Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Préface

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Charpentier (2p. v-xi).
PRÉFACE

Il y a déjà dix ans que j’ai imprimé l’Histoire des Colonies anglo-américaines, en annonçant la prochaine publication de l’Histoire de la Révolution de 1776, suivie de l’Histoire de la Constitution des États-Unis. Des travaux multipliés et plus urgents peut-être m’ont empêché de tenir plus tôt la promesse que j’avais faite. Du moins ai-je profité de ce retard involontaire pour étudier de nouveau ces grandes questions ; j’en ai fait l’objet de mes leçons au Collège de France pendant les années 1863 et 1864 ; c’est ce cours, favorablement accueilli par une nombreuse assistance, que je soumets aujourd’hui à tous les amis de l’Amérique et de la liberté.

En 1863, il fallait une certaine témérité pour choisir un pareil sujet. On n’a pas encore oublié la crise que traversaient les États-Unis : la guerre civile déchirait l’Amérique, des milliers d’hommes s’entre-tuaient pour maintenir ou détruire l’œuvre de Washington, tandis qu’en Europe les politiques semblaient heureux et fiers de prophétiser la ruine de l’Union. Pour une école toute puissante sur le vieux continent, quelle joie de voir tomber la plus grande et la plus heureuse république que le monde eût jamais vue ! Comme il était doux d’annoncer et de prouver par les faits que la prétention de se gouverner soi-même, sans roi, sans noblesse, sans armée, sans administration hiérarchique, sans dette publique, était chez un peuple la plus vaine et la plus dangereuse des chimères ! Depuis soixante-dix ans, il est vrai, la liberté la plus entière donnait aux États-Unis la richesse, la grandeur et la paix. Mais ce n’était là qu’un accident : la ruine de l’Union prouvait enfin, et sans appel, qu’une république est hors d’état de supporter la guerre civile ou la guerre étrangère ; que les peuples sont incapables de se conduire eux-mêmes, et qu’ils sont faits pour être menés par des maîtres, des fonctionnaires et des soldats. Leur salut est dans leur obéissance ; leur liberté dans leur soumission. Il n’y a de pratique et de vrai que la politique de Hobbes et de Bossuet.

Cette joie prématurée, ces espérances hasardées, toute cette agitation et tout ce bruit n’ont point ébranlé les convictions de ma jeunesse, convictions fortifiées chez moi par l’âge et la réflexion. Je ne dirai point que je n’ai pas tremblé pour les États-Unis : j’ai vu plus d’une fois le bien échouer et le mal réussir ; mais quelque chose me disait que Dieu n’abandonnerait pas un peuple qui combattait pour affranchir quatre millions d’hommes, un peuple qui représente la liberté dans le monde, comme la Grèce y représente les arts, et Rome la conquête et la domination. L’histoire de l’Amérique, cette histoire si peu connue en France, me donnait bon espoir, et, ne pouvant servir les États-Unis que de loin, j’essayais au moins de faire partager ma foi à ceux qui ne se laissaient point emporter par le succès du jour, et qui osaient croire avec moi au triomphe final de la justice et de la liberté.

« Amérique, a dit Gœthe[1], tu es plus heureuse que notre vieux monde ; tu n’as point de châteaux gothiques, point de ruines, mais ta vie n’est point troublée par d’inutiles souvenirs et de vaines querelles. Jouissez du présent, Américains, et si quelque jour vos enfants sont poëtes, qu’un sort heureux les préserve des histoires de chevaliers, de brigands et de fantômes ! »

Il y a un sens profond caché sous ces paroles. Pour nous, peuples de la vieille Europe, fils des croisés ou fils de la Révolution, le passé pèse sur nous, les souvenirs nous écrasent. Dans un âge nouveau, tout occupé de commerce et d’industrie, dans un siècle où le travail seul devrait régner, et avec le travail la paix et la liberté, ses compagnes ordinaires, nous sommes encore paralysés par je ne sais quelle admiration poétique pour les erreurs et les fautes de nos pères. Les grands coups d’épée du moyen âge, la gloire et les conquêtes de Louis XIV et de Napoléon, l’union séculaire de l’Église et de l’État, l’uniformité de l’administration romaine, la noblesse de l’oisiveté et la bassesse du labeur mécanique, voilà les préjugés qui nous asservissent. L’idéal de nos politiques, de nos écrivains, de nos poètes est dans le passé. Aimer la liberté, chérir l’égalité, revendiquer un gouvernement où les droits du travail prennent le premier rang, c’est l’œuvre d’un petit esprit, sinon même d’un mauvais esprit. Rien n’est beau que la force et ce qu’on appelle la gloire et la conquête. Demander qu’un peuple qui vit d’industrie fasse lui-même ses affaires, c’est courir après une fausse popularité.

Telle est notre situation. Poussés vers un meilleur avenir par le progrès de la civilisation, retenus dans le passé par nos préjugés et nos souvenirs, nous sommes comme le papillon qui, à demi sorti de sa chrysalide, rampe encore à terre et ne peut ouvrir ses ailes vers le ciel qu’il entrevoit. L’Amérique n’en est pas là ; elle n’a point de passé qui l’entrave. Quand elle regarde dans ses annales de deux siècles, nulle part elle n’y prouve le règne de la force, tout lui parle de liberté.

On l’a déjà vu dans l’Histoire des Colonies : en émigrant dans le nouveau monde, les puritains avaient emporté avec eux la liberté politique et religieuse ; ils avaient laissé à l’ancien monde, et sans regrets, la royauté absolue, la noblesse héréditaire et l’Église établie. Tous égaux, tous vivant du travail de leurs mains et de la culture du sol, les planteurs avaient constitué partout des gouvernements libres et populaires. Maîtres d’un territoire illimité, sans ennemis redoutables autour d’eux, ils n’avaient jamais senti le besoin de concentrer le pouvoir et d’établir des armées. La république est sortie de cette société par une floraison toute naturelle ; quelle autre forme politique eût convenu à un peuple, qui ne connaissait point le privilège et qui n’avait pas besoin d’être protégé ?

Ce fut la première fortune de l’Amérique. La seconde fut de trouver pour conduire sa révolution des hommes élevés à l’école de la liberté. Que de fois, en lisant et en racontant l’histoire de la révolution américaine, j’ai reporté avec tristesse les yeux sur mon pays ! Où est notre Washington ? Où trouver en France ces patriotes chez qui la modération égale le dévouement ? Où sont nos Franklin, nos Adams, nos Hamilton, nos Madison ? On nous élève dans l’adoration de la révolution française ; c’est encore un préjugé qui chez nous fait obstacle à la liberté. Que l’on aime les conquêtes de la révolution, l’égalité civile, une demi-liberté religieuse, un commencement de liberté politique, rien de mieux. Non-seulement j’aime toutes ces libertés, mais je les trouve incomplètes, et j’en voudrais davantage. En ce sens, j’appartiens autant et plus que personne au parti de 1789 ; je respecte la cendre de nos pères, mais je n’ai aucune admiration, ni pour la société qui a fini avec la vieille monarchie, ni pour cette politique violente qui, de 1790 à 1 799, nous a menés au despotisme par le chemin de l’anarchie. Quand on compare la révolution d’Amérique avec celle de France, quand on voit comment la première a réussi grâce au patriotisme et aux sacrifices de ses hommes d’État, comment la seconde a misérablement échoué par les passions, l’ignorance, l’injustice et les crimes de ceux qui l’ont égarée, on sent qu’il est nécessaire d’en finir avec l’idolâtrie de la révolution comme avec le culte de l’ancien régime. Ce qu’il faut à la France nouvelle, ce ne sont point de vains souvenirs ; c’est l’intelligence et l’amour de la liberté. Le passé n’est pas la mesure de la liberté ; c’est tout au contraire la liberté qui est la mesure du passé, c’est à elle qu’il appartient de juger et au besoin de condamner. Tant qu’on renversera les rôles, on se perdra dans une sotte imitation théâtrale ou dans des récriminations sans fin ; laissons les morts ensevelir les morts. Soyons de notre temps et songeons à l’avenir.

Pour nous guérir de ces préjugés malsains, je ne connais rien de meilleur que l’histoire de la révolution américaine. Là-bas, dans le nouveau monde, on ne trouvera rien de ces haines de classes et de partis qui ont ensanglanté la France, rien de ces théories que Rousseau et Mably avaient mises à la mode : fatales erreurs qui ne pouvaient enfanter que des maux et des excès, rien de ces ambitions sans frein qui s’arrachent le pouvoir et se partagent la patrie en lambeaux. Il y a sans doute en Amérique plus d’une passion et plus d’une faiblesse ; les Américains ne sont pas des saints, mais l’amour du pays l’emporte, et d’ailleurs le peuple est trop sensé pour que personne ose rêver de l’asservir et de lui imposer sa volonté ou son caprice. Il n’y a pas là une nation façonnée de longue date à se laisser conduire, et qui se croit libre parce qu’elle change de maître. Un jour, il est vrai, l’armée américaine, poussée à bout par l’ingratitude du Congrès, a voulu se mettre aux ordres de son chef ; mais ce chef était Washington. Il avait à la fois trop de bon sens pour ne pas reconnaître la folie d’un pareil désespoir, et trop de noblesse dans l’âme pour vouloir être autre chose que le premier citoyen d’un peuple libre. Par son désintéressement, Washington ressemble aux héros de la Grèce et de Rome ; par sa parfaite intelligence de la liberté, c’est le premier homme des temps modernes. Il a compris que la liberté était la loi de l’avenir ; il en a vu la force et la fécondité. Aveuglés par notre fausse éducation, nous ne sentons pas la grandeur d’un pareil caractère ; la sagesse a pour nous quelque chose de mesquin, la modération quelque chose de bourgeois : nous aimons l’excès en toute chose, dans la parole comme dans l’action. Étudions l’Amérique et sa merveilleuse croissance, peut-être finirons-nous par comprendre que Washington, Franklin, Hamilton et leurs amis étaient de véritables grands hommes ; car cette prodigieuse fortune de la patrie, ils l’ont prévue, ils l’ont préparée, c’est leur œuvre. Ce n’est pas seulement à l’Amérique, c’est au monde qu’ils ont donné la liberté. Quel empire a duré autant que cette république établie par des planteurs et des marchands ? Quelle monarchie du vieux continent a résisté à de plus rudes épreuves et peut se croire assise sur de plus solides fondements ?

J’ose croire que la lecture de cette Histoire de la Révolution ne sera ni sans intérêt ni sans profit pour le lecteur. Non-seulement on y trouvera des discours de Chatham et de Burke, des résolutions du Congrès, des lettres de Washington, qui sont d’admirables leçons d’éloquence et de politique ; mais en outre, à vivre dans cette atmosphère d’honnêteté, au milieu de ces sincères amis de la liberté, on y gagnera je ne sais quelle sérénité d’esprit, je ne sais quelle confiance dans l’avenir, qui sont plus que jamais nécessaires en notre temps. Nous sommes à la veille de grands événements, la guerre va déchirer l’Europe : c’est le moment pour tous les citoyens de se ranger autour d’un drapeau qui disparaît souvent au milieu de la poudre, le drapeau de la liberté. Quand les princes auront enfiévré de leurs fureurs les peuples qui en ce moment ne demandent que la paix, quand on aura ruiné le travail et désolé l’Europe par d’inutiles massacres et des misères sans nombre, quand viendra le réveil de l’ivresse et l’horreur du sang versé, c’est à ce drapeau qu’il en faudra revenir. Heureux qui lui sera resté fidèle, et qui, au milieu de la furie des batailles et des triomphes de la force, n’aura jamais détourné les yeux de ce groupe d’immortels patriotes que domine la forte et calme figure de Washington !

Glatigny-Versailles, 15 juin 1866.

  1. Pensées, sixième partie.