Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 20

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Charpentier (2p. 420-445).
VINGTIÈME LEÇON
paix de 1783. — retraite de washington.

L’ouverture du Parlement avait été fixée au 27 novembre 1781, avant qu’on eût appris la reddition de Cornwallis. Après cette nouvelle, il fallut refaire le discours du trône ; le roi déclara : « Qu’il manquerait à ses devoirs comme souverain d’un peuple libre si, par amour personnel de la paix, ou par égard au soulagement momentané du pays, il sacrifiait ces droits essentiels, ces intérêts permanents, d’où dépendaient, dans l’avenir, la force et la sécurité du pays[1]. » Il concluait donc à des efforts vigoureux, animés, unis[2].

Ce langage décidé trouva des échos dans le Parlement ; mais il y eut aussi une opposition déclarée dans les Chambres. Aux communes, Fox fut d’une amertume extrême. Il accusa le ministère de folie et de trahison, et finit en disant : « Qu’il ne dirait pas qu’il croyait que les ministres étaient à la solde de la France ; il ne lui était pas possible de prouver le fait ; mais il se hasarderait à dire qu’ils méritaient d’être payés par l’ennemi[3]. »

Lord North repoussa avec dédain cette injure gratuite. « Il nous est arrivé, dit-il, un désastre en Virginie ; faut-il donc nous coucher à terre et mourir ? Non, ce malheur doit nous pousser à l’action ; unis, nous pouvons tout sauver ; en nous abandonnant au désespoir, tout est perdu. » Fox l’avait menacé d’une accusation et de l’échafaud, cela ne l’effrayait guère ; il maintiendrait jusqu’au bout les droits et l’autorité législative du Parlement. La guerre d’Amérique était malheureuse, elle n’était pas injuste.

Burke fit une réponse pleine d’ironie et de passion. Les paroles du ministre, dit-il, lui avaient glacé le sang, et troublé l’âme. »

« Grand Dieu, s’écria-t-il, nous parlera-t-on encore des droits pour lesquels nous avons fait la guerre ? Oh ! les droits excellents ! oh ! les droits précieux ! Précieux sans doute, car ils nous coûtent assez cher ! précieux, car l’Angleterre les a payés de la perte de treize colonies, de quatre îles, de cent mille hommes, de 1 750 millions. Oh ! les droits merveilleux, qui ont fait perdre à la Grande-Bretagne l’empire des mers, cette grande et solide supériorité qui faisait plier le monde devant nous ! Droits inestimables, qui nous ont ôté notre rang parmi les nations, notre importance au dehors, notre bonheur au dedans ; qui ont ruiné notre industrie, notre commerce et notre navigation ; qui du plus florissant empire ont fait la puissance la plus réduite et la moins enviable de l’univers ! Droits merveilleux, qui nous prendront bientôt le peu qui nous reste.

« Nous avions droit de taxer l’Amérique, dit le noble lord, et parce que nous avions ce droit, il fallait l’exercer… Pauvres gens infatués d’eux-mêmes ! pauvre pays ruiné ! Ne savez-vous pas que le droit ne signifie rien sans la puissance qui l’applique. Un droit qui ne peut s’exercer, qu’est-ce autre chose qu’un mot vide de sens ? — Bon, dit un sot, fier de sa prérogative sur les bêtes des champs, il y a une laine excellente sur le dos de ce loup ; il faut donc le tondre. — Quoi ! tondre un loup ! — Oui. — Mais s’y prêtera-t-il ? avez-vous réfléchi à la peine ? comment prendrez-vous cette laine ? — Non, je n’ai réfléchi à rien, je ne connais et ne veux connaître que mon droit ; un loup est un animal qui porte de la laine ; tous les animaux à laine doivent être tondus ; je tondrai ce loup[4]. »

Que de beaux parleurs dans nos assemblées qui tondent, ou plutôt qui veulent tondre le loup !

L’adresse au roi fut votée par 218 voix, l’amendement n’en réunit que 129, et cependant on sentait que tout était fini.

L’opinion grandissait au dehors ; la question fut reprise le 12 décembre, le 4 janvier 1782, et enfin le 22 février. Cette fois, c’était le général Conway, un vieil ami de l’Amérique, qui proposait une adresse à Sa Majesté afin que la guerre sur le continent de l’Amérique du Nord ne fût pas plus longtemps continuée pour poursuivre la fin impossible de réduire à l’obéissance les habitants de ce pays[5]. Barré revint aussi à la charge, et ne craignit pas d’appeler lord North le fléau de son pays.

L’adresse fut appuyée par 193 voix, repoussée par 194 ; ce sont de ces défaites qui sont des victoires ; le 27, Corrway représentait une motion semblable sous une forme modifiée ; elle était adoptée par 234 voix contre 215.

Le roi répondit : « Qu’il tiendrait compte de cet avis, et qu’il prendrait les mesures nécessaires pour rétablir l’harmonie entre la Grande-Bretagne et les colonies révoltées. » On remercia le roi ; mais cette réponse ambiguë ne satisfaisait pas l’opposition, et le 4 mars, le général Conway présenta une nouvelle résolution, conçue dans le langage le plus énergique. « La Chambre, y était-il dit, regardera comme ennemis de Sa Majesté et du pays quiconque conseillera ou essayera de continuer la guerre offensive en Amérique, afin de réduire les colonies par la force. »

Lord North déclara la motion inutile, mais n’osa pas s’opposer au vote. Rigby, un bravo de tribune, un de ces hommes qui font du pouvoir un marché, attaqua l’opposition avec une chaleur intéressée ; le jeune Pitt lui répondit sèchement que la nation était lasse de le payer. « Vraiment ? répondit l’impudent. Pour moi, je ne suis point las de recevoir un traitement ; mais je voudrais que mon adversaire me prouvât qu’on est l’auteur de notre ruine parce qu’on reçoit les émoluments de sa fonction. »

L’adresse fut votée ; c’était la fin de la guerre. Le Parlement l’avait commencée, en février 1775, par une adresse au roi ; il la terminait, en février 1782, par une adresse en sens contraire. Sept ans l’avaient éclairé sur sa folie. Heureux les pays où des Parlements peuvent reconnaître leur faute : un roi ne cède pas ; l’amour-propre est en jeu ; on peut être sûr que George III eût été jusqu’au bout, au risque de ruiner son peuple. À ce moment même, il songeait à se retirer à Hanovre, plutôt que de s’humilier devant le Parlement[6].

Le 20 mars 1782 lord North prit sa retraite, avec cette même bonne humeur qui ne l’avait jamais abandonné, et qui prouve chez lui, sous la lourdeur de son corps, une incurable légèreté d’esprit.

Quand il se présenta à la Chambre en habit de cour, lord Surrey se leva en même temps que lui pour parler ; personne ne voulant céder la parole, Fox proposa que lord Surrey parlât le premier. Lord North, avec sa présence d’esprit ordinaire, dit aussitôt : « Je demande la parole pour combattre cette motion, » et la raison qu’il en donna, c’est qu’il n’était plus ministre, et qu’il n’y avait plus d’opposition. Il remercia la Chambre de sa bonté, de son indulgence, et, ajouta-t-il, de sa longue patience.

La séance fut aussitôt levée ; c’était une nuit froide, la neige tombait ; la plupart des membres avaient renvoyé leurs voitures, comptant sur une longue séance. Lord North avait gardé la sienne, par de bonnes raisons. Il passa devant ses ennemis grelottants : « Messieurs, leur dit-il, vous voyez l’avantage d’être dans le secret ; bonsoir ! » Et il rentra tranquillement chez lui, sans aucune émotion.

Cette placidité ne se démentit pas ; et quelques jours plus tard, lorsque la Gazette de la cour annonça qu’il avait plu au roi d’appeler auprès de lui un nouveau ministère, ministère pris parmi les gens que George aimait le moins, lord North dit plaisamment : « On m’a reproché avec injures de mentir dans les gazettes ; mais il y a plus de mensonges dans celle-là qu’il n’y en eut jamais dans toutes les miennes. Hier, il a plu à Sa Majesté de nommer le marquis de Rockingham, M. Charles Fox et le duc de Richmond ! »

Lord North était de ces esprits médiocres qui perdent gaiement les empires. Sa bonhomie l’excuse ; mais elle n’excuse pas un pays qui souffre à sa tête une pareille incapacité.

En acceptant le ministère, lord Rockingham avait stipulé qu’on reconnaîtrait l’indépendance des colonies ; mais ce ne fut pas lui qui fit ce grand acte ; il tomba malade le 3 juin 1782 et mourut le 1er  juillet, au moment où l’on recevait en Europe la nouvelle d’une grande victoire navale remportée dans les Antilles par l’amiral Rodney sur la flotte française. C’était la défaite de la plus belle flotte que la France eût jamais mise à la mer ; la Ville-de-Paris, le plus beau vaisseau du dernier siècle, construit et offert à Louis XVI par Paris, avait été pris, et l’amiral, le comte de Grasse, avait été obligé d’amener son pavillon et de se rendre prisonnier. Il n’y avait plus que trois personnes sur le pont qui ne fussent pas blessées, et de Grasse était une des trois.

Mais cette victoire brillante, et qui consolait l’amour-propre anglais, n’était après tout qu’une de ces fortunes de guerre qui ne tranchent pas la question[7]. De notre côté, au mois de février, le duc de Crillon avait pris Minorque, et chassé les Anglais du meilleur port de la Méditerranée.

Enfin, le 22 avril, John Adams avait été reconnu comme ministre plénipotentiaire par les Pays-Bas. On allait donc avoir devant soi un nouvel ennemi qui n’était pas à dédaigner.

C’est ce que comprit le successeur du marquis de Rockingham, lord Shelburne. Lui aussi avait été opposé à l’indépendance américaine ; il avait déclaré autrefois en beau langage que le jour où l’indépendance des colonies serait reconnue, le soleil de l’Angleterre s’éclipserait à l’horizon ; mais, en prenant le ministère, il déclara qu’il s’était réveillé du rêve de la domination britannique ; et que, si son opinion n’était pas changée, il voulait cependant préparer un tel crépuscule que le soleil de l’Angleterre pût se lever de nouveau[8].

Aussi, dès son entrée au ministère, envoya-t-il à Paris M. Oswald et M. Fitzherbert, connu plus tard sous le nom de lord Sainte-Hélène. C’est à Franklin qu’on s’adressa pour traiter ; le docteur s’adjoignit M. Jay, M. Adams, qui vint de Hollande, et M. Laurens, longtemps prisonnier à la Tour de Londres, mais que le gouvernement anglais venait d’en faire sortir.

L’histoire de cette négociation a pour nous peu d’intérêt. Retardée par une grave maladie de Franklin et par quelques difficultés, notamment par la reconnaissance des droits des loyalistes que Franklin éluda adroitement, elle se termina par un traité avec les commissaires américains, qui fut signé le 30 novembre 1782.

Le premier article reconnaissait l’indépendance des treize colonies ; le second leur accordait des frontières avantageuses ; l’Angleterre cédait ces vastes solitudes de l’Ouest qu’il lui était difficile de coloniser par le Canada, et qui allaient devenir le siège d’un grand empire. On promettait également la libre navigation du Mississipi, depuis sa source jusqu’à l’Océan. Enfin, la question des pêcheries était réglée à la satisfaction des deux parties.

Ce traité, qui n’était que provisoire, puisque la France n’y figurait point, et que les Américains s’étaient engagés à ne pas faire la paix sans leur alliée, fut annoncé au Parlement par le roi, le 5 décembre 1782. George III prononça ces paroles mémorables :

« En consentant à la séparation de ces provinces, j’ai sacrifié toute considération personnelle aux vœux de mon peuple. Du fond du cœur je prie le Dieu tout-puissant que la Grande-Bretagne ne ressente pas les maux qui peuvent sortir d’un si grand démembrement de l’empire, et que l’Amérique soit affranchie des calamités qui nous ont prouvé autrefois combien la monarchie était essentielle à la jouissance de la liberté constitutionnelle. La religion, le langage, l’intérêt, les affections établiront, je l’espère, un lien d’union perpétuelle entre les deux pays. Pour en arriver là, on peut compter sur mes soins et ma bonne volonté[9]. »

Le 20 janvier 1783, les préliminaires de paix furent signés à Versailles, par le comte de Vergennes pour la France, le comte d’Aranda pour l’Espagne, M. Fitzherbert pour l’Angleterre.

La France améliorait son droit aux pêcheries de Terre-Neuve par la cession qu’on lui faisait des îles Saint-Pierre et Miquelon ; elle recouvrait le Sénégal et l’île de Gorée, et enfin faisait disparaître le honteux article du traité d’Utrecht, qui défendait de fortifier Dunkerque et y établissait un commissaire anglais. Dunkerque avait été la terreur de l’Angleterre aussi longtemps qu’on ne construisait que des navires de petite dimension ; le changement de la marine ne lui laissait plus qu’une importance secondaire.

L’Espagne reprenait Minorque et les Florides, qu’elle devait plus tard vendre aux États-Unis ; la Hollande reprenait ses possessions et rendait ses conquêtes.

Le traité était une humiliation pour l’Angleterre ; mais sa situation était, mauvaise ; sa flotte tout entière était partie au secours de Gibraltar assiégé par les alliés ; la flotte de la Baltique, avec ses provisions, pouvait être enlevée par les Hollandais, et ne passa que par un coup de fortune ; la dette flottante était de 750 millions de francs ; et, après un examen attentif, on n’avait pas trouvé plus de 3 000 hommes disponibles pour envoyer en Amérique. Il fallait donc accepter les conditions de l’ennemi. — Conditions ruineuses, disait Pitt.

Ce fut le 3 septembre que le traité définitif fut signé à Versailles ; par politesse, on y mit le nom de l’empereur d’Allemagne et de l’impératrice de Russie, comme médiateurs. Ce fut le plus beau jour du règne de Louis XVI ; la honte du règne de Louis XV était effacée.

La guerre avait coûté cher à l’Angleterre : en 1785, la dette nationale était augmentée de 2 milliards 500 millions de francs ; de son côté, la France avait dépensé 1 750 millions, l’Espagne 1 milliard, la Hollande 250 millions[10]. Ajoutez les 170 millions de dollars de la dette américaine, cela faisait une somme de plus de 7 milliards jetée au vent. Voilà ce que coûtait au monde l’entêtement du roi George et la facilité de lord North.

Ce ne fut qu’en 1785, au printemps, que M. John Adams, nommé ministre plénipotentiaire à la cour de son ancien souverain, arriva en Angleterre ; il fut présenté à Saint-James le 1er  juin.

« Sire, dit-il au roi, je m’estime le plus fortuné de mes concitoyens en ayant l’honneur d’être présenté le premier à Votre Majesté avec un caractère diplomatique. Je m’estimerai le plus heureux des hommes si je puis servir à recommander de plus en plus mon pays à la bienveillance de Votre Majesté.

« — Monsieur, répondit le roi, et cette réponse termine naturellement le récit de la guerre, je vous prie de croire et je désire qu’il soit bien entendu en Amérique que, dans la dernière querelle, je n’ai rien fait que je n’aie cru indispensable pour remplir mes devoirs envers mon peuple. Je serai franc avec vous. J’ai été le dernier à consentir à la séparation ; mais puisque la séparation est devenue inévitable et qu’elle est faite, j’ai toujours dit et je vous répète que je serai le premier à rechercher l’amitié des États-Unis comme pouvoir indépendant.

« Le roi était fort ému, raconte Adams, et je l’étais aussi[11]. »

On demande quelquefois à quoi sert la presse, et les écrivains, et tous ces rêveurs qui, au lieu de courir après la fortune, défendent la justice et les droits des peuples : ils servent à éviter ces éternelles souffrances de la guerre, voilà pour les peuples ; et ils épargnent de pareilles humiliations, voilà pour les rois !

Retournons en Amérique.

En apprenant les dispositions du ministère anglais en 1782, le premier sentiment de Washington fut la méfiance ; il craignait que tout ne se terminât par un changement de ministère qui amuserait un moment l’opinion et déciderait le pays à continuer la guerre. Il insistait auprès du Congrès pour qu’on ne s’endormît pas.

L’arrivée de sir Guy Carleton, qui, au mois de mars 1782, remplaçait sir Henry Clinton dans le commandement des troupes anglaises à New-York, tranquillisa bientôt Washington. Sir Guy Carleton annonça que les chances de la paix augmentaient tous les jours ; que les hostilités n’amèneraient que des maux inutiles, et que le plus sage était de garder chacun ses positions. C’est ce qui eut lieu ; mais cette sécurité amena en Amérique une crise où la liberté naissante pouvait être étouffée, sans la sagesse et la magnanimité de Washington.

Sûrs de la paix, le Congrès et les États ne s’occupèrent plus de l’armée, ni des subsistances, ni des traitements. Au mois d’août 1782, les États n’avaient pas encore fourni 80 000 dollars ; c’est à peine si l’on pouvait nourrir les troupes ; il était impossible de les payer.

L’irritation des officiers était grande lorsque, en mars 1783, on reçut la nouvelle que le 30 novembre précédent les préliminaires de la paix avaient été signés avec les commissaires américains. L’armée partagea la joie générale ; mais l’inquiétude vint bientôt. La paix amènerait le licenciement de l’armée ; comment s’acquitterait-on envers elle ? Des députés envoyés à Philadelphie par les officiers annonçaient qu’ils ne pouvaient rien obtenir du Congrès. On pouvait craindre que, la paix signée, ceux qui depuis sept ans avaient donné leur vie et leur santé fussent congédiés sans solde et sans retraite.

Ce fut alors que parut dans l’armée une lettre anonyme qui invitait les officiers à se rassembler le jour suivant pour délibérer sur la réponse à faire aux députés qu’on avait envoyés à Philadelphie. Mais la lettre allait plus loin ; elle engageait l’armée à ne pas se dissoudre avant d’avoir obtenu justice ; elle était à la fois sévère et menaçante[12].

« aux officiers de l’armée.
« Messieurs,

« Un de vos compagnons d’armes qui vous est fortement attaché par les liens d’un intérêt commun et par ceux de l’amitié, qui a partagé toutes vos souffrances, et qui n’est pas plus que vous rassuré sur le sort qui l’attend, vous soumet ces réflexions ; l’âge, le rang autorisent à donner des conseils ; mais si je ne puis m’étayer de ces deux titres, j’ai pour moi la franchise et l’expérience, et vous n’en rejetterez pas le langage. Comme vous, j’ai chéri la vie privée ; comme vous, je l’ai quittée à regret, mais bien déterminé à ne poser les armes que quand les ennemis de mon pays, ces vils stipendiaires de la tyrannie, auraient renoncé à leur infâme projet et reconnu que l’Amérique est aussi terrible quand elle est armée qu’elle s’est montrée humble dans ses réclamations. Vos dangers ont été les miens, j’ai supporté tous les maux de la pauvreté ; j’ai vu l’insolence du riche sans murmurer ; mais aveugle dans mes vœux, confiant dans mon espoir, trop longtemps je me suis reposé sur la justice de mon pays ; j’ai cru qu’aux premiers mots de paix et de bonheur le gouvernement sortirait de son insouciance pour n’écouter que la justice. Que dis-je justice ! c’est reconnaissance. Et n’en doit-il pas à ceux qui l’ont conduit, soutenu dans ce terrible passage de la servitude à l’indépendance ? La confiance a ses limites : quand on les dépasse, elle devient lâcheté. Voilà, mes amis, où vous en êtes réduits ; encore un pas, vous êtes perdus. Si vous supportez plus longtemps l’ingratitude, vous montrez à l’univers combien vous méritez de porter les fers que vous avez brisés. Pour prévenir ces maux, examinons notre position actuelle ; reconnaissons bien le terrain, et partons de là pour porter un moment notre pensée sur les mesures que nous avons à prendre.

« Enfin, après sept longues années, vous touchez au but de vos travaux ! Oui, mes amis, votre courage toujours inébranlable a conduit les États-Unis de l’Amérique à travers les dangers d’une guerre douteuse. Vous avez assuré leur indépendance, et déjà commencent à briller les premiers rayons de la paix. Et pour qui ? Pour un pays empressé de cicatriser vos plaies, fier de la récompense qu’il doit à vos services, pour un pays jaloux de vous recevoir dans vos foyers avec les larmes de la reconnaissance et les élans de l’admiration, n’ambitionnant que le moment de partager avec vous les douceurs de l’indépendance que vous lui avez procurée, et ses richesses qu’il n’a conservées qu’au prix de votre sang ? Amis, détrompez-vous. C’est pour un pays qui foule aux pieds vos droits ; sourd à vos cris, il insulte à vos misères ; ne l’avez-vous pas éprouvé toutes les fois que vous lui avez adressé vos vœux et exposé vos besoins, besoins et vœux que la politique, sinon la reconnaissance, aurait dû prévenir ; et tout récemment encore, quand vous avez demandé justice, quelle réponse avez-vous obtenue ? La lettre sur laquelle vous êtes appelés à délibérer demain vous la fera connaître. Si tel a été le traitement que vous avez éprouvé, quand vous aviez dans la main cette épée si nécessaire à la défense de l’Amérique, quel espoir vous restera-t-il à la paix, quand vous serez dispersés, quand votre voix ne pourra plus se faire entendre ?

« Vos armes, ces nobles instruments, ces dignes compagnes de votre gloire, une fois déposées, quelle marque distinctive vous restera ? Vos besoins, vos infirmités, vos cicatrices. Serez-vous les seuls qui aurez à souffrir des maux de la révolution ? Ne quitterez-vous les camps que pour vieillir dans la misère ou le mépris ? Voudrez-vous languir dans la dépendance, et ne devoir qu’à la charité les misérables restes d’une vie que tant de fois vous avez exposée au champ d’honneur ? Si vous en avez la lâcheté, allez braver l’ironie des loyalistes, le mépris des républicains et la pitié du monde ! Allez mourir de faim dans l’oubli le plus affreux. Mais s’il vous reste encore quelque lueur de sentiment, s’il vous reste encore assez de courage pour vous opposer à la tyrannie, sous quelque couleur qu’elle se présente, réveillez-vous, profitez du moment, plus tard tout effort sera vain. Si vous êtes bien pénétrés de votre situation, vous en appellerez de la justice du gouvernement à ses craintes pour lui-même ; quittez le style suppliant de votre dernier mémoire ; défiez-vous de quiconque vous conseille la modération et la patience ; parlez enfin le langage qui vous convient. Confiez à deux ou trois d’entre vous, qui sachent sentir aussi bien qu’écrire, le soin de ce que j’appellerai votre dernière remontrance ; dites ce que le Congrès vous a promis ; dites ce qu’il a fait ; exposez vos longues souffrances, combien peu vous avez demandé, et combien moins encore vous avez obtenu ; dites que le désespoir ne vous portera jamais à aucune action qui pût donner la moindre atteinte à votre honneur, mais qu’il peut vous arracher aux camps. Dites qu’une plaie toujours négligée finit par devenir incurable, et que le plus léger signe d’outrage de la part du Congrès mettra aujourd’hui entre nous et lui la distance des tombeaux ; que le Congrès sache que, quels que soient les événements politiques, l’armée est placée entre deux alternatives. S’il y a paix, la mort seule doit nous séparer de notre épée ; s’il y a guerre, dites que sous les auspices de votre illustre chef vous irez dans des pays inhabités, où vous pourrez à votre tour sourire aux alarmes d’une indigne patrie ; mais dites en même temps au Congrès que, s’il accordait les demandes contenues dans votre dernier mémoire, il serait plus respectable, vous, plus heureux ; que, tant que la guerre continuerait, vous resteriez fidèles à vos drapeaux, et qu’à la paix, vous retirant à l’ombre de vos lauriers, vous iriez retrouver les douceurs de la vie privée et donner au monde étonné un nouveau spectacle : celui d’une armée victorieuse de ses ennemis, victorieuse d’elle-même.

« Un Anonyme[13]. »

Supposez un général ambitieux, cette lettre est l’offre d’une dictature et d’une couronne ; il n’en fallut pas tant pour que l’armée d’Italie, emportée par Bonaparte, fît faire le 18 fructidor ; mais Washington était quelque chose de plus qu’un ambitieux ; toutes ses craintes et tout son amour étaient pour la patrie.

Avec sa prudence ordinaire, il ne combattit pas de front cette adresse qui avait enflammé les esprits ; il se contenta de déclarer dans un ordre du jour que l’invitation anonyme n’était pas régulière, et il fixa à quatre jours plus tard une assemblée où l’on examinerait cette grave question.

Durant ces quatre jours, il vit les officiers l’un après l’autre ; il les calma, il leur ouvrit les yeux, il se fit leur défenseur auprès du Congrès ; aussi quand vint l’heure de la réunion, il put parler avec une modération et une force qui séduisirent tous les cœurs[14].

« Messieurs,

« Une invitation dont l’auteur ne s’est pas nommé vous a engagés à vous assembler ici. Vous déciderez combien un tel acte est subversif de toute discipline, et contraire au bon ordre.

« Après cette invitation, il a paru un autre écrit anonyme qu’on a répandu en secret. Cette proclamation avait pour but d’enflammer les passions plutôt que de recommander une délibération calme, où la voix de la raison serait seule écoutée. L’auteur de cette adresse a du mérite comme écrivain ; je voudrais pouvoir lui donner celui d’avoir de bonnes intentions. Nous voyons les mêmes objets avec des yeux différents, et nous marchons au même but par des moyens différents ; il est assez dépourvu de charité pour désigner comme suspect celui qui recommanderait la modération et la patience, ou, pour parler plus clairement, celui qui ne serait pas de son avis. Disons donc qu’il avait un tout autre plan, un plan où la sincérité, l’amour de la justice et de la patrie n’ont aucune part. Il a eu raison de couvrir les plus noirs projets sous le voile de la défiance et des soupçons les plus atroces. M’arrêterai-je à prouver que cet écrit artificieux est rédigé dans les vues les plus insidieuses ? qu’il se propose de frapper les esprits de l’idée que le gouvernement est injuste par système, et de vous porter, par le souvenir de vos maux, à des mesures qui ne permettent plus à la raison et au sang-froid de se faire entendre ? Il suffit, pour s’en convaincre, de lire l’écrit et de voir la manière de procéder qu’il vous a proposée.

« Voilà, Messieurs, ce que j’ai dû d’abord vous faire observer pour vous mettre en état de juger les principes d’après lesquels j’ai cru devoir m’opposer au mode irrégulier de votre convocation pour mardi dernier. Mon opposition n’a pas eu d’autre cause ; et surtout j’ai été loin de manquer de zèle pour vous procurer les moyens de faire connaître vos plaintes à l’autorité ; mais ces moyens doivent s’accorder avec votre honneur, avec la dignité de l’armée. Si jusqu’à ce jour vous n’avez pas reconnu en moi le véritable ami du soldat, ce n’est plus le moment de vous en convaincre. Le premier, j’ai embrassé la cause de mon pays, je ne vous ai jamais quittés que lorsque mon devoir m’y a forcé. Compagnon et témoin de vos souffrances, j’ai toujours, et des premiers, rendu justice à vos vertus, reconnu vos titres et vos droits à en être récompensés. Mon honneur a toujours été inséparable de celui de l’armée, et quand nous touchons au but de nos travaux, on ose m’accuser de voir vos intérêts d’un œil d’indifférence. Mais comment les servir ? Par un moyen bien simple, dit l’anonyme. Si la guerre continue, réfugions-nous dans des pays inhabités, formons-y des établissements, abandonnons à sa propre défense une ingrate patrie. Mais si vous suivez ce conseil, que lui restera-t-il donc à défendre ? Nos femmes, nos enfants ? Nos terres et nos biens que nous abandonnons ? ou bien, laissant nos biens, emporterons-nous le reste pour aller dans le fond des déserts y périr de faim, de froid, de nudité ? Ainsi nous déserterons notre pays lorsqu’il a le plus besoin de notre secours, ou nous tournerons nos armes contre lui si le Congrès ne cède à nos demandes. Cette alternative fait frémir. Est-il l’ami de notre patrie, celui qui vous le conseille ? est-il l’ami de l’armée ? Non, c’est un ennemi de l’une et de l’autre, c’est quelque émissaire jeté de New-York au milieu de nous pour allumer la discorde et la guerre entre l’armée et l’autorité civile. Mais quelle idée a-t-il donc de nous conseiller des extrémités qui sont impraticables par leur nature ? Je dis impraticables, Messieurs ; ici je m’arrête. Tout le monde m’aura suffisamment entendu. Ce serait vous faire injure que de chercher à vous le prouver ; la prudence, d’ailleurs, me l’interdit. Un moment de réflexion suffit pour reconnaître l’absurdité de l’une et de l’autre alternative ; peut-être même ne convient-il pas, en m’entretenant avec les officiers de l’armée, de m’arrêter si longtemps à une production anonyme. Mais le mystère avec lequel elle a été répandue, l’effet qu’on en a espéré, et d’autres circonstances encore justifieront les observations que je viens de faire sur cet écrit.

« Quant à l’avis donné par l’auteur de regarder comme suspect celui qui conseillerait la modération, il a tout mon mépris comme il aura sûrement celui de tout ami de la liberté et de la justice, car si l’on nous ôte le droit d’émettre librement nos opinions sur une matière si importante, à quoi sert la raison ?

On nous ôtera bientôt la parole, et l’on nous mènera comme des brutes. Je dois à ma conviction sincère et à ce que je crois fermement être l’intention du Congrès, de vous déclarer en terminant que, dans mon opinion, le Congrès est fermement résolu à vous rendre justice ; il n’a jamais été insensible à vos maux ; il ne relâchera rien des efforts qu’il a faits jusqu’ici pour trouver, pour assurer les fonds nécessaires à l’effet d’acquitter ce qu’il vous doit, et de récompenser vos services. Mais toutes les grandes assemblées sont agitées par des intérêts divers, et si la lenteur est inséparable de ces délibérations, ce délai nécessaire doit-il nous faire perdre la confiance ? L’Europe a admiré votre courage et votre patriotisme ; ternirez-vous en un instant une réputation acquise par tant de travaux ? Et pourquoi ? Pour obtenir un peu plus tôt ce que nous demandons. Mais, au contraire, vous l’éloignez plus que jamais.

« Fort de la confiance dont vous m’avez toujours honoré dans les circonstances les plus pénibles, de votre soumission aux ordres de votre chef, animé par cette affection sans bornes pour l’armée que j’ai eu l’honneur de commander, je vous déclare que tous mes efforts seront consacrés à la défense de vos intérêts, sans toutefois porter atteinte aux devoirs supérieurs que j’ai à remplir envers ma patrie, et au respect que je dois aux autorités. Je vous en conjure, ne prenez aucune résolution qui ne s’accorde avec votre dignité, et reposez-vous sur la pureté des intentions du Congrès. Avant que l’armée soit dissoute, vos comptes seront liquidés ; vous en êtes instruits par les résolutions qui vous ont été communiquées il y a deux jours. L’assemblée prendra les mesures les plus efficaces pour vous faire rendre la justice qui vous est due, et pour acquitter des services aussi importants et aussi honorables. Mais au nom de notre commune patrie, au nom de votre honneur qui doit vous être sacré, au nom de l’humanité si vous en respectez les droits, enfin, au nom de l’honneur national et militaire de l’Amérique, exprimez l’horreur que doit vous inspirer l’homme qui, sous des prétextes spécieux, tenterait de détruire les fondements de notre liberté, d’allumer le flambeau de la guerre civile, et de noyer dans le sang un empire à peine sorti de son berceau.

« Une conduite aussi honorable vous conduira au but où vous aspirez, et déjouera les perfides complots de vos ennemis réduits à employer l’artifice, lorsqu’ils ne peuvent plus agir à force ouverte. Vous ajouterez à tant de preuves de patience et de patriotisme, et la postérité, étonnée de vos vertus et de vos exploits, dira en lisant cette partie de votre histoire : « Il fallait encore ce nouveau trait pour faire connaître à quel point de perfection la nature humaine peut atteindre. »

Entraînés par cette voix patriotique, les officiers déclarèrent : « qu’ils voyaient avec horreur et rejetaient avec mépris les propositions infâmes contenues dans l’écrit anonyme qu’on leur avait adressé[15]. »

De l’aveu des contemporains, c’est le plus grand service que Washington ait rendu à son pays. S’il eût été ambitieux, ce n’est pas l’armée seulement, c’est le pays peut-être qui l’eût suivi. Mais il préférait le nom d’homme de bien à celui de maître, qui trompe si souvent ceux qui s’en emparent. Il garda le plus beau titre, celui de citoyen.

Il écrivit aussitôt au Congrès en lui rappelant toutes les instances qu’il avait faites auprès de lui pour faire reconnaître les droits des officiers. Il ne s’était point passé d’année sans que Washington ne réclamât. Sa lettre ne portait point de trace d’amertume, mais on y lisait la phrase suivante, comparable à ce que l’antiquité a de plus beau.

« Si, comme on l’a dit aux officiers pour exciter leur indignation, ils deviennent seuls victimes de la révolution, s’il faut qu’ils passent dans la honte, le mépris et la misère les restes d’une vie glorieuse, alors j’aurai connu l’ingratitude, et cette triste expérience empoisonnera le reste de mes jours[16]. »

Cette voix fut écoutée, le Congrès lui donna raison. Le 25 novembre 1783, les Anglais évacuèrent New-York, Washington fut reçu dans la ville comme le père de la patrie.

L’heure était venue de se séparer de ces soldats, qui avaient été les compagnons de sa fortune. Cette séparation se fit avec solennité. Le 4 décembre 1783, les officiers se rassemblèrent à Fraunce-Tavern ; Washington parut au milieu d’eux et se fit apporter un verre de vin.

« Mes amis, dit-il, c’est avec un cœur plein d’amour et de reconnaissance qu’aujourd’hui je prends congé de vous. Puissent les jours qui vont suivre être aussi heureux pour vous que les premiers ont été honorables et glorieux. »

Il but ensuite et ajouta : « Je ne puis aller à chacun de vous lui dire adieu ; mais je serai reconnaissant si chacun de vous veut venir me donner la main. »

Le général Knox s’avança le premier. Washington, à qui l’émotion ne permettait plus de parler, l’embrassa. Les officiers se présentèrent les uns après les autres ; on se serra la main sans dire un mot ; les larmes étaient dans tous les yeux.

Le dernier adieu reçu, Washington sortit de la salle et passa devant le corps d’infanterie pour s’embarquer et traverser la rivière du Nord. Tous les officiers l’accompagnèrent jusqu’à la barque ; Washington y monta, et la tête tournée vers le rivage, il salua, en élevant son chapeau en l’air, l’armée qu’il avait faite et aimée.

De New-York Washington se rendit à Annapolis (Maryland), où se tenait le Congrès, afin de se démettre de son commandement. En passant à Philadelphie, il remit au contrôleur des comptes l’état de l’emploi des fonds qui lui avaient passé dans les mains. Cet état, écrit tout entier de sa main, et appuyé de pièces justificatives, hormis les dépenses secrètes, se montait, pour huit années, à 360 000 francs environ. Les dépenses secrètes figuraient pour un peu moins de 50 000 francs.

C’étaient là ses dépenses personnelles, comme général, tenant table et recevant ses officiers ; vous savez que dès le début de la guerre il avait refusé toute espèce de traitement et déclaré qu’il recevrait une indemnité. C’était une idée toute républicaine : ne rien accepter de son pays, mais ne pas l’obliger par une générosité aristocratique, et qui blesse l’égalité.

Après l’apurement de ses comptes dans toutes les formes, Washington se rendit au Congrès pour résigner en audience publique ce commandement si noblement exercé. Le 20 décembre 1783, le Congrès le reçut comme méritait de l’être le fondateur et le défenseur de la République.

Dans son discours, il n’oublia pas ses chers officiers.

« Monsieur le Président,

« Les grands événements qui devaient amener ma retraite sont enfin arrivés : je viens en offrir au Congrès mes sincères félicitations. J’ai l’honneur de me présenter devant lui pour déposer le commandement dont il a daigné m’honorer, je lui demande la permission de quitter la carrière où je n’étais entré que pour le service de mon pays.

« Heureux de voir enfin l’indépendance des États-Unis assurée, je quitte avec plaisir des fonctions dont je ne m’étais chargé qu’avec la plus grande défiance. La tâche était difficile, je sentais toute la faiblesse de mes moyens ; mais d’un autre côté la justice de notre cause, l’union de tous les citoyens, et surtout la protection du ciel qui dispose et des hommes et des empires, tant et de si puissants motifs m’ont soutenu.

« Le succès qui a couronné nos armes a surpassé nos plus hautes espérances. Plus je porte mes regards sur les effets merveilleux de la protection céleste qui s’est manifestée en notre faveur, plus je sens augmenter ma reconnaissance.

« En rappelant ici ce que je dois au zèle de l’armée, j’aurais de grands reproches à me faire si je ne témoignais pas dans cette circonstance solennelle ce que je dois en particulier aux services et aux talents des officiers qui m’ont été personnellement attachés pendant le cours de cette guerre. Quand ils m’auraient été unis par les liens du sang, je n’aurais pas été mieux servi par leur affection et leur dévouement. Permettez-moi, Monsieur, de recommander surtout à la bienveillance du Congrès ceux qui ont continué leur service jusqu’à ce moment. Ils ont des droits aux égards les plus distingués.

« Un devoir indispensable en terminant mes fonctions publiques, c’est de recommander les intérêts de ma chère patrie à la protection de l’Être tout-puissant qui dispose des empires ; qu’il daigne étendre ses bénédictions sur tous ceux qui sont chargés de veiller au bonheur et à la tranquillité de l’État.

« J’ai rempli mon devoir, je me retire du théâtre des affaires publiques. Je prie cette auguste assemblée, dont j’ai longtemps exécuté les ordres, de recevoir de ma part les adieux les plus affectionnés. Je dépose ma charge, et je me retire en même temps de tous les emplois de la vie publique. »

Le Congrès le remercia presque dans les mêmes termes, et Washington, redevenu simple citoyen, se retira au Mont-Vernon, sur les bords du Potomac, à l’ombre de sa vigne et de son figuier. Le seul privilège qui distingua le ci-devant général en chef du reste de ses concitoyens, le seul témoignage qu’il accepta de la reconnaissance du pays, fut le droit d’envoyer et de recevoir ses lettres en franchise, marque de distinction qui depuis lors a été accordée aux présidents à leur sortie de fonction[17].

L’œuvre de Washington n’était pas finie. De nouveaux dangers menaçaient l’Amérique, et deux fois encore Washington devait la sauver. Général, législateur, président, trois fois il lui fut donné d’avoir le sort de la patrie dans les mains. Chaque fois il ménagea ce dépôt avec toute la sagesse d’un grand citoyen. Le premier dans la paix, le premier dans la guerre, il fut le bienfaiteur des États-Unis.

Est-ce à eux seulement qu’il a servi ? Non, c’est au genre humain tout entier. Cherchez dans l’histoire quels noms y brillent, quels sont ceux qu’on nous fait admirer comme de grands hommes. Les César, les Frédéric II, mensonge ou crime triomphant ! Washington a légué à l’avenir l’exemple bienfaisant du patriotisme fécond, de la vertu qui réussit. Il a laissé au vieux monde la figure sinistre de ces Césars qui ont toujours des mains sanglantes ; il a inauguré dans le monde moderne le règne de ces hommes d’État chrétiens qui mettent leur gloire à être non pas les égorgeurs, mais les serviteurs de leurs concitoyens.





Messieurs,

Il me reste à vous remercier ; chaque année, c’est un plaisir qui m’est plus cher, car chaque année me fait mieux sentir combien je vous suis obligé ; chaque année me fait aussi mieux sentir mon devoir, surtout quand des jeunes gens viennent autour de moi.

J’espère que nous nous reverrons l’an prochain ; pour moi, je n’ai qu’un désir, c’est de rester dans cette chaire aussi longtemps que me le permettra une santé ébranlée. Où trouverais-je ailleurs une plus utile occupation de ma vie, et pour mes travaux une plus douce récompense ? Où rencontrerais-je plus d’attention et de sympathie ?

Cette sympathie, gardez-la-moi, Messieurs, retrouvons-nous l’an prochain pour continuer ces belles études qui élèvent l’âme et ne laissent point de regrets !

Et s’il en est quelques-uns de vous qui ne reviennent pas, puissent-ils à l’étranger, en Amérique, en Russie, se rappeler avec quelque plaisir ces heures que nous passions ensemble ; de loin ou de près, gardez-moi cette amitié qui a fait de moi un professeur et m’a donné le courage de parler. Votre amitié, Messieurs, c’est la récompense de mes travaux ; c’est ma force quand je monte dans cette chaire, c’est mon honneur quand j’en descends.


  1. Ramsay, Amer. Rev., II, 302.
  2. Lord Mahon, VII, 131.
  3. Lord Mahon, VII, 132.
  4. Lord Mahon, VII, 132.
  5. Lord Mahon, VII, 141.
  6. Lord Mahon, VII, 145.
  7. Bah ! disait Franklin en apprenant la nouvelle, rappelez-vous ce que disait le bacha turc qui fut pris à Lépante par les Vénitiens : « Les vaisseaux sont comme la barbe de mon maître ; vous pouvez la lui couper, elle repousse ; mais mon maître vous a pris la Morée ; c’est un membre qu’il vous a coupé, un membre ne repousse jamais. » Et, ajoutait Franklin, bien capable d’avoir inventé l’histoire, le bacha disait vrai. (Lord Mahon, VII, 188.)
  8. Lord Mahon, VII, 212.
  9. Lord Mahon, VII, 211.
  10. Lord Mahon, VII, 214-217.
  11. Lord Mahon, VII, 218.
  12. Cette lettre était de John Armstrong, aide de camp du général Gates.
  13. Ramsay, Vie de Washington, p. 223.
  14. Ramsay, Vie de Washington, p. 230.
  15. Ramsay, p. 235.
  16. Ramsay, Vie de Washington, p. 238.
  17. Ramsay, 266.