Histoire générale du féminisme (Abensour)/XVIIIe

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LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE FRANÇAIS


La royauté de la femme. — Les philosophes et la question féminine : Voltaire et Montesquieu contre Rousseau. — Le féminisme chez les femmes de lettres.

La royauté de la femme française. — C’est alors la genèse d’un monde nouveau. Après avoir, un siècle durant, vécu dans l’amour de la tradition, le culte du passé, le respect de toutes les puissances établies, l’humanité brise ses anciennes idoles. Descartes a instauré le doute méthodique, et proclamé souveraine la raison. Mais lui-même et ses disciples se sont cantonnés dans le domaine de la philosophie pure. Et, à de rares exceptions près (l’une des plus brillantes est justement Poulain de la Barre), ils n’ont pas songé à faire l’application de leurs principes aux institutions politiques et à la conception sociale qui règnent de leur temps. Louis XIV disparu, les philosophes seront moins discrets. Ceux qui se parent et que l’histoire décore de ce nom sont moins préoccupés de fournir l’explication de l’univers ou de démonter les ressorts spirituels de la machine humaine que d’examiner à la lumière des principes cartésiens gouvernement et société, institutions et mœurs. Pas plus que le christianisme ou la royauté, le préjugé des sexes n’échappera à leur critique.

Amenés à se demander si l’assujettissement des femmes est conforme à la raison, et faisant d’ailleurs à cette question, suivant leur tempérament et leurs idées, des réponses assez différentes, ils attireront l’attention sur le problème féminin et susciteront tout un mouvement d’idées d’où, les femmes s’y mêlant plus activement qu’elles n’avaient fait depuis un siècle, et rompant, suivant une escrime nouvelle, des lances en faveur de leur sexe, naîtra le féminisme révolutionnaire.

Les progrès du mouvement féminin sont d’ailleurs, en France du moins, hâtés par la profonde transformation politique et sociale dont, avant d’être une cause, le mouvement philosophique est lui-même un effet. Cette puissante armature que la royauté, en plusieurs siècles d’efforts, a construite, elle craque de toute part : l’autorité royale se dissout et s’énerve en des cabales de cour où la femme reprend une influence politique qu’elle-semblait avoir, sous Louis XIV, définitivement perdue. Les favorites règnent et gouvernent, et non seulement elles, mais les femmes des ministres, des maréchaux, des simples courtisans. Toute grande dame a ses partisans, sa politique, et, en dehors même de Mme  de Pompadour et de Mme  Du Barry, nombreuses sont celles qui exercent une influence décisive sur les événements. Dans la famille, la femme, du moins celle de la noblesse et, de la haute bourgeoisie, souvent la paysanne ou l’ouvrière que la nécessité de gagner sa vie arrache au foyer et fait pratiquement presque l’égale de l’homme, échappe au despotisme marital, toujours consacré cependant par la loi. Comme celle du monarque, l’autorité du père de famille, absolue en théorie, est, en pratique, de plus en plus limitée. Peu à peu les mœurs accordent ce que refusent les lois.

Enfin, comme l’a fort bien remarqué Goncourt, le dix-huitième siècle est, par excellence, l’âge où le plaisir est dieu. N’est-il pas naturel que la femme, sa grande prêtresse, soit souveraine ? Aussi nulle époque ne professa-t-elle le culte de la femme avec autant d’ardeur. À la cour et à la ville, à Versailles et dans les petites cités provinciales, « la femme est le principe qui gouverne, la raison qui dirige, la voix qui commande… elle est la cause universelle et fatale, l’origine des événements… elle tient tout, le roi et la France, la volonté du souverain et l’autorité de l’opinion. Elle ordonne à la cour ; elle est maîtresse au foyer.

« Les révolutions des alliances et des systèmes, la paix, la guerre, les lettres, les arts, les modes du dix-huitième siècle aussi bien que ses destinées, elle les porte dans sa robe, elle les plie à son caprice ou à ses passions… Point de catastrophe, point de scandale, point de grand coup qui ne vienne d’elle… la femme touche à tout, elle est partout. Elle est la lumière, elle est aussi l’ombre de ce temps dont les grands mystères historiques cachent toujours, dans leur dernier fond, une passion de femme[1]. »

Cet être cependant dont le monde et la république des lettres placent sur un piédestal la triomphante fragilité, qui guide les arts par le bon goût et la politique, non par la passion seulement, mais par le sens le plus exact et le plus subtil des choses, celle qui, pour le rayonnement intellectuel de la France et son prestige universel, fit autant que les habiles artisans de la plume, les profonds penseurs groupés autour de son char triomphal, celle-là reste confinée par la loi à la même humble place qu’elle occupait aux siècles de barbarie.

Toujours la femme doit à son mari une rigoureuse obéissance. Toujours celui-ci a droit sur le corps de son épouse, mieux, sur sa vie. Ne peut-il pas, en cas de désobéissance continue, la battre, en cas d’adultère, la tuer ? Certaines coutumes ne refusent-elles pas à la fille mariée tout droit sur l’héritage du père, et la plupart ne la font-elles pas, par la persistance du droit de masculinité, dépendante du bon plaisir de ses frères ? La coutume n’impose-t-elle pas à tant de malheureuses jeunes filles cette prise d’habit qui les condamne à une vie qu’elles détestent ? Et en face de quelques milliers de femmes nobles et de grandes bourgeoises qui sont vraiment l’esprit et l’âme d’une société qui les adore, à côté des quelques dizaines de milliers d’autres femmes qui, dans le château familial, la boutique ou la ferme, collaborent aux tâches de leur mari et savent au besoin les remplir seules avec honneur et profits[2] combien d’autres femmes sont réduites à une vie misérable ! Pour les ouvrières, déjà assez nombreuses alors, des salaires de famine, et pour la femme de la bourgeoisie ou de la noblesse, qui n’a pu se marier ou reste veuve et sans fortune, nulle profession possible ; comme le remarquera plus tard l’Anglaise Mary Woolstonecraft, — et la remarque s’applique, à la fin du dix-huitième siècle comme à son aurore, à la France comme à l’Angleterre, — nul moyen pour une femme honnête de gagner sa vie.

Oui, la femme a tous les privilèges, toutes les adulations, tous les honneurs, mais à condition que le hasard l’ait fait naître noble ou du moins riche. Elle n’a, comme femme, aucun droit, et le législation romaine, la théologie dont les jugements ont toujours force de loi et sont ratifiés encore par l’opinion publique, même souvent par ces politiciens ou ces publicistes que la femme mène, la consacre toujours être inférieur. Entre la situation splendide d’une élite féminine et l’assujettissement de la femme toujours proclamé par les lois, entre ce que les femmes peuvent faire et ce qu’on les juge capables de faire, entre la condition des femmes et leur rôle, voilà donc un saisissant contraste. Il serait étonnant que ces philosophes, qui marquent d’un incisif burin les contradictions et les injustices de la société, n’aient pas aperçu dans la condition de la femme l’absurdité la plus grande, ou l’iniquité la plus monstrueuse.

Nul, en effet, parmi les grands écrivains du siècle, qui n’ait porté son attention sur le problème féminin. En même temps que les hommes, les femmes, celles du moins qui pensent et qui réfléchissent, recommencent, comme elles le firent au seizième siècle et au début du dix-septième, à s’agiter pour l’émancipation au moins morale et intellectuelle de leur sexe. Et sous des plumes féminines, renaissent des apologies.

Les philosophes et la question féminine. — Pas de philosophe, disons-nous, qui, à propos de morale, de théologie, de législation ou de sentiment, n’étudie un des aspects multiples du grand problème que posent dans la famille ou la société les rapports des sexes. Mais combien ils le résolvent différemment suivant leur tempérament et leur système !

Ceux-ci, moralistes avant tout et voyant dans l’émancipation des femmes la cause de tout le désordre moral et par conséquent de tous les malheurs de l’humanité, se proposeront de résoudre la contradiction en ramenant la femme à la primitive servitude : les mœurs seront ainsi en harmonie avec les lois.

D’autres, apercevant au contraire dans l’assujettissement de la femme, dans les lois qui consacrent encore l’inégalité des sexes, les raisons mêmes du déséquilibre moral et social, sont tout près d’accorder à la femme — en théorie du moins — la complète émancipation. Ceux-ci veulent mettre les lois en harmonie avec les mœurs.

Du premier groupe, le chef de file est Rousseau. La femme, pour lui, c’est la mère en puissance. En dehors de ce rôle, elle n’a droit ni à l’affirmation de sa personnalité ni à la recherche d’une vie indépendante. Ce serait trahir les desseins de la nature.

Considérant l’amour seulement sous cet aspect, Rousseau ne manque pas d’en tirer argument contre l’émancipation féminine. Qui en effet, en amour, fait les premières avances ? L’homme… Et qui se tient sur une réserve délicate ? La femme. Conséquences : l’homme choisit, la femme subit le choix ; la nature marque sans équivoque la loi du mariage, qui sera la loi de la société : à l’homme de commander, à la femme d’obéir.

La famille est constituée : regardons la nature encore : le premier gouvernement, ce fut la famille ; au sein de ce petit groupe, le père eut, sur sa compagne, sur ses enfants, l’autorité absolue : sans autorité paternelle, nulle famille, nulle société qui puisse subsister. Enfin, considérons, en observant toujours la nature, le rôle respectif de l’homme et de la femme dans la conservation et la subsistance du groupe familial. À l’homme le soin de défendre les siens contre les dangers extérieurs ; à lui, selon les époques ou les civilisations, de conquérir ou de gagner leur nourriture. À la femme de rester au foyer, épouse, nourrice et fileuse de laine. Qu’elle se soit bien acquittée de ces humbles tâches, elle aura pleinement rempli sa destinée.

Somme toute, la femme idéale dont Rousseau trace le portrait dans la Nouvelle Héloïse, ne diffère pas sensiblement de la matrone romaine, chère au cœur des antiques Catons. Devenue la femme de Wolmar, Julie dirige ses servantes, tient en ordre parfait sa maison et borne là son activité. Que la femme vise à une autre destinée que celle d’épouse et de mère, elle se nuira à elle-même et son influence délétère empoisonnera toute la société.

Rousseau déjà a pensé la formule proudhonienne : émanciper les femmes, c’est les corrompre. Des femmes émancipées, Rousseau en aperçoit dans ces civilisations qui ont gâté la nature : elles ont inventé l’amour, cette passion néfaste « ignorée des sauvages, à seule fin de rendre dominant le sexe qui devrait obéir ». Par l’amour, roi et dieu des civilisés, elles gouvernent, mieux, elles tyrannisent la société, elles lui imposent leurs petites idées, leurs petites passions, leurs sentiments mesquins et plient à leurs ridicules caprices non seulement la mode et les mœurs, mais l’art, mais la pensée. Tout écrivain a pour idéal premier d’être loué par le monde où le goût féminin fait la loi. Pour se mettre à la portée des faibles intelligences féminines, le génie même replie ses ailes, quitte les sphères éthérées et rampe humblement aux pieds des belles, sur le tapis des boudoirs.

La femme qui s’occupe de lettres, de politique, celle qui seulement tient un salon ou fait des hommes son habituelle société, est la fleur vénéneuse qui pousse sur le fumier des civilisations. Le retour à la nature, c’est pour la femme la rentrée au gynécée, dont on eut tort d’ouvrir les portes : dans une maison bien réglée, les hommes vivent d’un côté, les femmes de l’autre. Il en serait de même dans une société bien ordonnée. Le monde où se mêlent les sexes, où règne la femme, voilà l’ennemi.

Pour diriger les servantes, allaiter les enfants, point n’est besoin d’une haute culture intellectuelle. D’ailleurs la fragile raison féminine ne saurait trouver elle-même la vérité. Que la femme accepte des opinions toutes faites. Qu’elle ait la religion de son père ou de son mari et qu’elle ne s’avise pas de lire les ouvrages de génie « qui passent sa portée. Coudre, broder, lire, voilà un suffisant bagage.

Renchérissant encore sur le maître, les disciples trouvent ce programme trop élevé : Restif de la Bretonne voudrait établir une réglementation telle qu’elle ne permît qu’à un très petit nombre de femmes de s’instruire. Car si l’on veut remettre les femmes à leur vraie place pour réformer la société, il est nécessaire de les priver des lumières… Plus tard Sylvain Maréchal voudra interdire aux femmes d’apprendre à lire.

Bien que tous les antiféministes puissent avec raison se réclamer de lui, Rousseau ne laisse pas que d’être jusqu’à un certain point féministe. Ne revendique-t-il pas, dans la Nouvelle Héloïse, la liberté du cœur ? Ne s’élève-t-il pas contre les lois et les préjugés absurdes qui empêchent deux êtres faits l’un pour l’autre de_s’unir ? Par là il est un précurseur du féminisme romantique : et Indiana, Lélia, Valentine, toutes les héroïnes romantiques de George Sand, sont des filles spirituelles de Julie.

La plupart des autres philosophes pensent tout autrement. Dans maint passage de ses œuvres, Diderot, avec une logique rigoureuse qui n’exclut pas la passion, revendique pour la femme la liberté. « Femmes, que je vous plains ! » s’écrie-t-il. Et après avoir tracé un tableau poignant de sa servitude où chez toutes les nations elles languissent, il s’écrie : « Dans toutes les coutumes, la cruauté des lois civiles s’est réunie, contre les femmes, à la cruauté de la nature. Elles ont été traitées comme des êtres imbéciles. Nulle sorte de vexation que, chez les peuples policés, l’homme ne puisse exercer impunément contre sa femme. » Par le mariage l’homme s’est arrogé sur la femme un droit injuste de propriété. Qu’il ne se plaigne pas si, comme il le semble à l’observateur averti, les femmes font une sorte de « ligue secrète pour résister à la tyrannie de l’homme ». Intelligente autant que l’homme, mais d’une façon différente, plus près du mystère de la nature par son génie intuitif, la femme mérite d’être libre, affranchie. À vrai dire, Diderot ne conçoit pas l’affranchissement des femmes comme le concevront Condorcet ou Stuart Mill. Il les place en dehors et au-dessus de la société, sur un plan différent, et ne leur accorde aucune influence sur la marche des affaires publiques. N’importe ! il veut du moins faire tomber leurs chaînes.

Étudiant objectivement les coutumes de tous les peuples, Montesqieu est amené à constater que telle nation de l’antiquité, telle peuplade sauvage accorde à la femme des droits, des privilèges en contradiction absolue avec l’idée que les Français ou les Espagnols se font des devoirs féminins. L’Angleterre, la Moscovie, l’Inde ont maintes fois déjà porté la femme au trône. L’Égypte antique lui donnait le gouvernement absolu de son ménage, et l’homme lui jurait obéissance. Froid observateur, Montesquieu n’en marque nul étonnement. Usbek et Rica n’ont-ils pas constaté déjà qu’à Paris la femme domine, qu’elle mène la cour et la ville, les ministres et le roi, et que nul sans elle ne peut arriver en place ou s’y_maintenir ? formons-nous une opinion, non d’après les idées préconçues, mais d’après des résultats, pense Montesquieu. Nous ne serons nullement scandalisés de voir les femmes s’immiscer dans les affaires du gouvernement.

De toute la vaste enquête menée par Montesquieu dans l’Esprit des Lois ressort, pour ce qui est des femmes, cette conclusion paradoxale : « Il est contre la raison et contre la nature que les femmes soient maîtresses de la maison…, il ne l’est pas qu’elles gouvernent un empire. Dans le premier cas, l’état de faiblesse où elles sont ne leur permet pas la prééminence. Dans le second, leur faiblesse même leur donne plus de douceur et de modération, ce qui peut faire un bon gouvernement, plutôt que les vertus dures et féroces. »

Ainsi Montesquieu ne serait pas éloigné de maintenir les femmes dans l’obédience maritale tout en leur accordant des droits politiques. Car on peut supposer que son raisonnement s’appliquerait aussi bien au gouvernement d’un ministre féminin ou d’une assemblée féminine qu’à celui d’une reine ou d’une régente. N’ajoute-t-il pas en effet que les femmes « réussissent également bien dans le gouvernement modéré et dans le gouvernement despotique » ?

La pensée de Voltaire est complexe, ondoyante et diverse comme le caractère capricieux du roi de Ferney. Sans doute, dans le Dictionnaire philosophique, déclare-t-il que la femme est généralement inférieure à l’homme par le corps et même par l’esprit. Mais faut-il tenir cette affirmation pour très mûrement réfléchie, et les antiféministes s’en peuvent-ils prévaloir pour enrôler Voltaire parmi eux ? Il s’en faut, car Voltaire fut en son temps un des défenseurs les plus zélés des droits de la femme. Naturellement, il ne s’agit pas, il ne peut s’agir de droits politiques ; du moins sauf dans le sens où l’entend par exemple Montesquieu. Car, à plusieurs reprises, il s’élève contre l’absurdité de la loi salique et montre, avec preuves à l’appui, que les femmes peuvent gouverner avec bonheur, gloire et justice. Mais surtout, il ne perd aucune occasion de s’élever contre l’injustice du sort que la loi fait à la femme : la femme mariée, tandis que son époux peut impunément porter où il veut sa flamme, sera, elle, pour une faute semblable, passible de la réclusion au couvent, voire de peines corporelles. « Les lois qui régissent le mariage, s’écrie-t-il, semblent avoir été faites par les… Sganarelles ! et c’est pourquoi elles sont ridicules et odieuses. »

La jeune fille n’est protégée par aucune loi contre la séduction, mais, poussée à l’infanticide par la misère, elle voit alors se tourner contre elle toute la rigueur des lois.

En bon journaliste, Voltaire saisit l’actualité d’un fait-divers pour développer dans une brochure, dans une lettre ses thèses favorites, qui, présentées ainsi, agitent vivement l’opinion. Redresseur de torts, défenseur du faible. Voltaire le fut pour les femmes comme pour tant d’autres victimes de l’injustice sociale.

Écoutons-le, d’autre part, s’adresser à son amie Mme  du Châtelet, cette femme savante, qui quelques mois fit de lui un homme de sciences. Il la félicita de montrer que la femme intelligente peut faire autre chose que de lire l’Astrée. « Il faut que votre exemple, écrit-il, encourage les femmes de votre sexe et de votre rang à croire qu’on s’ennoblit encore en perfectionnant sa raison. » Le sexe prétendu faible y est tout aussi apte que le sexe prétendu fort.

Vers la même époque où Voltaire adresse ces lignes à Mme  du Châtelet (1736), le philosophe, sans doute sous l’heureuse influence de son amie, fait, avec une netteté que malheureusement il ne retrouva plus depuis, une véritable profession de foi féministe. À propos d’un opéra, les Génies, œuvre de Mlle  Duval, il écrit que « les femmes sont capables de ce dont nous sommes capables ». Le libre esprit de Voltaire est donc affranchi du préjugé des sexes.

Ennemi des lois injustes qui écrasent les femmes, partisan pour elles d’une haute culture, les estimant les égales des hommes, Voltaire est féministe. Il n’aura jamais l’occasion cependant de faire une étude d’ensemble sur la question féminine. Mais souvenons-nous que Condorcet fut l’un des plus fidèles dépositaires de sa pensée.

Helvétius montrant que l’absurdité seule de l’éducation en usage est la cause de l’infériorité présente de la femme et comparant, pour l’étendue de l’esprit, une grande comédienne à un grand poète ou à un grand politique ; d’Alembert s’écriant que, par l’assujettissement où nous tenons les femmes, nous les empêchons de manifester la supériorité qu’elles ont sur nous, et appelant de tous ses vœux le moment où cette grande injustice sera effacée ; Beaumarchais, Mercier[3], s’apitoyant avec des accents qui sont déjà révolutionnaires sur la misère des ouvrières, sur l’impossibilité où la femme du peuple se trouve de gagner sa vie autrement que par la galanterie ; l’abbé Guyon écrivant son Histoire des Amazones pour montrer l’aptitude du sexe aux travaux de la guerre et aux soins du gouvernement ; Thomas, traçant du Caractère et de l’esprit des femmes à travers les siècles le tableau le plus large et le plus juste qui soit, les montrant par l’esprit et le courage les égales des hommes, et bien souvent haussées à leur niveau ; voilà un bouquet de féministes convaincus ; l’on en trouverait d’autres aisément.

Les femmes de lettres et le féminisme. — Les femmes, naturellement, ont suivi le mouvement, et déjà l’on voit poindre chez les femmes de lettres, professionnelles, ce qui ne s’était pas vu depuis Christine de Pisan, l’idée féministe. Dans la plupart de leurs ouvrages, contes, romans, études historiques, pièces de théâtre, lettres, cette idée est exprimée ou du moins latente.

« Les hommes, dit Mme  de Lambert, pourtant si réservée dans sa vie et dans ses écrits, les hommes ont usurpé leur autorité sur les femmes plutôt par la force que par le droit naturel.

La célèbre étoile du Théâtre-Italien, la Riccoboni, qui, ayant renoncé à la rampe, se tailla comme romancière une célébrité, pense de même et s’exprime avec une violence où l’on sent déjà la révolte : « À tout prendre, les hommes sont ridicules et inconséquents… S’attribuer la supériorité, eux, et pourquoi ? De faibles créatures dont la force prétendue ne résiste jamais au caprice, à la passion… » Et c’est pour les femmes qu’elle revendique la constance et la force d’âme…

Oui, les femmes sont par l’esprit, par le cœur, les égales des hommes, oui, elles sont capables plus qu’eux de faire, dans la conduite de leur vie, briller les plus hautes vertus ; autant qu’eux de composer ces œuvres de génie qui suscitent l’admiration du monde. Mais toutes leurs qualités natives sont étouffées par la barbarie d’une éducation qui atrophie leurs cerveaux ; qu’elles sortent de leur cave pour s’épanouir à la lumière, et l’on verra ce que devient la prétendue supériorité du sexe fort : tel est le thème maintes et maintes fois développé.

Certaines vont plus loin encore. Ce n’est pas par hasard que l’éducation des femmes se trouve inférieure à celle de l’homme, mais en vertu d’un dessein délibéré du sexe masculin. Celui-ci aperçoit de combien est fragile sa supériorité prétendue, et il emploie pour la rendre réelle tous les moyens, même les moins honnêtes. » Parmi ces moyens figurent l’infériorité de l’éducation et le mépris où l’homme feint de tenir la femme : « Les femmes, s’écrie l’auteur des Lettre péruviennes, naissent avec toutes les dispositions pour égaler les hommes. Mais, comme s’ils en convenaient au fond de leur cœur et que leur orgueil ne pût supporter cette égalité, ils contribuent à rendre, les femmes méprisables, soit en manquant de considération pour les leurs, soit en séduisant celles des autres. »

Ce sont là des réflexions qui échappent aux femmes comme aux hommes, au hasard de leurs œuvres. Mais voici que renaissent, sous forme didactique, les apologies.

Les ouvrages de Mme  Galien, de Mme  Gacon Dufour, de Mme  de Coicy, plus ou moins tributaires, pour le fond et la forme, de Christine de Pisan ou de Poulain de la Barre, sont de véritables revendications des droits de la femme, toujours, bien entendu, au sens où l’on pouvait l’entendre au dix-huitième siècle.

De ce point de vue, l’ouvrage de Mme  de Coicy est particulièrement curieux ; dans les Femmes comme il convient de les voir, elle constate que celle qu’on appelle la moitié du genre humain ne tient pas dans la société une place proportionnée à son importance. Toutes les fonctions publiques et nombre des emplois privés lui sont interdits. N’est-elle pas cependant aussi bien pourvue que l’homme d’intelligence et de vertu ?… et capable comme lui de travailler à la prospérité d’une entreprise particulière et à celle de l’État ? Dans l’ouvrage de Mme  de Coicy comme dans la boutade de Beaumarchais, on voit poindre le féminisme économique, la revendication de l’égalité des sexes devant le droit au travail. Poindre seulement, car les féministes, hommes ou femmes, ne vont jamais jusqu’au bout de leur pensée et, comme effrayés de leur propre hardiesse, se gardent bien de tirer la seule conséquence logique de leur argumentation : la mise en pratique, dans la famille et dans la société, de l’égalité des sexes.

Le féminisme reste controverse littéraire, voire simple jeu de l’esprit. Un exemple, et le plus caractéristique : Mme  de Coicy, ayant posé en principe l’égalité naturelle des sexes, ayant constaté que les femmes, malgré leurs aptitudes, sont exclues de la plupart des professions ou métiers, l’ayant fait avec vigueur, documentation, habileté, tire de son exposé quelle conclusion ?… Celle-ci seulement, qu’il faut créer pour les femmes un ordre de chevalerie. La montagne accouche d’une souris.

Pour quelle raison cette singulière timidité ? C’est que la question féminine ne se pose pas encore au dix-huitième siècle comme de nos jours. C’est qu’à part de très rares penseurs doués d’une observation plus aiguë que leurs contemporains[4], la misère de la femme qui travaille n’apparaît pas dans toute sa tragique horreur, ni la réforme du statut féminin comme le seul remède à cette misère ; c’est que les femmes qui pensent et qui écrivent, quoique moins satisfaites de leur sort que ne le furent leurs aïeules, restent des privilégiées à qui, en dépit de leurs plaintes, la société est douce ; c’est qu’il ne peut être question de conquérir une liberté politique qui n’est pas même l’apanage des hommes. Et seul le droit de suffrage, symbole aux yeux des hommes comme des femmes de toutes les libertés, est une Toison d’or assez éclatante pour susciter les enthousiasmes révolutionnaires. Donc, s’il y a au dix-huitième siècle des féministes, il n’y a pas encore de mouvement féministe. D’ailleurs, on peut penser que l’ancien régime n’aurait pas vu d’un œil très favorable des groupes d’hommes ou de femmes saper les bases religieuses et morales de la société. Or le clergé aurait considéré comme tel le féminisme qui niait la supériorité de l’homme, décrétée par les saintes Écritures, et l’autorité du mari, consacrée par les canons de l’Église. Et peut-être est-ce là, en dernière analyse, la cause pour laquelle, le préjugé masculin résistant à l’universelle critique, il ne s’est pas formé un courant féministe assez fort pour, au moment où avec la Bastille tombaient toutes les barrières, établir d’emblée cette complète égalité des sexes que commandait la raison.



  1. Ed. et J. de Goncourt, la Femme au dix-huitième siècle.
  2. Une étude que nous ne pouvons faire ici, parce qu’elle dépasserait le cadre de notre sujet, mais qui trouvera place dans un ouvrage plus vaste actuellement en préparation (les Origines du Féminisme révolutionnaire), montrerait qu’en effet la femme, à la ville et à la campagne, joua au dix-huitième siècle un assez grand rôle économique. Bien des grandes dames s’occupèrent d’améliorer, sur leurs terres qu’elles surent exploiter suivant les méthodes les plus neuves, le sort de leurs paysans. Elles participent au mouvement physiocratique, ouvrent des mines, tracent des canaux. Les veuves de maîtres ou de manufacturiers soutiennent avec activité et intelligence les affaires de leur mari.
  3. Celui-ci dans le Mariage de Figaro, celui-là dans le Tableau de Paris.
  4. Tel Mercier dans son Tableau de Paris.