Histoire politique des États-Unis/Tome 1/Leçon 18

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Charpentier (1p. 468-491).
DIX-HUITIÈME LEÇON.
résumé de l’organisation politique et civile des colonies.
2. organisation civile.
Messieurs,

Burke, dans son éloquent résumé, nous a montré comment l’esprit libéral, que les colons avaient apporté de la métropole, s’était développé sur un sol nouveau avec une énergie toute particulière, comme ces plantes qui, transportées sous un ciel favorable, changent d’aspect, de proportion, de durée, et presque de nature. Vous savez avec quelle finesse d’analyse l’orateur anglais a recherché les causes de cette expansion irrésistible de la liberté. L’origine, le gouvernement, la religion, les mœurs, l’éducation, l’éloignement de la métropole, tout, jusqu’à l’esclavage même, concourut dès le premier jour à faire de l’Amérique la nation la plus jalouse de ses droits.

Il nous reste à étudier un autre aspect du génie américain, un aspect qui lui est particulier et qui n’existe point en Angleterre ; c’est l’égalité. L’égalité, qui a passé des mœurs dans les institutions, est, je le répète, ce qui distingue le caractère américain du caractère anglais, et ce qui, malgré la distance, met la société américaine plus près de nous que la société anglaise.

Il y a donc là pour nous une étude du plus haut intérêt.

Toutefois, il y a dans cette étude de certaines difficultés à vaincre pour que nous sentions bien toute l’importance, toute l’influence de ce principe d’égalité. Cette difficulté tient à ce que l’égalité est dans l’air même que nous respirons. Quand on nous expose tout ce qu’a produit la liberté aux États-Unis : l’organisation communale, la séparation de l’Église et de l’État, etc., la différence des institutions nous montre aussitôt combien les Américains ont été plus loin que nous dans la pratique du libre gouvernement. Mais si je vous dis qu’il n’y a en Amérique ni noblesse héréditaire, ni pairie, ni clergé établi, en un mot, nulle aristocratie, et si descendant jusqu’au droit civil, où d’ordinaire l’aristocratie jette ses plus profondes racines, je vous expose la condition des terres en Amérique, la facilité de transmission, la simplicité du droit de succession, toutes institutions qui sont les nôtres, je crains que vous ne saisissiez pas complètement ce qu’il y a de particulier dans la société américaine, ce qui, dès l’origine, la sépare de la société anglaise, la cause, enfin, qui, le jour où l’Amérique a été maîtresse de sa destinée, en a fait nécessairement une république au lieu d’en faire une monarchie constitutionnelle, comme la métropole.

Il faut cependant nous rendre un compte exact du rôle qu’a joué en Amérique le principe d’égalité, et par la même occasion, du rôle qu’il joue dans les sociétés modernes. Pour nos recherches historiques, ce serait les mutiler et les rendre stériles que de ne pas étudier l’un des deux éléments du génie américain. Pour le résultat pratique que nous ne perdons jamais de vue, ce serait une faute que de ne pas saisir toute la portée de ce principe, plus nouveau dans le monde que le principe de liberté.

Ces noms de liberté et d’égalité ont été si souvent associés l’un à l’autre, depuis soixante ans, qu’il nous semble au premier abord qu’ils aient été de tout temps, et nécessairement, inséparables. Il n’en est rien cependant. C’est d’hier seulement qu’est née l’égalité civile et politique. Et quant à être naturellement séparables, il suffit de jeter les yeux autour de soi pour voir des pays où l’égalité est absolue, sans qu’on y connaisse la liberté : tels sont les États despotiques de l’Orient. Il y a au contraire et près de nous un pays où la liberté est plus grande, plus complète qu’en aucun endroit du monde, mais où l’égalité n’existe ni dans les lois ni dans les mœurs. Est-il besoin de nommer l’Angleterre ?

L’Amérique est le premier pays qui, dans les temps modernes, ait essayé d’associer ces deux principes de gouvernement. La France l’a suivie dans cette carrière, mais peut-être n’a-t-elle pas su faire leur juste part à ces deux éléments, et peut-être n’a-t-elle pas assez tempéré par la liberté ce que le principe d’égalité contient de despotisme, quand on l’exagère. Il importe donc, pour nous faire des idées saines à ce sujet, de l’étudier en Amérique, et de constater les résultats qu’il y a donnés.

Constater ces résultats, peut sembler au premier abord chose fort délicate, car la liberté et l’égalité ont assez de points communs, assez d’exigences semblables, pour qu’il soit difficile de faire le départ, et d’attribuer à chacun de ces deux éléments ce qui lui appartient en propre ; par bonheur l’histoire et la comparaison des législations viennent ici à notre secours, L’Angleterre, d’où est sortie l’Amérique, est un pays où le principe d’égalité était certainement chose inconnue au commencement du xviie siècle, car aujourd’hui même il n’y a pas encore pénétré ; d’un autre côté, dès cette époque, c’était un pays où la liberté était florissante. En étudiant l’organisation de l’Angleterre, la condition des personnes et du sol, il nous sera donc possible de constater ce que produit le principe de liberté, sans mélange d’égalité ; le contraste que nous présentera l’Amérique nous fera connaître ensuite comment cet élément nouveau a changé des institutions transportées dans un milieu social tout différent.

Et comme la condition de la société en Angleterre au xviie siècle nous représente assez bien ce qu’était la France vers la même époque, comme sa condition actuelle nous dit aussi, toutes proportions gardées, ce que nous serions si en 1789 on eût fait une réforme au lieu d’une révolution, il y aura pour nous plus d’une leçon dans ce rapprochement des institutions anglaises et américaines. Par exemple, on comprendra mieux comment chez nous la monarchie de la charte, qui s’est tenue trop près des formes anglaises, n’y pouvait donner les fruits qu’elle porte sur un sol tout différent ; on sentira aussi combien la constitution anglaise séduira toujours les amis de la liberté, mais combien elle est insuffisante pour répondre aux désirs, aux besoins d’une nation dont la passion dominante est l’égalité.

Ce sera là un premier essai de législation comparée qui du même coup nous donnera des lumières sur les institutions de l’Angleterre, de l’Amérique et de la France.

Lorsqu’au commencement du xie siècle Guillaume de Normandie fit la conquête de l’Angleterre, il y installa le régime féodal dans toute sa rigueur, et les usages de la Normandie devinrent les lois de la Grande-Bretagne[1]. Ces institutions s’enracinèrent avec d’autant plus d’énergie qu’elles étaient en germe chez les Anglo-Saxons, comme chez tous les peuples de race germanique, et que Guillaume ne fit que donner une forme plus arrêtée à des rapports nécessaires, et qui avant la conquête s’établissaient déjà naturellement.

Ce ne fut pas en effet par caprice, par désir de la toute-puissance que Guillaume établit le régime féodal en Angleterre. Outre qu’à cette époque le droit féodal, suivant la judicieuse observation de Spelman, était le droit public de l’Europe, la crainte d’une révolte des Saxons vaincus, le voisinage dangereux des Gallois et des Écossais, tout rendait nécessaire cette organisation militaire d’une société toujours armée pour attaquer ou pour se défendre.

Mais, et ceci est remarquable, c’est de cette organisation modifiée par le temps, mais toujours reconnaissable, qu’est sortie la constitution anglaise. La société anglaise a conservé l’empreinte féodale plus purement qu’aucune autre. Si donc on ne connaît les premiers traits de la féodalité, si l’on porte dans l’étude des institutions britanniques les idées politiques des modernes, ou les souvenirs de l’antiquité, il sera impossible d’y rien comprendre ; le passé seul peut nous donner le secret de ce que nous admirons.

Au temps féodal la société était une armée campée sur le sol, ayant son chef dans le roi, ses capitaines dans les barons, ses soldats dans les vassaux. La propriété foncière étant alors la seule richesse, et le seul instrument de puissance, ce fut en terres, ou comme on disait, en fiefs, qu’on paya cette armée permanente. Et comme les fonctions étaient héréditaires, ce fut en quelque façon le sol même qui représenta le commandement et le service ; le fief du chevalier dut fournir un soldat, comme le fief du baron dut fournir un capitaine.

C’est ainsi que dès le premier jour il y eut une hiérarchie de personnes, et une hiérarchie de terres correspondante. Un domaine royal, des biens d’églises, des baronnies, des tenures de chevalerie pour défrayer le roi, l’Église, les barons et les chevaliers. Et en descendant plus bas, il y eut des tenures en socage, en bourgage, en villenage, pour l’homme libre qui fendait la terre avec le soc de la charrue, pour le bourgeois qui travaillait dans les villes, pour le misérable serf qui cultivait le champ du seigneur.

L’organisation de la société fut donc à cette époque comme une échelle où chacun eut son degré, où l’on descendait du roi chef suprême à l’évêque ou au baron, du baron au chevalier, du chevalier au franc tenancier, de l’homme libre au vilain. Chacun dépendait d’un supérieur ; mais, d’une dépendance réglée de bonne heure, relevée souvent par la noblesse du service exigé, et qui (si l’on met les vilains de côté) n’était rien moins qu’une dépendance servile.

Quand je dis que, dans l’organisation féodale, chaque homme avait sa case et son rang, prenez garde de confondre ce régime avec les castes d’Orient. Dans l’Inde la condition de l’individu est fatalement fixée par sa naissance ; son origine le condamne à la plus obscure ou l’élève à la plus haute destinée ; mais dans le système féodal il en était autrement. Quel que fût le désavantage de la naissance, on n’était pas nécessairement parqué dans la condition où le ciel vous avait fait naître. La terre était immobilisée, l’homme ne l’était pas. La société féodale était une échelle mobile où chacun pouvait s’élever jusqu’au plus haut degré ; rien n’empêchait qu’un paysan ne devînt évêque, ou un soldat chevalier ; seulement, à chaque échelon, le parvenu trouvait une nouvelle condition sociale, condition nettement déterminée, ayant ses droits et ses devoirs particuliers, ses privilèges et ses obligations.

Ainsi, à la différence de notre société où tous les individus sont considérés comme égaux, la société féodale était comme une fédération de communautés différentes et superposées les unes aux autres ; chacune ayant son organisation, ses lois, ses magistrats.

Le baron, par exemple, dépendait du roi, il lui devait foi, hommage et conseil ; mais son service était réglé par la loi, et s’il était accusé, il ne pouvait être jugé que par ses pairs.

Le chevalier dépendait du baron, comme le baron dépendait du roi ; le vilain, aussi jugé par ses pairs, suivait la coutume du manoir ; l’Église, l’Université, les communes étaient autant de corporations libres, mais relevant du roi ou quelquefois des barons, et elles avaient également leurs lois et leurs privilèges.

En un mot, tandis qu’aujourd’hui nous poursuivons partout et à tout prix l’unité dans la condition sociale et dans les institutions, à cette époque tout était variété et diversité. Non-seulement toutes ces corporations avaient une organisation différente ; mais dans la même catégorie, deux villes, par exemple, n’avaient pas toujours les mêmes privilèges, et dans une même ville on rencontrait une foule de corporations industrielles ou commerçantes dont chacune avait ses libertés particulières.

Rien de plus divers que toutes ces coutumes, tous ces usages, et c’est pour cela, je le dis en passant, que tous les systèmes, tous les régimes ont eu leur justification ou leur condamnation dans le moyen âge ; on y trouve tout, mais à l’état de mélange et de confusion.

Dans un tel régime où chercher l’égalité ? Personne n’en avait le désir, ni même l’idée. Comment l’eût-on conciliée avec l’idée de hiérarchie, et surtout de hiérarchie héréditaire ? Le beau idéal ce n’était point une société uniforme, mais au contraire une société si bien ordonnée que chacun y trouvât sa place suivant sa naissance, ses services et ses mérites, quelque chose comme la hiérarchie ecclésiastique, image elle-même de la hiérarchie céleste. C’est le contraire de l’égalité.

Toutefois, ne concluons pas de là que dans le régime féodal il n’y eût point de place pour la liberté ; ce serait le juger avec les préventions de nos pères, préventions justes à une époque où de ce régime ne subsistaient plus que les abus, mais injustes quand on étudie le système féodal du xiiie siècle, c’est-à-dire le régime d’une société qui réclamait une semblable organisation.

Sans doute la liberté d’alors ne ressemblait pas à ce que nous appelons aujourd’hui de ce nom ; il lui manquait ce caractère de généralité qui pour nous lui est essentiel ; il n’y avait pas une liberté, mais des libertés, le mot dit tout ; la liberté était un privilège ; mais pour n’être pas aussi répandue qu’à présent elle n’en existait pas moins, et même j’oserais dire, en empruntant une des fines observations de Burke, qu’elle était d’autant plus grande pour les uns qu’elle était fondée sur l’asservissement des autres.

Rien de plus libre et de plus indépendant, par exemple, que ces grands barons qui formaient le conseil du roi, et ne pouvaient être jugés que par leurs pairs. Rien de plus indépendant que ces chevaliers dont le service était nettement déterminé par l’hommage, soldats volontaires qui pouvaient toujours répudier l’obéissance en renonçant au fief.

Et même, en descendant plus bas, il faut bien se dire que cette organisation étroite des corporations donnait au plus humble des individus des garanties qu’un bourgeois isolé, sans appui et sans défense, ne trouvait point sous François Ier ou sous Louis XIV. Ce n’était pas chose aisée que de molester le bourgeois d’une ville de commune, le clerc admis dans l’Université, le moine ou le prêtre sous la protection de l’abbé ou de l’évêque : à l’instant en effet se dressait devant l’oppresseur une corporation blessée dans ses privilèges, et avec laquelle il fallait compter. Les plaintes perpétuelles de l’Université contre le prévôt de Paris à cause des étudiants, prouvent assez combien ce grand corps était jaloux de ses droits.

Ainsi cette organisation qui nous surprend par son caractère étrange n’était rien moins qu’un despotisme ; au contraire, la liberté y était en mille endroits, cachée, il est vrai ; sous le nom de privilège. Pour enseigner, par exemple, il fallait appartenir à l’Université ; mais dans l’Université régnait la liberté la plus complète. Tout docteur pouvait faire un cours, et l’organisation qui fait aujourd’hui la prospérité des Universités d’Allemagne n’est qu’un emprunt des règlements de l’Université modèle de Paris, avant que Louis XIV n’eût confisqué la liberté d’enseignement après tant d’autres.

Également la liberté de la parole n’existait guère que dans l’Église ; mais là elle était complète, et rien n’égale la hardiesse des évêques et des moines du temps.

Pour être quelque chose dans la commune, il fallait appartenir à une corporation ; mais une fois bourgeois on n’avait point de supérieur, et la commune était une république souveraine qui s’administrait par elle-même.

Enfin, s’il faut juger une époque par ses œuvres, n’oublions pas que nous devons à la féodalité le jury et le gouvernement représentatif. Rien de pareil n’est sorti d’une société dégradée par le despotisme.

Le jury se trouve chez les Grecs et chez les Romains, car en tout pays libre on a senti que pour éviter l’oppression il fallait remettre la justice criminelle aux mains des citoyens ; mais c’est au moyen âge que nous devons l’idée du jugement par les pairs ; c’était une conséquence de la hiérarchie de la société. Chaque condition, barons, chevaliers, bourgeois ou vilains, avait ses pairs, et on ne voulait point d’autres juges. Les prendre plus bas eût été un déshonneur ; les prendre plus haut eût été un danger. La liberté trouvait son compte à cette institution.

Quant au gouvernement représentatif, il est visible qu’il est sorti du régime féodal. L’idée de représentation était inconnue aux républiques de Grèce et d’Italie. À Rome, on avait trouvé dans l’organisation des centuries un moyen très-ingénieux de régler la puissance électorale, en tenant compte de la fortune et de l’âge ; mais on n’y a jamais connu ces délégations du pouvoir qui nous sont familières. La représentation ne pouvait sortir que d’un régime où des corporations souveraines envoyaient des fondés de pouvoir comme mandataires des intérêts de la communauté. C’est à ce titre que paraissaient les évêques et les abbés dans les conciles. C’est à leur imitation que se formèrent les états généraux en France et le parlement en Angleterre. Nos trois États sont l’expression d’une société hiérarchique, où les serfs ne sont point encore admis. Le parlement anglais offre le même spectacle, sinon qu’avec plus de fidélité aux idées féodales, prélats et barons sont confondus dans un même conseil pour assister le roi.

Le système féodal avait, nous l’avons dit, hiérarchisé les terres non moins que les personnes ; il avait immobilisé la richesse et la puissance ; aussi la hiérarchie survécut-elle aux causes qui l’avaient amenée, et quand la féodalité n’eut plus de raison d’exister comme institution militaire, se transforma-t-elle en aristocratie.

Peu à peu la terre noble fut délivrée des charges militaires qui pesaient sur elle, et pour l’Angleterre cette réforme eut lieu sous Charles II ; mais le sol conserva ses privilèges, et garda la suprême influence dans l’État. Le gouvernement n’en fut pas moins un monopole entre les mains des nobles, de l’Église et des autres grands propriétaires ; le règne de l’aristocratie terrienne remplaça l’empire de la chevalerie.

Il resta donc à la société anglaise un caractère hiérarchique, qui excluait l’égalité, et au moment où se fit l’émigration d’Amérique, les privilèges de la noblesse et du clergé, la différence du bourgeois et du vilain, moins sensibles qu’autrefois, étaient cependant loin d’être effacés. Si ces distinctions ne reparurent pas en Amérique, c’est qu’elles trouvèrent sur ce sol nouveau une résistance qu’elles ne purent surmonter et dont nous chercherons plus loin les causes.

Dans la métropole, cette féodalité civile fut si peu atteinte par la révolution qu’elle y subsiste encore, bien qu’affaiblie, et c’est assurément un spectacle étrange que le peuple de l’Europe le plus libre par ses lois et son génie soit en même temps celui où l’idée de hiérarchie ait le plus de force, où l’idée d’égalité ait le moins de faveur dans l’opinion.

Ne croyez pas, en effet, que les idées de 1789, si populaires chez nous, soient reçues à Londres comme des axiomes qui ne souffrent point de discussion ; de l’autre côté du canal on n’admet point que l’égalité soit une des bases de la société. Tout au contraire, des institutions qui nous semblent mauvaises, le droit d’aînesse, par exemple, et la concentration du sol, sont défendues par les économistes aussi bien que par les hommes d’État. Et leur grand argument, c’est d’opposer à l’agriculture florissante de l’Angleterre la culture moins productive de la France, causée, suivant eux, par la mobilisation et l’endettement du sol, par l’absence de capitaux, en d’autres termes par l’égalité de nos lois de succession.

Au fond, dans l’école anglaise, l’égalité est considérée comme un principe destructeur de la liberté, car, suivant les politiques d’outre-Manche, la liberté vit d’ordre, et il n’y a pas d’ordre sans hiérarchie. Les plus modérés en sont aux principes que Milton met dans la bouche de Satan passant la revue de l’armée infernale :

« Fils du ciel, sinon tous égaux, du moins tous libres, tous également libres, car les ordres et les degrés ne jurent point avec la liberté, mais tout au contraire s’accordent avec elle[2]. »

Pascal s’indignait qu’une montagne changeât les idées de justice : vérité au deçà des Pyrénées, disait-il, erreur au delà ; vous voyez qu’un bras de mer ébranle les principes politiques que nous croyons les plus sûrs.

D’où vient cela ? interrogeons l’histoire, elle nous donnera le mot de cette énigme.

Quand Hugues Capet se fit couronner, c’était le seigneur d’un grand fief, mais le reste de la France appartenait à une foule de barons libres, indépendants, toujours en guerre ou en pillage. Il fallait une force supérieure pour imposer silence à ces passions brutales, pour arrêter le morcellement de la société et du pouvoir ; cette force fut la monarchie. Aussi, dès le premier jour, dans les villes comme dans les campagnes, y eut-il union du peuple et du roi pour débarrasser le pays de cette noblesse qui l’opprimait. À l’aide du droit romain, des légistes et des parlements, la royauté abattit l’aristocratie, et nous conduisit à l’égalité par le chemin du despotisme. C’est ainsi que la monarchie a été populaire en France, tandis que la féodalité y est restée odieuse, car nous en avons surtout connu les abus, sans compter qu’elle a été calomniée comme tous les partis vaincus.

L’Angleterre n’a jamais formé qu’un seul fief. Dès le jour de la conquête le roi a été tout-puissant, sans rivaux, le supérieur hiérarchique avoué de tous. C’est lui qui a pesé sur le peuple et sur les barons. De cette oppression est sortie l’association des nobles et des communes, qui arracha au roi Jean la grande charte, fonda le gouvernement parlementaire, et plus tard obtint des Stuarts l’habeas corpus, et du prince d’Orange la pétition des droits.

Loin donc qu’en Angleterre la noblesse féodale ait été l’ennemie des communes, elle a identifié sa cause avec la leur ; elle a joué le rôle qu’en France a pris la royauté. Elle a respecté, protégé les privilèges de toutes les corporations ; elle n’a été, elle n’a voulu être que la première corporation du royaume. Sous le roi Jean comme sous le roi Jacques II, il y a eu une espèce d’assurance mutuelle entre tous les corps de l’État, qui a maintenu la hiérarchie féodale, et qui a attaché l’opinion à ces formes antiques sous lesquelles se développait l’esprit de liberté.

C’est ainsi que Parlement, Église, Universités, Communes, Corporations, ont conservé leurs anciens privilèges, autant du moins que ces privilèges étaient compatibles avec l’esprit nouveau.

Voilà pourquoi les Anglais ne connaissent la liberté que sous ces formes protectrices dont ils vénèrent l’antiquité et ne la comprennent pas sous cette forme philosophique, absolue, universelle, qui est la nôtre. Ne leur parlez pas de principes généraux bons pour toute nation ; ils tiennent aux libertés anglaises, et n’en veulent point d’autres. Il est peu de pays où l’on s’occupe moins des droits de l’homme et du citoyen, il n’en est pas où chacun connaisse mieux et défende avec plus d’ardeur les droits de sa classe et de son parti.

Allez à Londres, vous serez stupéfait de ce respect pour des usages gothiques et presque ridicules. Une porte isole encore la cité du reste de la ville. Le lord maire a l’entourage et les prérogatives d’un souverain ; l’Église, les tribunaux, les corporations vous étonneront par leur singulier attachement aux formes antiques ; c’est à se croire de quatre siècles en arrière ; mais ne vous pressez pas de juger ; pénétrez le fond des choses, et vous verrez que sous ce masque est cachée la liberté ; non pas la liberté abstraite telle que nous l’entendons, mais la liberté concrète, celle de la ville, de la corporation, de l’individu, c’est-à-dire la liberté sous sa forme la plus facile à saisir comme à défendre.

C’est ainsi que l’aristocratie a sauvé ses privilèges en les confondant avec ceux des corporations, c’est-à-dire de la nation presque tout entière. Elle les maintient non moins sûrement en ouvrant son sein à quiconque s’élève par son mérite.

C’était là du reste le véritable esprit féodal, le premier besoin d’un temps où l’œuvre de chaque jour était la guerre. Duguesclin n’était qu’un petit gentilhomme, et je me souviens d’avoir lu dans Froissard un chapitre où il est conté naïvement comment le chef d’une compagnie de brigands devint chevalier banneret. Ce que nous nommons le préjugé nobiliaire, cet esprit d’exclusion, qui repousse un homme de talent par cela seul qu’il ne doit son illustration qu’à lui-même, qui marchande à Catinat le cordon bleu, à moins que le général ne fasse preuve de noblesse en se parjurant, cet esprit qui fut si fatal à la noblesse française, en conjurant l’opinion contre elle, a toujours été étranger aux lords d’Angleterre. Nous les avons vus accepter pour chefs des hommes sans aïeux ou de noblesse toute récente, Wellington, un Irlandais, Canning, fils d’une actrice, Brougham, un avocat, Robert Peel, le fils d’un filateur.

Cette façon libérale, éclairée, d’entendre le privilège, a fait de tout temps la gloire et la force de l’aristocratie anglaise ; en tout temps on est arrivé par l’Eglise, par l’Université, l’armée, le barreau, les charges municipales ; c’est la politique même qu’on suivait à Rome quand on admettait dans le sénat tout magistrat élu par le peuple, quand on donnait le droit de cité à tout allié latin qui, dans sa commune, avait rempli des fonctions municipales.

C’est ainsi que d’un ennemi on se faisait un ami, et une force d’un danger.

Faut-il s’étonner si cet arbre qui chaque jour va puiser dans le sol une sève nouvelle conserve toute sa majesté et toute sa grandeur ? Faut-il s’étonner que l’aristocratie soit respectée par un peuple qui ne connaît point une gloire nationale en dehors de sa noblesse ?

Enfin, une dernière raison qui explique comment l’aristocratie n’a rien perdu de sa puissance, c’est qu’elle a immobilisé la terre entre ses mains, et à la terre sont attachés des privilèges considérables : le patronage ecclésiastique, la justice, l’administration.

L’Église, la noblesse et la gentry, c’est-à-dire un nombre limité de gentilshommes, possèdent le sol de l’Angleterre, et la loi est calculée pour que l’héritage ne sorte pas de leurs mains et passe à leur postérité.

Le monopole de la terre est ce qui constitue la véritable force de l’aristocratie anglaise. C’est le plus sérieux obstacle au règne de l’égalité. Grâce au droit d’aînesse, le sol ne se divise plus ; grâce aux substitutions il s’accumule dans les mêmes familles, si bien que chaque jour la concentration augmente et le nombre des propriétaires diminue.

Avant la révolution française, on comptait deux cent cinquante-six mille propriétaires en Angleterre et dans le pays de Galles, et ce nombre, déjà fort exigu à le comparer au reste de l’Europe, était réduit, en 1816, à trente-deux mille, parmi lesquels il y avait plus de six mille corporations. En 1831 il y avait une diminution notable et qui depuis lors ne s’est point arrêtée ; c’est une conséquence forcée de l’immobilisation. Devant la formation de ces grands domaines, le petit propriétaire disparaît ; le fermier n’est plus qu’un entrepreneur d’industrie, qui dépend tout à fait du maître du sol ; le laboureur qui en France tend à devenir propriétaire, n’est de l’autre côté de la Manche qu’un mercenaire, comme l’ouvrier de manufactures ; la propriété qui chez nous émancipe l’homme des champs, là bas lui est inaccessible, et ce ne sont point quelques misérables économies de caisse d’épargne qui lui permettront jamais d’atteindre à ces domaines que chaque jour retire du commerce et substitue au profit de quelques familles qui grandissent. C’est ainsi qu’en dehors des villes toute l’influence est entre les mains d’un petit nombre de propriétaires fonciers.

Le progrès toujours croissant de l’industrie, la multiplication rapide de la fortune mobilière trompent sur le caractère dangereux de ce régime qui perdit la société romaine ; et il est juste de reconnaître que le péril n’est pas le même aujourd’hui. En temps de paix, sous un gouvernement libre et régulier, dans une société qui travaille, la propriété mobilière est sinon aussi durable, du moins aussi sûre que la propriété foncière ; la terre n’est plus qu’une richesse particulière dont le monopole n’empêche point la diffusion des autres richesses. Le flot des valeurs mobilières, en montant tous les jours, réduit de plus en plus l’importance du sol ; l’agriculture se confond avec l’industrie, et on peut croire que dans une situation toute nouvelle on n’a rien à craindre des malheurs d’autrefois.

Ce n’est pas l’instant de discuter les conséquences économiques et politiques de ce système ; je le crois mauvais. On détruit ainsi cette classe de laboureurs propriétaires, qui, au moyen âge, a fait la force de l’Angleterre, et qu’on a toujours considérée comme le nerf de l’État. La morale publique est atteinte par cette constitution artificielle d’une classe de gens forcément riche, à qui ses vertus et ses alliances profitent toujours, à qui ses fautes ne nuisent jamais. C’est une mauvaise chose qu’un monopole ; mais il est doublement fatal quand il place l’influence et le pouvoir autre part qu’entre les mains de l’homme parvenu par son travail et sa capacité.

Mais, je le répète, je n’entends point juger, en ce moment, un système consacré par le respect et la prospérité d’une grande nation ; ce que j’ai voulu montrer par l’exemple de l’Angleterre, c’est comment l’égalité n’est pas une condition essentielle de la liberté, car tout au contraire, de l’autre côté de la Manche, on trouve réunies l’extrême liberté près de l’extrême inégalité.

Comprenez maintenant pourquoi l’Angleterre prête aux jugements les plus divers, suivant le point de vue où se place celui qui l’étudie.

Cherche-t-on ce qu’a donné le principe de la liberté ; on trouve un pays admirable. Il n’en est point où la liberté des personnes soit mieux garantie contre le pouvoir et plus ménagée par l’autorité ; il n’en est point où le respect de la propriété soit plus grand. Le citoyen anglais est plus libre que le citoyen français, et sa personne et ses biens sont mieux protégés qu’en Amérique. On pourrait dire que l’extrême inégalité y fortifie la liberté de toute l’énergie du privilège.

Mais si c’est l’égalité qu’on cherche en Angleterre, le spectacle change, et c’est à se croire retombé en pleine féodalité. L’égalité, elle n’est nulle part. Dans la société comme dans l’État, dans les mœurs comme dans les lois, tout est classé, tout est placé par échelons comme au temps des croisades. Ouvrez un journal : la noblesse y tient une place à part : ses mariages, ses naissances, sont un événement public. On y tient compte de ses fêtes et de ses réceptions. Depuis deux siècles, en Europe comme en Amérique, tout a été vers l’égalité ; mais il semble qu’en Angleterre tout soit immobile, et que ni la noblesse, ni l’Église n’aient perdu un de leurs privilèges. Les apparences (car je crois qu’il n’y a que les apparences) sont restées les mêmes. Rien n’a marché que la liberté.

Nous avons vu une société libre, fondée sur l’inégalité, et qui fait de cette inégalité même une condition de la liberté. En Angleterre, et ailleurs, on s’appuie de la triste expérience de nos révolutions pour démontrer l’impossibilité du système que nous poursuivons. Heureusement, l’Amérique nous prouvera que l’égalité peut se développer au grand avantage de tous, sans que la liberté en souffre. Un tel exemple est fait pour ranimer notre courage, et nous donner une foi nouvelle dans les principes que nos pères ont proclamés.


  1. Dans cet exposé j’ai suivi l’excellent travail de M. Guizot : Des causes de l’établissement du gouvernement représentatif en Angleterre ; Essais sur l’Histoire de France, sixième Essai.
  2. And if not equall all, yet free,
    Equally free, for orders and degrees
    Jar not with liberly, but well consist.

    (Parad. lost, book V.)