grande place dans l’histoire de l’Europe ; elles ont rempli en partie l’époque dont nous nous occupons, cette époque qui sépare l’Europe primitive et l’Europe moderne, et dans laquelle s’est accomplie la métamorphose de la société européenne. Et non seulement elles y ont tenu une grande place, mais elles ont beaucoup influé sur les événements postérieurs, sur la manière dont s’est opérée la réduction de tous les éléments sociaux à deux, le gouvernement et le public. Il importe donc de s’en bien rendre compte, de bien connaître tous les essais d’organisation politique qui ont été tentés du douzième au seizième siècle, pour créer des nations et des gouvernements, sans détruire la diversité des sociétés secondaires placées les unes à côté des autres. Tel sera, Messieurs, notre travail dans cette leçon,

Travail pénible, douloureux même. Toutes ces tentatives d’organisation politique n’ont certainement pas été conçues et dirigées à bonne intention ; plusieurs n’ont eu que des vues d’égoïsme et de tyrannie. Plus d’une cependant a été pure, désintéressée ; plus d’une a eu vraiment pour objet le bien moral et social des hommes. L’état d’incohérence, de violence, d’iniquité où était alors la société, choquait les grands esprits, les âmes élevées, et ils cherchaient sans cesse les moyens d’en sortir. Cependant les meilleurs mêmes de ces nobles essais ont échoué ; tant de courage, de sacrifices, d’efforts, de vertu, ont été perdus ; n’est-ce pas là un triste spectacle ? Il y a même ici quelque chose d’encore plus douloureux, le principe d’une tristesse encore plus amère : non seulement ces tentatives d’amélioration sociale ont échoué, mais une masse énorme d’erreurs et de mal s’y est mêlée. En dépit de la bonne intention, la plupart étaient absurdes et attestent une profonde ignorance de la raison, de la justice, des droits de l’humanité et des conditions de l’état social ; en sorte que non seulement le succès a manqué aux hommes, mais ils ont mérité leurs revers. On a donc ici le spectacle non seulement de la dure destinée de l’humanité, mais de sa faiblesse. On y peut voir combien la plus petite portion de vérité suffit à préoccuper tellement les plus grands esprits, qu’ils oublient tout-à-fait le reste, et deviennent aveugles sur ce qui n’entre pas dans l’étroit horizon de leurs idées ; à quel point il suffit qu’il y ait un coin de justice dans une cause, pour qu’on perde de vue toutes les injustices qu’elle renferme et se permet. Cette explosion des vices et de l’imperfection de l’homme est, à mon avis, plus triste encore à contempler que le malheur de sa condition ; et ses fautes me pèsent plus que ses souffrances. Les tentatives, dont j’ai à vous entretenir, nous donneront l’un et l’autre spectacle : il faut l’accepter, Messieurs, et ne pas cesser d’être justes envers ces hommes, ces siècles qui se sont si souvent égarés, qui ont si cruellement échoué, et qui pourtant ont déployé de si grandes vertus, fait de si nobles efforts, mérité tant de gloire !

Les tentatives d’organisation politique, formées du douzième au seizième siècle, sont de deux sortes : les unes ont eu pour objet de faire prédominer l’un des éléments sociaux, tantôt le clergé, tantôt la noblesse féodale, tantôt les communes ; de lui subordonner tous les autres, et d’amener l’unité à ce prix. Les autres se sont proposé de faire accorder et agir ensemble toutes les sociétés particulières, en laissant à chacune sa liberté, et lui assurant sa part d’influence.

Les tentatives du premier genre sont, bien plus que les secondes, suspectes d’égoïsme et de tyrannie. Elles en ont été en effet plus souvent entachées ; elles sont même, par leur nature, essentiellement tyranniques dans leurs moyens d’exécution : quelques-unes cependant ont pu être et ont été en effet conçues dans des vues pures, pour le bien et le progrès de l’humanité.

La première qui se présente, c’est la tentative d’organisation théocratique, c’est-à-dire le dessein de soumettre les diverses sociétés aux principes et à l’empire de la société ecclésiastique.

Vous vous rappelez, Messieurs, ce que j’ai dit sur l’histoire de l’Église. J’ai essayé de montrer quels principes s’étaient développés dans son sein, quelle était la part de légitimité de chacun, comment ils étaient nés du cours naturel des événements, quels services ils avaient rendus, quel mal ils avaient fait. J’ai caractérisé les divers états par lesquels l’Église a passé du huitième au douzième siècle ; je vous l’ai fait voir à l’état d’église impériale, d’église barbare, et d’église féodale, enfin d’église théocratique. Je suppose ces souvenirs présents à votre esprit, et j’essaie aujourd’hui d’indiquer ce que fit le clergé pour dominer l’Europe, et pourquoi il échoua.

La tentative d’organisation théocratique apparaît de très bonne heure, soit dans les actes de la cour de Rome, soit dans ceux du clergé en général ; elle découlait naturellement de la supériorité politique et morale de l’Église ; mais elle rencontra, dès ses premiers pas, des obstacles que, dans sa plus grande vigueur, elle ne réussit point à écarter.

Le premier était la nature même du christianisme. Bien différent en ceci de la plupart des croyances religieuses, le christianisme s’est établi par la seule persuasion, par de simples ressorts moraux ; il n’a pas été dès sa naissance armé de la force ; il a conquis dans les premiers siècles par la parole seule, et il n’a conquis que les âmes. Il en est arrivé que, même après son triomphe, lorsque l’Église a été en possession de beaucoup de richesse et de considération, elle ne s’est point trouvée investie du gouvernement direct de la société. Son origine purement morale, purement par voie d’influence, se retrouvait empreinte dans son état. Elle avait beaucoup d’influence, elle n’avait pas le pouvoir. Elle s’était insinuée dans les magistratures municipales ; elle agissait puissamment sur les empereurs, sur tous leurs agents ; mais l’administration positive des affaires publiques, le gouvernement proprement dit, l’Église ne l’avait pas. Or, un système de gouvernement, Messieurs, la théocratie comme un autre, ne s’établit pas d’une manière indirecte, par voie de simple influence ; il faut juger, administrer, commander, percevoir les impôts, disposer des revenus, gouverner en un mot, prendre vraiment possession de la société. Quand on agit par la persuasion, et sur les peuples, et sur les gouvernements, on peut faire beaucoup, on peut exercer un grand empire ; on ne gouverne pas, on ne fonde pas un système, on ne s’empare pas de l’avenir. Telle a été, par son origine même, la situation de l’Église chrétienne ; elle a toujours été à côté du gouvernement de la société ; elle ne l’a jamais écarté et remplacé ; grand obstacle que la tentative d’organisation théocratique n’a pu surmonter.

Elle en a rencontré de très bonne heure un second. L’Empire romain une fois tombé, les États barbares fondés, l’Église chrétienne s’est trouvée de la race des vaincus. Il a fallu d’abord sortir de cette situation ; il a fallu commencer par convertir les vainqueurs et s’élever ainsi à leur rang. Ce travail accompli, quand l’Église a aspiré à la domination, alors elle a rencontré la fierté et la résistance de la noblesse féodale. C’est, Messieurs, un immense service que la féodalité laïque a rendu à l’Europe ; au onzième siècle, les peuples étaient à peu près complètement subjugués par l’Église ; les souverains ne pouvaient guère se défendre ; la noblesse féodale seule n’a jamais accepté le joug du clergé, ne s’est jamais humiliée devant lui. Il suffit de se rappeler la physionomie générale au moyen-âge pour être frappé d’un singulier mélange de hauteur et de soumission, de croyance aveugle et de liberté d’esprit dans les rapports des seigneurs laïques avec les prêtres. On retrouve là quelques débris de leur situation primitive. Vous vous rappelez comment j’ai essayé de vous peindre l’origine de la féodalité, ses premiers éléments, et la manière dont la société féodale élémentaire s’était formée autour de l’habitation du possesseur du fief. J’ai fait remarquer combien le prêtre était là au-dessous du seigneur. Eh bien ! il est toujours resté dans le cœur de la noblesse féodale un souvenir, un sentiment de cette situation ; elle s’est toujours regardée, non-seulement comme indépendante de l’Église, mais comme supérieure, comme seule appelée à posséder, à gouverner vraiment le pays ; elle a toujours voulu vivre en bon accord avec le clergé, mais en lui faisant sa part, et ne se laissant pas faire la sienne. Pendant bien des siècles, Messieurs, c’est l’aristocratie laïque qui a maintenu l’indépendance de la société à l’égard de l’Église ; elle s’est fièrement défendu quand les rois et les peuples étaient domptés. Elle a combattu la première, et plus contribué peut-être qu’aucune autre force à faire échouer la tentative d’organisation théocratique de la société.

Un troisième obstacle s’y est également opposé dont on a en général tenu peu de compte, et souvent même mal jugé l’effet.

Partout où un clergé s’est emparé de la société et l’a soumise à une organisation théocratique, c’est à un clergé marié qu’est échu cet empire, à un corps de prêtres se recrutant dans son propre sein, élevant des enfants depuis leur naissance dans la même et pour la même situation. Parcourez l’histoire ; interrogez l’Asie, l’Égypte ; toutes les grandes théocraties sont l’ouvrage d’un clergé qui est lui-même une société complète, qui se suffit à lui-même, et n’emprunte rien au dehors.

Par le célibat des prêtres, le clergé chrétien s’est trouvé dans une situation toute différente ; il a été obligé de recourir sans cesse, pour se perpétuer, à la société laïque, d’aller chercher au loin, dans toutes les positions, toutes les professions sociales, les moyens de durée. En vain l’esprit de corps faisait ensuite un grand travail pour s’assimiler ces éléments étrangers ; quelque chose restait toujours de l’origine de ces nouveaux venus ; bourgeois ou gentilshommes, ils conservaient toujours quelque trace de leur ancien esprit, de leur condition première. Sans doute le célibat, en faisant au clergé catholique une situation toute spéciale, étrangère aux intérêts et à la vie commune des hommes, a été pour lui une grande cause d’isolement ; mais il l’a aussi forcé de se rattacher sans cesse à la société laïque, de s’y recruter, de s’y renouveler, de recevoir, de subir une partie des révolutions morales qui s’y sont accomplies ; et je n’hésite pas à penser que cette nécessité toujours renaissante a beaucoup plus nui au succès de la tentative d’organisation théocratique, que l’esprit de corps, fortement entretenu par le célibat, n’a pu la servir.

Le clergé a rencontré enfin dans son propre sein de puissants adversaires de cette tentative. On parle beaucoup de l’unité de l’Église ; et il est vrai qu’elle y a constamment aspiré, qu’elle y a même heureusement atteint sous certains rapports. Ne nous laissons cependant imposer ni par l’éclat des mots, ni par celui de faits partiels. Quelle société a offert plus de dissensions civiles, a subi plus de démembrements que le clergé ? quelle nation a été plus divisée, plus travaillée, plus mobile que la nation ecclésiastique ? Les églises nationales de la plupart des pays de l’Europe luttent presque incessamment contre la cour de Rome, les conciles luttent contre les papes ; les hérésies sont innombrables et toujours renaissantes ; le schisme toujours à la porte ; nulle part tant de diversité dans les opinions, tant d’acharnement dans le combat, tant de morcellement dans le pouvoir. La vie intérieure de l’Église, les divisions qui y ont éclaté, les révolutions qui l’ont agitée, ont été peut être le plus grand obstacle au triomphe de cette organisation théocratique qu’elle tentait d’imposer à la société.

Tous ces obstacles, Messieurs, ont agi et se laissent entrevoir dès le cinquième siècle, dans le berceau même de la grande tentative dont nous nous occupons. Ils n’empêchèrent cependant pas qu’elle ne suivît son cours et ne fût plusieurs siècles en progrès. Son plus glorieux moment, son jour de crise, pour ainsi dire, c’est le règne de Grégoire VII, à la fin du onzième siècle. Vous avez déjà vu que l’idée dominante de Grégoire VII avait été de soumettre le monde au clergé, le clergé à la papauté, l’Europe à une vaste et régulière théocratie. Dans ce dessein, et autant qu’il est permis de juger à une telle distance des événements, ce grand homme commit, à mon avis, deux grandes fautes, une faute de théoricien, et une faute de révolutionnaire. La première fut de proclamer fastueusement son plan, d’étaler systématiquement ses principes sur la nature et les droits du pouvoir spirituel, d’en tirer d’avance, et en logicien intraitable, les plus lointaines conséquences. Il menaça et attaqua ainsi, avant de s’être assuré les moyens de les vaincre, toutes les souverainetés laïques de l’Europe. Le succès ne s’obtient point, dans les affaires humaines, par des procédés si absolus, ni au nom d’un argument philosophique. Grégoire VII tomba de plus dans l’erreur commune des révolutionnaires, qui est de tenter plus qu’ils ne peuvent exécuter, de ne pas prendre le possible pour mesure et limite de leurs efforts. Pour hâter la domination de ses idées, il engagea la lutte contre l’empire, contre tous les souverains, contre le clergé lui-même. Il n’ajourna aucune conséquence, ne ménagea aucun intérêt, proclama hautement qu’il voulait régner sur tous les royaumes comme sur tous les esprits, et souleva ainsi contre lui d’une part tous les pouvoirs temporels qui se virent en péril pressant, de l’autre les libres penseurs qui commençaient à poindre et redoutaient déjà la tyrannie de la pensée. À tout prendre, Grégoire VII compromit peut-être plus qu’il n’avança la cause qu’il voulait servir.

Elle continua cependant à prospérer dans tout le cours du douzième et jusque vers le milieu du treizième siècle. C’est le temps de la plus grande puissance et du plus grand éclat de l’Église. Je ne crois pas qu’on puisse dire qu’elle ait à cette époque fait précisément beaucoup de progrès. Jusqu’à la fin du règne d’Innocent III, elle a plutôt exploité qu’étendu sa gloire et son pouvoir. C’est au moment de son plus grand succès apparent qu’une réaction populaire se déclare contre elle dans une grande portion de l’Europe. Dans le midi de la France éclate l’hérésie des Albigeois, qui envahit tout une société nombreuse et puissante. À peu près en même temps, dans le nord, en Flandre, apparaissent des idées et des désirs de même nature. Un peu plus tard, en Angleterre, Wiclef attaque avec talent le pouvoir de l’Église, et fonde une secte qui ne périra point. Les souverains ne tardent pas à entrer dans la même voie que les peuples. C’était au commencement du treizième siècle que les plus puissants et les plus habiles souverains de l’Europe, les empereurs de la maison de Hohenstaufen avaient succombé dans leur lutte avec la papauté. Ce siècle dure encore, et déjà saint Louis, le plus pieux des rois, proclame l’indépendance du pouvoir temporel et publie la première pragmatique, devenue la base de toutes les autres. À l’ouverture du quatorzième siècle s’engage la querelle de Philippe-le-Bel avec Boniface VIII ; le roi d’Angleterre, Edouard Ier, n’est pas plus docile pour Rome. À cette époque, il est clair que la tentative d’organisation théocratique a échoué ; l’Église sera désormais sur la défensive ; elle n’entreprendra plus d’imposer son système à l’Europe, elle ne songera plus qu’à garder ce qu’elle a conquis. C’est de la fin du treizième siècle que date vraiment l’émancipation de la société laïque européenne ; c’est alors que l’Église a cessé de prétendre à la posséder.

Depuis longtemps elle avait renoncé à cette prétention dans la sphère même où il semble qu’elle eût dû mieux réussir. Depuis longtemps, dans le foyer même de l’Église, autour de son trône, en Italie, la théocratie avait complètement échoué et fait place à un système bien différent, à cette tentative d’organisation démocratique dont les républiques italiennes sont le type, et qui a joué en Europe, du onzième au seizième siècle, un rôle si éclatant.

Vous vous rappelez, Messieurs, ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous dire de l’histoire des communes et de la manière dont elles s’étaient formées. En Italie leur destinée avait été plus précoce et plus puissante que partout ailleurs ; les villes y étaient bien plus nombreuses, plus riches qu’en Gaule, en Angleterre, en Espagne ; le régime municipal romain y était resté bien plus vivant et plus régulier. Les campagnes de l’Italie d’ailleurs se prêtaient beaucoup moins que celles du reste de l’Europe à devenir l’habitation de ses nouveaux maîtres. Elles avaient été partout défrichées, desséchées, cultivées ; elles n’étaient point couvertes de forêts, les Barbares ne pouvaient s’y livrer aux grandes aventures de la chasse, ni y mener une vie analogue à celle de la Germanie. De plus une partie de ce territoire ne leur appartenait pas. Le midi de l’Italie, la campagne de Rome, Ravenne, continuaient à dépendre des empereurs grecs. À la faveur de l’éloignement du souverain et des vicissitudes de la guerre, le régime républicain s’affermit, se développa de bonne heure dans cette portion du pays. Et non seulement l’Italie n’était pas toute au pouvoir des Barbares, mais les Barbares mêmes qui la conquirent n’en demeurèrent pas tranquilles et définitifs possesseurs. Les Ostrogoths furent détruits et chassés par Bélisaire et par Narsès. Le royaume des Lombards ne réussit pas mieux à s’établir. Les Francs le détruisirent ; et sans exterminer la population lombarde, Pepin et Charlemagne comprirent qu’il leur convenait de s’allier avec l’ancienne population italienne, pour lutter contre les Lombards si récemment vaincus. Les Barbares ne furent donc point, en Italie comme ailleurs, maîtres exclusifs et tranquilles du territoire et de la société. De là vint qu’il ne s’établit au-delà des Alpes qu’une féodalité très-faible, peu nombreuse, éparse. La prépondérance, au lieu de passer aux habitants des campagnes, comme il était arrivé en Gaule, par exemple, continua d’appartenir aux villes. Quand ce résultat vint à éclater, une grande partie des possesseurs de fiefs, soit de plein gré, soit par nécessité, cessèrent d’habiter la campagne, et vinrent se fixer dans l’intérieur des cités. Les nobles barbares se firent bourgeois. Vous concevez quelle force, quelle supériorité les villes d’Italie acquirent par ce seul fait sur les autres communes de l’Europe. Ce que nous avons remarqué dans celles-ci, c’est l’infériorité, la timidité de leur population. Les bourgeois nous ont apparu comme de courageux affranchis qui luttaient péniblement contre un maître toujours à leurs portes. Autre fut le sort des bourgeois d’Italie : la population conquérante et la population conquise se mêlèrent dans les mêmes murs ; les villes n’eurent point à se défendre d’un maître voisin ; leurs habitants étaient des citoyens de tous temps libres, la plupart du moins, qui défendaient leur indépendance et leurs droits contre des souverains éloignés, étrangers, tantôt contre les rois francs, tantôt contre les empereurs d’Allemagne. De là cette immense et précoce supériorité des villes d’Italie : tandis qu’ailleurs de pauvres communes se formaient à grande peine, on vit naître ici des républiques, des États.

Ainsi s’explique, dans cette partie de l’Europe le succès de la tentative d’organisation républicaine. Elle dompta de bonne heure l’élément féodal, et devint la forme dominante de la société. Mais elle était peu propre à se répandre et à se perpétuer ; elle ne contenait que bien peu de germes d’amélioration, condition nécessaire de l’extension et de la durée.

Quand on regarde à l’histoire des républiques d’Italie du onzième au quinzième siècle, on est frappé de deux faits en apparence contradictoires et cependant incontestables. On assiste à un développement admirable de courage, d’activité, de génie ; une grande prospérité en résulte ; il y a là un mouvement et une liberté qui manquent au reste de l’Europe. Se demande-t-on quelle était la destinée réelle des habitants, comment se passait leur vie, quelle était leur part de bonheur ? l’aspect change ; aucune histoire peut-être n’est plus triste, plus sombre ; il n’y a peut-être pas d’époque, pas de pays où la destinée des hommes paraisse avoir été plus agitée, soumise à plus de chances déplorables, où l’on rencontre plus de dissensions, de crimes, de malheurs. Un autre fait éclate en même temps ; dans le régime politique de la plupart de ces républiques, la liberté va toujours diminuant. Le défaut de sécurité y est tel que les partis sont inévitablement poussés à chercher un refuge dans un système moins orageux, moins populaire que celui par lequel l’État a commencé. Prenez l’histoire de Florence, de Venise, de Gênes, de Milan, de Pise ; vous verrez partout que le cours général des événements, au lieu de développer la liberté, d’élargir le cercle des institutions, tend à le resserrer, à concentrer le pouvoir dans les mains d’un plus petit nombre d’hommes. En un mot, dans ces républiques si énergiques, si brillantes, si riches, il manque deux choses, la sécurité de la vie, première condition de l’état social, et le progrès des institutions.

De là naissait un mal nouveau qui ne permettait pas à la tentative d’organisation républicaine de s’étendre. C’était du dehors, des souverains étrangers, que venait le plus grand danger de l’Italie. Eh bien, ce danger ne put jamais réussir à réconcilier, à faire agir de concert toutes ces républiques ; elles ne surent jamais résister en commun à l’ennemi commun. Aussi beaucoup des Italiens les plus éclairés, les meilleurs patriotes de notre temps, déplorent-ils le régime républicain de l’Italie au moyen-âge, comme la vraie cause qui l’a empêchée de devenir une nation ; elle s’est morcelée, disent-ils, en une multitude de petits peuples, trop peu maîtres de leurs passions pour se confédérer, et se constituer en corps d’État. Ils regrettent que leur patrie n’ait pas passé, comme le reste de l’Europe, par une centralisation despotique qui en aurait fait un peuple, et l’aurait rendue indépendante de l’étranger. Il semble donc que l’organisation républicaine, dans les circonstances même les plus favorables, ne contenait pas en elle-même, à cette époque, le principe du progrès, de la durée, de l’extension, qu’elle n’avait pas d’avenir. On peut comparer jusqu’à un certain point l’organisation de l’Italie au moyen-âge, à celle de l’ancienne Grèce. La Grèce était de même un pays couvert de petites républiques, toujours rivales, souvent ennemies, se ralliant quelquefois dans un but commun. L’avantage dans cette comparaison est tout entier à la Grèce. Nul doute que, dans l’intérieur d’Athènes, de Lacédémone, de Thèbes, quoique l’histoire nous montre d’assez fréquentes iniquités, il n’y ait eu beaucoup plus d’ordre, de sécurité, de justice que dans les républiques de l’Italie. Voyez cependant combien l’existence politique de la Grèce a été courte, quel principe de faiblesse existait dans ce morcellement du territoire et du pouvoir. Dès que la Grèce s’est trouvée en contact avec de grands États voisins, avec la Macédoine et Rome, elle a succombé. Ces petites républiques si glorieuses, et encore si florissantes, n’ont pas su se coaliser pour résister. À combien plus forte raison ne devait-il pas en arriver autant en Italie, où la société et la raison humaine étaient bien moins développées, bien moins fortes que chez les Grecs !

Si la tentative d’organisation républicaine avait si peu de chances de durée en Italie où elle avait triomphé, où le régime féodal avait été vaincu, vous présumez sans peine qu’elle devait bien plutôt succomber dans les autres parties de l’Europe.

Je vais mettre rapidement ses destinées sous vos yeux.

Il y avait une portion de l’Europe qui ressemblait beaucoup à l’Italie, c’était le midi de la France, et les provinces de l’Espagne qui l’avoisinent, la Catalogne, la Navarre, la Biscaye. Là les villes avaient également pris beaucoup de développement, d’importance, de richesse. Beaucoup de petits seigneurs féodaux s’étaient alliés avec les bourgeois ; une partie du clergé avait également embrassé leur cause ; en un mot, le pays se trouvait dans une situation assez analogue à celle de l’Italie. Aussi dans le courant du onzième siècle et au commencement du douzième, les villes de Provence, de Languedoc, d’Aquitaine, tendaient-elles à prendre un essor politique, à se former en républiques indépendantes, tout comme au-delà des Alpes. Mais le midi de la France était en contact avec une féodalité très forte, celle du nord. Arriva l’hérésie des Albigeois. La guerre éclata entre la France féodale et la France municipale. Vous savez l’histoire de la croisade contre les Albigeois, commandée par Simon de Montfort. Ce fut la lutte de la féodalité du nord contre la tentative d’organisation démocratique du midi. Malgré les efforts du patriotisme méridional, le nord l’emporta ; l’unité politique manquait au midi, et la civilisation n’y était pas assez avancée pour que les hommes sussent y suppléer par le concert. La tentative d’organisation républicaine fut vaincue, et la croisade rétablit dans le midi de la France le régime féodal.

Plus tard la tentative républicaine réussit mieux dans les montagnes de la Suisse. Là le théâtre était fort étroit ; il n’y avait à lutter que contre un souverain étranger, qui, bien que d’une force supérieure à celle des Suisses, n’était pas un des plus redoutables souverains de l’Europe. La lutte fut soutenue avec beaucoup de courage. La noblesse féodale suisse s’allia en grande partie avec les villes ; puissant secours, qui altéra cependant la nature de la révolution qu’il soutint, et lui imprima un caractère plus aristocratique et plus immobile qu’elle ne semblait devoir le porter.

Je passe au nord de la France, aux communes de la Flandre, des rives du Rhin et de la Ligue hanséatique. Là l’organisation démocratique triompha pleinement dans l’intérieur des villes ; cependant on voit dès son origine qu’elle n’est pas destinée à s’étendre, à prendre possession de la société tout entière. Les communes du nord sont entourées, pressées par la féodalité, par les seigneurs et les souverains, de telle sorte qu’elles sont constamment sur la défensive. Il est clair qu’elles ne travaillent pas à faire des conquêtes ; elles se défendent tant bien que mal. Elles conservent leurs privilèges, mais elles restent confinées dans leurs murs. Là l’organisation démocratique se renferme et s’arrête ; quand on se promène ailleurs, sur la face du pays, on ne la retrouve plus.

Vous voyez, Messieurs, quel était l’état de la tentative républicaine ; triomphante en Italie, mais avec peu de chances de durée et de progrès ; vaincue dans le midi de la Gaule ; victorieuse sur un petit théâtre, dans les montagnes de la Suisse ; au nord, dans les communes de la Flandre, du Rhin et de la Ligue hanséatique, condamnée à ne pas sortir de leurs murs. Cependant, dans cet état, évidemment inférieure en force aux autres éléments de la société, elle inspirait à la noblesse féodale une prodigieuse terreur. Les seigneurs étaient jaloux de la richesse des communes, ils avaient peur de leur pouvoir ; l’esprit démocratique pénétrait dans les campagnes ; les insurrections des paysans devenaient plus fréquentes, plus obstinées. Il se forma dans presque toute l’Europe, au sein de la noblesse féodale, une grande coalition contre les communes. La partie n’était pas égale ; les communes étaient isolées ; il n’y avait point d’intelligence, de correspondance entre elles ; tout était local. Il existait bien, entre les bourgeois des divers pays, une certaine sympathie ; les succès ou les revers des villes de Flandre en lutte avec les ducs de Bourgogne excitaient bien dans les villes françaises une vive émotion ; mais cette émotion était passagère et sans résultat ; aucun lien, aucune union véritable ne s’établissait, les communes ne se prêtaient point de force les unes aux autres. La féodalité avait donc sur elle d’immenses avantages. Cependant divisée et inconséquente elle-même, elle ne réussit point à les détruire. Quand la lutte eut duré un certain temps, quand on eut acquis la conviction qu’une victoire complète était impossible, il fallut bien consentir à reconnaître ces petites républiques bourgeoises, à traiter avec elles, à les recevoir comme des membres de l’État. Alors commença un nouvel ordre, une nouvelle tentative d’organisation politique, la tentative d’organisation mixte, qui avait pour objet de concilier, de faire vivre et agir ensemble, malgré leur hostilité profonde, tous les éléments de la société, la noblesse féodale, les communes, le clergé, les souverains. C’est de celle-là qu’il me reste à vous entretenir.

Il n’y a aucun de vous, Messieurs, qui ne sache ce que c’est que les États-Généraux en France, les Cortès en Espagne ou en Portugal, le Parlement en Angleterre, les États en Allemagne. Vous savez également quels étaient les éléments de ces diverses assemblées ; la noblesse féodale, le clergé et les communes s’y rapprochaient pour travailler à s’unir en une seule société, dans un même État, sous une même loi, un même pouvoir. C’est toujours, sous des noms divers, la même tendance, le même dessein.

Je prendrai pour type de cette tentative le fait qui nous intéresse le plus et nous est le mieux connu, les États-Généraux en France. Je dis que ce fait nous est mieux connu, Messieurs ; cependant le nom d’États-Généraux ne réveille, j’en suis sûr, dans votre esprit que des idées vagues, incomplètes. Aucun de vous ne saurait dire ce qu’il y avait de fixe, de régulier dans les États-Généraux de France, quel était le nombre de leurs membres, quels étaient les sujets de délibération, quelles étaient les époques de convocation et la durée des sessions : on n’en sait rien : il est impossible de tirer de l’histoire aucuns résultats clairs, généraux, permanents à ce sujet. Quand on se rend bien compte du caractère de ces assemblées dans l’histoire de France, elles apparaissent comme de purs accidents, un pis-aller politique, pour les peuples comme pour les rois ; pis-aller pour les rois quand ils n’ont pas d’argent, et ne savent plus comment se tirer d’embarras ; pis-aller pour les peuples quand le mal devient si grand qu’on ne sait plus quel remède y appliquer. La noblesse assiste aux États-Généraux ; le clergé y prend part également ; mais ils y viennent avec insouciance, ils savent bien que ce n’est pas là leur grand moyen d’action, que ce n’est pas ainsi qu’ils prendront vraiment part au gouvernement. Les bourgeois eux-mêmes n’y sont guère plus empressés ; ce n’est pas un droit qu’ils aient à cœur d’exercer, c’est une nécessité qu’ils subissent. Aussi, voyez quel est le caractère de l’activité politique de ces assemblées. Elles sont tantôt parfaitement insignifiantes, tantôt terribles. Si le roi est le plus fort, leur humilité, leur docilité, sont extrêmes ; si la situation de la couronne est déplorable, si elle a absolument besoin des États, alors ils tombent dans la faction, deviennent les instruments ou de quelque intrigue aristocratique, ou de quelques meneurs ambitieux. En un mot, ce sont tantôt de pures assemblées des Notables, tantôt de véritables Conventions. Aussi leurs œuvres meurent presque toujours avec elles ; elles promettent, elles tentent beaucoup et ne font rien. Aucune des grandes mesures qui ont vraiment agi sur la société en France, aucune réforme importante dans le gouvernement, la législation, l’administration n’est émanée des États-Généraux. Il ne faut pas croire cependant qu’ils aient été sans utilité, sans effet ; ils ont eu un effet moral dont on tient en général trop peu de compte ; ils ont été d’époque en époque une protestation contre la servitude politique, une proclamation violente de certains principes tutélaires, par exemple, que le pays a le droit de voter ses impôts, d’intervenir dans ses affaires, d’imposer une responsabilité aux agents du pouvoir. Si ces maximes n’ont jamais péri en France, les États-Généraux y ont puissamment contribué, et ce n’est pas un léger service à rendre à un peuple que de maintenir dans ses mœurs, de réchauffer dans sa pensée, les souvenirs et les prétentions de la liberté. Les États-Généraux ont eu cette vertu, mais ils n’ont jamais été un moyen de gouvernement ; ils ne sont jamais entrés dans l’organisation politique ; ils n’ont jamais atteint le but pour lequel ils avaient été formés, c’est-à-dire la fusion en un seul corps des sociétés diverses qui se partageaient le pays.

Les Cortès d’Espagne et de Portugal offrent le même résultat. Mille circonstances sont diverses. L’importance des Cortès varie selon les royaumes, les temps ; en Aragon, en Biscaye, au milieu des débats pour la succession à la couronne ou des luttes contre les Maures, elles ont été plus fréquemment convoquées et plus puissantes. Dans certaines Cortès, par exemple dans celles de Castille en 1370 et en 1373, les nobles et le clergé n’ont pas été appelés. Il y a une foule d’accidents dont il faudrait tenir compte, si nous regardions de très près aux événements. Mais, dans la généralité où je suis forcé de me tenir, on peut affirmer des Cortès, comme des États-Généraux de France, qu’elles ont été un accident dans l’histoire, et jamais un système, une organisation politique, un moyen régulier de gouvernement.

La destinée de l’Angleterre a été différente. Je n’entrerai pas aujourd’hui à ce sujet dans de grands détails. Je me propose de vous entretenir un jour spécialement de la vie politique de l’Angleterre ; je ne dirai aujourd’hui que quelques mots sur les causes qui lui ont imprimé une direction tout autre que celle du continent.

Et d’abord il ne s’est pas trouvé, en Angleterre de grands vassaux, de sujets en état de lutter personnellement contre la royauté. Les barons, les grands seigneurs anglais ont été obligés de très bonne heure de se coaliser pour résister en commun. Ainsi ont prévalu, dans la haute aristocratie, le principe de l’association et les mœurs vraiment politiques. De plus la féodalité anglaise, les possesseurs de petits fiefs ont été amenés, par une série d’événements dont je ne puis rendre compte aujourd’hui, à se réunir aux bourgeois, à siéger avec eux dans la chambre des communes, qui a ainsi possédé une force bien supérieure à celle des communes continentales, une force vraiment capable d’influer sur le gouvernement du pays. Voici quel était au quatorzième siècle l’état du parlement britannique : la chambre des lords était le grand conseil du roi, conseil effectivement associé à l’exercice du pouvoir. La chambre des communes, composée des députés des petits possesseurs de fiefs et des bourgeois, ne prenait presque aucune part au gouvernement proprement dit, mais elle établissait des droits, et défendait très énergiquement les intérêts privés et locaux. Le parlement, considéré dans son ensemble, ne gouvernait pas encore, mais il était déjà une institution régulière, un moyen de gouvernement adopté en principe, et souvent indispensable en fait. La tentative de rapprochement et d’alliance entre les divers éléments de la société pour en former un seul corps politique, un véritable État, avait donc réussi en Angleterre, tandis qu’elle avait échoué sur le reste du continent.

Je ne dirai qu’un mot de l’Allemagne, et uniquement pour indiquer le caractère dominant de son histoire. Là les tentatives de fusion, d’unité, d’organisation politique générale ont été suivies avec peu d’ardeur. Les divers éléments sociaux sont restés beaucoup plus distincts, beaucoup plus indépendants que dans le reste de l’Europe. S’il en fallait une preuve, on la trouverait jusque dans les temps modernes. L’Allemagne est le seul pays de l’Europe où l’élection féodale ait pris part longtemps à la création de la royauté. Je ne parle pas de la Pologne, ni des nations esclavonnes, qui sont entrées si tard dans le système de la civilisation européenne. L’Allemagne est également le seul pays de l’Europe où il fût resté des souverains ecclésiastiques, le seul qui eût conservé des villes libres ayant une existence, une vraie souveraineté politique. Il est clair que la tentative de fondre en une seule société les éléments de la société européenne primitive, avait eu là beaucoup moins d’activité et d’effet qu’ailleurs.

Je viens de mettre sous vos yeux, Messieurs, les grands essais d’organisation politique tentés en Europe jusqu’à la fin du quatorzième siècle et au commencement du quinzième. Vous les avez vus tous échouer. J’ai essayé d’indiquer en passant les causes de ce mauvais succès : à vrai dire elles se réduisent à une seule. La société n’était pas assez avancée pour se prêter à l’unité ; tout était encore trop local, trop spécial, trop étroit, trop divers dans les existences et dans les esprits. Il n’y avait ni intérêts généraux, ni opinions générales capables de dominer les intérêts et les opinions particulières. Les esprits les plus élevés, les plus hardis n’avaient aucune idée d’administration ni de justice vraiment publique. Il fallait évidemment qu’une civilisation très active, très forte vînt d’abord mêler, assimiler, broyer pour ainsi dire ensemble tous ces éléments incohérents ; il fallait qu’il se fît d’abord une puissante centralisation des intérêts, des lois, des mœurs, des idées ; il fallait, en un mot, qu’il se créât un pouvoir public et une opinion publique. Nous arrivons à l’époque où ce grand travail s’est enfin consommé. Ses premiers symptômes, l’état des esprits et des mœurs pendant le cours du quinzième siècle, leur tendance vers la formation d’un gouvernement central et d’une opinion publique, tel sera l’objet de notre prochaine leçon.

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