Histoire littéraire - 30 novembre 1835
Pendant long-temps les journaux littéraires n’ont été alimentés que par la critique des livres. Quand la presse périodique naquit, il y a deux siècles, elle commença comme commencent toutes les choses du monde, elle fut d’abord fort petite et fort modeste ; ce fut un germe presque inaperçu, qui se greffa un beau jour sur la seule littérature que l’on connût alors. Le père des journaux français, médecin en vogue et grand nouvelliste, Théophraste Renaudot, prétendait n’avoir songé à imiter à Paris les gazettes de Venise, que dans la louable intention d’amuser ses malades et de leur fournir un sujet de distraction. Qui aurait pensé que le journal politique, tel qu’on le connaît aujourd’hui, sortirait d’une invention si innocente et si frivole ? La même idée, appliquée aux nouveautés scientifiques, donna naissance à l’antique et respectable Journal des Savans. À peu de temps de là, l’illustre Bayle, réfugié à Rotterdam, en imitant cet exemple, au grand profit de l’esprit humain, s’annonça également sous l’humble titre de nouvelliste ; il fit les Nouvelles de la république des lettres. Pendant deux cents ans, les journaux, comme une plante parasite, s’attachèrent donc aux livres, y plantèrent leurs racines, et y puisèrent toute leur sève. Vers la fin du dernier siècle, les Revues, en donnant plus d’étendue à leurs articles, introduisirent un genre nouveau ; et, chemin faisant, elles ont fini par abandonner les livres, pour vivre de leur vie propre ; elles se sont faites livres elles-mêmes. La presse périodique a pris tellement pied dans la littérature, qu’on se plaint même qu’elle étouffe un peu trop cette presse des livres, qui l’a précédée de si loin, et qui l’a si long-temps nourrie. Aujourd’hui les Revues les plus favorisées du public ont délaissé le soin d’annoncer les ouvrages, et se composent presque entièrement d’articles originaux. Il semble enfin, au dire de leurs flatteurs, que ces recueils ne sont devenus attrayans que depuis qu’ils ont renoncé totalement à leur ancienne méthode.
Cependant, tout en conservant le caractère nouveau que les Revues ont pris depuis quelques années, ne pourraient-elles pas au moins garder quelque trace de leur origine ? La critique des livres n’est-elle pas chose profitable et même nécessaire au public ? Ce livre collectif qu’on appelle aujourd’hui Revue rend-il inutile et sans intérêt la connaissance sommaire des autres productions de l’esprit ? et n’y a-t-il pas un notable dommage à ce que les voies de communication dans le domaine de l’intelligence soient moins bien entretenues qu’elles ne l’étaient autrefois ? La meilleure Revue, suivant le plan aujourd’hui à la mode, ne met son lecteur en communication qu’avec un nombre très limité d’écrivains ; or, que dirait-on de la plus belle route du monde, lors même qu’elle passerait par les cités les plus florissantes, si elle était sans embranchement avec les autres routes qui s’étendent dans les diverses parties d’un grand territoire, et y font circuler partout la vie et la richesse ?
La Revue des Deux-Mondes n’a certainement jamais négligé la critique. On peut dire au contraire que c’est dans ce recueil qu’a grandi et s’est développé le genre de critique qui convient aux œuvres nouvelles de l’art et au mouvement intellectuel de notre époque. La critique, telle qu’on la connaissait à la fin du xviiie siècle et sous l’empire, n’était plus viable après le mouvement de crise et de renouvellement qui s’est fait sentir il y a quelques années ; il en fallait une autre, assez novatrice, assez affranchie des vieux préjugés, et en même temps assez féconde et assez riche de son propre fonds, pour n’être pas récusée par les artistes, et pour lutter dignement contre leurs tendances ou les appuyer au besoin. Donner au public des informations utiles était le moindre des services que l’on pût rendre à l’art, quand il s’agissait d’initier le public à des œuvres d’un art si nouveau pour lui. Il fallait que le critique se fît artiste lui-même dans ses jugemens, pour se faire écouter et croire. De là la nécessité d’une forme toute nouvelle. De tels morceaux sont plutôt des articles originaux inspirés à l’occasion d’un livre, et doués par eux-mêmes de vie et de spontanéité, que le compte-rendu d’un ouvrage. Assurément nul recueil n’a présenté aussi souvent que le nôtre cette alliance de la critique et de l’art.
Mais, dans notre plan, les ouvrages qui ont droit à un pareil examen sont en fort petit nombre, et désignés pour ainsi dire d’avance par une grande notabilité littéraire. Or, il paraît chaque année des livres très remarquables qui, sans avoir l’à-propos ou l’éclat (durable ou éphémère) de certaines productions de la littérature et du théâtre, ont cependant le droit incontestable d’être connus et appréciés. Nous regrettons de ne pas nous en être occupés jusqu’ici d’une manière assez suivie.
C’est pour remplir cette lacune que nous commençons aujourd’hui ce Bulletin, sorte de supplément aux articles de critique qui ont leur place déjà assignée dans notre recueil. Ce sera, si l’on veut, une amende honorable faite à l’ancienne méthode des Revues ; le genre proscrit reparaîtra, mais seulement comme un complément utile de la forme actuelle. De cette façon, les ouvrages véritablement importans seront toujours signalés à nos lecteurs ; car s’ils n’entrent pas, par leur objet, dans une de nos séries déjà constituées, ils trouveront place dans la nouvelle série spéciale que nous leur ouvrons. Ce Bulletin en effet ne se bornera pas aux ouvrages littéraires : l’histoire, la politique, la philosophie, les sciences, en fourniront la matière, et jusqu’aux livres de pure érudition pourront y obtenir l’honorable mention que méritent des travaux utiles et consciencieux. Nous avons calculé, et ce calcul est aisé à faire, que quatre Bulletins par année suffiraient à l’annonce des livres qui, à des titres divers, méritent d’être signalés au public.
Quant aux principes qui nous dirigeront dans cet examen, nous jugeons inutile de nous en expliquer. Avant tout, nous ferons nos efforts pour présenter des aperçus nets sur le contenu des livres que nous passerons en revue. Certes, nous n’entendons pas nous priver du droit qu’a la critique de faire bonne justice des mensonges, des erreurs et des ridicules ; cependant nous déclarons d’avance que nous n’attachons pas toute importance à cette attribution. Il est un autre rôle que nous préférerions, s’il nous fallait choisir : la fonction de nouvellistes, comme on disait au xviie siècle, nous irait mieux que celle de ces jugeurs par métier et par nature, sorte de Perrin Dandin du monde littéraire ; et s’il nous fallait aussi opter entre les deux parts de la justice distributive apanage de la critique, nous aimerions mieux encore celle qui consiste à aider, à encourager tout ce qui est bon et honorable.
En résumé, la devise de cette section de notre recueil, c’est l’utilité. Le lecteur sait d’avance qu’il ne doit pas demander à ces notices faites pour l’informer, comme disent les Anglais, et qui ne comportent pas de grands développemens, le charme des articles originaux qui composent les autres séries de la Revue.
Cet ouvrage d’histoire fera marque dans notre époque, déjà si riche cependant en travaux de ce genre. Jusqu’ici, chose étonnante, puisqu’il s’agissait d’une nation européenne et d’une période toute moderne, l’histoire des Ottomans ne nous a point été connue, ou du moins ne l’a été que par des récits tronqués et imparfaits, peu dignes de la gravité scientifique de notre temps. Pour les origines et la génération de ce formidable empire, nous en étions à peu près réduits, pour toute richesse historique, aux chroniques médiocres des Bysantins. Les sources originales étaient trop lointaines pour qu’il nous fût permis d’y puiser. Aussi, que d’erreurs, que d’obscurités, que d’oublis ! La chose pouvait être aisément entrevue ; mais voici M. de Hammer qui l’établit avec une rigueur faite pour nous confondre, et qui, du même jet de lumière dont il dissipe notre ignorance, nous dévoile toute l’étendue du domaine sur lequel elle régnait. Pour assurer au monument qu’il se proposait de construire les bases les plus solides et les plus respectables, cet illustre écrivain n’a reculé ni devant les efforts les plus pénibles, ni devant les plus coûteux sacrifices. Trente années de travaux, de voyages, de dangers, ne lui ont point semblé une préparation trop dure, et n’ont rien détruit de son infatigable patience. Tout ce que l’Orient, depuis Constantinople jusqu’à Bagdad, a pu lui fournir de documens authentiques, de collections de lois ou de traités, de compositions historiques turques, arabes, persanes, il l’a eu. Près de soixante ouvrages de chronologie, de géographie, d’histoire, de politique, dont l’Occident soupçonnait à peine l’existence, et dont il s’est procuré à grands frais les manuscrits, servent de fondement et de garantie à ses premiers volumes. Son crédit, ses correspondances, ses longs séjours en Turquie, l’ont rendu maître d’une réunion d’écrits originaux que la cour de Vienne s’est empressée d’acquérir, et à laquelle aucune autre, même en Asie, ne saurait être comparée. Toutes les bibliothèques de l’Europe lui ont fourni leur contingent ; et enfin les archives d’état de Venise et de l’Autriche, ces deux puissances si long-temps mêlées par la guerre à la puissance ottomane, se sont ouvertes devant lui pour livrer à son investigation savante le riche trésor des pièces diplomatiques qu’elles renferment : rapports d’ambassadeurs, négociations, conventions, traités de paix ; précieux contrôle des historiens orientaux !
Tels sont les fondemens de certitude sur lesquels repose l’histoire dont M. de Hammer vient de doter l’Europe. Ce sont des annales turques composées avec les connaissances que pourrait posséder un musulman érudit, et écrites avec la clarté et l’impartialité du génie occidental. À ses autres mérites, cette histoire joint celui d’être née dans l’instant le plus favorable que puisse rencontrer l’écrivain qui se propose de retracer les évènemens d’un empire. La puissance ottomane, après s’être élevée au plus haut degré de splendeur que les puissances mahométanes aient jamais atteint dans le monde, est aujourd’hui pleinement entrée dans cette phase de décrépitude qui attend inévitablement toutes les sociétés qui n’ont apporté en naissant qu’un principe éphémère d’existence. Le moyen-âge chrétien finissait lorsqu’elle a commencé à dresser sur la scène politique l’image menaçante de son croissant, et déjà voici qu’elle est à son terme. Que notre regard remonte l’espace de quelques siècles, et il touche à l’antiquité de ces Barbares : en un clin d’œil leur domination s’installe, grandit, fait trembler à la fois les trois mondes ; en un clin d’œil aussi elle s’ébranle, perd sa force et n’est plus qu’un fantôme que le moindre souffle de guerre va remettre au néant. Naissance, grandeur et décadence, l’historien peut convoquer à son aise dans sa pensée tous les élémens de cette destinée déjà presque entièrement accomplie ; et cependant les traces qu’elle lui présente encore ne sont pas tellement effacées dans la poussière du passé, qu’il ne lui soit donné de toucher de ses mains cette caduque et chancelante nation, de la voir, de l’entendre dérouler ses souvenirs, et de ramasser ses dernières paroles. C’est à l’instant où le moribond s’apprête à descendre dans le silence du tombeau que les vivans ont coutume de s’approcher de lui pour recueillir le testament de sa vie.
Enfin, dans un moment où l’attention de l’Europe se reporte si vivement, et par de si justes motifs, sur les affaires de la Turquie, les récits de M. de Hammer acquièrent une sorte d’intérêt d’actualité qui rehausse encore l’intérêt historique qui est leur apanage. Quelques détails sur les antiquités ottomanes, puisés dans les premiers volumes de cette histoire, ne seront donc point jugés ici hors de propos. Nous nous contenterons de montrer dans ce premier article cette puissance asiatique dans son germe sauvage. Plus tard, nous la verrons se déployer hors de son embryon et étaler toutes ses splendeurs, mais toujours empreinte de ce caractère dur et ambitieux, signe dominant de son enfance.
Les Turcs, desquels les Ottomans ne sont qu’une faible dérivation, sont une race très ancienne et très considérable. Le Targitaos d’Hérodote, ou Togharma de Moïse, est vraisemblablement sa souche la plus lointaine. Elle occupait les steppes immenses qui s’étendent dans le centre de l’Asie, sur une surface presque décuple de celle de la France, de l’est à l’ouest, entre le lac Aral et la Chine, et, du sud au nord, entre le Thibet et la Sibérie. Peuples nomades, célèbres par leurs incursions et leurs rapines, les anciens Perses les désignaient sous le nom de Touran, les Chinois sous celui de Tuku, ou sous celui plus ancien de Hounnious. Ce sont ces Scythes Tourgious ou Amourgious qui furent en guerre avec Cyrus. Oghouz-Khan, fils de Kara-Khan, est le prince à qui l’on doit rapporter les commencemens de la nation turque, à peu près comme les Juifs et les Arabes se rapportent à Abraham. Ces deux patriarches paraissent aussi appartenir au même temps. Oghouz, ayant quitté l’idolâtrie pour un culte nouveau, entra en révolte contre son père, le défit les armes à la main, et devint roi, par cette victoire parricide, de tout le pays compris entre Artelas et Boukhara. Sa résidence était à Yassy. Il eut six fils, Boun-Khan (le khan du jour), Aï-Khan (le khan de la lune), Ildiz-Khan (le khan de l’étoile), Goek-Khan (le khan du ciel), Tagh-Khan (le khan de la montagne), et Deniz-Khan (le khan de la mer). Les trois premiers, connus sous le nom de Outschok (les trois flèches), avaient le commandement de l’aile gauche de son armée ; les trois autres, nommés Bozouk (les destructeurs) avaient celui de l’aile droite. Après la mort de leur père, les premiers devinrent chefs des tribus turques de l’est, les seconds de celles de l’ouest.
La route des destructeurs est vers l’ouest. Ils s’éloignent peu à peu de leurs steppes natales, dépassent le Sihoun et le Djihoun, gagnent l’Asie-Mineure, la Grèce, le Bosphore, et s’étendent enfin jusque sur le Danube. Les plus célèbres tiges de ces conquérans asiatiques, les Oghouzes, les Seldjoukides et les Ottomans, descendent respectivement du khan de la montagne, du khan de la mer, et du khan du ciel.
Lorsque la digue opposée par le royaume de Khowaresm aux débordemens vers l’occident, fut enfin emportée par le gigantesque effort de Djenghiz-Khan, Souleïman-Schah, de la famille de Kayi, l’un des plus illustres de la race turque, quitta le Khorassan à la tête des familles de sa tribu, et vint établir ses campemens près d’Akhlath, au voisinage de l’Arménie. La mort de Djenghiz-Khan l’ayant bientôt forcé de quitter cette position avancée, il reprit le chemin de sa patrie, suivi de sa troupe, et périt malheureusement en traversant l’Euphrate à la nage. Cet évènement fut un signal de dispersion pour les familles qui s’étaient groupées autour de lui : les unes demeurèrent en Syrie et allèrent chercher fortune çà et là dans les montagnes ; les autres se rangèrent sous le commandement de ses deux fils aînés, Sounkourtckin et Gountoghdi, et regagnèrent le Khorassan ; enfin, un détachement de quatre cents familles environ, ayant reconnu pour chefs les deux plus jeunes fils de Souleïman, Ertoghrul et Dundar, remonta de nouveau vers l’Arménie, et alla se loger dans la vallée de Sourmeli, près des sources de l’Euphrate.
Cependant, Ertoghrul et son frère, désireux de trouver pour leur tribu un établissement plus favorable, montèrent à cheval à la tête de leurs cavaliers, et se mirent en route vers l’occident, dans le dessein de reconnaître les lieux. Voyageurs insoucians et sauvages, comme ils étaient en train de cheminer à l’aventure au travers de ces régions inconnues, un spectacle vint tout à coup frapper leurs yeux : deux armées étaient en bataille dans une plaine ; on apercevait les escadrons se chargeant et se confondant l’un dans l’autre au milieu des tourbillons de poussière ; mais on était trop loin pour rien distinguer de précis, et l’on ignorait les noms des combattans. À cette vue, l’ardeur guerrière se réveille. Ertoghrul, sans autre délibération, fait vœu à l’instant même de se ranger du côté du plus faible. Il accourt, suivi de ses quatre cents cavaliers, et ce renfort inespéré ayant décidé la victoire, les Turcs reconnaissent dans leur allié inconnu le puissant souverain des Seldjoukides, Alaeddin : les vaincus étaient l’armée des Mongols. Ertoghrul ayant demandé pour toute récompense à ce prince une demeure tranquille et solitaire dans ses états pour lui et ses troupeaux, celui-ci, après l’avoir revêtu d’un habit d’honneur, lui assigna pour séjour d’été les montagnes d’Ermeni, et pour séjour d’hiver les vastes pâturages de Sœgud. Ce fut là le berceau de la puissance ottomane dans l’Asie-Mineure. Peu de temps après, Ertoghrul joignit à cette première possession le district de Sultan-Œni, l’ancienne Phrygia-Epictetos, qu’il reçut en fief des mains d’Alaeddin, pour prix d’une victoire remportée sur les Grecs près de Brousa. Enfin, après un long intervalle de repos, causé par sa vieillesse, ce chef nomade mourut en 1288. Son fils Osman lui avait déjà depuis long-temps succédé dans la carrière des armes ; agrandissant continuellement par son infatigable persévérance le cercle de sa puissance, il était réservé à ce jeune chef de s’élever bientôt à la dignité de prince indépendant, et de devenir le principe de l’illustre dynastie des Osmanlis.
Quelques jours avant la mort d’Ertoghrul, Osman à la tête de ses amis avait enlevé sur les Grecs le château de Karadjahissar, l’une des forteresses dont ils étaient encore maîtres sur le territoire asiatique. Alaeddin, pour s’attacher le jeune homme et lui donner bon courage, lui avait adressé, au sujet de cette victoire, les insignes de prince, le drapeau, les timbales, la queue de cheval ; en même temps, il lui avait conféré l’investiture du fief qu’il venait de conquérir. Enhardi par ce changement de position, le jeune Turc fut bientôt tout entier à l’idée de la guerre. Depuis long-temps les hordes d’Ertoghrul avaient pris l’habitude, aux approches de l’été, lorsqu’elles quittaient la plaine pour se rendre avec leurs troupeaux dans les montagnes, de déposer leurs effets les plus précieux entre les mains du commandant grec du fort de Biledjik, avec lequel elles avaient toujours vécu en bonne intelligence. De cette manière elles ne craignaient pas d’être inquiétées sur leur passage par les commandans des autres forts, et notamment par celui d’Angelocoma qui s’était déclaré leur ennemi ; et à leur retour, elles retrouvaient les objets dont elles avaient besoin et qui leur étaient fidèlement remis. Les Grecs avaient seulement exigé, comme garantie, que ce seraient les femmes qui seraient chargées de ces transports. Quant aux hommes, les portes de la forteresse leur demeuraient fermées, et ils s’acquittaient chaque année, envers le commandant, en lui envoyant, à leur retour des montagnes, des fromages, des outres de miel, des peaux de chèvre et des tapis grossiers, comme ils avaient l’industrie d’en fabriquer. L’amitié était donc ainsi de vieille date lorsque le commandant de Biledjik, ayant commencé à prendre ombrage de la puissance ascendante d’Osman, imagina, de concert avec les commandans de Yarhissar et de Belocoma, de s’en défaire par trahison. Les noces du commandant de Biledjik avec la fille du commandant de Yarhissar, que l’on devait prochainement célébrer, et auxquelles Osman se trouvait invité, devaient servir d’occasion. Osman avait été heureusement prévenu du complot. Tandis que son perfide ennemi l’attendait au lieu fixé pour la réunion, profitant de l’habitude prise pour le transport des trésors, il s’introduit dans l’intérieur de la forteresse avec trente-neuf de ses plus intrépides guerriers, tous voilés et déguisés en femmes, s’empare de la garnison et des remparts, et se porte dans une gorge à la rencontre du commandant qui, accompagné de sa jeune épouse, revenait en paix à son château. Le commandant est tué, sa femme enlevée et donnée en récompense à Ourkhan, fils d’Osman. Du même coup, la troupe guerrière s’empare du château de Yarhissar, tandis qu’un autre détachement fait main-basse sur celui d’Aïnegœl. C’est à cet événement, qui eut lieu dans la dernière année du xiiie siècle de notre ère, qu’il faut rapporter le commencement de la domination indépendante de la famille d’Osman. L’empire des Seldjoukides, qui avait jusque-là tenu en tutelle cet empire naissant, venait de tomber en morceaux, et la carrière politique s’ouvrait d’elle-même devant l’intrépide famille d’Ertoghrul.
Osman commença à battre monnaie et à faire prononcer la prière publique en son nom, signe caractéristique de la souveraineté chez les princes musulmans. Adieu le soin des troupeaux et la vie paisible des peuples pasteurs sous la tente ! il n’est plus question que de guerre, d’agrandissement, de conquêtes ; il faut que la nation tourne toute sa force contre les remparts des Grecs. En vain l’oncle d’Osman, le vénérable frère d’Ertoghrul, le vieux Dundar, qui, soixante-dix ans auparavant, à la tête des tribus, avait quitté les hautes vallées de l’Euphrate pour s’avancer vers les pâturages de l’Occident, s’efforce-t-il, dans le sein du conseil, de modérer l’ardeur de son neveu et de le maintenir dans les bornes d’une ambition plus tranquille ; un coup de flèche est la seule réponse du conquérant, et le vieillard tombe sans vie ; sanglant exemple pour quiconque voudrait retarder la marche du nouveau torrent d’invasion qui se prépare. Les noms viennent du ciel, a dit Mahomet : ce n’était pas sans raison que la racine arabe de celui d’Osman signifiait briseur de jambes, et que sa généalogie le faisait remonter aux Oghouzes destructeurs. Lorsque ce prince mourut en 1326, les Turcs se trouvaient établis sur les belles eaux de l’Archipel, dominateurs des îles par leurs essaims de pirates, possesseurs de presque tous les châteaux que les Grecs avaient si long-temps conservés au milieu des pays déjà inondés par le flot mahométan, maîtres enfin de Brousa, l’antique capitale de la Bithynie, l’une des places de l’Asie Mineure les plus florissantes et les plus considérables ; en attendant Constantinople, c’était un digne siége pour un empire né d’hier au sein d’une troupe de pasteurs. Vienne le temps, nous verrons cet empire assis sur le Bosphore, occuper la mer Noire, la Méditerranée et le golfe Persique, tenir la Grèce, l’Égypte, la Romélie et la Syrie, s’avancer sur la Hongrie, menacer Vienne, et faire trembler l’Europe devant l’éclat de son croissant.
Rien de plus célèbre dans l’histoire du moyen-âge que l’établissement des Normands en Italie, ou, pour parler le langage des historiens du dernier siècle, que la conquête de Naples et de la Sicile par des gentilshommes normands. Ces gentilshommes, comme Voltaire les appelle dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, étaient tout simplement les descendans des pirates de Hastings, qui, assez semblables encore à leurs pères, continuaient au loin leurs expéditions vagabondes ; et quant au royaume de Naples et de Sicile, ces Normands ne le conquirent pas seulement, ils le fondèrent.
Avant leur arrivée, en effet, ce qu’on a appelé depuis le royaume de Naples était le pays le plus morcelé et le plus malheureux du monde. C’était nominalement une dépendance de l’empire grec ; mais c’était réellement la proie d’une foule de despotes. L’Italie d’aujourd’hui est une bien faible image de cette anarchie générale, où luttaient les uns contre les autres des empires, des villes, des châteaux-forts : ici l’empereur grec, représenté par son gouverneur, le Katapan ; ailleurs, des princes indépendans, comme le prince de Capoue, le duc de Bénévent ; plus loin, comme à Salerne, des seigneurs coalisés pour tyranniser en commun une ville et son territoire ; ailleurs encore des espèces de petites républiques, comme Gaëte et Naples, cette future capitale plus ressemblante alors à un village de pêcheurs au bord de la mer qu’à la splendide cité du Vésuve. Cependant, au nord, l’empire d’Allemagne, ce lourd tyran de l’Italie, prétendait disputer tout ce territoire à l’empire grec, à titre de succession des Césars d’Occident ; et enfin les Sarrasins, abrités comme des vautours dans leurs vaisseaux ou dans quelques châteaux fortifiés sur la côte, venaient piller indifféremment tous ces chrétiens. Les peuples ne savaient à qui ils appartenaient, ni s’ils étaient de la communion romaine, de la grecque, ou mahométans. Épuisée, comme un champ qui a trop produit, la terre natale d’Horace et de Cicéron ne nourrissait que des hommes faibles, incapables de se régénérer et de s’affranchir. Quelques Normands, revêtus d’armures comme d’une écaille, ayant de longues lances et des casques pointus, suffirent pour changer, en moins de cinquante ans, cet état de choses, et pour amener l’unité politique de cette moitié de l’Italie. Est-il étonnant que cette terre reconnaissante leur ait plus tard donné le Tasse pour chanter leur gloire dans les croisades ? Chanter leurs exploits, n’était-ce pas chanter sa délivrance ?
Les Normands furent vraiment l’instrument le plus actif de la formation de l’Europe au moyen-âge. Ils semblent fondre du Nord pour détruire l’Europe, et la Providence veut que ce soit eux qui en achèvent la construction et l’unité. Ils viennent les derniers des Barbares à la curée, et ils se trouvent venus à point pour repousser définitivement les Sarrasins. Ils se jettent en loups furieux sur les restes de la civilisation romaine, et l’Église les emploie comme elle avait autrefois employé les Francs ; elle s’en sert et les discipline ; ils deviennent son escorte et ses missionnaires, et c’est par eux qu’elle parvient à réunir l’Europe dans les croisades.
Et ce qui est remarquable, ce n’est pas seulement de voir la Providence faire tourner au bien ce qui semblait ne pouvoir engendrer que le mal, mais c’est encore de la voir produire par les mêmes ressorts des effets si différens. Les Normands, sauveurs de la chrétienté, suivaient précisément le même instinct que lorsqu’ils venaient, païens, attaquer la chrétienté. Une admirable simplicité dans les moyens employés par la Providence s’observe dans l’histoire comme dans la nature. Si, dans le spectacle du monde physique, on admire à chaque pas l’unité au sein d’une variété infinie de phénomènes, si l’on a pu dire de la nature qu’elle est uniforme en tous ses actes et toujours semblable à elle-même, ne doit-on pas dire la même chose de l’acte divin qui pousse l’humanité dans sa route, quand on voit les mêmes causes produire des effets si divers, les mêmes passions, les mêmes instincts accomplir successivement les différentes destinées qui, réunies et ajoutées bout à bout, élèvent dans le temps un monde tout aussi réel, tout aussi varié et tout aussi un, que le monde qui se dresse devant nous dans l’espace ? Le mouvement des Normands qui nous occupe eut lieu sans interruption du viiie siècle au xiie. Pendant ces quatre siècles, rien de plus changeant en apparence que les mœurs de cette nation, qui, de dévastatrice et d’errante, se fait rapidement stationnaire, et presque à l’instant même redevient conquérante, sans quitter cette fois ni ses anciens ni ses nouveaux établissemens. Les historiens médiocres ne manquent pas de faire ressortir ces oppositions ; le vulgaire est plus frappé des différences et des contrastes que de l’harmonie et de l’unité : mais que d’uniformité réelle à travers ces diverses transformations ! La conquête de l’Angleterre et celle de la Sicile ne doivent pas se séparer des invasions de pirates qui les avaient précédées au viiie et au ixe siècle. Au commencement du dixième, les Normands semblent, il est vrai, changer d’existence ; ils se fixent les uns sur la Loire, les autres sur la Seine : mais leur mouvement n’est que ralenti, et non pas arrêté. Leur établissement de Normandie n’est qu’une halte ; car, à peine fixés, les voilà qui repartent. Cinquante ans après Rollon, une de leurs bandes guerroie déjà en Italie ; ils fondent la principauté d’Averse dès l’an 1030 ; puis vient presque aussitôt la fortune inouie des fils de Tancrède de Hauteville ; et, à peine Robert Viscart, le héros de cette race, a-t-il fait la conquête de Naples, que nous voyons partir des côtes de Normandie l’expédition de Robert Crespin contre les Sarrasins d’Espagne, et que Guillaume-le-Bâtard envahit l’Angleterre. Ainsi, cette célèbre expédition d’Angleterre n’est qu’un épisode de l’histoire des Normands, un fait du même genre que ceux qui l’avaient précédé ou qui l’accompagnèrent. On dirait que le duc de Normandie, voyant qu’un de ses chevaliers s’était fait duc de la moitié de l’Italie, voulut, pour ne pas déchoir, monter plus haut et se faire roi : la conquête de Guillaume suivit presque immédiatement celle de Robert Viscart.
Robert Viscart, ou Guiscard, c’est-à-dire Robert-l’Avisé ou le Rusé, (de wise, esprit), fait dans l’histoire, il faut en convenir, une moins magnifique figure que Guillaume-le-Bâtard. La conquête de Naples paraît d’abord un bien moindre évènement que la conquête de l’Angleterre. C’est que cette dernière fut accompagnée d’une émigration bien plus considérable du peuple conquérant. Les aventuriers normands qui se firent comtes, ducs et rois en Italie, n’avaient avec eux qu’un petit nombre de compagnons ; ces familles ne formèrent donc pas, comme en Angleterre, une race superposée sur une autre race. Leur action se perd dans la vie générale de l’Italie. C’est pour cela que cette conquête n’a pas le même relief que la conquête d’Angleterre. Mais, sous tout autre rapport, la fondation du royaume de Naples par les fils de Tancrède est un évènement aussi considérable que la victoire de Guillaume sur les Saxons. Cette fondation devint en effet la clé de toute la politique des papes. C’est en s’appuyant sur Naples que les papes purent enfin lutter avec succès contre les Gibelins et l’Empire ; c’est par l’appât de cette couronne qu’ils attirèrent les Français en Italie ; c’est en en disposant qu’ils achetèrent Rome. Jusque-là ils n’avaient été maîtres de rien, toujours exposés à tous les caprices du peuple et à toutes les interventions des étrangers. Mais, seigneurs suzerains de la Sicile, propriétaires de Rome, ils eurent un levier pour agir en Europe, et pour intéresser, suivant le besoin, les nations les plus éloignées aux affaires d’Italie. Pourtant, si grande qu’ait été l’influence de cette conquête sur la politique intérieure de l’Europe, elle fut plus grande encore sur sa politique extérieure ; car, sans ces aventuriers normands, qui se firent les chefs de l’Italie méridionale en si peu de temps, les croisades n’auraient pas eu lieu. Ce furent leurs victoires sur les Sarrasins qui armèrent l’Europe contre l’Asie, et qui l’enflammèrent d’une belliqueuse ardeur, bien plus que ne le firent les prédications de Pierre-l’Ermite. Leur conquête de Sicile fut pour ainsi dire la première croisade. Sous tous ces rapports, il n’y a pas dans l’histoire de figure plus remarquable que celle de Robert Viscart, parti simple chevalier des environs de Coutances, obligé d’abord à vivre de rapines et à se faire chef de brigands, pour devenir ensuite le chef d’une espèce de république de condottieri, vainqueur des Sarrasins, maître de la Pouille, de la Calabre et de la Sicile, et qui mourut après avoir été duc vingt-cinq ans, après avoir fait en même temps la guerre à l’empire grec et à l’empire d’Allemagne, après avoir pris Rome sur les Tudesques et délivré Grégoire vii. Cette délivrance du grand Hildebrand, de ce pape type, qui eut lieu en 1084, et qui fut la dernière action éclatante de Robert Viscart, caractérise bien la destinée de ce héros normand, venu au monde pour servir la papauté, afin qu’elle pût respirer plus à l’aise, plus libre en Italie, plus puissante en Europe. On a souvent représenté l’alliance des Normands et du pape comme celle de deux larrons qui s’associent dans un intérêt commun, les Normands ayant besoin pour voler la Sicile d’en concéder au pape la suzeraineté, et le pape profitant de cette suzeraineté pour vendre ensuite au plus offrant la couronne de Sicile. S’arrêter là, c’est s’arrêter à la surface, et ne pas voir le fond des choses ; c’est ne pas comprendre les nécessités de l’Italie et la construction successive de l’Europe. Ce qui est certain, c’est qu’après Hildebrand et son fidèle appui Viscart, il se trouva que la papauté avait sous sa main des royaumes ; son alliance avec les conquérans lui avait donné Naples en Italie, et à l’autre bout de l’Europe l’Angleterre. Alors purent venir les croisades ; l’Europe, excitée par les merveilleux exploits des chevaliers normands, et par leurs victoires sur les Sarrasins de Sicile, s’élança en Asie à la voix des pontifes. Les Normands devaient encore avoir ici l’initiative. On sait que Boémond, fils de Robert Viscart, laissant à ses parens l’Italie, continua sa course en avant, et, portant la bannière rouge des Normands à la croisade de Godefroy de Bouillon, se fit prince d’Antioche : il ne s’arrêta que là où s’arrêta l’Europe[3]. Ce Boémond a été célébré par le Tasse ; mais le poète des croisades, en lui laissant le caractère que l’histoire lui donne, la prudence politique et l’ambition dominatrice, a créé une autre figure pour personnifier cette race des chevaliers normands, une figure idéale qu’il a élevée au-dessus de tous ses héros : c’est Tancrède, dont le nom rappelle le vieux chevalier de Coutances d’où les conquérans de Naples tiraient leur origine. Il semble que ce nom était pour l’Italie le nom normand par excellence. Il y eut bien en effet à la croisade un chevalier nommé Tancrède, qui se signala par son intrépide valeur ; mais on dirait que le Tasse s’est plu à rassembler sur lui toute la poésie de la chevalerie normande.
Malheureusement on ne possède que fort peu de monumens historiques sur cette curieuse époque. Muratori a inséré dans sa collection des écrivains de l’histoire d’Italie (Rerum italicarum Scriptores) tous les ouvrages latins, en prose ou en vers, qui traitent spécialement de l’établissement des Normands en Italie au xie siècle. Les plus considérables de ces ouvrages sont l’Histoire de Sicile, de Malaterra, en prose et en quatre livres, et un poème historique en cinq livres, de Guillaume de la Pouille. Ces relations, qui ont été écrites après les premiers temps de la conquête, sont d’ailleurs fort sèches, et laissent beaucoup à désirer. Mais on savait, par la Chronique du Mont-Cassin, qu’un moine, nommé Amatus, Amat ou Aimé, contemporain de l’établissement des Normands en Italie, avait écrit une histoire de ce grand évènement.
Les savans avaient souvent déploré la perte de cet ouvrage. Baluze, Mabillon, les bénédictins auteurs de l’Histoire littéraire de la France, ont fait des suppositions assez diverses sur cet Amat ; mais tous se sont accordés à regarder comme perdue à jamais sa précieuse Histoire des Normands.
Hé bien, c’est cette Histoire dont on vient de retrouver non pas le texte original latin, mais une traduction française dans un manuscrit de la Bibliothèque royale ; et c’est cette traduction que M. Champollion-Figeac a été chargé de publier au nom de la Société de l’histoire de France.
M. Champollion a fait précéder cette publication d’une préface très érudite, dont on nous permettra d’indiquer ici la substance.
Le précieux manuscrit de la Bibliothèque royale dont il est question contient, outre l’Ystoire de li Normant, trois autres ouvrages ; car c’était assez l’usage, au moyen-âge, de coudre les uns à la suite des autres plusieurs écrits historiques, de manière à composer une histoire suivie. Ce manuscrit s’ouvre donc par la Chronique d’Isidore, qui s’étend depuis la création du monde jusqu’à l’empereur Héraclius. À cette chronique succède le Sommaire de l’Histoire romaine par Eutrope, d’après la rédaction et avec les additions de Paul Diacre, commençant au règne de Janus et finissant au milieu de celui de Justinien. Vient ensuite l’Histoire des Lombards, par le même Paul. Enfin le recueil est terminé par l’Histoire des Normands d’Italie et de Sicile.
M. Champollion a profité de l’occasion pour résoudre un problème intéressant d’histoire littéraire. On possédait plusieurs rédactions très différentes du Breviarium d’Eutrope, remanié et alongé par Paul Diacre. Une de ces rédactions, entre autres, augmentée encore des additions qu’y firent plusieurs écrivains postérieurs, forme la compilation connue sous le nom d’Historia Miscella, compilation qui n’est pas sans importance. Mais on ne savait comment s’expliquer ces diverses rédactions d’un même ouvrage, et on avait peine à se reconnaître dans ce dédale de textes si dissemblables entre eux. Le manuscrit français de la Bibliothèque royale a fourni à M. Champollion des indications précises qui permettent de classer les divers textes, soit manuscrits. soit imprimés, qui nous sont restés d’Eutrope et de ses continuateurs. Il est aujourd’hui démontré qu’Eutrope, écrivain romain, a fourni le premier fond de l’Historia Miscella jusqu’au règne de Valentinien, et que Paul Diacre, moine chrétien, a travaillé deux fois à l’étendre jusqu’au règne de Justinien, en y introduisant principalement les faits de l’Histoire sainte. Ce moine commença ce travail pour plaire à une princesse de Bénévent ; mais la dame ayant d’abord trouvé l’ouvrage de trop fort stille, Paul Diacre en fit une nouvelle rédaction, beaucoup plus longue et plus prolixe que la première. D’autres ont ensuite conduit cet ouvrage jusqu’au neuvième siècle de l’ère vulgaire.
Quant à l’Histoire des Normands, qui devait l’occuper plus spécialement, M. Champollion a traité en détail les différentes questions que l’examen de ce manuscrit fait naître. Il démontre, par des preuves qui nous ont paru irrécusables, que l’ouvrage retrouvé est précisément celui du moine Amat, dont l’écrit a servi de base aux récits d’écrivains postérieurs, tels que Geoffroy de Malaterra, Guillaume de la Pouille, et Léon d’Ostie. Il se trouve même que ce dernier, en faisant à l’ouvrage d’Amat de très nombreux emprunts, nous en a conservé en partie le texte latin. Toutes les personnes qui aiment les recherches et les découvertes d’érudition prendront plaisir à lire cette dissertation. Jamais, même dans les meilleurs temps, on n’a fait un travail de ce genre avec plus de conscience. La société qui avait confié cette mission à M. Champollion doit se trouver satisfaite. Il y a, dans ces cent pages, assez de recherches minutieuses et de solides inductions pour montrer que les plus patiens bénédictins ont encore aujourd’hui des émules.
Venons à l’Ystoire de li Normant et à la Chronique de Robert Viscart, que M. Champollion croit aussi appartenir au moine Amat. Sur ce dernier point, nous avouons qu’il nous reste quelque doute.
Nous avons lu avec intérêt ces récits qu’un Italien, un moine, contemporain de Guillaume Bras-de-fer et de Robert l’Avisé, écrivait dans sa solitude du Mont-Cassin pendant que ces rudes Normands se faisaient les maîtres de son pays. Hélas ! ce bon moine n’est pas un Tacite. Son Histoire ressemble fort aux chroniques latines que nous possédions déjà ; et il faut avouer que sous bien des rapports elle n’ajoute pas une grande lumière à celle que l’on pouvait tirer des écrivains de la collection de Muratori. Pour peindre la vie des chevaliers du xie ou du xiie siècle, il fallait vivre soi-même de cette vie d’aventures ; il fallait un homme qui consentît à déposer la lance pour prendre la plume ; il fallait un laïc, un guerrier, qui écrivît en langue vulgaire, et non pas en latin : il fallait le sire de Joinville. La plupart du temps, le bon moine Amat se borne à enregistrer les faits ou à les raconter sèchement. Cependant çà et là se trouvent quelques récits plus complets, qui se présentent comme des oasis dans ce désert de sable : nous en citerons deux ou trois exemples.
Un des faits les plus singuliers de la conquête des Normands, c’est la délivrance de Salerne en 983 par quelques pélerins normands qui mirent en déroute les Mahométans : ce fut là l’origine de la célébrité des chevaliers normands en Italie, et ce qui en attira tant d’autres en ce pays. Voici comment le fait est raconté dans l’Histoire d’Amat :
« Avan mille puis que Christ lo nostre Seignor prist char en la virgine Marie, apparurent en lo monde .xl. vaillant pélerin ; venoient del saint sépulcre de Jérusalem pour aorer Jhucrist. Et vindrent à Salerne, laquelle estoit asségié de Sarrasin, et tant mené mal qu’il se vouloient rendre. Et avant Salerne estoit faite tributaire de li Sarrazin ; mès se tardèrent qu’il non paièrent chascun an li tribut à lor terme, et encontinent venoient li Sarrazin o tout moult de nefs, et tailloient et occioient, et gastoient la terre. Et li pélegrin de Normendie vindrent là, non porent soustenir tant injure de la seignorie de li Sarrazin, ne que li chrestiens en fussent subject à li Sarrazin. Cestui pélegrin alèrent à Guaimarie sérénissime principe, liquel governoit Salerne o droite justice, et proièrent qu’il lor fust donné arme et chevauz, et qu’il vouloient combattre contre li Sarrazin, et non pour pris de monnoie, mès qu’il non pooient soustenir tant superbe de li Sarrazin ; et demandoient chevaux. Et quand il orent pris armes et chevaux, il assallirent li Sarrazin et moult en occistrent, et moult s’encorurent vers la marine, et li autre fouirent par li camp ; et ensi li vaillant Nomant furent veincéor, et furent li Salernitain délivré de la servitute de li pagan.
« Et quant ceste grant vittoire fu ensi faite par la vallantise de ces .xl. Normant pélegrin, lo prince et tuit li pueple de Salerne les regracièrent moult, et lor offrirent domps, et lor prometoient rendre grant guerredon. Et lor prièrent qu’il demorassent à deffendre li chrestien. Mès li Normant non vouloient prendre mérite de deniers de ce qu’il avoient fait por lo amor de Dieu, et se excusèrent qu’il non poient demorer.
« Après ce orent conseill li Normant que là venissent tuit li principe de Normendie ; et les envitèrent ; et alcun se donnèrent bone volenté et corage à venir en ces parties de sà, pour la richece qui i estoit. Et mandèrent lor messages avec ces victorieux Normans, et mandèrent citre, agmidole, noiz confites, pailles impérials, ystrumens de fer aorné d’or, et ensi les clamèrent qu’il deussent venir à la terre qui mène lac et miel et tant belles coses. Et que ceste cosez fussent voires, cestui Normant veincéor lor testificarent en Normendie. »
Les commencemens de Robert Viscart sont fort intéressans. Il était le sixième fils de Tancrède de Hauteville ; ses frères aînés étaient déjà établis dans la Pouille, lorsqu’il vint à son tour chercher fortune en Italie. Il fut d’abord assez mal reçu ; il était sorti d’un second mariage, ses frères du premier lit le repoussèrent : Enfin, Humphroy, pour se débarrasser de lui, le conduit à l’extrémité de la Calabre, avise un mont moult fort, y construit un petit château, appelle ce lieu la Roche-Saint-Martin, le donne à Robert, et lo mit en possession de toute la Calabre, et puiz s’en parti, et s’en torna en sa terre. Il ne restait à Robert, pour vivre et jouir de cet empire qu’on lui avait donné si libéralement, qu’à se faire brigand. Ainsi fit-il :
« Robert regarda et vit terre moult large, et riches citez, et villes espessez, et les champs pleins de moult de bestes. Et regarda en loing tant coment pot regarder, et pensa que faisoit lo poure, prist voie de larron, chevalier sont petit, poureté est de la cose de vivre, li faillirent les deniers à la bourse. Et come ce fust cose que toutes choses lui failloient, fors tant solement qu’il avoit abundance de char ; comment li filz de Israël vesquirent en lo désert, ensi vivoit Robert en lo mont ; ceaux menjoient la char à mesure, cestui se o une savour toutes manières de char ; et lo boire d’estui Robert estoit l’aigue de la pure fontainne.
« Et puiz torna Robert à son frère, et lui dist sa poureté ; et cellui dist de sa bouche moustra par la face, quar estoit moult maicre. Mès voulta Robert la face, et voutèrent la face tuit cil de cil de la maison. Et retorna Robert à la roche soe, et aloit par les lieuz où il créoit trover de lo pain. Et coment lui plaisoit prenoit proie continuelment, et toutes les chozes qu’il avoit faites absconsement, maintenant fist manifestement. Et prenoit li buef por arer, et li jument qui faisoient bons polistre, gras pors .x., et peccoires .xxx. ; et de toutes ces coses non pooit avoir senon .xxx. besant, et autresi prenoit Robert li home liquel se rachatarent de pain et de vin ; et toutes voies de toutes cestes coses non se sacioit Robert.
« En une cité qui lui estoit après, laquelle se clamoit Visimane, riche d’or et de bestes, et de dras preciouz, habitoit Pierre fil de Tyre. Robert fist covenance auvec cestui, lo prist pour père, et Pierre l’avoit pris pour filz, et se covenirent pour parler ensemble. Peire et sa gent se mist en lieu sécur, et Robert et sa gent vont alant par li camp, et Robert comanda à sa gent qu’il se traissent arrière. Et Pierre fist autresi. Et li seignor se convindrent à parler ensemble ; et Piere lui offri la bouche pour baisier, et Robert lui tendi les bras au col, et ces dui chaïrent de li chavail. Mès Piere estoit desouz, Robert lo prème desoupre ; et corirent li Normant, et foïrent cil de Calabre. Et Pierre fu mené à la roche de Saint-Martin et est bien gardé. Puis Robert va agenoillié, et ploia les bras, et requist miséricorde, et confessa « qu’il avoit fait péchié ; mès la richesce de Pierre et la poureté soe lui avoit fait constraindre à ce faire ; mès tu es père, mès que tu me es père covient que aide à lo filz poure. Cesti comanda la loi de lo roy, ceste cose, que lo père qui est riche en toutes chozes aidier à la poureté de son filz. » Et Pierre promet de emplir la promission, et .xx. mille solde de or paia Pierre. Et ainsi s’en ala, et sain et salve fu délivré de la prison. Et Robert donna liberté à Pierre et à les coses soes. Et coment ce fust cose que les bestes soes tant en temps de paiz tant en temps de guerre allassent sécurement. Et comanda Richart que hédifiast la maison en celle fort roche où avoit tote asségurance et seurté.
« Après ces choses faites sicome dit l’estoire, Robert vint en Puille pour véoir son frère ; et Gyrart lui vint qui se clamoit de Bone Herberge, et coment se dist cestui Gyrart lo clama premèrement Viscart, et lui dist : « O Viscart ! porquoi vas çà et là ; pren ma tante soror de mon père pour moiller, et je serai ton chevalier ; et vendra auvec toi pour aquester Calabre, et auvec moi .ij.c. chevaliers ». Et Robert fu alègre de ceste parole, et se apareilla de aler à lo conte son frère, et demanda à son frère licence de cest mariage. Mès à lo conte non plaisoit, et deffendi cest mariage. Et une autre foiz li pria Robert à genoilz que à li plasist lo mariage ; mès lo conte lo chasa et dist et li commanda que en nulle manière devist faire ceste parentesce. Et pria les plus grans de la cort qu’il priassent à son frère lo conte qu’il non soie si astère, et que non lui face perdre ceste adjutoire. Et à l’ultime se consenti lo conte. Et adont prist Robert la moillier, laquelle se clamoit Adverarde, et fu Girart son chevalier de Robert, et puiz vint en Calabre et acquesta villes et chasteaux, et dévora la terre. Ceste chose fu lo comencement de accrestre de tout bien à Robert Viscart. »
Mais ce chef de brigands si rusé et si traître devient admirablement beau, quand, vers la fin de l’histoire, il combat contre les Sarrasins, les Allemands ou les Grecs. Le voici qui, comme Alexandre, brûle ses vaisseaux. Il était dans l’île de Corfou dont il avait déjà pris plusieurs villes, lorsque l’empereur Alexis vint l’y attaquer avec une nombreuse armée. Les Vénitiens avaient fourni des vaisseaux aux Grecs. Robert avec sa petite troupe se vit investi tout à coup par cette multitude d’ennemis :
« Et lo jour après, li servicial de lo duc alèrent sà et là por aporter vitaille. Et de un haut mont virent en un val une grant multitude de gent comme se tout le munde i fust assemblé, et Alexe les menoit. Et ces o grant festinance retornèrent à lo duc et li distrent tout lo fait. Et lo bon duc, qui maiz non fu vainchut, liquel, par la grant hardiesce qu’il avoit, et pour moult de choses prospères qui lui estoient avenues, n’avoit paour de nulle choze, ne nulle chose non lui paroit forte ; et que alcun de li sien non eussent de la grant multitude paour ne espérance de fouir, fist traire toutes les nefs en terre et les fist ardre. Et encoire se monstra la merveillouze sapience de lo duc et sa grant hardiesce ; quar à ce qu’il non peust perdre la victoire laquelle avoit acostumé d’avoir, leva de son exercit celle espérance laquelle ont li pauroz. Et puiz que furent arses les nefs, chascun ot espérance de salver soi par bataille. Alexi mist son exercit près de lo exercit de lo duc à .ij. milles, et por ce que estoit alé la plus grant part de lo jor, lo duc estoit sollicite de ordener son fait et à espier lo fait de ses anemis. Et avieingne que son cuer eust espérance de la victoire, laquelle devoit avoir, toutes voiez non vouloit combattre jusque au séquent jor. Et la nuit dormi avec son filz Boramunde, et au matin oïrent dévotement la messe ; et se confessa et acommunica il et toute sa gent. Et en sa présence clama toute sa gent, et lor pria qu’il fussent vaillant, et puiz, par son commandement, tuit se armèrent, et furent ordenéez les batailles, et les mena bel et plenement pas à pas en lo lieu où estoient li anemis. Et Alexi de l’autre part ordenoit la turme soe ; et en première bataille mist li Engloiz qui soloient doner cuer à li Grex, et les autres après coment lui paroient plus hardit, et alcun en mége et alcun derrière. Et il séoit sur un cheval moult légier, et par pour qu’il avoit estoit sempre derrière et regardoit que faisoient li Engloiz. Et fait fu signe d’une part et d’autre, et commencèrent à combatre (le 18 octobre 1081). Et li Engloiz au commencement combatirent avec arme qui estoit faite coment coingnie fortement, mès pour ce que non avoient escu ne habert ; mès li vaillant duc o la seconde bataille comme lyon assembla contre li Engloiz, et deffendant o l’escu et o l’arme, et les férirent o la lance et o l’espée, et moult en occistrent. Et puiz furent vainchut li Englois. Lo duc parmi de li anemis ala où estoit Alixes, et cellui puis que oït lo terrible nom de Viscart, liquel nom parroit que sonast par tout l’air, il prist lo cheval et isnélement s’enfoui et son ost autresi, et li Normant après, et tant en occistrent que fu merveille, et orent en prison. Et en cellui camp avoit une églize de Saint-Nicholas, et moult de ceux qui fuyoient entrèrent en l’églize ; et li autre montèrent sur l’églize tant qu’il rompirent li tref et chaïrent, et tuit cil qui estoient dedens occistrent. Et puiz quant lo duc vit qu’il non pooit avoir Alixe en sa main, et vit qu’il avoit la victoire, retorna à li paveillon de ses anemis et commanda que quelconque home tochast .i. paveillon, fust riche, fust poure, sans brigue fust sien ; saus lo paveillon de Alexe, qui fu gardé pour lo duc. Et celle nuit et lo jor séquent demorèrent là o grant joie et grant triumphe, et furent moult riche de la robe de li Grex. »
En résumé, on ne peut que féliciter la Société de l’histoire de France d’avoir débuté dans ses travaux par cette publication. Non-seulement l’Histoire d’Amat, quoique reproduite en partie par les chroniqueurs qui vinrent ensuite, méritait d’être éditée, comme un monument contemporain des faits qu’elle raconte ; mais la traduction même qui nous reste, et que M. Champollion croit être du treizième siècle, est un précieux monument de notre langue. Cette traduction fut faite en Italie, et nous donne une idée de la modification que notre idiome, introduit dans ce pays par les Normands, avait reçue du voisinage de l’italien. Le traducteur, dans un de ses prohèmes, raconte comment il entreprit cette version pour plaire à un comte de Militrée (probablement Mileto, dans la Calabre ultérieure), lequel, dit-il, set lire et entendre la langue françoize et s’en delitte ; nouvelle preuve ajoutée à toutes celles que l’on possédait déjà, de l’usage presque universel de notre langue en Europe aux xiie et xiiie siècles. Brunetto Latini, Florentin, qui écrivit en français, au xiiie siècle, son Trésor encyclopédique, et Martin de Canale, Vénitien, qui écrivit aussi en français, vers la même époque, une Chronique de Venise, ne donnent pas d’autre raison de leur choix, sinon que « la lengue franceise cort parmi lo monde, et est la plus delittable à lire et à oïr que nulle autre. »
Il eût été désirable que l’on put déterminer précisément l’époque où cette traduction fut faite. Malheureusement toutes les investigations de M. Champollion à cet égard ont été inutiles. Un seul point est hors de doute ; c’est que le manuscrit qui la renferme est de la fin du xiiie siècle, ou des premières années du xive. À ce propos, nous avons remarqué une indication qui a échappé à M. Champollion. Elle est bien incertaine, il est vrai, et il est fort douteux qu’elle eût pu servir à résoudre le problème en question ; mais la remarque n’est pas sans intérêt pour l’histoire de la philosophie. Le prohème général du traducteur commence ainsi : « Secont ce que nouz dit et raconte la sage phylosofo, tout home naturalment desirre de savoir, et la raison si est ceste, etc. » Tel est le texte donné par M. Champollion ; mais M. Champollion a mal lu, ou le manuscrit est fautif en cet endroit. Il est évident qu’il doit y avoir : « Secont ce que nouz dit et raconte le sage Phylosofo. » Il ne s’agit pas là d’un précepte de philosophie, mais d’une opinion du philosophe, c’est-à-dire d’Aristote, dont la Métaphysique commence en effet par cette phrase : « Tous les hommes ont un désir naturel de savoir, comme le témoigne l’ardeur avec laquelle on recherche les connaissances qui s’acquièrent par les sens. » Ainsi à l’époque où cette traduction fut faite en Italie, on y connaissait la Métaphysique d’Aristote ; il y a plus, Aristote était déjà le sage phylosofo, le philosophe par excellence. En combinant cette donnée avec les recherches qui ont été faites sur l’âge et l’origine des traductions latines d’Aristote, et sur les commentaires grecs ou arabes employés par les docteurs scholastiques, M. Champollion aurait peut-être eu un élément de plus pour résoudre la question qu’il s’était posée.
M. Champollion nous pardonnera de lui avoir indiqué une tache bien légère dans son judicieux travail. Pas plus que les poètes, les érudits ne peuvent avoir le privilége de produire des ouvrages sans défaut.
Le travail de M. Licquet embrasse l’histoire de la Normandie depuis la domination romaine jusqu’à la conquête de l’Angleterre ; belle et intéressante période, triste pourtant, car les Français y jouent un rôle inférieur vis-à-vis de leurs gigantesques adversaires. Charles iii, si justement nommé le simple ou le sot, est un rival peu digne de ce Rollon dont l’histoire sévère rejette, comme fabuleuse, une partie de la vie adoptée avec enthousiasme par la poésie. Il faut bien convenir toutefois que ces deux princes sont l’expression à peu près fidèle de leurs nations respectives, à l’époque où Dieu les a placés à leur tête.
M. Licquet s’est beaucoup occupé des détails de cette dramatique histoire. Ainsi, il consacre de longues pages au traité de Saint-Clair-sur-Epte, qui est fort important sans doute, puisque par lui une grande partie de la Neustrie fut cédée aux pirates du Nord ; mais il semble oublier que ce traité n’était qu’un résultat de faits déjà accomplis et reproche aigrement à M. Augustin Thierry de n’en avoir pas toujours bien compris les termes. En admettant que le reproche soit fondé, nous ne pouvons regarder de si petites erreurs comme un crime de lèse-histoire, et nous pensons que pour y attacher toute l’importance qu’y met M. Licquet, il faut être doué de cette malheureuse organisation qui fait qu’en observant le soleil, certains hommes ne sont frappés que de ses taches.
M. Licquet a passé rapidement et avec raison sur tout ce qui précède l’invasion normande ; arrivé au règne de Rollon, il rejette comme des fables puériles les gracieuses légendes des chroniqueurs ; il ne veut pas voir l’importance de ces traditions, symboles de la pensée populaire sur un homme vraiment grand, sous le règne duquel la prospérité, la justice et l’abondance, exilées alors de toute la France, reparurent en Normandie.
Le règne des successeurs de Rollon, jusqu’à Guillaume-le-Conquérant, n’offre d’intérêt que celui qui s’attache à presque tous les grands seigneurs féodaux ; ce sont des guerres de seigneur à seigneur ou contre le souverain, au milieu desquelles on voit bien rarement apparaître le peuple. Ce peuple, pourtant, semblait aimer ses ducs ; et dans le xe siècle, lorsqu’il soupçonna Louis-d’Outre-Mer de vouloir enlever le jeune duc Richard, un soulèvement populaire força le roi de France à abandonner son projet.
Ce fut à la fin du même siècle que des paysans normands, lassés du joug féodal, jetèrent le premier cri d’indépendance, et se révoltèrent contre les nombreux tyrans qui les opprimaient. Le duc marcha contre eux à la tête de sa noblesse. Les paysans vaincus périrent dans d’affreux supplices ; mais le sang des martyrs est fécond ; d’autres opprimés se soulevèrent, et en moins d’un siècle la plus grande partie des villes de la France fut organisée en communes.
Les Normands n’étaient pas un de ces peuples qui émigrent lorsqu’un excès de population les met mal à l’aise dans les terres qu’ils possèdent. C’était un peuple conquérant par nature, et si, dans le commencement du xe siècle, Rollon arrache par nécessité un territoire considérable au faible Charles iii, les Normands n’en portent pas moins, dès le xie siècle, leurs armes en Italie, où ils fondèrent un royaume. Lorsque la croisade fut prêchée, ils s’armèrent pour délivrer le saint-sépulcre et conquirent encore des villes en Terre-Sainte. Cette soif d’agrandissement ne dut pas être assouvie par la conquête de l’Angleterre, dont M. Licquet a fait un récit d’une exactitude un peu sèche, et c’est peut-être à son vieux sang normand que la Grande-Bretagne doit l’esprit envahisseur qui la distingue.
Pour résumer notre jugement sur le travail de M. Licquet, nous dirons qu’il a fait un livre estimable et surtout consciencieux. Malheureusement cet auteur est totalement dépourvu d’idées philosophiques ; il manque également d’imagination, et son style, lourd et sec, est souvent peu correct. En somme, la lecture de son ouvrage ne peut guère être recommandée qu’aux érudits. Cet ouvrage est précédé d’une Introduction qui a été interrompue par la mort de l’auteur, et que M. Depping a complétée. Cette Introduction offre d’intéressans détails sur les mœurs et la religion des Scandinaves, et la traduction de quelques-uns de leurs poèmes : mais tout cela nous a paru froid ; pour traduire la poésie, il faut être poète, et, comme nous l’avons déjà dit, M. Licquet n’est qu’un érudit.
L’ouvrage de M. Depping vient à la suite de celui de M. Licquet ; il a probablement été sollicité par le libraire, et l’auteur se sera vu forcé de le faire vite. Nous n’y avons trouvé rien de neuf, rien qui n’eût été dit ailleurs, et souvent bien mieux. On lit ces deux volumes pourtant, mais on ne les lit guère que parce qu’ils rappellent une des plus dramatiques époques de l’histoire moderne.
La scène se passe plus souvent en Angleterre qu’en Normandie, et ce devait être, puisque la mère-patrie n’était plus qu’un annexe de la nouvelle conquête. M. Depping donne exactement la liste des traités conclus tant en Normandie qu’en Angleterre ; il n’omet aucun évènement, et assigne à chacun sa date précise : mais on cherche vainement dans son livre les grandes figures à demi barbares qui dominent cette époque. Les noms, les choses y sont ; la vie y manque. À la place de l’homme, on ne trouve qu’un mannequin, capable au plus de tromper les petits enfans. Ceci est frappant surtout dans la lutte du fougueux Henri ii et de l’inflexible Thomas Becket, si vivante et si admirablement peinte dans le livre de M. Thierry.
Tous ces rois normands sont, il faut bien en convenir, de fort vilains hommes, et le sang de Becket n’est pas la plus noire tache du manteau royal d’Henri ii.
L’ouvrage se termine à la réunion de la Normandie à la couronne de France, La Normandie n’a plus d’histoire propre à partir de ce moment, et si quelquefois encore elle fut séparée de la couronne, ce fut comme simple apanage et pour peu de temps.
On trouvera peut-être sévère notre jugement sur ces deux ouvrages ; quelques amis de M. Licquet n’ont pas craint de les mettre en comparaison avec un ouvrage justement admiré : c’est une maladresse bien gratuite ! En lisant ces deux Histoires de Normandie, le public se serait rappelé de reste le beau travail de M. Thierry, et n’eût pas prêté à MM. Licquet et Depping une prétention qui sans doute était loin de leur pensée. Il est des gens malheureux qui ne peuvent mettre la main à l’encensoir sans en donner à travers le visage de leur idole.
M. Michelet, notre historien artiste, poursuit avec courage ses explorations et, comme il le dit lui-même quelque part dans son Histoire de France, sa longue croisade à travers les siècles. Au milieu d’autres travaux commencés, il nous donne aujourd’hui ces deux volumes, qui ne sont eux-mêmes que le commencement d’un nouvel ouvrage. Il explique dans sa préface la raison de ces interruptions successives :
« Pourquoi commencer tant de choses, et s’arrêter toujours en chemin ? Si l’on tient à le savoir, je le dirai volontiers.
« À moitié de l’histoire romaine, j’ai rencontré le christianisme naissant. À moitié de l’histoire de France, je l’ai rencontré vieillissant et affaissé. Ici, je le retrouve encore. Quelque part que j’aille, il est devant moi, il barre ma route, et m’empêche de passer.
« Toucher au christianisme ! ceux-là seuls n’hésiteraient point qui ne le connaissent pas… Pour moi, je me rappelle les nuits où je veillais une mère malade ; elle souffrait d’être immobile, elle demandait à changer de place, et voulait se retourner. Les mains filiales hésitaient ; comment remuer ses membres endoloris ?…
« Voilà bien des années que ces idées me travaillent. Elles font toujours dans cette saison d’orages le trouble, la rêverie de ma solitude. Cette conversation ultérieure qui devrait améliorer, elle m’est douce au moins, je ne suis pas pressé de la finir, ni de me séparer encore de ces vieilles et chères pensées. »
Les deux volumes que publie aujourd’hui M. Michelet contiennent en totalité ce qu’il appelle les Mémoires de Luther. On y suit Luther depuis sa naissance jusqu’à sa mort. En ce sens, l’ouvrage est complet. Les volumes qui viendront plus tard auront une autre destination. M. Michelet nous promet une esquisse de toute l’histoire de la religion chrétienne, qui servira d’introduction aux Mémoires ; puis à la suite de ces Mémoires viendront se ranger, en un ou plusieurs volumes, des biographies de Wiclef, Jean Huss, Érasme, Melanchthon, Ulric de Hutten, et autres prédécesseurs et contemporains de Luther. L’ouvrage, dans sa totalité, formera donc une sorte de galerie du christianisme tout entier.
Nous attendrons pour en parler plus au long qu’il soit terminé, ou au moins qu’une des deux parties qui doivent le compléter ait paru. Alors seulement nous pourrons savoir quelle lumière nouvelle ce livre jettera soit sur l’histoire générale du christianisme, soit sur l’histoire particulière de la réforme. Nous nous bornerons pour le moment à dire comment ont été composés les Mémoires de Luther.
Luther n’a pas laissé de Mémoires, ainsi que le ferait supposer le titre adopté par M. Michelet. Seulement, vingt-cinq ans après sa mort, un de ses disciples, Henri-Pierre Rebenstoc, ministre d’Eischerheim, publia, en 1571, un recueil des conversations familières de Luther, sous le titre de Propos de table, espèce du Lutherana où le disciple idolâtre rassembla tout ce qu’il se rappelait avoir entendu dire à son maître. Bien lui prit d’être si indiscret, car ses révélations sont des plus curieuses. Dans la suite, les controversistes catholiques s’armèrent souvent de ce livre pour attaquer et quelquefois calomnier les doctrines et la vie de Luther. Quelques protestans timorés le désavouèrent ; d’autres se contentèrent d’en blâmer la publication. C’est cet ouvrage qui a pu donner à M. Michelet l’idée de ses Mémoires. Mais M. Michelet ne s’est pas contenté de cette source ; il a réuni bien d’autres élémens : non-seulement il a consulté les divers biographes de Luther, mais il a compulsé sa volumineuse correspondance, et a cherché partout dans ses écrits les détails historiques dont il pouvait faire son profit. Il a ainsi construit un des ouvrages anecdotiques les plus intéressans qu’on puisse imaginer.
« Jusqu’ici, dit-il dans sa préface, on n’a montré de Luther que son duel contre Rome. Nous, nous donnons sa vie entière, ses combats, ses doutes, ses tentations, ses consolations. L’homme privé nous occupe ici autant et plus que l’homme de parti. Nous le montrons, ce violent et terrible réformateur du nord, non pas seulement dans son nid d’aigle à la Wartbourg, ou bravant l’empereur et l’empire à la diète de Worms, mais dans sa maison de Wittemberg, au milieu de ses graves amis, de ses enfans qui entourent sa table, se promenant avec eux dans son jardin, sur les bords du petit étang, dans ce cloître mélancolique qui est devenu la demeure d’une famille ; nous l’entendons rêvant tout haut, trouvant dans tout ce qui l’entoure, dans la fleur, dans le fruit, dans l’oiseau qui passe, de graves et pieuses pensées. »
M. Michelet avait plus que personne les qualités nécessaires pour faire admirablement ce portrait de Luther, étudié dans sa vie intime, dans sa vie religieuse, dans sa vie de famille. Une ardente imagination, un sentiment vif et profond des plus hautes questions philosophiques étaient indispensables pour cette œuvre, et l’on sait à quel point ces facultés sont portées chez M. Michelet. Dans ses extraits choisis et présentés avec un art infini, nous avons trouvé Luther tel que nous nous le représentions vaguement. C’est le plus catholique des protestans ; c’est la nature la plus enthousiaste, la plus mystique, et la plus réelle en même temps ; le cœur le plus orgueilleux, le plus vain, et devant Dieu le plus modeste ; un saint et un révolutionnaire ; l’homme des temps modernes qui ressemble le plus aux apôtres et aux martyrs des premiers siècles, tout en foudroyant ce qu’ils avaient élevé. Ce livre intéresse comme un roman. Si nous avions quelque chose à reprocher à M. Michelet, ce serait d’avoir visé un peu trop à l’effet, en jetant comme à dessein dans tout son récit un négligé et un décousu perpétuel. L’anecdote plaît sans doute, mais l’esprit voudrait se reposer dans quelque chapitre substantiel, et saisir quelque part le lien philosophique et historique de tout ce caractère et de toute cette vie qu’on fait scintiller à ses yeux par tant de petites faces différentes. Ce lien manque, il faut en convenir. M. Michelet ne s’est donné la peine ni de résumer la nature morale de Luther, ni de résumer sa théologie, ni de chercher dans les antécédens l’origine de cette théologie augustinienne qui devint la base de la réforme, ni de montrer comment une semblable doctrine, destructive de toute liberté morale dans l’homme, se lia à la plus audacieuse revendication de la liberté religieuse et politique. Mais il faut se rappeler que M. Michelet a promis une Introduction où ce qui manque ici se trouvera sans doute, et dont l’unité se réfléchira sur les deux volumes publiés aujourd’hui.
L’histoire de la chute du paganisme n’avait point encore été faite. On en rencontrait les élémens épars dans les livres des auteurs païens et chrétiens des premiers siècles de l’église, dans les monumens en ruine, les médailles à moitié rongées par la rouille, les inscriptions brisées, effacées, presque indéchiffrables de cette époque. Des élémens de second ordre, qu’on ne pouvait point également négliger, se trouvaient jetés çà et là dans les écrits postérieurs des savans et des historiens. Mais nul n’avait encore essayé de réunir tous ces élémens, d’en combler les lacunes par une sage et pénétrante interprétation. Pourquoi ce culte des Romains et des Grecs est-il tombé devant le christianisme ? Comment s’est opéré cette chute ? Ce sont là deux questions diverses qui se tiennent étroitement, et qui, séparées, peuvent donner cependant le jour à deux œuvres différentes. La première a été souvent traitée ; la seconde vient de l’être pour la première fois par M. Beugnot.
Mais s’il est vrai qu’on puisse élever sur ces deux questions deux œuvres différentes, on ne saurait concevoir cependant qu’elles ne soient point traitées simultanément l’une et l’autre dans chacune de ces œuvres. L’une doit dominer, mais l’autre ne peut être entièrement effacée : elles se prêtent mutuellement intelligence et lumière. Le comment et le pourquoi des choses font partie de la même science ; ils répondent à la cause et à l’effet. Parler de la cause sans exposer son effet, ou raconter l’effet sans remonter à la cause, c’est faire une œuvre incomplète, inintelligente, privée de sens.
M. Beugnot a parfaitement compris cela : « Jusqu’au règne de Constantin, dit-il en sa préface, le christianisme lutta contre l’ancien culte par la discussion, par le raisonnement, par la propagation, d’abord secrète, puis publique et courageuse, de ses dogmes ; plus tard il agit ouvertement, et par des faits positifs, contre le paganisme. La première partie de la lutte fut philosophique, la seconde fut en quelque sorte matérielle. Pendant la durée de celle-ci, on vit les chrétiens dépouiller le sacerdoce païen, attaquer les temples, briser les idoles et disperser sur le sol les débris de l’ancien culte. Il est donc évident que l’écrivain qui traitera la première partie de ce sujet produira un ouvrage où les idées joueront un plus grand rôle que les faits, et qu’au contraire celui qui traitera la seconde écrira un ouvrage où les faits domineront les idées, c’est-à-dire un ouvrage historique. Ce caractère est celui que je me suis attaché à donner à mes recherches. »
Malheureusement, il ne suffit pas d’avoir compris la nature de l’œuvre qu’on entreprend, il faut remplir les conditions de son programme. D’après M. Beugnot lui-même, il ne s’agissait pas seulement pour lui de compulser des faits ; il fallait qu’il en connût et jusqu’à un certain point qu’il en dévoilât les causes. Les faits, encore une fois, ne sont que des gestes qui annoncent et réalisent matériellement l’idée, le sentiment, la vie. Or, il n’y a jamais d’intelligible pour l’homme que les idées, les sentimens, la vie des hommes qui ont vécu avant lui. C’est là ce que nous cherchons dans l’histoire, c’est là ce qui nous intéresse ; et c’est même la seule chose que nous puissions comprendre. Un fait sans explication est un hiéroglyphe insupportable. Qu’on imagine, en certains cas, de donner une grande prédominance au récit des faits sur l’exposition des idées, à la bonne heure : mais encore faut-il que l’écrivain ait à part soi la connaissance des révolutions de l’esprit auxquelles ces faits se rattachent, et qu’il communique à son lecteur cette connaissance. « Je ne sache rien de plus méprisable, qu’un fait, » disait un jour avec raison M. Royer-Collard : on prit pour une boutade de fantaisie la vérité la plus vraie et la plus incontestable.
Comment tracerez-vous l’histoire de la décroissance et de la destruction du paganisme, si la nature de cette antique religion est pour vous lettre close ? Est-ce connaître un fait que d’en ignorer la cause ? N’est-ce point au contraire le méconnaître, que de lui en assigner une dont il ne peut dépendre en aucune façon ? Nous regrettons, pour cette œuvre nouvelle de M. Beugnot, que sa vaste érudition n’ait point été secondée par une meilleure conception de la partie philosophique de son sujet. Il en est même résulté un dommage notable et sensible pour tous les faits si laborieusement accumulés par lui. Enchaînés malgré eux, et servant presque toujours à prouver des idées qui nous paraissent fausses pour la plupart, quand elles ne sont pas seulement hasardées et controversables, ils perdent toute valeur et tout crédit. Ces témoignages muets des ruines de tous genres, monumens, médailles, inscriptions, manuscrits, ont besoin d’une interprétation qui les féconde et les vivifie : or, cette interprétation ne peut naître que de l’idée, c’est-à-dire de la connaissance de la cause du fait, et non du fait lui-même, comme M. Beugnot a l’air de le penser.
Ce n’est pas ici le lieu d’insister davantage sur le vice radical du livre de M. Beugnot. Ce livre a été couronné, en 1832, par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres : nous ne pensons pas cependant qu’il ait atteint le but proposé. Les matériaux qu’il renferme auraient besoin d’être repris en sous-œuvre par une intelligence moins érudite, moins savante, mais plus philosophique.
Les volumes xix et xx ont paru. Ils commencent l’histoire de la Convention. C’est à cette période du récit que le caractère de l’ouvrage achève de se prononcer, que les couleurs ressortent avec énergie, que l’intérêt redouble.
En exhumant et ramenant au grand jour ces curieuses archives où se trouve consignée, comme prise sur le fait, toute la vie publique de l’époque révolutionnaire, MM. Buchez et Roux ont voulu évoquer cette grande époque de manière à nous la rendre vivante et palpable. Mais il ne leur est donné d’en évoquer ainsi complètement que la face qui leur en est apparue à eux-mêmes, et ceux de ses élémens avec lesquels ils se sont identifiés. Dans ce trésor de documens étalé par eux sous nos yeux, on peut bien discerner autre chose que ce qu’ils nous montrent, mais ils ne sauraient mettre en lumière que ce qu’ils y ont vu.
Or, dans la révolution française comme dans toute l’histoire, on peut s’attacher à considérer le cours général des choses, de l’opinion publique et des faits, en faisant abstraction des déviations parmi lesquelles il se poursuit ; de même que l’on conçoit à vol d’oiseau la direction d’une route, sans s’arrêter aux sinuosités et aux contours de la chaussée. Mais ce cours général des choses n’est qu’une résultante entre plusieurs tendances divergentes, et celles-ci sont les forces réelles et vives qui impriment l’impulsion. Leur action simultanée et contradictoire est ce qui frappe exclusivement certains esprits, auxquels échappe la résultante de cette action multiple. Ceux-là voient tout le développement de l’humanité, non dans les manifestations universelles du sens commun, du sens des masses, non dans les faits généraux qui appartiennent à la marche incessamment progressive du monde social ; mais dans les tendances anormales des diverses sectes, dans leurs luttes acharnées entre elles, dans les idées systématiques dont elles sont les représentans. De ce point de vue on n’embrasse plus l’ensemble, on perd le sens philosophique des évènemens ; mais on saisit très bien ce qu’ils ont de plus vivant, de plus dramatique, on sent mieux la force créatrice qui les a enfantés ; on en comprend plus nettement le principe logique : car c’est dans l’histoire des sectes qu’on découvre quelles théories ont servi de base rationnelle aux actes politiques, comment ces actes s’enchaînent logiquement aux principes spéculatifs, et enfin de quels sentimens exaltés, de quel fanatisme sont parties ces secousses énormes qui réveillent et soulèvent les nations.
Ce point de vue, d’ailleurs aussi indispensable que l’autre à l’intelligence réelle et complète de l’histoire, est exclusivement celui de MM. Buchez et Roux, et cela s’explique. En effet, leur école philosophique n’a-t-elle pas elle-même tout ce qui caractérise des sectaires, à commencer par son intolérance déclarée, puisqu’à ses yeux tout ce qui n’est pas elle vaut exactement ce que valaient les hérétiques aux yeux des orthodoxes du moyen-âge ?
C’est avec la secte révolutionnaire puritaine ou jacobine qu’ils sympathisent, et comme ils ont dans les idées un fanatisme analogue à celui que les jacobins portaient dans leurs passions et leurs actes, ils savent parfaitement s’identifier avec la sombre énergie déployée par ceux-ci dans des crises terribles. La phase historique où l’action des jacobins occupe le premier plan, et où le mouvement révolutionnaire se concentre dans leur lutte avec la secte fédéraliste, est évidemment celle dont le caractère doit être le mieux senti par de tels historiens, et dont les documens peuvent acquérir le plus de prix et de lumière en passant par leurs mains.
Or, telle est précisément celle dont les deux volumes annoncés commencent l’exposition. Dans les tomes précédens nos auteurs nous ont fait assister à la croissance des deux sectes, subordonnant à cet objet privilégié de leurs études bien des faits d’une importance plus générale. Mais ici ils ont raison d’en faire l’objet de leur préoccupation presque exclusive ; car, dès que la Convention leur est ouverte, ces deux sectes, devenues deux partis, s’y précipitent tout armées de leurs ressentimens et de leurs craintes mutuelles, et la transforment en une arène qu’elles occupent tout entière. De part et d’autre retentissent, avec les noms d’intrigans et d’assassins, les reproches sanglans et les accusations mortelles. À peine quinze jours se sont écoulés depuis l’ouverture de l’assemblée, et déjà se sont livré bataille toutes les idées politiques entre lesquelles va se partager la France ; déjà Marat et Robespierre ont eu à défendre leurs têtes, l’impétueuse attaque des Girondins s’est déjà brisée contre la fermeté de leurs adversaires, et l’on voit commencer la réaction qui doit emporter les premiers.
Ce drame se trouve dans le seul rapprochement des pièces historiques. Quant aux réflexions que les écrivains y ont jointes, il faudrait, pour en dire toute notre pensée, entamer la discussion de leur système. On peut voir quelques considérations présentées sur ce sujet dans le soixantième volume de la Revue Encyclopédique.
La pensée dominante de cette histoire est que la révolution n’est pas l’effet du développement de la raison humaine, mais une aberration monstrueuse de l’esprit humain, dont les causes remontent à l’insurrection religieuse du seizième siècle, et au misérable esprit du dix-huitième.
Ceux qui ont, en connaissance de cause, adopté une opinion différente, ne trouveront pas dans ce livre le moindre motif de changer d’avis ; ceux qui pensent comme l’auteur liront avec plaisir un ouvrage qui abonde dans leur sens. Quant à ceux qui, n’ayant pas encore d’opinion sur ce grave sujet, attendent des preuves pour s’en former une, ils seront, après avoir lu l’Histoire de M. de Conny, aussi avancés qu’auparavant.
L’écrivain qui choisit pour sujet de ses travaux l’histoire des évènemens contemporains s’expose à de cruels mécomptes : les choses que de leur vivant il avait estimées les plus durables et les plus fermes sont souvent au contraire les plus fragiles et les plus éphémères ; et la génération qui le suit, au lieu de se soumettre avec respect à l’empire de ses jugemens, les déchire sans pitié, et leur donne par sa seule attitude les plus éclatans démentis. C’est une mésaventure de ce genre, et plus déplorable encore, puisqu’elle n’a pas même attendu que l’auteur eût entièrement disparu de la scène du monde, qui est venue frapper l’Histoire de la restauration de M. Lacretelle. Cet écrivain avait entamé cet ouvrage dans le dessein de retracer à la postérité la grande époque politique durant laquelle la France, contractant une nouvelle adhérence avec une dynastie précédemment proscrite, avait définitivement fermé le menaçant abîme de sa révolution, et assuré ses premiers pas dans l’ère fortunée des monarchies amendées. Le troisième volume parut au moment même où s’assemblaient déjà les élémens de l’orage qui, pour la troisième fois, allait précipiter de leur trône, et chasser ignominieusement du territoire national, les héritiers de tant de rois ; et cet orage, en éclatant, vint briser entre les mains de l’historien la plume imprudente qui s’était si fort hâtée de sanctionner de l’appui de son autorité les folles théories de la restauration du trône. C’est après un laps de cinq ans que M. Lacretelle se décide à relever cette plume à demi broyée, et à reprendre le fil interrompu de son récit. Aurait-il jugé que durant cet intervalle nous nous sommes assez rapprochés de l’esprit de la restauration pour qu’il soit permis, sans trop de scandale, de donner une nouvelle édition des éloges de convention décernés si long-temps aux principes de cette sage époque et aux vertus de l’illustre auteur de la Charte ? J’ignore si les sentimens de gratitude envers l’invasion étrangère, qui occupent une si notable place dans la première partie, peuvent paraître encore aujourd’hui à quelques-uns de bon aloi ; mais ce dont je suis bien assuré, c’est que tout ce qu’on y rencontre de relatif à la droiture et à la solidité du système de 1814 est suffisamment démenti par l’évènement qui forme le complément de la dernière. La narration, au lieu d’aboutir, comme l’introduction en affichait trop le hardi pronostic, à une ère de paix et de sécurité, se rompt tout au contraire à l’improviste, par un choc effroyable : le courant, suivant des espérances prématurées, devait venir se fondre dans les eaux paisibles et limpides d’un beau lac, et voici qu’il s’engloutit tout à coup dans un gouffre. « Catastrophe que j’aurais voulu conjurer ! » s’écrie l’historien désappointé (tom. iv, pag. 2). — « Catastrophe que ton métier était de pressentir ! » lui répond le public. Le public, en cette affaire, a, ce me semble, raison, et, pour toute critique, je trouve suffisant de dire comme lui.
Cet ouvrage a la prétention d’être sérieux. L’auteur le déclare en son avant-propos : il a entendu faire, non un récit de voyage, non une vue pittoresque de l’Orient, mais un livre de philosophie et de politique, où les questions d’équilibre européen, d’avenir social et religieux, en tant qu’elles se rattachent à l’Orient, seront mûrement examinées. Un si grave dessein est tel qu’on pouvait l’attendre du caractère officiel de M. Barrault. Que si d’ailleurs, dans la forme de son livre, la méditation semble peu austère ; si l’on y sent trop la fantaisie et la recherche du pittoresque, c’est qu’en l’écrivant (chose pardonnable), M. Barrault a songé à ses admirateurs.
L’Orient ! la question est flagrante et tient l’Europe soucieuse et attentive. Le royaume de Grèce, l’Égypte, subsisteront-ils indépendans ? Et la Turquie surtout, que deviendra-t-elle ? Souffrirons-nous que les Dardanelles et Constantinople soient, dans l’empire russe, un fleuve et une troisième capitale ? et si, par insuffisance ou par lâcheté, nous le souffrons, que deviendra l’Europe ? Le débat s’agite, et, après un séjour de vingt mois dans l’Orient, M. Barrault s’est cru le droit et le devoir de jeter son mot. Il a donc fait en ce livre ce qu’il appelle son témoignage sur l’Orient ; mais, en vérité, M. Barrault est trop modeste : c’est mieux qu’un témoignage, c’est une solution.
La pensée du livre de M. Barrault se peut résumer comme il suit : — La France assez long-temps a eu le haut bout de l’Europe ; c’est à présent le tour de la Russie. L’Europe occidentale a dit son dernier mot, et, à partir de 1815, la suprématie a passé au nord ; la Russie, forte et glorieuse, tranchera donc avec son épée la question d’Orient. — Il faut que l’Orient soit Russe, et dès lors tout sera bien ; les tendances de l’histoire seront satisfaites. — Il faut à la race slave une place au soleil ; il faut au nord pour le féconder les provinces du midi ; il faut à la mer Noire l’issue du Bosphore et des Dardanelles. La Turquie sera donc aux Russes ; et ce n’est pas assez pour eux de la Turquie, ils prendront aussi la Grèce qui en est l’appendice géographique, ils prendront la Perse dont la nationalité est équivoque, en un mot l’Asie dans toute sa largeur, du pôle à la mer ; car il faut aussi des ports à la Russie sur l’Océan indien. Prendre tout cela, c’est le droit de la Russie et sa volonté ; et l’Europe ne devra pas s’y opposer ! elle ne le voudra pas, ne le pourra pas ! Vous dites peut-être : Agrandir la Russie de la sorte, c’est la dissoudre. Non ; M. Barrault vous rassure à cet égard. La civilisation avec la vapeur et les routes en fer rendent possible la stabilité d’un si grand empire.
Ainsi, l’Europe annulée, le monde jeté aux pieds de la Russie, certes voilà une merveilleuse conclusion et tout-à-fait digne que M. Barrault l’imaginât. Il est sûr au moins, dans cette hypothèse, que la Russie n’aura qu’à souffler pour emporter, avec les diplomates, les petites difficultés diplomatiques. Et si l’Europe, à cette conclusion, se récrie ; si elle répugne à l’idée de ses rapports si soudainement, si étrangement brisés ; si l’Angleterre s’inquiète pour ses possessions de l’Inde et les voies de son commerce d’où son existence dépend ; si la France qui veut bien des égales, s’indigne, comme d’un affront sanglant, de toute prétention de l’étranger à lui imposer sa suprématie, et quelle suprématie ! celle des Russes, toute brutale et matérielle ; si ensuite chacun se demande avec effroi ce que deviendrait le commerce occidental, quand la douane russe tiendrait les ports et les routes de l’Asie ; si les nations de l’Occident se demandent pourquoi elles se laisseraient ainsi parquer ; si, songeant à leur indépendance, à cette liberté qui, après quarante ans de combats, est encore partout menacée et comprimée, elles se demandent ce que tout cela deviendrait, lorsque la Russie, déjà si redoutable, les presserait à la fois au nord et à l’est, avec cent millions d’hommes des plus guerriers et les richesses du monde ; toutes ces interpellations, cet effroi, cette fierté, ces répugnances, M. Barrault s’en étonne fort. Il répond que la Russie, toute-puissante et satisfaite, sera débonnaire ; qu’elle supportera l’indépendance de l’Occident, et que, désormais sans inquiétude pour elle-même, elle nous permettra la liberté. Au lieu de s’alarmer, « l’Europe, dit textuellement M. Barrault, ne doit-elle pas plutôt se réjouir d’avoir rencontré, lorsqu’une autre tâche la réclamait, une suppléante vigoureuse de sa vétérance ? » Quant à la France en particulier, telle sera la part qu’on lui fait, dans le nouvel arrangement, que certes elle n’aura pas sujet d’être jalouse ni mécontente. Son rôle, le seul que lui permette sa petitesse irrémédiable, sera comme par le passé d’approvisionner l’Orient d’instructeurs, de médecins, d’ingénieurs, d’architectes, qui aideront la Russie à retirer de ses immenses possessions le plus de force et de richesse qu’il se pourra. Elle sera la ruche d’où la Russie empruntera les essaims qui lui feront son miel ; et ce rôle sera d’autant plus beau que, de notre part, il sera désintéressé. Puis, rassurant l’Angleterre de ses folles alarmes à propos de l’Inde : « Outre les difficultés de l’exécution, dit M. Barrault, p. 137, que multiplient les états intermédiaires entre l’Inde et la Perse, elle (la Russie) croira prudent de s’en tenir aux démonstrations. Quels que soient les abus inséparables d’une administration étrangère, on doit un tel hommage à la sagesse montrée par l’Angleterre dans le gouvernement de l’Inde, que toute tentative sérieuse de la Russie dans cette direction serait éminemment mauvaise, en ce qu’elle n’améliorerait point le sort des populations, ne serait point accueillie par elles, et tournerait en définitive à sa honte. » Les raisonnemens de M. Barrault ont en général cette profondeur et cette solidité. Ajoutons, pour dissiper toute inquiétude, qu’il a imaginé un contrepoids, une limite à la Russie. Ce contrepoids, cette limite, c’est l’empire arabe, comme l’appelle M. Barrault, c’est-à-dire la Syrie, l’Égypte et l’Arabie actuellement unies et indépendantes sous Méhémet-Ali. Et si l’on demande pourquoi l’empire arabe n’aurait pas le sort de l’ottoman, M. Barrault ne répond rien, sinon que la race arabe est homogène et veut refaire sa nationalité. La raison véritable, nous le croyons, celle que tait M. Barrault, c’est la relation de bonne amitié où a su se mettre le pacha d’Égypte avec M. Barrault et ses amis.
Certes, la Russie a lieu de se féliciter de ce qu’un homme de France est allé en Orient et s’est chargé de signifier au monde un ultimatum si exorbitant, que personne en Russie n’aurait eu l’audace de l’afficher. Et savez-vous pourquoi l’heure est venue où la Russie doit exercer la domination ? C’est que la Russie est la plus haute personnification de l’autorité ; et il est urgent, tant la liberté est exagérée et triomphante ! que la prépondérance retourne à l’autorité ; il est urgent que la Russie remette au repos ce que nous avons soulevé avec une sublime imprévoyance ; il est urgent que la Russie, conservatrice des traditions d’ordre, limite l’expression fougueuse de la démocratie de la France ! L’entendez-vous ?… Mais il y a une idée encore plus sombre, l’idée-mère, que M. Barrault ne dit pas, et qui perce en maint endroit à travers le tissu grossier de sa phraséologie. Il a fallu au Christ l’empire romain ; de même, à la foi nouvelle, pour qu’elle s’engendre du mariage de l’Orient et de l’Occident, il faut l’empire russe. Or, dans ce retour des faits antiques, la France a déjà repris et poursuivra le rôle des Grecs, précurseurs des Romains, et Napoléon sera Alexandre.
Tel est le fond de ce livre, et ceux qui l’ont lu peuvent seuls savoir tout ce qu’il nous en a coûté pour l’analyser de sang-froid. Il est des hommes qui, dans leur vaste capacité d’amour, ne sauraient aimer la patrie ; de si petites choses passent à travers : M. Barrault est de ce nombre. Que la prochaine exaltation de la Russie, d’où le vasselage de la France résulterait, lui semble un fait menaçant et inévitable ; que cette pensée, enfin, domine son entendement, nous le concevons ; que M. Barrault, s’il voit dans ce fait la main de Dieu, s’y soumette sans murmurer, nous le concevons. Mais on souffre, au moins, d’un fait si horrible ; on ne va pas jusqu’à s’y complaire, le bénir, s’en faire l’apôtre ! À défaut de cœur, on a du goût, et on se dit que la douleur et l’affront ne sont pas choses à retourner longuement sous toutes leurs faces en de brutales antithèses. Qu’a donc fait la malheureuse Pologne à M. Barrault pour avoir mérité ses dures harangues, ses dérisoires consolations ? Que lui a donc fait la France pour que sa phraséologie s’étale, si bruyante et triomphante, dans les souvenirs qui nous sont amers ?
Toutefois, soyons justes envers M. Barrault. Si la tendance de ce livre est peu élevée, si la forme en est grossière et insolente, ce n’est pas intention, mais erreur et défaut de sentiment. M. Barrault croit au prochain avènement du Messie, de la paix, de la communion universelle. Ces idées, qui sont folles si on les voit ailleurs que dans un avenir indéterminé, ont fait son égarement, et, tout entier à l’espérance, il a été sans souvenir, sans miséricorde, pour ce qu’auraient à souffrir une ou deux générations. M. Barrault, d’ailleurs, n’a pas nos idées sur le bien et le mal, ces idées où l’instinct populaire et la philosophie se rencontrent. Il ne sait point qu’il y a des nécessités auxquelles, si l’on n’est point un lâche, on ne se résigne qu’après avoir versé, pour les prévenir, jusqu’à la dernière goutte de son sang. Il ne sait pas qu’un peuple qui accepte lâchement la servitude est plus mort et laisse un plus grand vide, que celui qui succombe au champ de bataille. Il ne sait pas que Dieu, nous attachant à l’humanité par la patrie, a voulu que nous servissions l’humanité dans les voies de la patrie, et que, ce lien rompu, toute certitude s’en va.
Nous ne dirons point sur quelles analogies décevantes, sur quelle série de formules fausses, douteuses, incomplètes, M. Barrault, faisant craquer dans sa main toutes les réalités de l’histoire, dont il n’a pas le sentiment, a échaffaudé la conclusion dont il s’est fait l’apôtre. Au point où en est aujourd’hui la philosophie de l’histoire, ceux-là seulement qui ont pris toutes faites ses formules, peuvent y avoir assez de foi pour en conclure un avenir lointain avec quelque précision. Non, ce n’est pas la vraie science de l’histoire, celle qui ne va qu’à légitimer la tyrannie intelligente qui vient à propos, les lâches transactions, le jésuitisme, et souille de ses pardons outrageans Caton, Brutus, la Pologne, toute vertu qui succombe, tout ce qui, entre deux voies de transformation, la mort et l’infamie, préfère la mort. Au reste, cette vue erronée de l’histoire, M. Barrault n’a point à en répondre : elle appartient à son école, non à lui particulièrement. Et, à vrai dire, toutes les idées de ce livre sont puisées à la même source ; elles n’ont rien de neuf, rien qui ne soit connu, si ce n’est leur application aux destinées de la Russie dans la question d’Orient. Nous savions d’avance jusqu’où pouvaient aller, dans M. Barrault, l’illusion en présence des faits et la témérité de prophétie. Nous savions aussi à merveille son étrange facilité à se payer de mots ; et lorsque, dans son livre, il nous dit que l’Ottoman et la Pologne ne périront pas ; que leur vie, au contraire, confondue à celle de la Russie, s’agrandira, cela nous fait souvenir de cette immortalité sophistique promise à l’homme qui, en tant qu’individu, cesserait d’être, mais dont les élémens, confondus au grand tout, participeraient de sa vie. Mais qu’importe à M. Barrault les individualités, hommes ou nations ? Ses doctrines sur la prépondérance que doit avoir l’autorité sont bien connues, ainsi que la tendance de son école à ne la voir jamais, l’autorité, que sous des formes tombées en désuétude. Quelques-uns songent à rétablir la constitution du moyen-âge ; M. Barrault, qui a moins le sens philosophique de l’autorité, reprend le passé d’un peu plus haut : voilà toute la différence.
Le temps et la place nous manquent pour répondre à M. Barrault. D’ailleurs, à quoi serait-ce bon ? Les savans sentiront mieux que nous tout ce que son livre a de creux et de sophistique ; et la France, dans son instinct, se rira des formules de M. Barrault. Dans la hâte que nous avons de secouer la tristesse dont cette lecture nous a remplis, nous abandonnons aux admirateurs de M. Barrault le point de vue littéraire, dont l’auteur se montre si impitoyablement préoccupé. Les beautés, ainsi que les défauts du livre, à cet égard, ont assez d’éclat pour se passer de la critique. Son plus grand tort, à notre avis, c’est que le style ne laisse jamais voir, dans les entrailles de l’auteur, les profondes racines de sa pensée.
Tel est cet étrange livre, sous lequel on ne sent ni cœur, ni pensée qui travaille, ni patrie, ni personnalité.
De quoi surtout les doctrinaires se targuent-ils ? de leur science historique. Quel reproche, d’un ton de suffisance, jettent-ils le plus volontiers à la face des individus et des époques ? de ne savoir pas l’histoire. Le moment arrive de renvoyer à nos maîtres l’accusation.
Savent-ils donc l’histoire, ces hommes dont l’esprit sans élan, pétrifié dans un certain moule, n’a jamais senti la France, n’a jamais vu en France que l’Angleterre, et nous fait honteusement redescendre les degrés de la civilisation jusqu’à l’Angleterre de 1688 ? Si l’histoire est autre chose qu’une collection de tableaux à nettoyer ; si au-dessous des formes il y a une vie profonde et continue, indépendamment de laquelle toute forme est vide de sens, non, ces hommes ne savent pas l’histoire. Eux qui ont tant reproché à la révolution française de prendre le contingent, le phénoménal pour l’absolu ; de méconnaître les conditions diverses des nationalités ; de rêver l’impossible, qui était de se refondre d’un jet soudain, à l’image de l’antiquité, et de refondre l’Europe à son image ; ne sont-ils pas tombés dans cette même erreur ? Mais d’ailleurs, entre eux et la révolution, quelle différence ! C’est pour faire de grandes choses que la révolution tente l’impossible. Que ce prodigieux torrent de vie originale réfléchisse à la surface l’antiquité, peu importe. Mais la tentative des doctrinaires de reproduire le passé dans le présent, et la vie de l’étranger en remplacement de notre vie, qu’enfantera-t-elle ? rien, car ils sont sans idéal, sans fécondité. Chez eux l’imitation est tout, et le fond et la forme ; ils copient de l’histoire, ils n’en font pas.
Cette pensée favorite de nos maîtres en histoire, que les révolutions de 1688 et de 1830 sont identiques, pensée qui a dirigé toute la politique du gouvernement de juillet, est solidement examinée et réfutée dans le livre de M. Barchou de Penhoën. Cet écrivain, dans un récit aussi intelligent que vif et pittoresque, a reproduit les deux époques, et, les plaçant en regard, il a montré combien sont vaines et superficielles les analogies d’où les doctrinaires ont conclu leur prétendue identité. M. Barchou ne s’en est point tenu là ; il scrute à son tour les nouvelles tendances de la civilisation, et interroge la révolution de juillet sur sa signification, sa destinée. Nous sommes heureux de nous rencontrer avec lui sur beaucoup de points, dans cette route encore si obscure de l’avenir. Que s’il a cru devoir associer à ses espérances de rénovation un nom dont notre conscience et nos sympathies nous tiennent éloigné, nous n’en avons senti que plus vivement sa noble courtoisie à l’égard des hommes, aujourd’hui vaincus et proscrits, qui n’associent aucun nom d’homme à leur pensée d’avenir. Et nul, malgré quelques dissidences, ne reconnaîtra plus sincèrement que nous et plus hautement, dans le livre de M. Barchou, l’œuvre d’un homme de cœur et de patriotisme (chose rare), et d’un talent distingué.
Lorsque, sous la Restauration, l’Espagne nous envoyait ses libéraux, poètes, savans, artistes, échappés à l’échafaud ou au bagne de Ferdinand vii, M. Louis Viardot, qui avait visité ce pays, se trouva naturellement en relation avec ces victimes de la tyrannie ; il vécut dans l’intimité de plusieurs d’entre eux, et, jeune, eut un culte non-seulement pour leur cause qui était la nôtre, mais pour leur patrie. Qui peindra jamais les amères tristesses de l’exil et ce grand découragement qui saisit l’ame lorsque la patrie nous manque ! Il est doux à un exilé de rencontrer des amis sur la terre étrangère ; mais peut-être lui est-il plus doux encore de trouver des étrangers qui connaissent et qui aiment sa patrie. Alors seulement s’établit cette communication des ames qui soulage les plus grandes douleurs. Si vous n’aimez pas mon pays, si vous ne le connaissez pas, quel rapport intime et profond peut-il exister entre nous, quand vous ignorez les sources où j’ai puisé ma vie ? Ce n’est pas seulement de la communion par le langage qu’il faut entendre cette belle plainte échappée à Ovide dans l’exil :
Les exilés de l’Espagne rencontrèrent dans M. Viardot un Français qui savait sympathiser avec leurs sentimens nationaux, un juge équitable de leur mérite et de leur souffrance, pénétré comme eux d’admiration pour la gloire de leur pays, et faisant comme eux des vœux ardens pour sa délivrance et sa résurrection. Les plus distingués d’entre eux eurent en lui un disciple qui parlait parfaitement leur langue, qui se plaisait comme eux à leur littérature, qui s’enquérait curieusement de tous les détails de leur histoire. Et toute cette science qu’il acquérait auprès d’eux, il était évident qu’il s’en servirait un jour pour nous faire connaître l’Espagne. Ainsi, dans leur exil, ils voyaient déjà celui qui populariserait en France les souvenirs de leur pays.
Tout ce que M. Viardot avait promis à l’infortune de l’Espagne, il l’a fidèlement tenu. Il a déjà écrit sur ce pays trois ouvrages qui se font suite et se prêtent une lumière mutuelle : un Essai sur l’histoire des Arabes et des Mores d’Espagne, une peinture de l’Espagne au xe siècle, et le livre que nous annonçons. On sait qu’il entreprend aujourd’hui une nouvelle tâche : il veut donner à la France une véritable traduction du plus beau livre qu’ait produit l’Espagne, d’un des plus riches et des plus parfaits chefs-d’œuvre de l’esprit humain, le roman ou plutôt, comme l’appelle Schlegel, le poème de Cervantès.
Les Études sur l’Espagne sont divisées en quatre parties : l’histoire des assemblées nationales, l’histoire de la littérature, l’histoire du théâtre, et enfin, l’histoire des beaux-arts.
Nous n’avons pas besoin de signaler le genre d’intérêt qui s’attache en ce moment au sujet de la première partie. L’attention publique est, depuis quelques mois, fixée sur les évènemens de la Péninsule. Nous nous contenterons de dire que les Espagnols ont été si satisfaits de cette portion de l’ouvrage de M. Viardot, qu’ils l’ont jugée digne d’être traduite et répandue, comme une espèce de catéchisme, à l’ouverture de leurs cortès actuelles. On y trouve, en effet, résumée en moins de cent pages, l’histoire des anciennes assemblées jusqu’à Charles-Quint, et celle des assemblées modernes. Ce morceau se termine par un appendice sur les provinces basques, et sur l’origine de cette opiniâtre insurrection qui, depuis une année et demie, lasse et défie tous les efforts de l’Espagne. M. Viardot montre que ce n’est point pour les principes de l’absolutisme, ni pour les droits du prétendant, que les provinces basques ont pris les armes, mais uniquement pour la conservation de leurs franchises, menacées par le retour à la centralisation et à l’uniformité.
La seconde partie de l’ouvrage de M. Viardot, celle qui est consacrée à l’histoire de la littérature, est assurément ce que nous possédons dans notre langue de plus étendu et de plus complet sur cette matière. Quelques aperçus profonds, mais un peu nébuleux, de Frédéric Schlegel, et les recherches fort insuffisantes et souvent fautives de M. de Sismondi, formaient jusqu’ici le fond de notre érudition sur la littérature espagnole. M. Viardot, tout en se condamnant encore à n’être que superficiel, a voulu nous donner un inventaire des richesses littéraires de l’Espagne. Il suit toutes les phases de l’esprit de cette noble nation, depuis les Romains jusqu’à nous. Après avoir montré quelle place distinguée l’Espagne conquise occupa dans l’empire romain, il passe à la formation des idiomes vulgaires. Nous trouvons, pour notre compte, qu’il a franchi trop vite toute la période barbare-ecclésiastique, depuis Isidore de Séville au vie siècle, jusqu’au poème du Cid, recueilli dans la seconde moitié du xiie. Cette période où domine la théologie, où l’Église et les conciles président à tout, serait d’autant plus curieuse à étudier en Espagne, que là combattaient ensemble, corps à corps, l’islamisme et le christianisme. C’est peut-être en étudiant cette période, et en voyant ce que l’Espagne a eu à faire pour rester chrétienne, qu’on aurait le mot de sa destinée dans les siècles suivans. Entamée d’abord par l’arianisme, puis par le nestorianisme, envahie au viiie siècle par le mahométisme, qui n’est au fond qu’une reproduction de l’arianisme, comment a-t-elle pu résister à tant de séductions et d’attaques ? Au ixe siècle, nous la voyons un moment incliner, avec Félix d’Urgel, vers les opinions orientales, et près de se rapprocher des mahométans, en se faisant de nouveau arienne et nestorienne. On sent quel contrepoids il a fallu pour lutter contre cet envahissement moral qui l’a menacée pendant si long-temps, et à tant de reprises différentes. Ce contrepoids se résume dans un seul mot, la catholicité et l’inquisition. Ainsi l’Espagne a été, par nationalité, catholique et pays d’inquisition. Dans ce seul trait est peut-être toute son histoire ; et sa littérature, comme tout le reste, en a dépendu. M. Viardot a bien senti cette influence de l’inquisition, qui a empêché les sciences et la philosophie de se développer en Espagne, et qui a retenu, à bien des égards, ce pays dans une sorte d’enfance ; mais nous aurions voulu qu’il assignât à cette rigide catholicité de l’Espagne sa véritable cause, qu’il en étudiât l’origine et la formation, qu’il ne prît pas l’inquisition pour un effet du hasard, pour un malheur fortuit, et qu’une fois éclairé sur ce point fondamental du développement de l’Espagne, il jugeât de là toute sa littérature.
Chose remarquable ! tandis que le reste de l’Europe a passé uniformément par une suite de révolutions de l’intelligence bien caractérisées, la Scolastique, la Renaissance, la Réforme, la Philosophie, on peut dire que l’Espagne n’a parcouru aucune de ces périodes. A-t-elle pris en effet une part glorieuse à la Scolastique, à la Renaissance, à la Réforme, à la Philosophie ? Non ; elle n’a pas donné un seul homme illustre à aucune de ces quatre grandes catégories où se classent et se résument tous les travaux intellectuels de la France, de l’Italie, de l’Angleterre et de l’Allemagne. Que faisait-elle donc pendant que l’Europe travaillait ainsi à se transformer ? Au xiie et au xiiie siècles, au temps de la Scolastique, au temps d’Abeilard, de Roger Bacon, de saint Thomas, que faisait-elle ? Que faisait-elle pendant que l’Italie, la France, et même l’Angleterre et l’Allemagne, restauraient si glorieusement l’antiquité ? Depuis les croisades jusqu’au xviie siècle, il n’est pas de ville de l’Europe qui n’ait donné plus de travailleurs à la Renaissance que l’Espagne tout entière. Que faisait-elle encore pendant que les autres nations enfantaient toutes ces hérésies qui ont engendré le monde moderne ? Que faisait-elle pendant qu’Arnauld de Bresse, Jean Huss et Jérôme de Prague montaient à leur bûcher, au temps des libres penseurs d’Italie, ou à l’époque de Luther et de Calvin ? et lorsque est venue la philosophie, quelle part encore a-t-elle prise à cette œuvre ? Il est certain que l’Espagne n’a eu aucune part directe à ces travaux successifs de l’Europe ; elle n’a construit ni aidé à construire aucun de ces échelons sur lesquels s’est élevée la modernité. Mais seule, reléguée au bout de l’Europe, elle a eu une vie particulière et indépendante. Depuis le viiie siècle, elle luttait contre les Berbers et l’islamisme : elle a continué cette lutte de siècle en siècle. Jusqu’au xvie on la retrouve uniformément occupée de cet éternel combat. Est-il étonnant qu’elle n’ait ressenti que le contre-coup des révolutions qui se passaient dans l’intelligence du reste de l’Europe ? L’Espagne est un chevalier toujours en guerre ; c’est une forteresse assiégée, ceux qui s’y défendent n’ont qu’une pensée. Seulement lorsqu’elle a quelque répit, lorsqu’elle est en trêve ou victorieuse, elle se chante elle-même. Au xe siècle, commencent avec le Cid ses chants de victoire ; plus tard c’est elle encore, ce sont ses vieilles traditions nationales, c’est la pompe de ses tournois, c’est sa vie active, chevaleresque et galante, qui forment la matière de son romance, historique ou moresque, burlesque ou pastoral ; c’est elle, toujours elle, ce sont ses exploits dans la mer des Indes et en Amérique, deux mondes découverts par elle, que chantent les Lusiades et l’Araucana ; et jusqu’à la fin de sa virilité ou même dans sa décadence, si elle retrouve de l’enthousiasme et de la couleur, c’est encore pour se chanter elle-même dans les Histoires de Mariana et d’Antonio de Solis.
Ainsi l’Espagne a eu, selon nous, deux caractères principaux qui tenaient tous deux également à sa situation. Elle a été, avant tout et presque exclusivement, catholique et nationale. Elle n’a point concouru activement aux travaux intellectuels communs au reste de l’Europe, et elle n’a fait qu’en goûter ou en repousser les résultats. Au moyen-âge naît la Scolastique : que fait l’Espagne ? Elle en prend les solutions les plus catholiques, et elle s’y tient. Vient ensuite la Renaissance : l’Espagne laisse travailler les grammairiens, les commentateurs ; tout ce labeur de restauration de l’antiquité l’intéresse fort peu ; elle a sa langue déjà toute formée, et elle s’en sert pour se chanter elle-même dans ses romances. Mais quand la Renaissance a porté tous ses fruits en France et en Italie, la paresseuse Espagne, qui n’avait rien produit au xive et au xve siècles, veut bien se laisser piquer d’émulation par ses rivales ; elle ressent enfin l’influence de cette Renaissance pour la préparation de laquelle elle n’a rien fait ; elle s’y livre, elle s’y abandonne, et alors arrive le siècle d’or de sa littérature. Mais déjà voici la Réforme qui gronde dans toute l’Europe : l’Espagne essaie de la vaincre avec Charles-Quint et Philippe ii, et, n’ayant pu y réussir, elle se ferme à toutes les idées nouvelles, redouble la garde de son inquisition, se plaît aux auto-da-fe, devient plus servile et plus dévote à mesure que les autres nations s’émancipent, et finit par être, au sein des temps modernes, le seul reste survivant de l’Europe du moyen-âge. C’est ainsi qu’elle tomba en décadence, toujours fidèle au principe de rigide catholicité qui l’avait rendue jadis victorieuse de ses ennemis les Mores. Elle avait dû sa grandeur et sa victoire à ce qu’elle ne s’était pas ou peu mêlée aux révolutions de l’intelligence qui s’étaient succédé en Europe ; elle dut à la même cause son annihilation.
Si ce point de vue historique est vrai, il peut jeter du jour sur le caractère de la littérature espagnole. Que peut être la littérature d’un peuple qui n’a pris presque aucune part à la Scolastique, à la Renaissance, à la Réforme, à la Philosophie ? Ce caractère, comparé à ceux que présentent les autres littératures, doit être évidemment tout-à-fait particulier et original. Comme ce peuple a peu travaillé sur les sources antiques du monde moderne, je veux dire tous les précieux débris de l’antiquité conservés au moyen-âge, il est évident que sa littérature doit avoir un certain air de spontanéité, de naturel et de modernité, que n’ont pas au même degré les littératures des autres peuples, même celles qui ont le plus ce caractère, comme la littérature anglaise, par exemple. Aussi est-ce là ce que tout le monde accorde volontiers à la littérature espagnole. On reconnaît qu’elle est soi plus qu’aucune autre ; elle est, avant tout, moderne, spontanée, et espagnole ; elle a, si je puis ainsi parler, un goût de terroir plus prononcé que toute autre. Mais ce qui doit caractériser encore une telle littérature, c’est le sentiment de la réalité. En effet, cet Espagnol qui combat et chante ses combats, qui se condamne à l’ignorance pour ne pas nuire à sa cause nationale, qui est toujours occupé de son pays et des grandes choses qu’il a faites ; cet Espagnol ne peut mettre dans ce qu’il écrit plus que ne renferme l’objet qu’il considère. Rien d’infini ne peut sortir du spectacle des choses finies, quelque grandes que soient ces choses, et quelle que soit l’imagination de celui qui les contemple. La nation espagnole, en se retraçant à elle-même les périodes accomplies de son existence, n’a pu se donner que des tableaux empreints de réalité, de réalité noble et aussi élevée qu’on voudra le supposer, mais dénués d’idéal dans le grand sens du mot, et tout-à-fait dépourvus d’infini. Aussi est-il bien remarquable que c’est à ce peuple que l’on doit le genre de littérature le plus empreint de réalité, je veux dire le roman. L’Italie, la France, l’Allemagne, l’Angleterre, n’ont point inventé le roman. C’est l’Espagne qui la première a créé ce genre ; et elle a créé également les deux grandes divisions de ce genre, le roman de mœurs et de caractères, et le roman historique. C’est là la principale gloire de la littérature espagnole ; et on pourrait presque dire qu’elle n’a pas produit autre chose. Que sont en effet ses poèmes épiques ? Bien plutôt de chroniques romanesques que des poèmes, quoique l’imitation des anciens ait ici influé sur le goût espagnol. Après le roman, qu’est-ce qui domine dans cette littérature ? La comédie ; toujours la réalité, et rien que la réalité. Mais de poésie lyrique, il n’y en a pas trace en Espagne ; rien qui rappelle la poésie de Dante, de Shakspeare ou de Milton ; rien qui sente la théologie ; rien qui, comme le to be or not to be de Shakspeare, ou comme le rêve d’une ombre de Pindare, nous mette tout tremblans devant le terrible problème de la destinée humaine. Aussi je conçois bien le sentiment de ceux qui, n’appelant poésie que ce qui a le caractère de l’infini, ne trouvent rien qui les satisfasse dans la littérature espagnole, et qui, frappés uniquement, dans cette littérature, de l’absence de tout vrai lyrisme, la déclarent de bonne foi puérile et faite pour un peuple enfant. Ceux, au contraire, qui se plaisent au fini et au réel, qui aiment à considérer le monde dans ses accidens, et dont l’esprit s’occupe peu de la chaîne infinie qui relie les phénomènes, ne sauraient trouver ailleurs une peinture plus vivante, plus animée, plus vraie de la réalité. Le tort des uns est de demander à la poésie espagnole ce qu’elle ne peut pas leur donner, et de ne pas savoir goûter ce qu’elle a produit avec tant d’abondance et souvent avec tant de perfection. Mais, à leur tour, les admirateurs de la littérature de l’Espagne ont souvent un autre défaut : c’est de se persuader que l’Espagne a plus donné au monde qu’elle n’a fait réellement, et de lui attribuer une littérature infiniment plus complète et plus riche que celle qu’elle a pu avoir. On ne s’étonnera pas si nous disons que ce tort est quelquefois celui de M. Viardot. Assurément il a eu raison de recueillir avec soin tous les titres littéraires de l’Espagne ; mais le caractère original de ce pays ne perd-il pas à cette exhibition trop empressée et trop copieuse ? Que dirait-on d’un homme qui, possédant un diamant de prix avec d’autres bien inférieurs, dont quelques-uns même de mauvais aloi, se plairait à exposer sans distinction, aux yeux de ses amis, jusqu’aux moindres brimborions de son trésor, au lieu de faire valoir, en le séparant soigneusement du reste, le diamant superbe qui fait vraiment toute sa richesse ? Ne vaudrait-il pas mieux, pour une littérature comme celle de l’Espagne, signaler sa noble misère, que de lui prêter complaisamment un peu de tout, et de déguiser son vrai caractère et son originalité sous une profusion artificielle et menteuse ?
L’idée que l’on doit se faire de la littérature espagnole doit, pour être exacte, se rapporter à la destinée de cette nation. L’Espagne a eu un sort à part, un rôle propre et spécial ; qu’en est-il résulté ? Que n’ayant pris, comme nous l’avons dit, aucune part importante aux travaux intellectuels du reste de l’Europe, elle a été, comparativement aux autres peuples, une nation ignorante même dans les périodes où elle a jeté le plus d’éclat, une nation sans philosophie, toute à l’activité et, comme disent les Allemands, toute objective, éternellement superstitieuse et non pas religieuse. La paresse même et l’engourdissement que l’on a souvent reprochés à l’Espagnol, s’accordent avec cette activité incessante de la nation. Comme citoyen, l’Espagnol était toujours occupé de son œuvre unique, chasser ses ennemis, conquérir tout son sol ; et quand il eut conquis la Péninsule, il passa sans interruption à la conquête de l’Amérique. Mais d’érudition et de philosophie, de méditations profondes en religion ou en politique civilisatrice, l’Espagne ne s’en soucia jamais. Les saints même qu’elle a produits, les Dominique et les Ignace, ont le caractère conquérant ; on retrouve chez eux les compatriotes de Charles-Quint et de Philippe ii. L’activité, une activité continuelle, et toujours dirigée vers le même but, a été le partage de ce peuple ; la méditation philosophique et contemplative lui est presque étrangère ; la vie active, voilà son domaine.
Aussi qu’est-ce que l’art espagnol ? La représentation vivante de la réalité ; c’est un art toujours dirigé vers le fini et le visible. L’Espagne, qui n’a eu au moyen-âge qu’un seul rôle, ne pouvait arriver, comme les autres nations, ses sœurs, à une grande multiplicité de produits. C’est un arbre qui n’a donné qu’un seul fruit. Il faut accepter cette indigence, puisque cette indigence est la cause de la richesse même de l’Espagne, sous le rapport unique où elle a produit.
De quoi se compose réellement la littérature espagnole ? D’abord le poème du Cid, puis les romanceros, ensuite Alonzo de Ercilla, Cervantès, Lope de Véga, Caldéron, et dans l’histoire, Mariana et Solis.
Quelles immenses lacunes dans cette littérature, et en même temps quelle concentration ! Comme nous l’avons dit, tout s’y rapporte au roman, ou plutôt tout y est le roman sous des formes diverses. Le Portugal, cette portion de l’Espagne, n’a eu réellement qu’un auteur, Camoens ; l’Espagne, c’est Cervantès, à des degrés divers.
La philosophie d’une histoire littéraire de l’Espagne consisterait donc à réunir auprès de ces coriphées tout le reste du troupeau, à former le faisceau autour d’eux, à montrer leur ressemblance entre eux, et leur ressemblance avec ceux qui en approchent à quelque degré. Jamais famille, en effet, ne fut plus unie et d’un même visage que la littérature espagnole.
C’est cette ressemblance, cette unité qui devrait dominer dans un tableau philosophique de cette littérature. Ne tâchez pas de me démontrer que l’Espagne a eu des poètes lyriques : elle a eu des faiseurs d’odes ; où n’y en a-t-il pas ? mais de lyriques véritables, comment en aurait-elle eu, toute occupée qu’elle a été, dans toute sa carrière, de la réalité temporelle des choses ? Ne m’apportez pas quelques imitations des Italiens ou des Français, pour me faire croire qu’elle a des poètes tragiques : la tragédie a manqué à l’Espagne ; la haute tragédie ne peut exister sans employer à un certain degré l’élément lyrique. L’Espagne a eu des comédies, des tragi-comédies, à la bonne heure ; mais elle n’a pas pu avoir de tragédie. M. Viardot attribue à un égarement du génie de Lope de Véga la confusion de la tragédie et de la comédie, confusion qui aurait empêché la première de se développer, et l’aurait atrophiée au profit de la dernière ; mais dire que Lope de Véga a fait cela, c’est convenir que le génie espagnol n’a pu parvenir à séparer ces deux genres, et à créer la tragédie.
Quand est venu le romantique, il y a une douzaine d’années, on a pris l’habitude de faire marcher ensemble contre les classiques, Shakspeare, Lope de Véga et Caldéron. C’est l’esprit de parti littéraire qui a ainsi réuni les deux grands auteurs dramatiques de l’Espagne au grand tragique anglais. Certes on peut rapprocher Lope et Caldéron de Shakspeare, sous le rapport purement dramatique et sous le rapport de la forme ; on peut leur trouver une abondance et même une force de conception semblable à la sienne ; on peut admirer chez eux cette variété infinie du drame et même, jusqu’à un certain point, cette variété et cette vérité de caractères que l’on admire dans Shakspeare : mais il restera toujours une ligne profonde de séparation entre le poète philosophe de l’Angleterre et les poètes de comédies romanesques qui ont fait dire la comédie espagnole et le genre espagnol. Entre la poésie du fini, telle que l’ont cultivée avec tant de hardiesse et d’éclat Lope et Caldéron, et la poésie de l’infini, qui perce partout dans l’auteur d’Hamlet, il y a un abîme de séparation. Ce sont là deux poésies différentes : nous ne voulons pas proscrire l’une au nom de l’autre ; mais nous disons que ce n’est pas les sentir que de les confondre. Les deux seules poésies véritables qui puissent exister méritent bien d’être distinguées l’une de l’autre.
On a fait dernièrement une distinction entre la poésie du cœur et la poésie du monde physique, la poésie de la matière. Cette distinction est bonne pour la circonstance où elle a été faite. Nous avions une école qui semblait faire consister toute la poésie dans la description :
Lope de Véga et Caldéron ne se sont occupés que des intrigues de Madrid et des accidens de la vie réelle.
M. Viardot lui-même, malgré son idolâtrie pour l’Espagne, n’est-il pas obligé de dire qu’il n’y a dans tout le théâtre espagnol « aucune trace de philosophie, aucun désir de perfectionnement, aucune pensée de civilisation ; » que « le but unique de tous les poètes dramatiques espagnols, sans distinction, a été d’amuser le public et de s’en faire applaudir ; » qu’ils ont tous cherché « à tisser des canevas d’intrigues, à mettre en relief des aventures, » et que « le théâtre espagnol ressemble même moins à une galerie de portraits fidèlement tracés qu’à une espèce de lanterne magique où passent rapidement mille figures bizarres. »
La dernière partie des Études, celle qui est consacrée aux beaux arts, vient encore, à ce qu’il nous semble, confirmer le caractère que nous attribuons en général à l’art espagnol. L’Espagne n’a pas eu de statuaire (et que serait-ce en effet que la statuaire sans l’idéalité ? un art beaucoup trop borné et trop restreint dans ses moyens pour plaire), mais elle a eu une admirable école de peinture. Or, quel est le type de cette école ? c’est le grand peintre Vélasquez. « Tous les objets qu’il peint sont palpables ; tous les êtres qu’il représente sont vivans ; l’air joue au milieu d’eux, les enveloppe et les pénètre. Voilà bien, dans la dégradation des plans, l’espace et sa profondeur ; voilà bien, dans celle des tons, la lumière et tous les phénomènes d’optique ; on compterait les pas de cette galerie ; on baisse les paupières à la resplendissante clarté de cette porte entr’ouverte ; on voit respirer ces personnages, on les entend parler. » C’est ainsi que M. Viardot s’exprime au sujet d’un tableau de ce maître, représentant l’intérieur du palais de Philippe iv, et ce sont les mêmes éloges qu’il donne à tous les chefs-d’œuvre de Vélasquez, à ses Buveurs, à sa Reddition de Bréda, à ses Forges de Vulcain, à ses paysages, à ses portraits. Mais, dit-il, « il n’aimait pas à traiter les sujets sacrés. C’est un genre qui exige moins l’exacte imitation de la nature, où il excellait, que la profondeur de la pensée, la chaleur du sentiment, l’idéalité de l’expression, toutes choses qui échappaient à son esprit observateur et mathématique.»
Quel est donc le caractère de Vélasquez, et en général de la peinture espagnole ? La noblesse et la vérité ; c’est une noblesse supérieure unie à une vérité parfaite ; ou plutôt c’est la nature si bien rendue, exprimée d’une manière si vivante, que cette vie donnée à la toile vous impose et vous pénètre d’admiration. La peinture espagnole est vraiment un art à part : c’est la vérité des Flamands transportée dans la peinture de Paul Véronèse.
Mais Murillo ! nous dira M. Viardot, que ferez-vous de Murillo dans ce système ? Avant les précieuses révélations que M. Viardot nous a apportées sur le génie de Murillo, trop peu connu en France, ce grand peintre eût passé, du consentement de tout le monde, pour l’exemple le plus frappant du caractère que nous attribuons à l’art espagnol. On croyait en effet assez généralement qu’il n’avait eu qu’une manière, et on le citait pour la vérité, l’imitation de la nature ; il était célèbre parmi nous pour la misère sale, déguenillée et vermineuse de ses petits mendians ; on croyait que ses saints n’étaient tous uniformément que des paysans espagnols. M. Viardot convient, il est vrai, que ses vierges ne sont nullement raphaéliques : « Elles restent plus près de la nature, et on peut en retrouver le type dans toute jeune mère, belle, douce et tendre. » Mais il nous avertit que « Murillo avait à la fois trois genres qu’il employait alternativement et suivant l’occasion. Ces trois genres sont appelés par les Espagnols froid, chaud, et vaporeux (frio, calido, y vaporoso). Leurs noms les désignent suffisamment, et l’on conçoit également bien le choix de leur emploi. Ainsi, les polissons et les mendians (sujets où Murillo n’excellait pas moins que dans ceux de haut style) seront peints dans le genre froid ; les extases des saints, dans le genre chaud ; les annonciations et les assomptions, dans le genre vaporeux. » M. Viardot nous fait connaître, dans de fort belles pages, plusieurs des tableaux où Murillo a peint des extases de saints et des scènes réunissant à la fois le ciel et la terre. Ainsi Murillo serait un peintre mystique par excellence. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que cette invention même d’un procédé particulier pour peindre le ciel, pour rendre matériellement le monde surnaturel, est encore une preuve de l’attrait invincible du génie espagnol pour la réalité. Les arts, chez les peuples les plus philosophes, les plus spiritualistes, les plus idéalistes, se sont contentés de symboles pour représenter le monde invisible. La glyptique grecque mettra sur la tête orientale de Platon un papillon, et cet emblème suffira à représenter la vie, la résurrection, la métempsycose éternelle du monde. Les grands peintres italiens, il est vrai, ont quelquefois entrepris de peindre le ciel : mais, sauf l’idéalité des figures, ils l’ont représenté comme ils eussent représenté la terre, en sorte que leurs images sont encore évidemment symboliques. Mais vouloir, comme Murillo, avoir une couleur réelle pour le ciel, mettre dans un même tableau en contraste la terre peinte dans le style froid et le ciel dans le style vaporeux, tandis que l’extase est peinte d’après nature dans un troisième style, n’est-ce pas avoir au plus haut degré la passion du vrai et du réel ? C’est évidemment abandonner complètement le symbole religieux ; c’est vouloir être réel en tout ; c’est ne concevoir l’art que sous un aspect, la réalité.
Ainsi, la peinture en Espagne, sans en excepter Murillo lui-même, semble reproduire encore le caractère que nous a offert la littérature ; et ce caractère est d’accord avec la conclusion que l’on tirerait naturellement de l’histoire politique de ce pays.
Nous pardonnera-t-on d’avoir remplacé l’analyse de l’ouvrage de M. Viardot par une vue systématique, qui paraîtra sans doute exagérée comme toutes les idées de ce genre, lorsqu’elles ne sont pas accompagnées des développemens nécessaires pour leur donner de la précision et de la justesse ? Nous dirons pour notre excuse qu’il nous eût été bien difficile de rendre compte d’un livre si riche en documens et en citations ; et nous ajouterons que, si nous nous sommes permis d’énoncer une opinion sur l’art espagnol, la faute en doit être imputée à M. Viardot, qui a trop négligé, suivant nous, la philosophie de son livre. M. Viardot se plaît à l’exposition plus qu’à l’idée philosophique, et cependant c’est à ceux qui, comme lui, ont acquis sur un sujet une véritable science qu’il convient de la résumer : car toute science peut et doit se résumer ; en toute chose, la connaissance exacte des détails doit finalement se transformer en lumière pour l’intelligence. Peut-être M. Viardot réserve-t-il ces considérations pour un autre ouvrage ; il ne faut pas oublier qu’il poursuit, par des travaux divers, une œuvre unique. Mais l’absence de ces vues générales n’en fait pas moins lacune dans les présentes Études, considérées à part et comme ne devant pas avoir de suite. Après cette critique, combien d’éloges n’aurions-nous pas à adresser à ce livre ! Nous n’en connaissons pas qui soit fait avec plus de conscience, de soin et de talent ; on y apprend à chaque page, et il est merveilleux que l’auteur ait pu réunir en un seul volume tant d’intéressantes notions de tout genre. Nous le répétons, au point où en sont aujourd’hui les relations entre les deux pays, un pareil livre est un service rendu à la France et à l’Espagne.
primus in illam lapidem mittat.
En lisant cette épigraphe sur l’élégante couverture imprimée du nouveau roman de M. Soulié, nous avouons que nous avons d’abord été tentés de la traduire ainsi : Que le critique qui n’a aucune publication de ce genre sur la conscience jette à ce livre la première pierre. Mais en nous rappelant les titres que l’auteur de Roméo et Juliette et des Deux Cadavres a acquis depuis long-temps à l’estime publique, nous avons bien vite réprimé cette saillie du lutin railleur qui s’éveille en nous à l’annonce d’un roman nouveau. De nos jours, où on voit naître et publier tant de mauvais romans, faut-il le dire ? après avoir lu le Conseiller d’état, nous inclinons à penser que M. Soulié lui-même, qui a fait ses preuves d’homme de goût, ne serait pas éloigné d’adopter, pour son épigraphe, la même version que nous. Ce n’est pas que ce nouvel ouvrage ne soit digne de son talent ; nous reconnaissons avec plaisir que les scènes dramatiques y abondent ; le style en est çà et là vif, coloré, saisissant ; le dialogue des personnages, que l’auteur aime à faire parler, ne manque ni de vérité ni de chaleur ; et par momens, dans les grandes crises, aux approches des péripéties, le choc des passions opposées s’y fait entendre avec je ne sais quel cliquetis qui fait tressaillir comme celui des épées. Mais le plan général du livre est conçu bien faiblement ; les caractères, mal étudiés, sont loin d’être soutenus ; l’action n’aboutit pas ; l’intérêt, d’abord assez vif, languit bientôt et ne renaît que bien tard. En somme, le Conseiller d’état mérite d’être distingué au milieu de ce déluge de productions éphémères qui n’ont, comme les carottes et les œufs, d’autre valeur que celle de répondre aux besoins de la consommation quotidienne du public. Mais est-ce assez pour M. Frédéric Soulié ? Son livre se sépare-t-il assez de cette foule de livres vulgaires ? et son passé littéraire ne nous donne-t-il pas le droit d’attendre bien mieux de lui à l’avenir ?
Nous n’analyserons pas ce livre. Nous l’avons dit, c’est par le plan qu’il pèche ; ce serait le faire connaître par son plus mauvais côté. Nous préférons en citer quelques passages, où l’auteur retrace avec beaucoup d’ame le tableau de Paris pendant les journées de juillet. Par le temps qui court, ces souvenirs sont douloureux sans doute ; mais il est bon néanmoins de ne pas les laisser trop long-temps étouffés au fond des cœurs par le dégoût du présent :
« …… Pourquoi, à la première ligne de ce Moniteur, distribué à six heures du matin, chacun alla-t-il aussitôt éveiller sa femme et ses enfans, pour leur lire ces ordonnances, dont sans doute ils ne comprenaient pas la portée, mais dont il semblait qu’il fallait donner avis à sa famille, comme d’une catastrophe au ciel qui pouvait changer la face du monde ? Pourquoi, quand chaque maison se trouva ainsi éveillée, chaque homme se hâta-t-il de sortir de chez lui, et alla-t-il aborder son voisin, qu’il n’avait jamais salué, pour lui demander s’il savait la nouvelle ? Pourquoi, de là, courut-on chez tous ses amis pour leur crier : Debout ! Pourquoi se répandit-on dans les rues pour se montrer et regarder ? D’où vient qu’on se crut autorisé à entrer dans des maisons où on n’avait jamais eu accès, pour dire : Me voilà ! qu’on se donna des rendez-vous aux journaux, comme au Forum, sans y être connu ; qu’on encombra les cafés où l’on s’abstenait d’aller ; qu’il se trouva des milliers de crieurs pour tous ces journaux improvisés, et qui désobéissaient à l’autorité ; que la police demeura inerte devant cette première protestation ; que des hommes, emprisonnés sur parole dans des maisons de santé, s’échappèrent pour être de ceux qui étaient libres à cette heure ; qu’on oublia toute affaire d’intérêt personnel, et que chacun vint s’offrir aux autres en se recommandant à tous ? C’est qu’il y eut un premier et universel mouvement de surprise, qui eut besoin de l’attestation publique de la cité, pour croire à ce qu’on avait osé contre la France ; etc.…
« … Mais le lendemain, quand on vit la gendarmerie se porter aux abords des journaux pour exécuter la loi nouvelle, ranger ses canons aux portes des ministres pour les défendre ; quand on sut les régimens consignés dans leurs casernes, les cartouches prêtes, les munitions ordonnées, souvenez-vous de ce bouillonnement sourd de la population, des ateliers déserts, des boutiques fermées, de ces rassemblemens où la parole était au plus hardi, de ces messages qui couraient d’une réunion à l’autre, de ces paroles d’indignation qu’on échangeait en courant, de cette curiosité qui allait longer les files de cavalerie pour voir le lieu du combat, s’il fallait l’engager ; et puis plus tard, quand on fut assuré de la persévérance du pouvoir, quand on eut épuisé, sans bruit, les provisions des débitans de poudre, qu’on eut arraché les dalles de son toit pour en faire des balles, qu’on eut battu la pierre de son fusil, nettoyé son canon, vous souvient-il de cette soirée du mardi, où l’on alla donner une dernière chance au repentir de la royauté en poussant des cris de : Vive la Charte ?…
« … Mon Dieu ! qui n’a pas vu cette solennelle promenade du cadavre, escortée de flambeaux ? Qui n’a pas entendu ce grand cri qui le précédait et le suivait, disant ironiquement : — Laissez passer la justice du roi ! Qui ne l’a pas suivi à travers la cité indignée et frémissante ? Qui ne s’est pas arrêté près de lui lorsqu’il fut déposé sur les marches de la Bourse, et que chaque passant vint étendre la main sur sa tête en jurant vengeance, tandis que brûlait alors ce corps-de-garde de gendarmerie dont les flammes éclairaient ces milliers de têtes si pressées que d’en haut elles semblaient un pavé noir, ouvert par une fosse au fond de laquelle était un cadavre ? Qui n’a pas été témoin de tout cela peut jouer encore avec le peuple ; mais malheur à qui l’a vu et qui l’a oublié ; qui a oublié ces presses scellées le matin et battant le soir ; ces hommes écrivant la main sur leurs armes ; les plus délicats s’offrant à des travaux de manouvrier, les plus soigneux du calme de leur intérieur oubliant leurs maisons où s’alarmaient leurs familles ; nuit sans sommeil, où tout Paris, illuminé de ses mille réverbères, s’éteignit en une heure ; où tous ses murs, revêtus d’insignes royaux, se dépouillèrent de leur livrée, et qui se dissipa vite, courte qu’elle était, pour montrer au soleil la cité en veste, debout et le fusil à la main. »
Puis vient le récit non moins animé des combats et de la victoire du peuple, que nous regrettons de ne pouvoir citer. Ces belles pages sont dignement couronnées par la page suivante :
« … Ceux qui étaient dans la cité virent ce fier et joyeux enthousiasme que versa alors toute la population dans ces rues hérissées de pavés, où osaient alors se montrer les épaulettes d’or des généraux oubliés la veille. On ne leur demanda pas l’heure où ils étaient sortis ; on ne s’enquit pas s’ils avaient combattu ; on eut un sentiment unanime de joie indistincte pour tout ce qui vivait et qui voyait ce soleil si beau. Un moment on comprit Dieu, centre de tout l’univers, et sentant par tous les organes de tout être ; un moment toute cette multitude de huit cent mille hommes n’eut qu’une ame qui sentait : le peuple vécut. Tout cela n’est plus, mais tout cela fut ainsi un jour, un jour où tout le monde s’aborda comme frère, et se crut des droits aux sentimens de chacun. Qu’importaient à ce moment, il faut le dire, les douleurs partielles des vainqueurs et des vaincus, l’héroïsme de ceux-ci et de ceux-là ; plus tard on pleura sur la défaite, et peut-être aussi sur la victoire. À ce moment, il y eut un sens universel et unique qui domina de sa joie toutes les douleurs là où elles auraient pu se ressentir, comme serait celui d’un homme qui vient de briser ses fers, et qui ne sent pas, au soleil et à l’air qu’il salue de sa liberté, quelques meurtrissures qui ont déchiré ses membres. »
Nous regrettons que ce morceau soit accessoire, étranger à l’action et purement lyrique dans l’ouvrage de M. Soulié. Nous aimerions voir cet écrivain jeter, dans un roman héroïque, la vie de deux amans au milieu des saintes émotions de la patrie, à travers nos dernières luttes pour la liberté.
Le Journal de Paris, dans un de ses feuilletons impérieux comme une ordonnance royale, a commandé à ses abonnés beaucoup d’admiration pour ce livre. Selon le digne journal, « il y a un puissant intérêt dans ce roman, qui est écrit d’un bout à l’autre avec cette supériorité de style dont l’auteur a déjà donné tant de preuves. » Nous avons lu ce chef-d’œuvre, et nous avouons qu’il nous a peu intéressés. C’est une longue pastorale mélodramatique, dont la scène se passe tantôt en Béarn, tantôt en Navarre, du temps de Louis xi. En deux mots, le plan nous en a paru absurde, les caractères nuls, la couleur historique absente, le style fade, prétentieux et froid.
Et malgré tout cela, ou pour mieux dire à cause de cela, nous engageons ceux de nos lecteurs qui ont des heures à perdre à feuilleter ce livre. La lecture en est çà et là singulièrement amusante. On y voit François Phébus de Béarn, ce prince en bavette dont le règne fut si court et la fin si mystérieuse, amoureux de la belle Corisande de Mauléon, empoisonné par l’écuyer du terrible comte de Lérin, connétable de Navarre et mari de Corisande. Cette jeune vierge est une comtesse comme on n’en voit guère ; toujours en course sur les montagnes, elle va consulter seule, la nuit, un ermite comme on n’en voit pas. En revanche, l’écuyer Bermudez est un traître comme on en rencontre par douzaines chaque soir à la Porte-Saint-Martin ou à la Gaieté ! Quant au connétable, il nous est impossible d’en rien dire, il faut lire tout le roman pour en avoir une vague et confuse idée. Cependant la manière dont il devient amoureux de Corisande mérite, selon nous, d’être citée. C’est à une grande chasse. Après bien des fatigues, les piqueurs ont réduit le cerf aux abois ; les chasseurs, déjà triomphans, poussent le joyeux hallali ; la jeune fille ordonne aux piqueurs, à regret obéissans, d’ouvrir une issue par où le cerf s’enfuit. L’impétueux connétable, qui aime passionnément la chasse, et qui est vieux, grondeur et impérieux, n’y tient plus ; il devient extraordinairement amoureux de Corisande.
Cette Corisande est du reste, à quinze ans, le modèle accompli de toutes les vertus. Elle aime Phébus, et elle épouse le connétable pour faire plaisir à sa sœur. Et quand le prince François, qui est blond et qui a des cheveux gracieusement bouclés, lui offre à genoux tout son amour, elle lui tient un langage tout-à-fait rationnel et bien au-dessus de son âge. Elle lui dit nettement : « Prince ! prince ! vous êtes un insensé ! — Ainsi, tout est fini, s’écrie Phébus, toutes les fleurs de la vie sont fauchées pour moi ! — Oui, dit la jeune vierge, notre jeunesse sera un long hiver. — Et croyez-vous, Corisande, que mon cœur puisse se glacer ? » etc., etc.…
Nous ne dirons rien de plus de ce livre, sinon que nous avons quelque raison de croire que l’auteur appartient à l’opinion légitimiste, et que son but, en le publiant, a été surtout de consoler d’augustes infortunes. C’est là ce qui explique son enthousiasme pour la patrie de Henri iv et son admiration exaltée pour François Phébus, ce jeune blondin si fade et si insignifiant dans l’histoire, mais néanmoins très légitime héritier de la couronne de Navarre. Nous respectons toutes les opinions sincères loyalement professées, même lorsqu’elles s’éloignent le plus de notre religion politique ; mais, en vérité, il nous est impossible de ne pas rappeler à l’auteur qu’en littérature l’intention est bien peu de chose. Il ne suffit pas d’avoir au cœur un sentiment pieux et désintéressé pour faire un bon roman historique ; eh ! mon Dieu, cela ne suffit même pas pour faire un livre qu’un homme sensé puisse lire sérieusement d’un bout à l’autre. Est-il donc si difficile à l’auteur d’exprimer directement aux exilés qu’il révère ses sentimens personnels autrement que par la voie de la presse ? Et s’il veut absolument, pour plaire à ceux d’entre eux qui sont encore jeunes, faire des œuvres d’art, que ne consacre-t-il sa plume à mettre la vie du prince François en petits drames récréatifs qu’on pût jouer le soir, en famille, aux ombres chinoises ? Nous ne doutons pas que les deux volumes qui viennent de paraître, si on en retranchait sept ou huit cents pages, ne fournissent un délicieux libretto de lanterne magique.
Ce livre d’un nom si grave et d’un extérieur massif et inculte, c’est un roman. — Y pensez-vous ? le baron d’Holbach, le xviiie siècle, sujets de roman ! Poète, qu’avez-vous à faire là ? que ferez-vous d’une époque où la vie toute entière s’est absorbée à écrire ? Cette époque est-elle autre chose que ses livres ? Hors des livres, en effet, où est la passion, la puissance, la gloire, la poésie ? où est le drame ? On cause, et en causant l’on ébauche un livre ; puis on l’écrit, et, aux heures de fatigue, on a, pour se récréer, les amours, comme on les appelait : et quels amours ! des enfans joufflus et rosés qui ouvrent une fleur pour en compter les stigmates, une sensation douce et utile à connaître, un parfum que l’on brûle autant pour expérimenter que pour savourer. Ainsi du reste : toujours et partout, soit au physique, soit au moral, recherche effrontée de la sensation voluptueuse, en compagnie de l’expérimentation qui regarde à travers sa loupe ; rien de plus. Poète, qu’avez-vous à faire d’un siècle où la vie s’est ainsi arrêtée pour s’analyser et se décrire ? Et hors de ce haut courant de la philosophie, que trouve-t-on ? rachitisme au mal comme au bien ? Nous n’avons que faire de ces statuettes de boue. D’ailleurs, quel siècle s’est peint, comme le xviiie dans sa réalité ? Croyez-moi, les impérissables images qu’il a laissées de lui-même, ou repoussantes ou merveilleuses de vérité, ne sont point à refaire.
Voilà peut-être ce que plusieurs se sont dit ; j’aurais dit comme eux autrefois. À présent, je répondrai : Pourquoi non ? Pourquoi le baron d’Holbach et son époque ne seraient-ils pas des sujets de roman ? Le xviiie siècle, il est vrai, pour nous, hommes qui entrons aujourd’hui dans la maturité, est le souvenir d’une âcre déception. Plusieurs, à quinze ans, l’ont béni, qui, plus tard, lorsqu’ils ont senti se tarir leur sève, leurs os se fondre, leurs ailes brûlées au feu de ses alambics, l’ont maudit. Ceux-là peuvent encore le comprendre et avouer ce qu’il eut de nécessaire et d’excellent ; mais ils en ont trop souffert pour ne pas toujours frissonner à son souvenir ; jamais ils ne l’aimeront. Mais est-ce à dire que de plus jeunes, nés dans l’intelligence et la foi où nous espérons mourir, de plus jeunes qui n’auront pas été, comme nous, étouffés dans son étreinte et mordus de ses mille morsures, qui verront de haut ce que nous avons vu d’en bas, ne pourront ni l’aimer, ni le chanter ? Est-ce à dire que ce siècle soit sans poésie ? Faut-il absolument au poète des angles gigantesques, une végétation bouillonnante sous un ciel chaud trempé de rosée et de pluie ; l’embonpoint d’une nature plantureuse, chevelue, à la fois fraîche et ardente, féconde sans s’apauvrir, au sein de laquelle s’agite et bruisse une création variée à l’infini et fortement contrastée ? Faut-il absolument des Alpes, les deltas des grands fleuves, des forêts vierges ? Le désert de Sahara uni, dépouillé, aride et brûlant, n’a-t-il donc pas sa poésie ? N’a-t-il rien, lorsqu’il s’étale au soleil et jette sous le vent le cri sec et aigu de ses sables qui s’entrechoquent, rien qui, dans l’ame du poète, se puisse transformer en un chant ?
Oui, le xviiie siècle est une époque de haute poésie, et, quel que soit à son égard notre sentiment particulier, nous concevons tel poète à qui ce siècle plaise entre tous. Sans doute cette poésie a sa manifestation dans les monumens de l’époque ; elle doit s’y retrouver entière : oui, mais éparse, obscure, ignorée de l’écrivain même, invisible jusqu’à nous, et à présent encore invisible à tous, hors au poète. Qu’il frappe donc le rocher de sa baguette, et l’eau jaillira. Oh ! désabusez-vous, si vous croyez que Voltaire, Rousseau, Diderot, Gilbert, aient tout dit sur eux-mêmes et sur leur temps. Quel enfant s’est jamais dit ce qui se passe en lui de scènes merveilleuses ? Or, l’humanité, à divers égards, est toujours mûre, toujours décrépite et toujours enfant. D’ailleurs, aussi long-temps qu’elle marchera, aura-t-elle jamais un point de vue définitif ? Ainsi, chez ces hommes du xviiie siècle, qui se sont tant regardés et tant racontés, combien de germes enveloppés qui travaillent à leur insu ! combien de secrets mouvemens qui étonnent, et dont peut-être l’on rougit, éclairs sans nom, sourds désespoirs, cris effarés que l’on ne redit pas, ou qui, pour être intelligibles, se travestissent en langage de convention ! Et dans la foule, combien de Gilbert, de Rousseau sans génie ou d’un génie inculte, qui n’ont rien dit ! Combien dans cette foule obscure, sous le tourbillon qui passe et repasse, devant ce fleuve qui ronge sa rive incessamment, oh ! combien de regrets furtifs, de chocs au son étouffé, d’ames qui se tordent silencieusement sous une pression inouie, d’espérances dont la fleur se ferme et reste fraîche encore un soir ; mais qui, hélas ! mourront demain, tige et fleur, déracinées par le courant. Et ces femmes aux corps si pâles et creux, voyez-les rire et danser dans les cimetières. Elles ont encore une fois goûté aux fruits de la science, et les voilà mortes ! Regardez-les qui, au lieu de se lamenter, se livrent toutes froides à l’étreinte et aux baisers des cadavres… Elles sourient ! est-ce de plaisir ? non ; car leur pâleur est plus livide, leurs dents claquent de froid. Un mystérieux instinct leur a-t-il donc révélé que Dieu, la vie, l’amour, sont toujours là au fond, qui demandent, pour se transfigurer, ce long et horrible embrassement de l’homme et de la mort ? Assez de dédain sur ces femmes ; c’est maintenant l’heure de pleurer. Croyez-vous donc qu’avant de rire sans joie et de se donner sans amour, avant de mourir, en un mot, on n’ait pas souffert ? Et si, pour les noms illustres, on dédaignait moins l’humble foyer des villes et les retraites au fond des campagnes, ne croyez-vous pas que plus d’une mère, d’une vierge pure se rencontrerait çà et là assise à l’abri du vent, soucieuse, et se demandant pourquoi les dieux et les amours s’en vont ? ou bien agenouillée devant son vieil autel, ou bien jetant vers le dieu inconnu ses jeunes amours qui défient la sécheresse et la souillure ? Romanciers, voilà votre domaine. À vous de chercher là, sur ce sol maudit, quelques vallons ignorés où les eaux, bien qu’agitées et assombries, soient encore fraîches et pures, où un peu de verdure brunissante se courbe et se relève sous le vent qui souffle. Et si c’est votre fantaisie de faire intervenir là un des géants de l’époque, poète, croyez-moi, laissez la figure monumentale se dresser à l’horizon lointain. Que ce soit, si l’on veut, la montagne dont les lignes flottantes et les voix confuses, qui cherchent et chantent l’infini, ne sauraient se ployer à la précision de la figure humaine et du langage humain.
Est-ce là tout ? Hors de ce monde superficiel de la réalité et des accidens, l’artiste n’a-t-il rien à faire ? De l’effroi, de la plainte, et, par intervalles, un rayon d’espoir, c’est beau ; mais le grand hymne où est-il, et qui le chantera ? La cordillère nue et brûlée est triste à voir : que l’on pleure à son aspect, que l’on recueille pieusement çà et là les maigres touffes de verdure ; c’est bien. Mais ensuite, si l’on est homme robuste, on creuse le sol profondément, et l’on y rencontre la mine d’or. Ainsi, au lieu de gémir à la surface, ô poète ! si tu as de fortes ailes, prends ton vol ; monte, monte, et, dans cet horizon agrandi, plonge ton regard au cœur du siècle. Interroge-le sur sa destinée, sa signification, son idéal ; scrute cette vie instinctive et involontaire qui circule en de secrètes veines, qui, reliant cet âge au passé qu’il désavoue, le mène où il ne songe point à aller. Vois-tu au point de sa concentration la pensée qui rayonne à la surface en mille et mille accidens ; le Dieu inconnu qui fait tout mouvoir, et se dégage laborieusement de sa forme antique par le travail de l’humanité ? Sais-tu maintenant le secret des combats et des ruines ? Sais-tu où vont ces mages qui, sur la foi d’une étoile vue à l’orient, ont brisé leurs vieux autels ? Comprends-tu ce pélerinage, par une nuit froide et obscure, où chaque pas, chaque souffrance est un acte de foi, chaque blasphème un élan vers Dieu ? Si tu as vu et compris, traduis tout cela dans un symbole qui soit glorieux, mais où transpirent les hontes et les douleurs de la réalité.
Ainsi la réalité brisée en mille accidens et l’idéal, telle est ici, comme partout, la double voie qui s’offre à l’artiste. Mais la réalité a des faces connues ; il est des points de vue restreints d’où le siècle lui-même s’est considéré : gardons-nous de ceux-là. À quoi bon refaire les romans de l’abbé Voisenon, de Crébillon fils, les petits vers, les correspondances privées, les mémoires du temps ? De même, reproduire les immortelles images que certains hommes ont tracées d’eux, serait une œuvre mesquine et folle. Il nous semble même que la vie réelle des Montaigne et des Rousseau, qui ont fait les Essais et les Confessions, ne peut être abordée qu’au travers du symbole. Sans doute, Raphaël peut encore être peint d’après Raphaël ; mais c’est à condition qu’il soit transfiguré.
En disant que l’œuvre qui nous a suggéré ce long préambule, le Baron d’Holbach, est venue échouer sur cet écueil, nous aurons presque tout dit. Cette jeune fille si pâle et insignifiante qui, échappée du couvent, se réfugie au foyer du baron d’Holbach, la forteresse des philosophes, ce n’est, à vrai dire, que le prétexte du roman. Elle n’apparaît, fort heureusement, que de loin en loin, et l’auteur lui-même, si je ne me trompe, s’en soucie peu. Ce qu’il a voulu, c’est un cadre quelconque où il pût réunir et faire mouvoir les personnages les plus éminens de l’époque : Grimm, Diderot, d’Alembert, Marmontel, Suard, la marquise du Deffant, Mme d’Épinay, la Dubarry, Louis xv à son lit de mort, tant de noms, qu’il serait fastidieux de les énumérer. Et ne croyez pas qu’il s’agisse là d’une simple galerie de portraits. Non, vous dis-je, l’auteur les fait mouvoir et parler, ces hommes dont toute l’action est dans la pensée, et dont la pensée a sa forme originale, désormais indélébile, et si présente au souvenir de tous. Ce sont d’éternelles causeries, causeries de femmes et de philosophes, dans les salons ; et le soir, au coin du feu, chez le baron d’Holbach, causeries abandonnées où Diderot joue le rôle principal. Chacun devine que M. Claudon a composé son livre de mots et d’anecdotes, soigneusement recueillis çà et là, fondus et soudés en de nouvelles combinaisons. Dire que cet ouvrage est supportable à la lecture, c’est, à ce qu’il nous semble, reconnaître en M. Claudon beaucoup d’esprit gaspillé mal à propos. À quoi bon, en effet, reproduire le xviiie siècle dans sa réalité la plus vulgaire et la mieux décrite ? Que la copie soit fidèle, je le veux ; mais à la copie nous préférerons toujours les livres originaux, surtout la correspondance de Diderot, qu’en maint passage M. Claudon a dialoguée ; et voilà que, bien à regret, nous devons engager le lecteur à faire en cela comme nous.
« Cet ouvrage, nous dit le traducteur dans son avant-propos, sort de la ligne que semblait avoir suivie l’auteur jusqu’à ce jour. Le peintre des Mohicans et des Pionniers s’y montre encore quelquefois ; mais, vu dans son ensemble, ce livre paraît inspiré par le génie qui dicta Candide, qui créa Gulliver, qui burina don Quichotte… »
Nous en demandons bien pardon à M. Benjamin Laroche ; mais, de deux choses l’une, ou il nous a gâté entièrement ce chef-d’œuvre américain, ou la prédilection ordinaire des traducteurs pour leur original l’a complètement aveuglé sur le mérite réel de ce livre. Hélas ! oui, il n’est que trop vrai que l’auteur du Pilote, de l’Espion, des Mohicans, est sorti de sa route ordinaire, mais c’est pour l’expiation de nos péchés ; pour la première fois il a trouvé le secret d’être ennuyeux, si ennuyeux qu’avec la meilleure volonté du monde de lire son livre d’un bout à l’autre, nous n’avons pas pu aller jusqu’au second volume, nous l’avouons. Et pourtant nous avons lu Candide avec délices ; il est vrai que nous le lisions au collége furtivement, et malgré la défense expresse de nos maîtres d’étude, ce qui ne gâte rien, comme on sait ; mais enfin Gulliver nous a beaucoup amusés, et le chef-d’œuvre éternellement admirable de Cervantès nous a bien des nuits empêché de dormir. D’où vient donc, monsieur Laroche, que vos Monikins nous ont ennuyé, comme rien ne nous avait ennuyés depuis long-temps ? Serait-ce point que ce roman n’a de commun avec Gulliver que sa forme allégorique, et que, du reste, la fable, prise en elle-même et indépendamment de son sens caché, en est aussi froide que celle de Swift est amusante même pour un enfant qui prend tout au pied de la lettre, sans se douter que, dans Gulliver, les chevaux font à chaque page la leçon aux hommes, sans songer que ces imperceptibles Lilliputiens qui le font tant rire osent à chaque instant tourner en ridicule les hommes d’Europe les plus grands et les plus puissans ? Serait-ce point encore que l’Américain le plus spirituel ne peut pas imiter impunément les allures de Voltaire, l’esprit le plus fin, le plus brillant, le plus léger qui fut jamais ? Ou ne serait-ce pas plutôt que l’auteur des Monikins s’est laissé entraîner çà et là à des attaques peu dignes contre les plus nobles idées, contre les plus saintes espérances de notre temps ? Cervantès avait bien du génie ; eh bien ! s’il eût voulu faire contre la civilisation ce qu’il a fait pour elle ; si, au lieu d’attaquer avec toute la verve du bon sens élevé au génie les ridicules d’une institution surannée, il eût voulu écrire des niaiseries allégoriques contre l’éternelle religion de l’humanité, la foi en la société, la confiance, le dévouement, l’exaltation du bien, il est douteux que Cervantès eût fait une œuvre littéraire digne de son talent ; mais ce qui n’est pas douteux, c’est que le Don Quichotte, au lieu d’être connu et admiré par tout le monde, aurait été flétri en naissant et serait maintenant ignoré. Si Candide a éprouvé une autre fortune, c’est que Candide a paru en un temps où on ne se scandalisait pas pour si peu en un certain monde, et nous n’hésitons pas à dire que c’était presque un roman d’une bonne moralité, à côté de certains autres livres qu’il est inutile de rappeler ici. En définitive, Voltaire a exercé sur son siècle une influence salutaire : est-ce donc dans les malheureuses aberrations de son génie qu’il faut l’imiter, aujourd’hui surtout que le goût des pensées sérieuses et graves s’étend partout sous l’influence du sentiment religieux renaissant ?
Au reste, pas n’est besoin de tant s’alarmer pour si peu ; ce livre est trop difficile à lire pour être bien dangereux. Et pourtant il se peut que ce roman si médiocre soit en effet un chef-d’œuvre dans la littérature transatlantique, à côté des autres ouvrages du même genre. Mais alors il fallait le laisser à l’admiration des Américains ; rien ne nous oblige, grâce à Dieu, à honorer tout ce qu’ils révèrent, ni à adopter tout ce qu’ils pratiquent. Pourquoi tant se hâter de faire passer toutes ces lourdes plaisanteries, toutes ces pénibles contorsions d’esprit dans la langue de l’Ingénu, des Lettres persanes, de Gil-Blas, etc., etc. ? Avez-vous eu peur, monsieur Laroche, que M. Defauconpret oubliât de traduire de l’anglais un roman quelconque ? En vérité, pour un Français, vous vous êtes montré peu généreux envers l’Amérique ; vous avez rudement commencé les hostilités.
Et vous, monsieur Cooper, au nom de vos lecteurs des deux mondes que vous avez affligés d’une si pénible lecture, nous vous en prions, retournez bien vite dans vos forêts vierges, aux sources du Susquehannah, ou dans vos immenses prairies, ou sur les plaines plus immenses de votre océan, et de là racontez-nous encore un naufrage bien terrible ou une de ces poétiques sauvageries que vous racontez si bien.
Si nous réunissons dans la même page ces deux nouveaux recueils de vers, ce n’est pas qu’il y ait entre eux beaucoup de ressemblance. Loin de là ; à part le manque d’inspiration vive et de franche originalité qui se fait également sentir dans l’un et dans l’autre, tout en est différent. M. de Gaville respecte religieusement les us et coutumes de notre versification classique, il est orthodoxe selon Boileau. M. Chaudes-Aigues, au contraire, est en pleine hétérodoxie : il ne respecte rien, pas même la critique ; il ne reconnaît, en littérature, ni lois positives, ni principe d’autorité ; et tandis que l’auteur des Soirs, mesurant sa pensée autant que son expression, se borne humblement à chanter en vers presque tous irréprochables la Bibliothèque de l’homme de lettres, ou son Cabinet d’étude, il ose, lui, franchir toutes les bornes, il adresse ses vers au Cauchemar, au Délire, au Cimetière, au Désenchantement, voire même au Choléra !…
L’auteur des Soirs nous dit à la fin de sa préface : « En destinant à la publicité des poésies écrites d’abord pour moi seul, un nouveau travail, une conception nouvelle, étaient nécessaires ; j’ai fait ma tâche avec conscience ; et vous, mes lecteurs, si j’en ai, indulgence aux essais. » Cet aveu nous désarme ; nous ne dirons rien de plus de ce livre.
Mais M. Chaudes-Aigues !… c’est lui qui a un terrible compte à régler avec la critique ! Ce n’est pas de sa bouche qu’on entendrait sortir de tels aveux. Demander de l’indulgence à un lecteur ! pitié !… erreur et pitié !… Qu’est-ce donc qu’un lecteur, après tout ? une imperceptible fraction du public ; et qu’est-ce que le public tout entier devant le poète ? Écoutez plutôt :
.... Eh ! que me fait à moi le blâme ou la louange
Du monde ? je m’en ris avant de les savoir.
Je le méprise trop pour vouloir, en échange
De mes vers, son regard que je ne veux pas voir !
Pauvres gens ! vous croyez qu’avec quelques paroles
Sur un cœur de poète on a de l’ascendant !
Croyez-vous qu’on pourrait avec des mots frivoles
Arrêter dans sa course un aigle à l’œil ardent ?
Certes, un lecteur indiscret pourrait répliquer à l’auteur avec quelque apparence de raison : Pourquoi donc vous faites-vous imprimer, si le public qui lit des vers est devant vous comme s’il n’était pas ! Mais nous nous tenons pour avertis que le poète est inaccessible au blâme, nous nous garderons bien de nous adresser à si forte partie ; nos paroles les plus graves sont d’avance dédaignées comme frivoles ! Toutefois, comme il y a çà et là, dans les vers de M. Chaudes-Aigues, assez de talent pour rendre l’exagération de ses préjugés poétiques dangereuse à ses jeunes lecteurs, si toutefois son volume rencontre des lecteurs, nous nous permettrons de signaler quelques-unes de ses erreurs.
Nous savons qu’il est aujourd’hui de mode, dans un certain monde, de penser que le poète est un être à part, qui n’a rien de commun avec les hommes, rien que la forme de son corps, vêtement importun qui l’attache à la terre, qu’il n’avait pas commandé avant de naître, qui ne lui va pas ou qui lui va mal, et qu’il ne porte qu’à regret jusqu’au jour où il le déchire violemment et le rejette en lambeaux à cet éternel inconnu qui en avait, par erreur sans doute, revêtu son génie. Nous comprenons très bien qu’avec une pareille idée de la nature du poète, quand on croit l’être, on prenne en pitié la foule vulgaire qui s’accommode de la volonté de Dieu et ne dédaigne pas de vivre, comme on dit, jusqu’à la mort, en se servant de ce corps qui, après tout, nous va assez bien, comme d’un merveilleux instrument de travail, de bien-être et de perfectionnement pour soi et pour les autres. Mais n’est-ce pas une licence poétique par trop forte de supposer qu’Homère, si Homère il y a eu, avait absolument cette idée de lui-même et du poète en général ? N’est-ce pas, nous le demandons, une étrange erreur de croire que Dante et Milton ne se sont mêlés à la vie de leur pays et de leur siècle que par une déplorable méprise, et de supposer que ces grands hommes, s’ils revenaient aujourd’hui au monde, s’enfermeraient hermétiquement dans le sanctuaire invisible, dans le tabernacle solitaire de leur génie ? Est-on bien sûr qu’il n’y ait rien d’égoïste, rien de coupable, dans cette étrange préoccupation d’esprit qui, dans la somme des maux qui couvrent la terre, ne laisse voir que les ennuis du poète ? Est-il bien avéré que la terre et l’humanité aient été faites uniquement pour le poète, et que le poète ne doive plus rien faire, pas même des vers, du moment où l’humanité ne tombe pas à ses pieds avant même de l’avoir entendu chanter ?… Comment peut-on écrire sérieusement :
Oui, vous avez raison, ici-bas tout poète,
Au lieu de lauriers verts pour ombrager sa tête,
Au lieu d’encens, de gloire et d’acclamations,
Pour payer dignement ses inspirations,
Ne reçoit chaque jour du monde que risée,
Qu’insultes et dégoûts dont son ame est brisée !
On l’injurie ! et quand la faim le fait souffrir,
On détourne les yeux pour le laisser mourir !
Oui, c’est bien là leur fort ! — Depuis le grand Homère,
Dont la gloire germa sous une écorce amère,
Tout homme qu’en naissant le ciel au front marqua,
De chaque bouche entend sortir le mot : Raca !
Pendant qu’il va chantant des paroles divines,
On couvre son chemin de pierres et d’épines,
Tellement — qu’il arrive à l’immortalité
Pâle, défait, et sombre, et tout ensanglanté !
Cela s’est toujours vu. Sans compter les trois vôtres,
Mon ami, je pourrais vous en citer mille autres,
Tous aussi malheureux, — du premier au dernier, —
Que Gilbert, Chatterton ou le pauvre Chénier.
J’ai le choix.
Sans doute l’embarras n’était que de choisir. Combien de jeunes talens meurent tous les jours avant d’être arrivés au but qu’ils pouvaient à bon droit espérer d’atteindre, et sans même laisser un nom aussi honoré que celui de ces trois jeunes hommes ! Mais sont-ils tous poètes les infortunés ? Croit-on, par exemple, que dans nos dernières guerres, croit-on que depuis trente ans, parmi tous nos jeunes frères qui sont morts en foule pour la gloire et pour la liberté de la France, il n’y en eût aucun qui eût des talens, du génie, et qui, s’il eût vécu, eût égalé nos plus grands généraux ? Mais ceux-là n’ont pas fait de vers, et on oublie et leur vie et leur mort.
Nous ne dirons rien de Chatterton ni de Gilbert ; tant de talent et de malheur nous fait respecter leur mémoire et jusqu’à leur folie. Quant à Chénier, ce serait une erreur et une injustice de croire que le coup qui l’a frappé fut pour lui tout-à-fait imprévu. Il ne comprenait pas l’art pour l’art. Dès son enfance il eut la religion de la poésie ; mais son ame héroïque n’en rêvait pas moins la vie et la mort d’un grand citoyen. On lit avec attendrissement dans ses manuscrits : « Si j’avais vécu dans les beaux siècles de Rome, je n’aurais point fait des Arts d’aimer, des poésies molles, amoureuses ; ma muse n’aurait point été une courtisane ;… j’aurais mené la vie d’un jeune Romain, au barreau, dans le sénat ; j’aurais défendu la liberté, ou je serais mort à Utique d’un coup de poignard ! » Voilà André Chénier ; selon nous, il s’est grandement mépris en s’opposant au mouvement révolutionnaire qui seul pouvait sauver la France ; mais nous l’aimons encore mieux, pour sa gloire, mort dans les rangs de la contre-révolution, que s’il eût vécu jusqu’à nos jours insensible aux malheurs publics, et soupirant de fades élégies, quelque beaux qu’en fussent les vers.
M. Chaudes-Aigues continue :
— D’un côté c’est Dante de Florence,
Rêvant pour son pays bonheur et délivrance,
Qui par son pays même aveugle autant qu’ingrat
Est banni pour jamais ainsi qu’un scélérat !
Il est vrai que Dante ne crut pas devoir contempler, les bras croisés, les guerres civiles qui déchiraient sa patrie ; il prit les armes et se distingua au premier rang de la cavalerie, dans la bataille de Campaldino ; il fut depuis l’un des magistrats suprêmes de Florence ; et si cet honneur eut pour lui des suites fatales, qu’en conclure, sinon que les plus grands poètes sont hommes, et comme tels, soumis à toutes les vicissitudes de la vie humaine ?
Combien d’autres : — Milton ! Camoëns ! Malfilâtre !
Auxquels l’humanité de même fut marâtre !
Mais silence ! etc.…
Malfilâtre était un jeune homme d’un bien beau talent, et on ne saurait trop regretter sans doute sa mort prématurée ; mais il était modeste, et il eût bien rougi, s’il eût vu son nom écrit si près des noms révérés de Camoëns et de Milton. Quant à ces deux grands poètes, ils auraient eu en effet, comme le Tasse, comme Cervantès et tant d’autres, quelque raison de se plaindre de la vie ; mais enfin ils ne l’ont pas fait, ou du moins, à eux tous, ces grands hommes ont versé moins de larmes sur eux-mêmes, ils ont laissé moins de plaintes, moins de soupirs rimés, que le plus heureux des poètes de nos jours !
D’où vient donc ce luxe de douleur et cette ostentation de gémissemens ? Nous n’avons pas l’honneur de connaître M. Chaudes-Aigues ; mais à la lecture de ses vers, nous gagerions bien qu’il n’est pas aussi malheureux qu’il le croit par momens. Il n’a guère plus de vingt ans, il nous le dit lui-même ; il a des loisirs et de l’esprit, il faut l’un et l’autre pour faire des vers aussi coquets que les siens sans inspiration bien vive ; il connaît la plupart des hommes de talent de notre époque, les vers qu’il leur adresse en font foi ; et quand on a lu son volume, on sait de plus quelle blanche main a fait son portrait et quelle jolie pipe il a sur sa cheminée, sans cesse environnée de billets doux. Que faut-il de plus, sinon pour être heureux, du moins pour n’avoir pas à se plaindre du sort, en l’an de grâce 1835 ?
Ajoutons qu’il y a, dans ce recueil de vers, assez de qualités pour faire espérer de l’avenir de l’auteur, s’il arrive à corriger l’exagération de ses pensées, et à dessiner plus correctement des formes moins indécises. Le dessin, voilà ce qu’il doit étudier le plus ; le coloris viendra, il est déjà à peu près satisfaisant. Nous avons remarqué quelques sonnets bien faits ; c’est de la poésie intime suffisamment vraie pour avoir du charme, et qui ne manque ni de grâce, ni d’harmonie. Seulement quelques réminiscences involontaires trahissent çà et là l’imitation de M. Sainte-Beuve, et c’est toujours, sinon un tort, du moins une témérité, de rappeler les œuvres du maître, quand on est loin de pouvoir les faire oublier.
- ↑ Tomes i et ii, librairie de Bellizard, rue de Verneuil.
- ↑ Paris,1835, 1 vol. in-8o, librairie de Jules Renouard, rue de Tournon, 6.
- ↑ M. Michelet, dans sa description des croisades (Histoire de France, t. ii), s’est trompé sur ce fils de Robert Viscart. « Un certain Bohémond, dit-il, bâtard de Robert l’Avisé, et non moins avisé que son père, n’avait rien eu en héritage que Tarente et son épée. » La Chronique publiée par M. Champollion prouve, ce qui était d’ailleurs bien connu, que Boëmond était, non le bâtard, mais le fils légitime et l’aîné des fils de Robert Guiscard. Robert se maria deux fois, la première avec une dame normande nommée Alberade, qui était riche et d’une noble famille ; il s’en sépara dans la suite par autorité de l’église, sous prétexte qu’elle était sa parente aux degrés prohibés, et épousa la fille de Gaimar, prince de Salerne. Dans la Chronique, Boëmond, fils d’Alberade, seconde le duc Robert son père dans toutes ses entreprises ; c’est à lui que Robert laissa le commandement de l’expédition de Morée en 1084, année où Boëmond remporta une victoire signalée sur l’empereur Alexis. Après la mort de Robert, les conquêtes furent divisées : Roger, son frère, se réserva la Sicile ; le fils aîné de Robert et de sa seconde femme lui succéda aux duchés de la Pouille et de la Calabre ; Boëmond eut la principauté de Salerne, Otrante, Galipoli, et d’autres terres. Il est vrai que Boëmond se trouvait mal partagé, et qu’il fut obligé de céder à la force. Mais M. Michelet a tort de le représenter comme si dépourvu et si obscur au moment de la croisade.
- ↑ 4 vol. in-8o, à Rouen, chez Frère, éditeur.
- ↑ Deux volumes sont en vente à la librairie classique de Hachette, rue Pierre-Sarrazin.
- ↑ 2 vol. in-8o, librairie de Firmin Didot, rue Jacob.
- ↑ Librairie de Paulin, rue de Seine-Saint-Germain, 33.
- ↑ Librairie de Paul Méquignon, rue des Saint-Pères, 16.
- ↑ 4 vol. in-8o, librairie de Delaunay, Palais-Royal.
- ↑ Librairie de Pougin, quai des Augustins.
- ↑ Librairie de Charpentier, rue de Seine.
- ↑ 1 vol. in-8o, librairie de Paulin, rue de Seine.
- ↑ 1 vol. in-8o, librairie d’Ambroise Dupont, rue Vivienne.
- ↑ 2 vol. in-8o, librairie de Gustave Barba, rue Mazarine, 34.
- ↑ Deux vol. in-8o, librairie d’Allardin, rue Saint-André-des-Arts.
- ↑ 4 vol. in-12, librairie de Charpentier, rue de Seine.