Histoire naturelle générale et théorie du ciel/Deuxième partie/Chapitre I

La bibliothèque libre.

CHAPITRE I.

DE L’ORIGINE DU MONDE PLANÉTAIRE EN PARTICULIER ET DES CAUSES DE SES MOUVEMENTS.


Lorsqu’on examine l’Univers au point de vue des relations réciproques qui existent entre ses diverses parties, et pour y chercher les causes dont elles tirent leur origine, on voit le problème se présenter sous deux aspects, également probables, également admissibles. Si, d’une part, on remarque que les six planètes et leurs neuf satellites, qui circulent autour du Soleil comme centre, se meuvent tous dans le même sens et dans le sens même de la rotation du Soleil qui dirige tous ces mouvements par la force de l’attraction ; que leurs orbites ne s’éloignent pas beaucoup d’un plan commun, qui est le plan de l’équateur solaire prolongé ; que, pour les astres les plus éloignés qui appartiennent au monde solaire, sur lesquels il semble que la cause commune du mouvement a dû agir avec moins de puissance qu’au voisinage du centre, l’exactitude de ces lois est sujette à des écarts dont la grandeur est proportionnée à l’affaiblissement du mouvement imprimé ; si, dis-je, on tient compte de toutes ces relations, on est forcé de croire qu’une même cause, quelle qu’elle soit, a exercé une même influence à travers toute l’étendue du système, et que l’accord dans la direction et la position des orbites des planètes est une conséquence de la relation qu’elles ont dû toutes avoir avec les causes matérielles qui les ont mises en mouvement.

Mais, d’autre part, si nous examinons l’espace dans lequel les planètes de notre système font leurs révolutions, nous le trouvons complètement vide[1] et dépouillé de toute matière qui aurait pu produire l’identité d’action sur les corps planétaires, et entraîner la concordance de leurs mouvements. C’est là un fait qui est absolument hors de doute, et dont la certitude dépasse encore, s’il est possible, la vraisemblance de notre première conclusion. Aussi Newton n’a-t-il pu assigner aucune cause matérielle qui, en s’étendant à tout l’espace du monde planétaire, ait été capable de produire la communauté du mouvement. Il admettait une intervention immédiate de la main de Dieu, qui avait déterminé directement cet ordre régulier, en dehors de tout emploi des forces naturelles.

Un examen impartial nous montre donc ici des deux côtés des raisons également puissantes et auxquelles il faut accorder une égale valeur. Mais il n’est pas moins évident qu’il doit exister quelque interprétation des faits, qui peut et doit concilier ces raisons en apparence contradictoires, et que c’est dans une telle interprétation qu’il faut chercher le système véritable. Nous allons la donner en quelques mots. Dans l’organisation actuelle de l’espace dans lequel circulent les sphères du monde planétaire, il n’existe aucune cause matérielle qui en puisse produire ou diriger les mouvements. Cet espace est complètement vide, ou du moins il est comme s’il était vide. Il faut donc qu’il ait été jadis autrement constitué et rempli d’une matière capable de produire les mouvements de tous les corps qui s’y trouvent et de les rendre concordants avec le sien propre, par suite concordants les uns avec les autres ; et après cela, l’attraction a nettoyé cet espace et en a rassemblé la matière diffuse en des masses isolées. Les planètes doivent donc maintenant, en vertu du mouvement une fois imprimé, continuer librement leur course dans un espace sans résistance. Nos premières considérations rendent nécessaire cette manière de voir, et comme, entre les deux cas, il n’y a pas place pour un troisième, nous sommes amenés à lui accorder assez de confiance pour en faire mieux qu’une simple hypothèse. On pourrait, si l’on voulait développer ce sujet, arriver, par une suite de conséquences déduites les unes des autres à la manière de théorèmes mathématiques, et en y mettant un luxe de raisonnements que l’on ne trouve pas d’habitude dans les sujets de science physique, arriver finalement au plan même de la naissance du monde que je vais exposer. Mais je préfère présenter mes idées sous forme d’hypothèse, et laisser à l’intelligence du lecteur le soin d’en apprécier la valeur, plutôt que de les revêtir de l’éclat d’une démonstration, rigoureuse en apparence, mais qui pourrait en faire suspecter la valeur : j’aime mieux m’assurer les suffrages des savants que capter ceux des ignorants.

Je suppose donc que tous les matériaux dont se composent les sphères, planètes et comètes, qui appartiennent à notre monde solaire, décomposés à l’origine des choses en leurs éléments primitifs, ont rempli alors l’espace entier dans lequel circulent aujourd’hui ces astres. Cet état de la nature, lorsqu’on le considère en soi et en dehors de toute préoccupation de système, paraît être le plus simple qui ait pu succéder au néant. À cette époque, rien n’avait encore pris une forme. La formation et le rassemblement de corps célestes isolés, séparés par des intervalles proportionnés aux attractions, leur forme qui résulte de l’équilibre de la matière amassée pour les produire, tout cela constitue un état postérieur de la nature. Celle-ci, qui touchait encore immédiatement à la création, était aussi brute, aussi informe que possible. Mais déjà, dans les propriétés essentielles des éléments qui constituaient le chaos, on peut reconnaître la marque de cette perfection qu’ils tiennent de leur source, puisque leur existence découle de l’idée éternelle de l’Intelligence divine. Les propriétés les plus simples et les plus générales qui semblent avoir été ébauchées sans plan ; la matière, qui semble être purement passive et absolument dépourvue de forme et d’ordonnance, possède dans son état le plus simple une tendance à se façonner en une organisation parfaite par une évolution naturelle. Mais la variété des genres d’éléments est un fait capital pour la mise en mouvement de la matière et l’organisation du chaos, car elle détruit l’immobilité qui aurait été la conséquence de l’homogénéité des éléments, et le chaos commence à se façonner autour des points de plus forte attraction. Cette variété des éléments est sans aucun doute infinie, car la nature se montre partout sans limite. Ceux des éléments qui ont la plus grande densité spécifique et la plus grande force d’attraction, qui par suite occupent le moindre espace et sont en même temps plus rares, s’ils sont uniformément distribués dans l’espace, sont en conséquence plus disséminés que ceux d’espèce plus légère. Les éléments de poids spécifique mille fois plus grand sont mille fois et peut-être des millions de fois plus disséminés que ceux mille fois plus légers. Et comme cette différence des densités n’a pas de limites, il arrivera qu’en même temps qu’il pourra y avoir entre les densités de deux corpuscules matériels la même proportion qu’entre les volumes de deux sphères ayant pour rayon l’une celui du système planétaire et l’autre un millième de ligne, tel aussi pourra être le rapport de la distance de deux particules très lourdes à celle de deux particules légères.

Dans un espace ainsi rempli, le repos ne dure qu’un instant. Les éléments possèdent par essence les forces qui peuvent les mettre en mouvement, et sont pour eux-mêmes sources de vie. La matière est par suite en effort constant pour se façonner. Les éléments disséminés d’espèce plus dense attirent à eux toute la matière plus légère qui les environne ; eux-mêmes, avec les matériaux qu’ils ont déjà ramassés, se réunissent dans les points où existent des particules d’espèce plus dense encore, ceux-ci à leur tour à d’autres plus denses et ainsi de suite. Et si l’on suit par la pensée ce travail de la nature à travers l’étendue du chaos, on voit aisément que la conséquence en sera la formation de diverses masses, qui, une fois créées, resteront éternellement en repos, équilibrées par l’égalité de leurs attractions mutuelles.

Mais la nature tient en réserve d’autres forces, qui s’exercent particulièrement lorsque la matière est décomposée en très petites particules ; ces forces font que les particules se repoussent mutuellement, et par leur lutte incessante contre l’attraction, elles donnent naissance au mouvement, qui est la vie de la nature. Sous l’empire de cette force de répulsion, qui se manifeste dans l’élasticité des vapeurs, la diffusion des corps odorants et l’expansion de toute matière gazeuse, et qui est un phénomène incontestable de la nature, les éléments qui tombent vers les centres d’attraction abandonnent la direction rectiligne de leur mouvement, et leur chute verticale se transforme en des mouvements curvilignes autour du centre d’attraction. Pour rendre plus claire l’exposition de notre hypothèse cosmogonique, nous laisserons d’abord de côté la formation de l’Univers infini, et nous nous bornerons au système particulier de notre soleil. Après avoir examiné la formation de ce système, nous appliquerons les mêmes principes à celle des mondes d’ordre supérieur, et nous comprendrons ainsi dans une même doctrine la création de tout l’Univers.

Lorsque, dans un très grand espace, il se trouve un point où l’attraction agit plus énergiquement que partout ailleurs, c’est vers ce point que se rassemblent toutes les particules élémentaires disséminées dans cet espace. Le premier effet de cette chute générale est la formation, à ce centre d’attraction, d’un noyau d’abord infiniment petit, qui grandit peu à peu, en s’appropriant la matière environnante par une force toujours proportionnelle à sa masse qui augmente sans cesse. Quand la masse du corps central s’est suffisamment accrue pour que la vitesse avec laquelle il attire les particules situées à grande distance, étant déviée latéralement par la faible répulsion qu’elles exercent les unes sur les autres, se transforme en un mouvement curviligne autour du corps central par l’effet de la force centrifuge ; alors se forment de grands tourbillons de particules, dont chacune décrit une ligne courbe par la combinaison de l’attraction centrale et de l’impulsion latérale. Toutes ces orbites s’entre-croisent, grâce à la grande dissémination des corpuscules dans l’espace. Cependant, ces mouvements qui se contrarient de diverses manières tendent naturellement à s’uniformiser, ou à arriver à un état où le mouvement d’une particule gêne aussi peu que possible le mouvement d’une autre. Cela se produit de deux façons ; d’abord les particules modifient leurs mouvements relatifs jusqu’à ce que toutes se meuvent dans le même sens ; en second lieu, ces particules modifient leur mouvement de chute verticale vers le centre d’attraction, jusqu’à ce que tous les mouvements étant horizontaux, c’est-à-dire se faisant sur des cercles parallèles dont le Soleil est le centre, ces particules cessent de s’entre-croiser et continuent leur libre mouvement circulaire, à la distance à laquelle elles se trouvent, par l’équilibre de la force centrifuge et de la force d’attraction. Il en résulte que finalement, dans toute l’étendue de l’espace, ces particules seules restent en mouvement, à qui leur chute a donné une vitesse telle, et la résistance des autres une direction telle, qu’elles puissent se mouvoir sur des orbites circulaires. Dans cet état, toutes les particules marchant dans le même sens sur des orbites parallèles, qui sont des cercles décrits autour du noyau central, il n’y a plus ni rencontre ni choc des éléments, et tout est dans l’état de la moindre action réciproque. Telle est la transformation naturelle que subissent nécessairement des matériaux, lorsqu’ils ont reçu des mouvements contradictoires. Il est clair aussi que, parmi la foule des particules disséminées, un grand nombre pourront arriver à cette exacte relation des forces mouvantes, en vertu de la résistance qu’elles s’opposent mutuellement pour atteindre l’état final ; mais qu’un bien plus grand nombre encore n’y arriveront pas, et ne serviront qu’à accroître la masse du noyau central, sur lequel elles tomberont, ne pouvant continuer à se maintenir librement à la hauteur où elles se trouvent, et se trouveront réduites au repos par la résistance des molécules qu’elles croisent incessamment. Ce corps, qui occupe le centre d’attraction, et qui va devenir le plus important du monde planétaire par la continuelle adjonction des matériaux qu’il attire, ce corps est le Soleil, bien qu’il n’ait pas encore l’éclat flamboyant qui se produira sur sa surface après sa complète formation.

Il faut encore remarquer que le mouvement des éléments de la nature en formation, tel qu’il vient d’être décrit, de même direction pour tous et sur des cercles parallèles ayant un axe commun, n’est pas un mouvement qui puisse persister. Car, d’après les lois du mouvement central, le plan des orbites doit passer par le centre d’attraction ; et parmi tous ces cercles qui tournent dans le même sens autour d’un axe commun, il n’en est qu’un seul qui rencontre le centre du Soleil ; par suite, tous les matériaux situés autour de l’axe commun des révolutions tendent à se réunir dans le plan du grand cercle engendré par la rotation autour du centre commun d’attraction. Ce cercle est donc le plan vers lequel tendent tous les éléments en mouvement de révolution, dans lequel ils s’amassent autant que possible, en laissant vides les régions qui en sont éloignées. Et les particules qui ne peuvent se rapprocher assez du plan vers lequel toutes se pressent ne peuvent se maintenir toujours dans la région où elles se meuvent ; mais, rencontrant les éléments voisins en mouvement, elles finissent par tomber sur le Soleil.

Si l’on examine maintenant cette matière élémentaire du monde en mouvement, dans l’état où elle a été amenée par l’attraction et par une suite mécanique des lois générales de la résistance, nous voyons un espace, compris entre deux plans peu éloignés l’un de l’autre et également distants du plan général d’attraction, qui, à partir du centre du Soleil, s’étend à des distances inconnues, et dans l’intérieur duquel toutes les particules, chacune en raison de sa distance et de l’attraction qui la gouverne, décrivent d’une course libre des orbites circulaires déterminées. Par suite, puisqu’une telle distribution est celle où elles se gênent mutuellement le moins possible, ces particules persisteront éternellement dans leur mouvement, à moins que l’attraction de ces particules de la matière primitive les unes sur les autres ne commence à faire sentir son action et ne produise de nouvelles formations qui seront les semences d’où naîtront les planètes. Car, puisque les éléments qui se meuvent en cercles parallèles autour du Soleil, pris à des distances du Soleil peu différentes, sont presque en repos relatif en raison de l’égalité de leurs mouvements parallèles, l’attraction des éléments ainsi placés, et doués d’une force attractive prépondérante, commence aussitôt à produire une action considérable[2] : ils provoquent la réunion des particules les plus voisines pour en former un corps, qui, à mesure de l’accroissement de sa masse, étend de plus en plus sa sphère d’attraction, et met en mouvement pour s’augmenter les éléments de régions de plus en plus éloignées.

La formation des planètes, dans ce système, repose avant tout sur ce principe, que la naissance de la masse est simultanée avec la naissance des mouvements et avec la détermination de forme et de position de l’orbite, de sorte que les défauts de concordance des divers éléments des orbites, aussi bien que leur accord, ont apparu dès le premier instant. Les planètes se composent de particules qui, à la hauteur où elles se meuvent, ont des mouvements exactement circulaires : donc les masses formées par leur réunion auront exactement les mêmes mouvements, avec la même vitesse et dans la même direction. Cela suffit pour faire voir pourquoi les orbites planétaires sont presque exactement circulaires et pourquoi elles se trouvent toutes à peu près dans un même plan. Elles seraient des cercles parfaits, si l’étendue à laquelle ont été prises les particules qui les ont formées était fort petite et par suite la différence de leurs mouvements très faible[3]. Mais lorsqu’un plus grand espace est mis à contribution pour former la masse considérable d’une planète aux dépens de la matière si ténue et si largement disséminée dans les espaces célestes, la diversité des distances de ces éléments au Soleil, et par suite la différence de leurs vitesses, n’est plus négligeable ; il faudrait donc, pour conserver au mouvement de la planète, malgré cette différence, l’équilibre entre la force centrale et la vitesse circulaire, qu’il s’établît une compensation exacte entre l’excès et le défaut de vitesse des particules qui se réunissent pour la former. Une pareille compensation est sans doute possible et même en fait à peu près exacte[4] ; pourtant, comme il y manque toujours quelque chose, il en résulte une déviation du mouvement circulaire et une excentricité de l’orbite. On explique aussi facilement pourquoi les orbites des planètes, qui devraient se trouver naturellement dans un même plan, présentent pourtant de légers écarts ; cela tient à ce que les particules élémentaires, qui devraient se trouver uniquement dans le plan principal des mouvements, forment en réalité une couche d’une certaine épaisseur de part et d’autre de ce plan. Or, ce serait un hasard bien heureux, si toutes les planètes avaient commencé à se former juste dans ce plan, au milieu de la couche. Il y a donc place pour une certaine inclinaison des orbites les unes par rapport aux autres, quoique la tendance des particules à limiter le plus possible cet écart ne limite en même temps l’inclinaison entre des bornes très étroites. Il ne faut donc pas s’étonner de ne pas rencontrer ici, pas plus qu’en aucune des œuvres de la nature, une parfaite correction, puisque la grande variété des conditions qui caractérise les actions naturelles ne permet jamais une absolue régularité.

  1. Je ne recherche pas ici si cet espace doit être considéré comme vide dans le sens absolu du mot. Il me suffit de remarquer que toute la matière qui pourrait se rencontrer dans cet espace serait tout à fait impuissante à produire une action appréciable sur les masses en mouvement dont il s’agit.
  2. L’origine des planètes en formation ne doit pas être attribuée à la seule attraction newtonienne. Elle agirait trop lentement et trop faiblement autour d’une particule de si extraordinaire petitesse. Il vaut mieux dire que la première formation dans ce petit espace s’est produite par la réunion de plusieurs éléments, obéissant aux lois ordinaires de la combinaison, jusqu’à ce que les noyaux ainsi formés soient devenus assez gros et l’attraction newtonienne assez puissante pour continuer à les accroître par son action à distance.
  3. Les mouvements exactement circulaires appartiennent seulement aux planètes voisines du Soleil ; car aux grandes distances où se sont formées les dernières planètes ou les comètes, il est aisé de voir que, en même temps que le mouvement de chute de la matière primitive est beaucoup plus lent, l’étendue de l’espace dans lequel elle est répandue est aussi plus grande. Les éléments y prennent donc par eux-mêmes des mouvements déjà différents du mouvement circulaire, et par suite aussi les corps qui en sont formés.
  4. Car les particules venant des régions plus voisines du Soleil et qui possèdent une vitesse de circulation plus grande que celle qui convient au lieu où la planète se forme compensent ce qui manque de vitesse aux particules plus éloignées du Soleil qui s’incorporent à ce même noyau, pour se mouvoir sur un cercle à la distance où est située la planète.