Histoire politique des États-Unis/Tome 1/Appendice

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Charpentier (1p. 521-530).
APPENDICE (A).
(Page 292.)

Je trouve ces principes admirablement résumés dans une lettre de John Adams, lettre qu’il écrivit en 1782 et qu’il imprima en 1787, comme post-scriptum de sa Defense of the Constitutions of Governement of the United-States of America[1]. Cette lettre, où John Adams, avec une finesse digne de Franklin, raille les prétentions de l’abbé de Mably, prouvera combien en Amérique on était plus avancé que nous dans la connaissance et la pratique de la liberté. En France, c’est chose assez commune que de croire au bonheur plus qu’à la sagesse des Américains ou des Anglais ; c’est un défaut qui tient à notre ignorance. Si au lieu d’imaginer des systèmes et de dédaigner l’expérience, comme faisait l’abbé de Mably, nous prenions la peine d’étudier l’histoire et les institutions des autres pays, peut-être ne donnerions-nous pas au monde le triste spectacle d’un peuple toujours ballotté entre l’anarchie et le despotisme, et qui confond l’amour de la liberté avec le goût des révolutions.

Voici la lettre d’Adams et les réflexions qui la précèdent, ces réflexions sont en anglais dans l’original ; mais la lettre même est en français, et j’en ai respecté les défauts.
RÉFLEXIONS DE JOHN ADAMS.

Les gazettes et journaux étrangers ont annoncé au monde entier que les États-Unis d’Amérique s’étaient adressés à M. l’abbé de Mably afin de lui demander ses avis et ses secours pour la formation d’un code de lois. Est-il besoin de dire que c’est là un de ces mensonges comme la postérité en trouvera, de bon compte, quelques millions d’imprimés sur les affaires américaines. M. l’abbé de Mably lui-même a dit, dans ses Observations, que j’avais exprimé le désir de connaître son opinion. Cela est vrai, mais il faut connaître la forme de cette demande, afin que ceux qui attachent à cela quelque importance comprennent en quel sens elle fut faite. À mon arrivée à Paris, en octobre 1782, à l’occasion de la paix, le livre de M. l’abbé de Mably, Sur la manière d’écrire l’histoire, me tomba dans les mains. À la fin de cet ouvrage, il déclare qu’il a l’intention d’écrire l’histoire de la révolution américaine. Ayant rencontré bientôt après l’abbé à dîner chez M. de Chalut le fermier général, mes amis, les abbés de Chalut et Arnowe, qui étaient de la partie, m’apprirent que leur ami se proposait d’écrire l’histoire de la révolution américaine, et me serait fort obligé si je lui communiquais les faits ou les pièces qui seraient à ma disposition. On demanda à M. de Mably quelle partie de la révolution il se proposait d’écrire ? — Toute la révolution. — Quels matériaux il avait recueillis ? — Il présumait que les papiers publics et quelques communications lui fourniraient des renseignements suffisants. J’opposai à cela quelques difficultés, et la conversation s’engagea. Comme on parlait en français, et qu’il se trouvait certaines choses que peut-être je ne comprenais pas parfaitement, ces Messieurs m’invitèrent à la fin à écrire mes idées sur ce sujet. J’écrivis donc peu de jours après à M. l’abbé de Mably la lettre suivante, qu’un ami traduisit en français. Vous verrez par cette lettre que la demande faite à M. de Mably d’écrire sur les affaires d’Amérique n’était qu’une simple politesse, et bien moins une invitation formelle que le regret de le voir s’exposer, en entreprenant une histoire à laquelle il n’était pas préparé.

Nous serons sans doute fort obligé à quiconque en Europe daignera nous faire part de ses idées ; mais en général la théorie des gouvernements est aussi bien entendue en Amérique qu’en Europe, et il s’y trouve un grand nombre d’individus qui comprennent toutes les conditions d’un gouvernement libre infiniment mieux que l’abbé de Mably ou M. Turgot, quels que soient d’ailleurs l’amabilité, la science et l’esprit de ces messieurs.

À M. l’abbé de Mably.

« C’est avec plaisir que j’ai appris votre dessein d’écrire sur la révolution américaine, parce que vos autres écrits, qui sont beaucoup admirés des Américains, contiennent des principes de législation, de politique et de négociation qui sont parfaitement analogues aux leurs ; de sorte que vous ne pourrez guère écrire sur ce sujet sans produire un ouvrage qui servira à l’instruction du public, et surtout à celle de mes concitoyens. Mais j’espère que vous ne m’accuserez pas de présomption, d’affectation ou de singularité, si je hasarde de vous dire que je suis d’opinion qu’il est encore trop tôt pour entreprendre une histoire complète de ce grand événement, et qu’il n’y a personne, ni en Europe, ni en Amérique, qui, jusqu’à présent, soit en état de la faire, et qui ait les matériaux requis ou nécessaires pour cela.

« Pour entreprendre un tel ouvrage, un écrivain devrait diviser l’histoire de l’Amérique en plusieurs périodes :

« 1° Depuis le premier établissement des colonies, en 1600, jusqu’au commencement de leurs brouilleries avec la Grande-Bretagne, en 1761 ;

« 2° Depuis ce commencement (occasionné par un ordre du bureau de Commerce et des Plantations dans la Grande-Bretagne, donné aux officiers de la douane en Amérique, de faire exécuter d’une manière plus rigoureuse les actes du commerce, et d’avoir recours aux cours de justice pour avoir des décrets d’assistance à cette fin) jusqu’au commencement des hostilités, le 19 avril 1775. Pendant cette période de quatorze ans, il n’y eut qu’une guerre de plume ;

« 3° Depuis la bataille de Lexington jusqu’à la signature du traité avec la France, le 6 février 1778. Durant cette période de trois ans, la guerre se fit uniquement entre la Grande-Bretagne et les États-Unis ;

« 4° Depuis le traité avec la France jusqu’aux hostilités avec la Grande-Bretagne et la France premièrement ; puis avec l’Espagne ensuite, jusqu’au développement de la neutralité armée et à la guerre contre la Hollande. Enfin, toutes ces scènes trouvent leur dénoûment dans les négociations de la paix.

« Sans une connaissance distincte de l’histoire des colonies dans la première période, un écrivain se trouvera toujours embarrassé, depuis le commencement de son ouvrage jusqu’à la fin, pour rendre compte des événements et des caractères qui se présenteront à décrire à chaque pas, à mesure qu’il avance vers la seconde, la troisième et la quatrième périodes. Pour acquérir une connaissance suffisante de la première période, il faudrait lire toutes les chartes accordées aux colonies, et les Commissions et Instructions données aux gouverneurs, tous les Codes de loi des différentes colonies (et treize volumes infolio de statuts secs et rebutants qui ne se lisent guère avec plaisir ni en peu de temps), tous les registres de la législature des différentes colonies, que l’on ne trouvera qu’en manuscrit et en voyageant en personne, depuis New-Hampshire jusqu’à la Géorgie ; les registres des Bureaux de commerce et des plantations dans la Grande-Bretagne, depuis leur institution jusqu’à leur dissolution, comme aussi les papiers des bureaux de quelques-unes des secrétaireries d’État.

« Il y a une autre branche de lecture dont l’on ne saurait se dispenser, quand l’on pourrait se passer des autres. Je parle de ces écrits qui ont paru en Amérique de temps à autre ; je ne prétends cependant pas, dans la place où je suis, éloigné de tous les livres et écrits, en faire une exacte énumération. — Les écrits des anciens gouverneurs Winthrop et Winslow, du docteur Mather, M. Prince ; Neal, Histoire de la Nouvelle-Angleterre ; Douglas, Sommaire sur les premières plantations ; l’Amélioration progressive des terres et l’état présent des colonies britanniques ; Hutchinson, Histoire de Massachussetts-Bay ; Smith, Histoire de New-York ; Smith, Histoire de New-Jersey ; les ouvrages de William Penn ; Dummers, défense des chartes de la Nouvelle — Angleterre, l’histoire de Virginie, et plusieurs autres ; tout cela était antérieur à la dispute présente, qui commença en 1761.

« Durant la seconde période, les écrits sont plus nombreux et plus difficiles à se procurer ; il fut alors donné au public des ouvrages de grande importance : dans les débats entre ceux qui furent acteurs dans cette scène en qualité d’écrivains, il en est qui méritent d’être distingués. On compte parmi eux les gouverneurs du roi Pownal, Bernard, Hutchinson ; le lieutenant gouverneur Oliver ; M. Sewal, juge d’amirauté pour Halifax ; Jonathan Mayhew, D. D. James Otis, Oxenbridge, Thatcher ; Samuel Adams ; Josiah Quincy, Joseph Warren, et peut-être les suivants n’ont pas été moins importants qu’aucun des autres, savoir : les écrits de M. Dickinson, de M. Wilson et du docteur Rush, de Philadelphie ; de M. Livingston et de M. Dougal, de New-York ; du colonel Bland et d’Artur Lee, de Virginie, et de plusieurs autres. Les registres de la ville de Boston, et particulièrement d’un comité de correspondance ; du bureau des commissions de la douane ; de la chambre des représentants et du bureau du conseil de Massachussetts-Bay ; en outre, les gazettes de la ville de Boston dans les derniers temps, pour ne pas dire celles de New-York et de Philadelphie, doivent être ramassées et examinées depuis l’an 1760. Tout cela est nécessaire pour écrire avec précision et en détail l’histoire des débats avant que les hostilités eussent commencé, compris la période de l’année 1761 jusqu’au 19 avril 1775.

« Durant les troisième et quatrième périodes, les registres, pamphlets et gazettes des Treize-États doivent être recueillis, ainsi que les journaux du Congrès (dont cependant une partie est encore secrète), et la collection des nouvelles constitutions des divers états, le Remembrancer et le Registre annuel, papiers périodiques publiés en Angleterre. Les affaires de l’Angleterre et de l’Amérique, et le Mercure de France, publié à Paris, et le Politique Hollandais, imprimé à Amsterdam, toute la suite de la correspondance du général Washington avec le congrès, depuis le mois de juillet 1775 jusqu’à ce jour, qui n’a pas encore été publiée, et qui ne le sera pas non plus jusqu’à ce que le congrès l’ait ordonné ou permis ; et permettez-moi de vous dire qu’à moins que cette vaste source soit ouverte, il ne sera guère possible à personne d’entreprendre une histoire de la guerre américaine. Il est encore d’autres écrits d’importance dans les bureaux du comité secret, dans le comité du commerce, dans le comité des affaires étrangères, dans le comité de la trésorerie, dans le comité de la marine, dans le bureau de la guerre (autant qu’il subsiste) et du département de la guerre, de la marine, des finances et des affaires étrangères, depuis leur institution. Il y a aussi des lettres des ministres américains en France, Espagne, Hollande, et d’autres parties de l’Europe.

« La plupart des documents et matériaux étant encore secrets, c’est une démarche prématurée que d’entreprendre une histoire générale de la révolution américaine ; mais l’on ne saurait mettre trop d’activité et de soins à faire la collection des matériaux. Il existe cependant, à la vérité, déjà deux ou trois histoires générales de la guerre et révolution américaines, publiées à Londres, et deux ou trois autres publiées à Paris ; celles en langue anglaise ne sont que des matériaux informes et confus sans discernement, et toutes ces histoires, soit en anglais, soit en français, ne sont autre chose que des monuments de l’ignorance complète de leurs auteurs sur ce sujet.

« Il faudrait la vie entière et la plus longue, à commencer dès l’âge de vingt ans, pour assembler de toutes les nations et de toutes les parties du monde dans lesquelles ils sont déposés, les documents propres à former une histoire complète de la guerre américaine ; parce que c’est proprement l’histoire du genre humain dans toute cette époque. Il faut y réunir l’histoire de France, d’Espagne, de Hollande, d’Angleterre et des Puissances neutres, aussi bien que de l’Amérique. Les matériaux en devraient être assemblés de toutes ces nations, et les documents les plus importants de tous, aussi bien que les caractères des acteurs et les ressorts secrets des actions, sont encore recelés dans les Cabinets et en chiffres.

« Soit que vous, Monsieur, entrepreniez de donner une histoire générale ou simplement des remarques et observations semblables à celles que vous avez données sur les Grecs et les Romains, vous produirez un ouvrage extrêmement intéressant et instructif pour la morale, la politique, la législation, et je me ferais un honneur et un plaisir de vous fournir tous les petits secours qui seront en mon pouvoir pour la facilité de vos recherches. Il m’est impossible de vous dire si le gouvernement de ce pays souhaiterait de voir quelque ouvrage profondément écrit, et par un auteur d’une grande célébrité, en langue française. Il est question d’exposer des principes de gouvernement si différents de ce qu’on trouve en Europe, surtout en France, qu’on ne verrait peut-être pas une entreprise pareille d’un œil indifférent ; c’est cependant une chose dont je ne me crois pas le juge compétent.

« Permettez, Monsieur, que je finisse cette lettre en vous donnant une clef pour toute cette histoire. Il y a une analogie générale dans les gouvernements et les caractères de tous les Treize-États ; mais ce ne fut que lorsque les débats et la guerre commencèrent en Massachussetts-Bay, la principale province de la Nouvelle-Angleterre, que les institutions primitives firent leur premier effet. Quatre de ces institutions devraient être bien étudiées et amplement examinées par quiconque voudrait écrire avec connaissance de cause sur ce sujet ; car elles ont produit un effet décisif, non-seulement dans les premières déterminations des débats, dans les conseils publics, et les premières résolutions de résister par les armes, mais aussi par l’influence qu’elles eurent sur les esprits des autres colonies, en leur donnant l’exemple, d’adopter plus ou moins les mêmes institutions et des mesures semblables.

« Les quatre institutions mentionnées sont :

« 1° Les villes ou districts[2] ;

« 2° Les églises ;

« 3° Les écoles ;

« 4° La milice.

« 1° Les villes sont de certaines étendues de pays, ou districts de territoire, dans lesquels étaient divisés le Massachussetts-Bay, le Connecticut, le New-Hampshire et le Rhode-Island. Chaque ville contient l’une dans l’autre six milles ou deux lieues carrées. Les habitants qui vivent dans ces limites doivent former, en vertu de la loi, des corporations ou corps politiques, et sont investis de certains pouvoirs et privilèges ; comme, par exemple, de réparer les grands chemins, d’entretenir les pauvres, de choisir les élus[3], les constables, les collecteurs des taxes et d’autres officiers, et surtout leurs représentants dans la législature ; comme aussi du droit de s’assembler, toutes les fois qu’ils sont avertis par leurs élus, dans les assemblées de villes, afin de délibérer sur les affaires publiques de la ville, ou de donner des instructions à leurs représentants. Les conséquences de cette institution ont été que, tous les habitants ayant acquis dès leur enfance une habitude de discuter, de délibérer et de juger des affaires publiques, ç’a été dans cette étendue de villes ou districts que les sentiments du peuple se sont formés premièrement, et que leurs résolutions ont été prises, depuis le commencement jusqu’à la fin des débats et de la guerre.

« 2° Les églises sont des sociétés religieuses qui comprennent le peuple entier. Chaque district contient une paroisse et une église. La plupart n’en ont qu’une, et quelques-uns en ont plusieurs. Chaque paroisse a une maison d’assemblée et un ministre entretenu à ses propres dépens. Les constitutions des églises sont extrêmement populaires, et le clergé a peu d’influence ou d’autorité, à l’exception de celles que leur propre piété, leur vertu, leurs lumières leur donnent naturellement. Ils sont choisis par le peuple de leur paroisse et reçoivent leur ordination du clergé voisin. Ils sont tous mariés, ont des familles et vivent avec leurs paroissiens dans une parfaite amitié et intimité. Ils vont voir les malades, exercent la charité envers les pauvres, assistent à tous les mariages et enterrements et prêchent deux fois chaque dimanche ; le moindre reproche fait à leur caractère moral leur fait perdre leur influence et leur nuirait à jamais. De sorte que ce sont des hommes sages, vertueux et pieux. Leurs sentiments sont en général adaptés à ceux du peuple, et ils sont amis jaloux de la liberté.

« 3° Il y a des écoles dans chaque ville ; elles sont établies par une loi expresse de la colonie ; chaque ville consistant en soixante familles est obligée, sous peine d’amende, de maintenir constamment une école et un maître qui enseigne à lire, à écrire, l’arithmétique et les principes des langues latine et grecque. Tous les enfants des habitants, ceux des riches comme des pauvres, ont le droit d’aller dans cette école publique. On y forme les étudiants pour les collèges de Cambridge, de New-Haven, de Warwich et de Darthmouth, et dans ces collèges on élève des maîtres pour ces écoles, des ministres pour l’église, des docteurs en droit et en médecine, et des magistrats et officiers pour le gouvernement du pays.

« 4° La milice comprend tout le peuple. En vertu des lois du pays, chaque habitant mâle entre seize et soixante ans est enrôlé dans une compagnie et régiment de milice complètement pourvu de tous ses officiers. Il est obligé de tenir toujours dans sa maison, et à ses propres dépens, un mousquet en bon ordre, une corne à poudre, une livre de cette poudre, douze pierres à feu, vingt-quatre balles de plomb, une boîte à cartouches et un havre-sac. De sorte que toute la contrée est prête à marcher à sa défense au premier signal. Les compagnies et régiments sont obligés de s’assembler à un certain temps de l’année, sur les ordres de leurs officiers, pour la visitation de leurs armes et munitions, et de faire leurs manœuvres.

« Voilà, Monsieur, une petite esquisse des quatre sources principales de cette sagesse dans les conseils, de cette habileté, de cette bravoure militaire, qui ont produit la révolution américaine, et qui, j’espère, seront saintement conservées comme les fondements de la liberté, du bonheur et de la prospérité du peuple. S’il est d’autres particularités sur lesquelles je puisse vous donner des informations, vous me ferez l’amitié de me le faire savoir. J’ai l’honneur d’être,

1782. John Adams.

fin du premier volume.
  1. Une traduction française de ce livre a été publiée à Paris en 1792, par M. de la Croix, sous le titre de Défense des constitutions américaines, et de la nécessité d’une balance dans les pouvoirs d’un gouvernement libre, par M. John Adams, ci-devant ministre plénipotentiaire des États-Unis près la cour de Londres, et actuellement vice-président des États-Unis. 2 vol. in-8o. La lettre indiquée plus haut figure dans cette traduction comme lettre 50e, t. Ier, p. 504 et suiv.
  2. Ce sont les Townships qu’Adams désigne par ce nom.
  3. Ce sont les Selectmen.