Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/29

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CHAPITRE XXIX


Après le Concile du Vatican. — Affaires de Port-Royal ; Mgr Maret, l’abbé Fuzet, le Père Hyacinthe. — Travaux et publications relatifs à Port-Royal depuis 1890. — Fin des Sœurs Sainte-Marthe et des Frères Saint-Antoine. — L’avenir du jansénisme.

Le 18 juillet 1870, le jour où l’infaillibilité fut proclamée à Saint-Pierre de Rome au milieu des éclairs et du tonnerre, est aux yeux de certains catholiques la date célèbre entre toutes ils en feraient volontiers le point de départ d’une ère nouvelle, analogue à l’hégire des musulmans ou à l’ère républicaine de 1792, et les événements qui suivirent, la guerre franco-allemande, le retrait des troupes françaises qui protégeaient Rome, la perte du pouvoir temporel et la dislocation du concile ne seraient pas de nature à refroidir leur enthousiasme. Dans l’état actuel de l’Église, il est bien certain que le concile du Vatican est le dernier des conciles généraux, et que le Saint-Siège n’aura jamais la pensée d’en convoquer un nouveau. Les conciles ont été reconnus par les Pères de 1870 des rouages absolument inutiles, et leur autorité n’est même pas mentionnée dans le serment antimoderniste exigé par Pie X. Mais il n’y a pas lieu d’entrer ici dans ce genre de considérations ce qui est bien certain, c’est que les prétendus jansénistes, les adeptes de Port-Royal, ne sont pas en bonne posture depuis 1870, pas plus que les sectateurs de Bossuet et du gallicanisme, pas plus que les partisans du catholicisme libéral. À toutes leurs revendications, fussent-elles infiniment humbles et respectueuses, le Saint-Siège peut désormais opposer une fin de non-recevoir absolue. N’est-ce pas leur saint Augustin qui a dit, dans un tout autre sens il est vrai, mais peu importe « Rome a parlé, la cause est finie » ? Rome parlera quand ce sera nécessaire, et toutes les causes possibles et imaginables seront finies.

Ainsi plus de discussions possibles ; il ne saurait être question désormais de la Grâce efficace et de la Prédestination, du Formulaire et de la Bulle Unigenitus, de la signature avec distinction du fait et du droit ou de l’appel au pape mieux inspiré ou au futur concile. Et cependant on continue à calomnier Port-Royal et ses partisans. On fulmine les anathèmes contre le jansénisme, « l’hérésie la plus méprisable qui ait jamais insulté le corps mystique de Jésus-Christ », comme disait dom Guéranger[1]. On s’attaque, à la suite de Mgr d’Hulst, à « ces faux saints de Port-Royal, grands pourfendeurs de restrictions mentales et grands praticiens de l’hypocrisie[2] ». On dit de plus belle ce dont Pascal se plaignait en 1657, dans la XVIIe Provinciale « Ces gens-là disent que les commandements de Dieu sont impossibles ; — qu’on ne peut résister à la grâce et qu’on n’a pas la liberté de faire le bien et le mal ; — que Jésus-Christ n’est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les prédestinés ; — et enfin ils soutiennent les cinq propositions condamnées par le pape. » À ces accusations odieuses, il n’est plus possible de répondre depuis 1870, et les accusés ont renoncé à se défendre. Ils ont même eu la sagesse de se taire lorsque le pape Pie X, dans son encyclique sur la première communion des enfants, les a accusés formellement d’en avoir retardé la date en haine de l’Eucharistie. Les vrais coupables, si coupables il y a, sont saint Thomas d’Aquin, saint Charles Borromée et la Compagnie de Jésus tout entière, qui, au dire d’Escobar[3] faisait faire la première communion entre la onzième et la quatorzième année.

L’histoire du mouvement janséniste depuis le concile du Vatican est donc réduite à sa plus simple expression ; ce sera le récit nécessairement très bref de ce qui s’est passé à Port-Royal des Champs et à Port-Royal de Paris considérés comme sujets d’études historiques et archéologiques ; ce sera la nomenclature des publications relatives au monastère, aux messieurs et aux religieuses, et par la force même des choses ce dernier chapitre peut offrir un certain intérêt, puisque comme le disait Guettée, Port-Royal n’est pas mort.

La guerre de 1870 et la Commune de 1871 jetèrent un certain trouble dans les affaires des nouveaux propriétaires de Port-Royal des Champs. Ils avaient pour secrétaire trésorier un chrétien des anciens jours, un homme tout dévoué à la cause, le baron Locré, âgé pour lors de soixante ans, secrétaire de section au Conseil d’État, fils d’un célèbre jurisconsulte qui était lui-même, au vu et su de Napoléon, un port-royaliste fervent. Avant de fuir Paris en août 1870, M. Locré crut devoir mettre en sûreté les papiers dont il avait la garde. Le registre des procès-verbaux fut placé par lui dans un des coffres-forts du Conseil d’État, les titres, soigneusement empaquetés, furent enterrés dans le jardin de la librairie Plon. Ils en furent tirés lors de la capitulation du 27 janvier 1871. Épouvanté par la Commune, Locré s’enfuit de nouveau ; il laissa le registre au Conseil d’État, et il confia les valeurs à une famille amie qui les cacha dans tous les coins de son appartement. Le registre fut brûlé au quai d’Orsay lors des incendies de mai 1871 ; on mit plus de six mois à rassembler les valeurs, mais il ne s’était rien perdu.

En 1874, Locré eut recours à un jeune professeur pour lui faire rédiger une notice historique à l’usage des visiteurs de Port-Royal, car il admettait volontiers que les ruines du saint monastère fussent visitées par des voyageurs sinon par des pèlerins. La notice anonyme eut l’approbation de Silvestre de Sacy, membre de l’Académie française, qui la jugea trop dure pour Sainte Beuve, et qui lui trouva une allure un peu sévère, ce qu’il appelait « un bon défaut ». En 1875 et durant les années qui suivirent, les documents conservés à la bibliothèque et ceux qui étaient encore détenus par Prosper Faugère furent utilisés pour différents travaux d’histoire et de littérature, et je me trouve ici contraint de rappeler des souvenirs tout personnels. MM. Taine et Renan lurent avec intérêt certains articles de revues ; ils demandèrent à voir l’auteur, et l’un et l’autre l’encouragèrent très vivement. Il reçut de même des encouragements venus d’ailleurs. En 1876, je me suis rencontré, chez l’un des aumôniers du lycée Louis-le-Grand, avec Mgr Maret, évêque de Sura, doyen de la Faculté de théologie de Paris. Il me dit à brûle pourpoint « Vous publiez des choses bien intéressantes. — Monseigneur, elles ne sont peut-être pas d’une « orthodoxie » parfaite. — Continuez, c’est bien intéressant. » Et il me conseilla de tâcher de me faire ouvrir la bibliothèque janséniste. — « Vous la connaissez, Monseigneur ? – Oui et non ; je n’y suis jamais entré, et je ne sais même pas où elle se trouve, mais on m’a prêté, grâce à M. Parent Duchâtelet, des livres précieux qui en provenaient. Entrez-y ; vous y trouverez des trésors ! » J’avais peine à garder mon sérieux, car j’avais sur moi la clef de la mystérieuse bibliothèque, et je répondis en très bon disciple d’Escobar, que c’était cruel d’infliger ainsi aux gens le supplice de Tantale.

Peu de temps après, je me trouvai avoir des relations d’un tout autre genre avec deux membres du haut clergé ; avec l’abbé Fuzet, alors secrétaire général de la Faculté catholique de Lille, mort depuis, comme l’on sait, archevêque de Rouen, et avec Mgr Ricard, prélat de la maison du pape et professeur à la Faculté de théologie d’Aix. C’est une histoire sur laquelle j’ai gardé trente ans le silence le plus absolu, mais aujourd’hui elle peut être dévoilée sans inconvénient. Collaborateur de la Revue historique, je reçus pour en rendre compte un livre nouveau qui avait pour titre Les Jansénistes du XVIIe siècle, leur histoire et leur dernier historien, M. Sainte-Beuve, par l’abbé Fuzet. Les revues bien pensantes le présentaient au public comme un chef-d’œuvre. Je l’étudiai sans parti-pris, et avec un véritable désir d’en dire du bien, mais je fus indigné en voyant comment l’auteur avait traité son sujet ; c’était un pamphlet d’une extrême violence. Je publiai donc dans la Revue historique un des articles les plus sévères, les plus durs peut-être qu’elle ait fait paraître, et l’auteur ne répondit pas. Quelques années s’écoulèrent et je ne pensais plus à cette affaire, lorsque parut sous la signature de Monsignor Ricard un livre du même genre, encore plus farci de calomnies, d’invectives et d’outrages. Je repris la plume, dans la Revue critique cette fois, et un nouvel article, plus brutal que le précédent, confondit les deux publications dans une même réprobation ; je disais qu’elles ne méritaient pas d’attirer l’attention des lecteurs qui se respectent. Je reçus alors de l’abbé Fuzet, curé-doyen de Villeneuve-les-Avignon, une lettre tout à fait singulière, datée du 18 mars 1884. L’abbé me priait instamment de ne plus l’attaquer, et il me faisait les confidences les plus inattendues. Il avait reconnu la justesse de mes critiques, et lorsque le professeur de Marseille lui écrivit pour lui demander l’autorisation de le citer, c’est-à-dire de le plagier à son ordinaire, il avait eu la loyauté de lui envoyer, pour le mettre en garde, la mercuriale de la Revue historique. Il n’arrive pas souvent aux critiques de profession de recevoir des lettres aussi humbles je fus profondément touché ; je répondis à l’abbé Fuzet de manière à le rassurer pour l’avenir, et il s’ensuivit une correspondance de plus en plus amicale qui s’est continuée durant trente ans. « Nous étions bien abusés, m’écrivit en style de Pascal le curé de Villeneuve-les-Avignon ; vous me preniez pour un suppôt de l’Univers je pensais que vous étiez un janséniste enragé, passant vos journées à pleurer sur les ruines de PortRoyal entre le portrait de Saint-Cyran et celui de la Mère Angélique. Voyez ce que c’est que l’imagination… Je vous remercie de votre absolution, j’y tenais beaucoup… Signor Ricard est un menteur impudent[4] » Devenu évêque de la Réunion, Mgr Fuzet vint me voir, et je lui rendis aussitôt sa visite, mais nous ne pûmes pas nous rencontrer. En 1892, il fut élevé sur le siège de Beauvais, je pris les devants et je le félicitai en lui rappelant que ce siège avait été refusé à Bossuet en 1679. Voici textuellement la lettre que je reçus en réponse à la mienne :

« L’évêque nommé de Beauvais, bien sensible aux aimables félicitations de M. G., le prie d’agréer tous ses remerciements. Il est confus de monter sur un siège qui fut refusé à Bossuet. Il n’a pas tenu aux Révérends Pères qu’il n’en fût autrement. Sans doute les saintes âmes de Port-Royal ont voulu montrer au successeur de Buzenval qu’il perdit autrefois son temps à défendre la célèbre Compagnie, même aux dépens de la vérité, comme le lui démontra un érudit professeur de la Faculté des Lettres de Paris[5]. »

Promu à l’archevêché de Rouen, Mgr Fuzet vint me voir, et je lui rendis visite à l’hôtel Voltaire. Une seule fois au cours de ces dernières années il fut question entre nous du livre contre les jansénistes, et voici dans quelles conditions. Éditeur de l’histoire de Port-Royal par Racine, j’avais cru devoir joindre à cette édition un essai de bibliographie port-royaliste aussi complet que possible. Il présentait pourtant une lacune l’ouvrage de l’abbé Fuzet n’y était pas mentionné, parce qu’il aurait fallu le juger, et que j’avais promis à son auteur de n’en parler jamais. Informé de ce procédé, l’archevêque de Rouen me remercia avec effusion, et c’est par respect pour sa mémoire que je crois devoir entrer aujourd’hui dans ces détails. Le livre incriminé subsiste, et il peut faire encore beaucoup de mal ; il est bon de faire savoir qu’il a été désavoué et condamné formellement par son auteur, qui s’est grandement honoré en reconnaissant la faute qu’on lui avait fait commettre dans sa jeunesse.

Le Père Hyacinthe Loyson enfin a, dans son désarroi, cherché à se rattacher à Port-Royal avant d’aborder les Anglicans et les Coptes. Il s’est présenté chez la Sœur Sébastien, supérieure des Sœurs de Sainte-Marthe, mais il a été immédiatement éconduit[6]. Il est allé trouver M. Karsten, président du séminaire d’Amersfoort en Hollande ; mais ce vénérable prêtre, animé du pur esprit de Port-Royal, lui a parlé, comme aurait fait l’évêque d’Aleth, de pénitence publique en expiation de ses scandales, et quand le moine révolté lui a demandé au moins sa bénédiction, M. Karsten s’y est refusé, et il lui a dit ces simples mots, que M. Loyson a travestis depuis : « Je prierai pour vous, c’est tout ce que je peux faire. » Enfin nous nous sommes rencontrés chez un ami commun, et il a fait effort pour me démontrer que Port-Royal et lui étant persécutés pour la même cause, nous devions marcher de concert ; il a vu tout de suite que sur ce terrain-là nous ne parviendrions jamais à nous entendre. Quand il a cédé sa petite chapelle à des prêtres venus de Hollande après la mort de M. Karsten, il a pu se convaincre que les amis de Port-Royal ne le suivraient jamais dans le schisme.

En 1897, je fus amené à rédiger pour la belle Histoire de la Littérature française de M. Petit de Julleville le chapitre intitulé Pascal et les écrivains de Port-Royal. Composé selon les règles de la critique moderne, et écrit avec une grande modération, il eut le privilège d’irriter vivement les Jésuites qui l’attaquèrent dans leurs Études. Ils eurent même la candeur de dire qu’un ouvrage aussi considérable ne serait pas refait d’ici à cinquante ans, et que par conséquent ce chapitre, traité par un sectaire, empoisonnerait plusieurs générations de lecteurs.

Mais entre ici, bien malgré moi d’ailleurs, dans une série de détails trop personnels. Ce qui devrait être un chapitre d’histoire contemporaine prend les allures d’un fragment de Mémoires ; hâtons-nous de revenir aux faits purement historiques, et qu’il nous suffise de rappeler ce que tout le monde peut savoir. Les visiteurs de Port Royal des Champs devenant chaque année plus nombreux, il a fallu les mettre à même de satisfaire leur curiosité légitime. Les ruines n’ont pas été restaurées, on s’en serait bien gardé : elles ont été simplement mises au jour et consolidées. Un oratoire-musée sans prétention a remplacé en 1892 la masure édifiée jadis par M. Silvy ; on a vérifié l’emplacement de l’ancienne Solitude, remis à sa véritable place la fontaine de la Mère Angélique, marqué par une stèle le lieu où fut enterré Racine, et un monument de granit recouvre dans le cimetière de Saint-Lambert la fosse commune dite Carré de Port-Royal. En 1899, grâce à la munificence de M. Jacobé de Naurois, arrière petit-fils de Racine, un buste du poëte a été solennellement inauguré en présence d’une, délégation de l’Académie française, à laquelle se joignit Paul Deschanel, alors président de la Chambre des députés, et on entendit ce jour-là un admirable discours de Jules Lemaître. On donna comme pendant au buste de Racine un buste de Pascal, œuvre du sculpteur Jean Frère comme le précédent, et offert au musée par le vicomte de Cormenin[7]. En 1906, les ossements du prince de Conti furent déposés dans la crypte ; un procès-verbal secret a relaté cette translation, et une plaque de cuivre vissée sur le cercueil dit que ces restes ont été portés à Port-Royal par les soins de, Mgr Fuzet, archevêque de Rouen, qui avait su les découvrir dans les ruines de la chartreuse de Villeneuve-les-Avignon. – En 1909 enfin fut commémoré dans la plus stricte intimité, sans que la presse en ait eu connaissance, le second centenaire de la destruction du saint monastère. Dix ou douze personnes assistèrent à un service funèbre célébré dans l’église de Saint-Lambert ; on alla en pèlerinage à Port-Royal, où aucun discours ne fut prononcé, et finalement un De profundis fut récité par le curé de Magny au milieu des pierres tombales qui se dressent dans l’église, la vraie nécropole de Port-Royal. À cette occasion parurent différents ouvrages, notamment le beau livre de M. André Hallays intitulé le Pèlerinage de Port-Royal, et la grande iconographie, aussi complète que possible, qui fut éditée par la librairie Hachette sous ce titre Port-Royal au XVIIe siècle, images et portraits[8] Ajoutons, pour être complet, une charmante plaquette de luxe intitulée Une journée de Port-Royal en 1654, œuvre exquise de Mme Marcelle Tinayre, illustrée par M. Julien Tinayre. Elle se trouve au musée de Port-Royal, où ne figurent pas nécessairement tous les ouvrages dans lesquels il est question de Port-Royal ou du jansénisme. D’autres publications ou devancèrent ou suivirent celles-là, notamment les Mémoires d’Hermant (six volumes in-8e) destinés à servir de réponse et de réfutation aux Mémoires du jésuite René Rapin ; une édition port royaliste des Pensées de Pascal que l’illustre philosophe américain William James jugeait « admirable» ; une réédition de l’Histoire de Port-Royal de Racine, et quelques livres, brochures ou articles de moindre importance. Le caractère distinctif de toutes ces publications, c’est qu’elles ne portent pas la guerre chez les ennemis de Port-Royal ; elles ont uniquement pour objet de détruire les calomnies, de réfuter les erreurs, de venger à l’occasion la mémoire de l’abbé de Saint-Cyran, de la Mère Angélique, de Pascal considéré comme un transfuge et comme un hypocrite, de Bossuet enfin que l’on a présenté comme un ambitieux vulgaire et comme un vil courtisan.

Il parut également, surtout au sujet de Pascal, de nombreux ouvrages ; on débita des insanités, et l’esprit de parti osa dire que l’auteur des expériences sur le vide était un plagiaire et un faussaire l’auteur des Provinciales fut dépeint comme un hypocrite et comme un transfuge. Mais les réfutations les plus solides furent opposées de tous les côtés à ces calomnies, et en définitive la justification de Pascal et la glorification de Port-Royal ont été complètes. Enfin l’année 1914 a vu paraître, quelques semaines avant la guerre, le quatorzième et dernier volume d’une édition savante des œuvres complètes de Pascal. Elle a pour auteur M. Brunschvicg, aujourd’hui membre de l’Institut, qui s’est adjoint pour les parties trop spéciales M. Félix Gazier, professeur de rhétorique au lycée d’Orléans, tué à Bouchavesnes en 1916, et M. Pierre Boutroux, professeur au Collège de France. C’est une édition considérée comme définitive.

Voilà ce qu’ont fait pour la défense de Port-Royal, les « jansénistes » de ce temps, et ne pouvant les réfuter, car c’est chose impossible, leurs adversaires ont pris le parti de faire le silence autour des livres publiés, ou même de se les procurer pour les anéantir. C’est ainsi qu’a disparu d’une façon mystérieuse le petit volume consacré par Mme Jules Lebaudy, sous le pseudonyme de Guillaume Dall, à la glorification de la Mère Angélique. Édité chez Perrin, on ne pouvait se le procurer à la Librairie Académique, mais on le trouvait, si l’on savait s’y prendre, à cinquante pas de là, dans les boîtes d’un bouquiniste[9]

Les ressources de la société Saint-Augustin lui ont permis de faire face aux dépenses parfois considérables de ces publications mais il a fallu en outre venir au secours de ce qui restait des derniers représentants, de l’esprit de Port-Royal, des Sœurs de Sainte-Marthe et des Frères Saint-Antoine, et c’est une obligation à laquelle les administrateurs de l’ancienne caisse de secours ne se sont point dérobés. Les Sœurs de Sainte-Marthe eurent beaucoup à souffrir après 1870 de l’intolérance du clergé de Paris. On débauchait, pour les placer dans des communautés bien pensantes, leurs novices et leurs jeunes sœurs ; elles ne pouvaient plus se recruter, et elles durent abandonner successivement les grands hôpitaux dont elles assuraient le service à la satisfaction générale. Des indiscrétions fâcheuses, des récriminations intempestives, achevèrent de gâter leurs affaires à tel point que les mandataires de l’archevêché parlaient de signatures à exiger, de refus possibles de sacrements et même de sépulture religieuse. Il fallut intervenir un vigoureux article de journal amena les persécuteurs à résipiscence en établissant qu’un enterrement civil de religieuse en 1881 ce serait un singulier anachronisme. Les Sœurs de Sainte-Marthe purent se retirer sans être inquiétées ; elles abandonnèrent l’hôpital Saint-Antoine, siège de la communauté, elles se dispersèrent, et un certain nombre d’entre elles, groupées autour de la Sœur Sébastien, leur supérieure, vinrent habiter leur maison de Magny-les-Hameaux.

C’est là qu’elles s’éteignirent doucement les unes après les autres. On leur avait ôté le souci des choses temporelles, et l’évêque de Versailles, Mgr Goux, avait autorisé le curé de Magny, l’abbé Finot, auteur d’un bon livre de vulgarisation intitulé Port-Royal et Magny, à les traiter avec une extrême douceur. En mars 1918, au plus fort du bombardement de Paris, on enterrait à Magny la dernière des Sœurs de Sainte-Marthe, la Sœur Simon, que M. André Hallays a représentée si touchante quand elle montrait aux visiteurs émus le masque mortuaire de la Mère Angélique[10]. Elle repose avec ses anciennes compagnes et avec les anciennes supérieures de l’ordre de Sainte-Marthe dans le cimetière de Magny ; c’est bien ainsi que devait finir une congrégation qui avait si fidèlement conservé l’esprit de Port-Royal.

La congrégation des Frères Saint-Antoine finit moins bien. À Frère Bonaventure Hureau succéda en 1869 Frère Victor Gilquin, son fidèle Achate, qui mourut en 1872 le dernier supérieur, élu tant bien que mal par un semblant de chapitre, se nommait Étienne Sannier, il était l’incapacité même. Quand il mourut en 1888 la communauté se composait de deux membres, le frère supérieur et le frère cuisinier. Les administrateurs de la fondation Silvy durent alors intervenir. Ils s’adressèrent au ministre des finances pour remettre à l’État le domaine de Saint-Lambert, un bien désormais sans maître. Mais en même temps, ils proposèrent au ministre de continuer l’Œuvre des écoles s’ils étaient laissés en possession des biens meubles et immeubles que Louis Silvy avait donnés en 1829 à la congrégation des frères Saint-Antoine. Cette proposition fut acceptée et depuis plus de trente ans, les administrateurs de la fondation Silvy sont considérés par l’État comme propriétaires du domaine de Saint-Lambert, qui mérite d’être visité par les connaisseurs, car c’est une sorte d’annexe du musée de Port-Royal, et il s’y trouve quelques beaux tableaux.

Enfin, les amis de Port-Royal ont manifesté leur désir de favoriser les études sérieuses dont le jansénisme pourrait être l’objet en offrant à l’Université de Louvain 1.200 volumes pris parmi les doubles de leur bibliothèque. On sait que le rôle religieux de la Faculté de Louvain au xvie et au xviie siècles a été très important. Avant Jansénius et après lui, ses docteurs ont pris en mainte circonstance la défense des vérités augustiniennes. Même au temps des défaillances et des capitulations, ils se sont attachés à faire triompher la Grâce efficace par elle-même et la prédestination gratuite. Le fonds janséniste de la bibliothèque de Louvain était très riche ; les ouvrages de théologie et d’histoire religieuse qui lui ont été adressés en janvier 1920 pourront aider à le reconstituer. Ils ont été accueillis avec reconnaissance par le cardinal Mercier et par Mgr Ladeuze, recteur de l’Université de Louvain.

Voilà en définitive à quoi s’est réduit dans ces dernières années le rôle des propriétaires et des amis de Port-Royal. Ils ont même fini par constituer une petite association déclarée qui présente quelques analogies avec les Sociétés des amis du Louvre et des amis de Versailles. Tout récemment ils se sont associés aux recherches historiques et archéologiques dont Port‑Royal de Paris a été l’objet ; et l’on sait que ces recherches ont abouti à des découvertes qui eussent vivement intéressé Cousin et Sainte-Beuve. On peut aujourd’hui reconstituer le Port-Royal de 1620, celui de Mme de Pontcarré ; on a retrouvé l’appartement de Mme de Guéméné et celui de Mme de Sablé, avec le bel escalier de pierre gravi autrefois par les amis de la marquise, par Pascal, le Père Rapin, La Rochefoucauld et tant d’autres. C’est une véritable résurrection, et pour finir on vient de mettre à jour l’ancienne grille du chœur des religieuses ; on peut ouvrir et fermer le petit guichet par lequel la Mère Angélique et toutes ses filles recevaient très fréquemment la communion ; on sait même au juste où repose son corps, qu’il n’est pas à propos d’exhumer. Conserver ce qui existe, transmettre à la postérité ce que nos ancêtres nous oni transmis à nous-mêmes, faire connaître l’histoire de Port-Royal, favoriser les études sérieuses et honnêtes dont il peut être l’objet, défendre sa mémoire contre les calomnies, tel doit être le but d’une société des amis de Port-Royal vraiment digne de ce nom.

Quant au rôle religieux des admirateurs et des adeptes, il est bien aisé à déterminer. Les jansénistes, c’est-à-dire les catholiques orthodoxes animés du véritable esprit de Port-Royal, n’ont point de visée très hautes. Ils savent que l’hérésie dont on leur fait un crime n’a jamais existé que dans l’imagination malade de leurs persécuteurs, que c’est bien un fantôme puisque jamais aucun de ces prétendus hérétiques, ni l’ultramontain Jansénius, ni l’abbé de Saint-Cyran, ni Arnauld, ni Pascal, ni Quesnel, ni Mésenguy, n’a soutenu les dogmes impies de la grâce nécessitante et de l’anéantissement du libre arbitre. Jamais un homme qui se dit chrétien ne s’est représenté le bon Dieu, le Dieu infiniment juste et infiniment miséricordieux de l’Évangile comme un tyran qui damne ou qui sauve selon son bon plaisir, et qui impose, sous peine de châtiments éternels, des commandements impossibles. La grande, la seule prétention de l’école de Port-Royal à toutes les époques, ç’a été de ne vouloir pas mentir et de ne pas vouloir innover en fait de dogme ou de morale évangélique. Non erit vobis verita nova, vous n’aurez pas de vérité nouvelle, comme le disait en 1643 l’épitaphe de Saint-Cyran. Si les Dominicains espagnols avaient triomphé au xvie siècle, au temps des célèbres congrégations de Auxiliis ; si le pape Paul V mieux inspiré n’avait pas relégué dans les archives du Vatican une bulle destinée à pacifier le monde chrétien, le molinisme n’aurait pas amené pour ainsi dire nécessairement la résistance augustinienne orthodoxe que les Jésuites ont flétrie sous le nom de jansénisme, L’Augustinus n’aurait pas été composé ; Port-Royal n’aurait pas eu à intervenir pour soutenir par tant d’écrits lumineux les doctrines inattaquables de la Grâce efficace et de la Prédestination ; le discours de Clément VIII et la Bulle de Paul V les établissaient sur des fondements inébranlables.

Sainte-Beuve et ceux qui ont marché à sa suite sont partis de ce principe faux que Port-Royal prétendait innover et dogmatiser pour son compte, et qu’il avait un système théologique à lui, à la manière de Calvin. Rien n’est plus contraire à la vérité, et l’histoire des trois siècles que nous venons d’étudier avec une attention scrupuleuse nous a démontré que les prétendus jansénistes n’ont jamais en d’autre préoccupation que celle de contrecarrer des novateurs audacieux, de maintenir dans leur intégrité les vérités séculaires que reconnaît l’Église tout entière, la toute‑puissance de Dieu se conciliant d’une manière mystérieuse avec le libre arbitre de l’homme.

Pénétrés de ces sentiments et imbus de ces principes, les vrais disciples de Port-Royal ont donc par‑dessus toute chose la passion de l’orthodoxie et l’horreur du schisme. Ils croient de bouche et de cœur tout ce que l’Église croit : et ils sont prêts à réciter sans en modifier une ligne le symbole des Apôtres, le symbole de Nicée, le symbole de saint Athanase inséré dans l’office de prime, et enfin la profession de foi du pape Pie IV, sorte de symbole du concile de Trente que les port-royalistes modernes ont fait réimprimer en 1870. Ils ne soumettent point les dogmes à l’examen de la raison, parce que Pascal leur a appris à dire : « Humiliez-vous, raison impuissante », mais ils définissent le dogme à la manière de Tertullien, de saint Vincent de Lérins, et même de Pie IX auteur de la Bulle sur l’Immaculée Conception[11] ce qui a toujours été cru, par tous et en tous lieux : quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est. Comme saint Paul, ils diraient anathème à un envoyé de Dieu même s’il prétendait leur apporter un dogme nouveau.

Il n’y a donc pas à craindre de la part des jansénistes animés du véritable esprit de Port-Royal un retour offensif, un acte de révolte quelconque. Ils ne suivront pas l’exemple de la malheureuse Église de Hollande, dont ils réprouvent hautement les tendances de plus en plus schismatiques. Ils ont appris de leurs devanciers à se taire, à prier, à souffrir, silere, orare, pati. Ils attendent le jour du Seigneur puisque l’Église à laquelle ils appartiennent a les promesses de Jésus-Christ et que la vérité doit finir par triompher. Les éclipses ne durent pas éternellement ; les obscurcissements de la foi ne sont que des épreuves passagères et prédites. S’il pouvait leur être donné de voir le molinisme abandonné et le catholicisme vivifié par un retour définitif à ce qu’ils savent être la vérité, ils disparaîtraient volontiers de la scène du monde. Quand on n’a ni passé, ni présent, on ne songe guère à l’avenir.

En attendant il peut être permis à des catholiques de gémir sur les maux de l’Église actuelle, que le molinisme et le liguorisme triomphants semblent mener aux abimes ; et ce n’est pas blasphémer de répéter ce que m’a dit à moi-même en 1884, dans la sacristie du collège Rollin, Mgr Soulé, ancien évêque de la Guadeloupe, chanoine évêque du chapitre de Saint-Denis. « Plut à Dieu que nous les eussions encore, les principes de Port-Royal ; nous n’en serions pas où nous en sommes ! »

Si les vœux du saint évêque qui sera peut-être traité de janséniste honteux pouvaient être exaucés, l’Église catholique reverrait de beaux jours. Il n’y aurait plus ni molinistes, ni jansénistes, ni partisans de la morale relâchée ni rigoristes outrés et décourageants, ni gallicans, ni ultramontains il n’y aurait plus que des chrétiens redisant en chœur ce que le Père Quesnel écrivait à Fénelon en 1711 : « J’ai en horreur tout parti, soit dans l’État, soit dans l’Église. Mon nom est chrétien, mon surnom est catholique, mon parti est l’Église ; mon chef est Jésus-Christ ; ma loi, c’est l’Évangile ; les évêques sont nos pères, et le souverain pontife est le premier de tous. » Cette belle profession de foi a trouvé place à la première page de cette longue histoire, elle est digne d’en former la conclusion.








  1. Institutions liturgiques, tome II, p. 301.
  2. Le Correspondant, numéro du 25 septembre 1890.
  3. Traité 1, examen XII, no 36.
  4. Lettre du 31 mars 1884.
  5. Lettre du 4 décembre 1892.
  6. « Votre mariage, Monsieur ! », lui dit-elle simplement, et il n’insista plus.
  7. Des répétitions de ces deux bustes ont été offertes à l’église Saint-Étienne du Mont. On peut les voir dans les deux chapelles qui se trouvent derrière le banc-d’oeuvre.
  8. Cette édition de grand luxe a été épuisée en quelques semaines ; elle n’a pas été publiée à nouveau jusqu’à ce jour.
  9. L’histoire de Mme Lebaudy, cette noble femme, comme disait un membre de l’Institut qui avait le secret de ses charités, doit trouver place ici. C’est en contemplant les ruines de Port-Royal qu’elle a pris la résolution de consacrer à des œuvres de bienfaisance les douze millions de rentes qui lui étaient échus à la mort de son mari. Elle est venue souvent à Port-Royal, elle a contresigné le procès-verbal de translation des restes de Conti ; elle aurait voulu contribuer à reconstituer l’étang desséché par M. Silvy. Peu de temps avant sa mort, elle m’a fait venir, 92, rue d’Amsterdam, et elle m’a remis son portrait, celui d’une amie de Port-Royal avec prière de le déposer dans l’Oratoire-musée où il est actuellement.
  10. Ce masque était en dépôt chez les sœurs de Magny, il est aujourd’hui au musée de Port-Royal des Champs.
  11. Voir ci-dessus, p. 259.