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Histoire naturelle (trad. Littré)/II/Bilingue/65

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Traduction par Émile Littré.
Dubochet, Le Chevalier et Cie (p. 130-131).
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Livre II — § 65 (bilingue)

LXV.

1(LXV.) Ici s’élève un grand débat entre la science et le vulgaire. La science prétend que les hommes sont répandus sur le pourtour de la terre, qu’ils ont les pieds à l’opposite les uns des autres, que partout le ciel est également sur leurs têtes, et que partout le point de la terre foulé par les pieds de ses habitants est le centre pour chacun. Le vulgaire demande pourquoi les hommes placés à l’opposite ne tombent pas : comme s’il n’était pas facile de répondre qu’eux aussi ont le droit de s’étonner que nous ne tombions pas ! Il y a une opinion intermédiaire, et que la foule si indocile trouve probable : c’est que le globe est inégal, semblable pour la figure à une pomme de pin, et que la terre est habitée tout autour de cette espèce de cône. 2Mais qu’importe si un autre miracle surgit ? Elle est suspendue, et ne tombe pas avec nous : comme si la puissance de l’air, et de l’air renfermé dans le monde, était douteuse ! ou comme si la terre pouvait tomber malgré la nature, qui lui refuse un lieu où elle puisse tomber ! Car, de même que la région des feux n’est que dans les feux, des eaux que dans les eaux, de l’air que dans l’air, de même pour la terre, que tout le reste repousse, il n’y a de place qu’en elle-même. Toutefois, ce n’est pas sans peine qu’on en admet la sphéricité avec la forme aplanie de ses mers et de ses campagnes. Cette objection est réfutée par Dicéarque, très savant homme, qui a mesuré des montagnes par l’ordre des rois. Il a écrit que le Pélion, la plus haute, avait 1250 pas d’élévation perpendiculaire, et que ce n’était rien par rapport au globe terrestre. Pour moi, cette conclusion me paraît incertaine : car je sais que certaines sommités des Alpes s’élèvent par un long développement qui n’est pas moindre de 50 000 pas (38). 3Mais ce qui répugne surtout au vulgaire, c’est d’être obligé de croire que l’eau même prend une figure sphérique : et cependant il n’y a rien de plus manifeste dans toute la nature : partout les gouttes suspendues s’arrondissent en petites sphères ; jetées sur la poussière, déposées sur le duvet des feuilles, elles se présentent avec une sphéricité parfaite. Dans un vase plein, le liquide est plus élevé au milieu ; et ce phénomène, en raison de la ténuité et du peu de consistance de liquide, nous le concluons plutôt que nous ne le voyons. 4En effet, chose encore plus singulière, dans un vase plein, le liquide, pour peu qu’on y en ajoute, déborde ; il ne déborde pas si on y fait glisser des poids qui vont souvent jusqu’à vingt deniers (39). Dans ce dernier cas, les poids introduits ne font qu’augmenter la convexité du liquide ; dans le premier, la convexité déjà existante fait que le liquide déborde incontinent. C’est encore grâce à la convexité des eaux que, du pont d’un navire, on n’aperçoit pas la terre alors qu’on la voit du haut des mâts, et que quand un vaisseau s’éloigne, un objet éclatant, placé au sommet du mât paraît descendre peu à peu, et ne devient invisible qu’après tout le reste. 5Enfin l’Océan, qui, de l’aveu commun, est la borne de toutes choses, par quelle autre figure garderait-il sa cohésion et serait-il empêché de tomber, puisqu’il n’est retenu par aucun rivage ultérieur ? Mais cela ne fait pas disparaître la merveille, et l’on demande comment la mer, bien qu’arrondie, ne tombe pas à son extrémité. Le fait est que la mer, même plane et de la figure qu’elle paraît avoir, ne pourrait tomber : c’est ce que les Grecs, inventeurs de tant de choses, enseignent, à leur grande joie et à leur grande gloire, par une théorie géométrique. 6Les eaux se portent de haut en bas ; on sait que telle en est la nature ; personne ne doute non plus que sur un rivage quelconque elles n’arrivent aussi loin que le niveau le permet ; d’autre part, plus un objet est bas, plus il est près du centre de la terre ; toutes les lignes qui sont menées du centre à la surface des eaux au point le plus voisin sont plus courtes que celles qui sont menées en long d’un bout de la mer à l’autre : donc toutes les eaux tendent de toutes parts vers le centre, et elles ne tombent pas parce que toutes font effort vers les parties intérieures de la terre (40).

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