Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 14

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Charpentier (3p. 343-372).
QUATORZIÈME LEÇON
la chambre des représentants.

Messieurs,

Nous avons vu que les Américains avaient établi le principe de la représentation directe, qu’ils avaient considéré le droit électoral comme une fonction que la loi pouvait régler, et qu’ils avaient adopté un principe qui ménageait à la fois l’indépendance des États et la souveraineté fédérale. Ce principe est celui-ci : Quiconque est électeur dans un État, pour la chambre la plus nombreuse, est électeur fédéral. C’était à la fois ménager tous les intérêts et laisser la porte ouverte aux améliorations. Les changements qui se faisaient dans les États profitaient à l’Union. Depuis lors, ces changements ont été considérables, et l’on est arrivé en beaucoup d’endroits à la simple condition de domicile, ce qui a donné au gouvernement américain un caractère plus démocratique que peut-être ne le voulaient ses fondateurs.

Après les conditions électorales, viennent les conditions d’éligibilité. Quelles conditions demander à un homme qui représente la nation ? Il y a là un double principe à ménager. Il faut que le système soit organisé de façon à ne faire entrer dans la chambre que des hommes honnêtes et capables ; et, d’un autre côté, il faut que le peuple puisse choisir.

Quelles sont les qualités d’un bon député ? Il y a là un idéal dont on ne s’inquiète guère aujourd’hui ; il suffit que le peuple choisisse, on dirait qu’il ne peut jamais se tromper ; nous avons pourtant quelques exemples du contraire.

Au seizième siècle, lord Coke, le rival politique de Bacon, cherchait l’idéal d’un bon parlementaire ; et comme à cette époque on procédait par comparaison, de même qu’aujourd’hui par abstraction, il avait trouvé l’idéal du bon parlementaire dans le règne animal. Cet idéal, c’était l’éléphant ! Il faut, dit-il, que le bon parlementaire soit comme l’éléphant. L’éléphant (toujours suivant Coke) n’a pas de fiel ; ainsi faut-il que le bon parlementaire soit sans envie, sans malice, sans passion et sans rancune. L’éléphant est constant et inflexible ; ainsi doit faire le bon parlementaire, qui doit marcher droit devant lui sans que rien le détourne du bon chemin. L’éléphant a une mémoire sûre ; ainsi doit être le bon parlementaire, afin que le souvenir du péril passé l’éclaire sur le péril à venir. L’éléphant, quoiqu’il soit très-intelligent et très-fort, est doux et sociable : qualités excellentes, car le défaut souvent des plus forts et des plus capables est de rapporter tout à eux. Enfin, l’éléphant est philanthrope, il aime les hommes et montre la voie à qui la cherche ; ainsi doit faire le bon parlementaire. Je ne sais si Buffon, si la science moderne ratifieraient la description ; mais évidemment si un représentant réunissait toutes ces vertus, qu’il ressemblât ou non à l’éléphant, il ferait un excellent député ; on peut donc profiter encore aujourd’hui des conseils que donne le vieil avocat[1].

En Amérique, quelles sont les conditions de l’éligibilité ? Il semble que puisqu’on s’en rapportait aux États pour les conditions de l’électorat, on pouvait dire que quiconque serait éligible aux assemblées des États serait éligible à l’assemblée fédérale. Le congrès, cependant, voulut imposer quelques conditions particulières. Ces conditions étaient d’ailleurs fort larges. On voulut que le futur député eût vingt-cinq ans, qu’il fût citoyen des États-Unis depuis sept ans, et qu’il fût domicilié dans l’État qu’il représentait. Voilà les seules conditions qu’on exigea.

L’âge, cela est naturel ; il faut une certaine maturité, et, dans une démocratie, il est difficile que l’homme qui fait sa fortune et son nom lui-même puisse être connu avant vingt-cinq ans. Les Anglais n’ont pas pris cette limite. La simple majorité suffit pour entrer dans la chambre ; nous avons l’exemple de William Pitt, membre des Communes à vingt et un ans, chancelier de l’Échiquier à vingt-deux, et premier ministre à vingt-quatre. Dans notre ancien parlement, d’Aguesseau était avocat général à vingt-deux ans. Ce sont là des règles qu’on peut très-bien admettre dans une monarchie et dans une grande aristocratie, là où il y a des gens qui ont leur fortune faite en naissant ; mais dans une démocratie, on peut aller jusqu’à vingt-cinq ans sans blesser la souveraineté. Du reste, je ne vois pas qu’on ait fait d’objection à cette loi.

Quant à la condition d’être depuis sept ans citoyen des États-Unis, ce n’est pas une exclusion, c’est une faveur. Au moyen âge, et jusqu’à la Révolution française, il y a eu en France et ailleurs une grande prévention contre les étrangers. Encore aujourd’hui, il faut obtenir des lettres de grande naturalisation pour être membre de nos assemblées. En Angleterre, un étranger naturalisé ne peut, je crois, être jamais membre du parlement.

Sous la Révolution, on admit des étrangers à faire partie de nos assemblées, sans même qu’ils renonçassent à leur patrie ; les choix ne furent pas heureux. Ce furent l’Anglo-Américain Thomas Paine, le baron prussien Anacharsis Clootz, et le Suisse neufchâtelois Marat. Pour les deux derniers au moins on peut regretter qu’une loi n’ait pas été nécessaire pour en faire des Français.

Vient la dernière condition : le domicile. Cette question fut résolue de la façon la plus favorable. Il était difficile d’admettre qu’une personne pût représenter un État sans lui appartenir. Les États ne sont pas de simples divisions administratives comme nos départements. En Angleterre, pendant longtemps, il a été réglé que nul ne pût représenter un comté, un bourg, sans y être domicilié ; en France, sous la Restauration, et même sous le dernier règne, la loi électorale exigeait qu’un certain nombre de députés fussent domiciliés dans leurs départements. C’était, je crois, la moitié ou le tiers. Quant à moi, je ne blâmerais pas cette mesure. Il est bon qu’un certain nombre de députés tiennent à la province qu’ils représentent. En Amérique, il y avait une autre raison, c’est que les États ayant une souveraineté particulière, il fallait que les députés leur appartinssent. Du reste, on n’a pas décidé, par omission sans doute, que les députés perdraient leur mandat quand ils cesseraient d’appartenir à l’État qui les envoie au congrès.

Voici toutes les conditions qu’on exigea. On avait pensé à demander un cens, et dans les idées de ceux qui firent la constitution, cela semblait naturel ; il leur paraissait qu’on ne devait admettre dans la représentation nationale que ceux qui avaient des intérêts à défendre ; mais on recula devant la difficulté de trouver un chiffre qui fût accepté par tout le monde. En Angleterre, il y a eu un cens d’éligibilité jusqu’en ces dernières années. Vous savez que, jusqu’en 1858, il fallait, pour être élu dans un comté, avoir un revenu de six cents livres sterling (quinze mille francs), ce qui, l’intérêt étant à deux et demi pour cent, représente un assez gros capital. La loi de 1858 a fait sagement en abolissant cette prescription. Une loi de cens va, selon moi, directement contre le but que se propose le législateur. Cela empêche d’arriver à la députation deux ou trois hommes célèbres, un Déranger, un Lamennais, et aussitôt l’opposition crie au privilège : cela jette de l’odieux sur le système et ne peut que nuire à la constitution.

Pour faire établir un cens d’éligibilité, M. Royer Collard, avec son éloquence solennelle, prononça cette phrase célèbre : « Il n’y a rien de plus dangereux qu’un prolétaire éloquent ; » et la chambre d’applaudir ; mais, quand il prononçait cette phrase, le philosophe oubliait, comme cela lui arrivait quelquefois, de mettre un sens sous les mots : car il n’y a pas de prolétaires en France. Le prolétaire, à Rome, c’était un homme nourri par les empereurs, amusé par les empereurs. On tuait de temps en temps un sénateur, on confisquait sa fortune, et avec cet argent on amusait un peuple mendiant et corrompu. Voilà ce que c’était qu’un prolétaire. Aujourd’hui nous n’avons que des gens qui vivent de leur travail. Le travail est la loi des sociétés modernes ; nous n’avons donc rien à craindre des prolétaires, car ce qu’on désigne par ce mot oratoire, ce sont simplement des ouvriers. Nous avons eu en 1848 des ouvriers à la chambre, sans que la France en ait été ébranlée. L’Amérique aussi a eu dans ses assemblées plus d’un ancien ouvrier ; et nous ne voyons pas qu’elle ait à rougir d’avoir choisi M. Lincoln. Laissons donc de côté une phrase qui n’est plus de notre temps.

Il y a encore une condition d’éligibilité que l’Amérique aurait pu emprunter à l’Angleterre : le serment. Je ne parle pas du serment politique, les représentants du peuple auraient l’air de se prêter serment à eux-mêmes ; mais je parle du serment religieux, qui a longtemps subsisté en Angleterre, et qui, en Amérique, pouvait être considéré comme une condition d’éligibilité.

En Angleterre, où l’Église et l’État sont mariés ensemble, il a fallu jusqu’en 1828 que chaque député prêtât trois serments : un serment d’allégeance à la couronne, un serment de suprématie religieuse, et un serment d’abjuration dirigé contre les prétentions des derniers Stuarts. Jusqu’à la même époque il fallait que les députés reçussent la communion anglicane. C’est ce qu’on appelait le test, si bien que durant longtemps les dissidents même ne pouvaient entrer au parlement. En 1828, on abolit les trois serments et on les remplaça par un seul : on jura sur la véritable foi du chrétien. En 1829, on admit les catholiques en modifiant un peu le serment en ce qui concerne la souveraineté religieuse de la reine ; et enfin, il y a deux ans, nous avons vu les Juifs entrer à la Chambre des communes dans la personne de M. de Rothschild. Un Juif ne pouvait jurer sur la foi du chrétien, et la Chambre des lords se refusait à modifier la formule ; mais la Chambre des communes se tira d’affaire en disant que le serment était une question de règlement intérieur, et M. de Rothschild fut admis à prêter serment devant la Chambre des communes.

Revenons aux États-Unis. Vous voyez que le système d’éligibilité fut réglé de la façon la plus libérale, et, comme le disait Hamilton : « Les conditions d’éligibilité sont assez larges pour ouvrir l’entrée de la représentation nationale au mérite de toute espèce, vieux ou jeune, natif ou adoptif, pauvre ou riche, et sans distinction de croyance. »

Il n’est pas un de ces points auxquels en France les partis ne se soient opposés. Aujourd’hui qu’ils ont passé dans le droit commun, chacun en voit la parfaite innocence. Il en est ainsi de la plupart de nos barrières légales. La dernière chose que comprennent les rhétoriciens, c’est la simplicité ; la dernière chose que comprennent les politiques, c’est la liberté.

Cette question tranchée, il s’en présentait une autre. Quelle serait la durée de la représentation ? Après combien de temps les Chambres seraient-elles renvoyées devant les électeurs ? La question était d’autant plus importante que, dans une république comme les États-Unis, la solution présentait des difficultés particulières.

Peut-on déterminer théoriquement quel est l’espace de temps le plus convenable pour une législature ? Non ; de même que pour l’électorat et l’éligibilité, il faut chercher un point milieu raisonnable. Il est évident que si l’on nomme un député pour un jour, ce ne sera pas un mandataire ; d’un autre côté, si on le nomme pour dix ou quinze ans, il deviendra tellement étranger aux électeurs, que l’assemblée tournera naturellement à l’oligarchie ; le parlement deviendra maître du pays. Il y a donc entre une trop courte et une trop longue durée des législatures, un milieu qu’il faut choisir et qui assure aux députés des conditions d’indépendance, en maintenant une responsabilité suffisante ; il faut qu’ils aient une grande liberté d’action, et cependant qu’ils soient dans la main de la nation. Il faut donc qu’une législature fonctionne pendant un laps de temps assez long pour que les députés jouissent d’une indépendance raisonnable, et un espace de temps assez court pour que le représentant ne se sépare jamais du pays.

En Angleterre, on a passé par les phases les plus diverses. Sous les Tudors, le parlement durait tant que le roi le jugeait convenable ; il y a eu des parlements qui ont duré aussi longtemps que la vie du roi. Un pareil corps n’était en réalité que la créature du roi, et, n’ayant rien à attendre du peuple, ne s’inquiétait pas de lui. Plus tard, à la révolution de 1688, il fut décidé que les parlements seraient triennaux. Ils furent changés en parlements septennaux sous le règne de Georges Ier. On voulait avoir une chambre moins directement influencée par l’opinion populaire. Aussi, dans tous les projets de réforme présentés en Angleterre, on demande que le parlement soit rendu triennal. Il faut reconnaître cependant qu’en Angleterre l’esprit public est si fort, si puissant, qu’on n’a ressenti aucun inconvénient de ces parlements de sept ans. C’est avec les parlements de sept ans qu’on a fait toutes les grandes réformes modernes, et il serait difficile de dire ce qu’on aurait pu faire de mieux avec un parlement de trois ans ; mais, je le répète, cette question n’a pas une grande importance lorsqu’elle s’agite dans un milieu comme l’Angleterre, chez un peuple jaloux de sa liberté, possesseur d’une presse libre et qui exerce une surveillance de tous les jours. Ailleurs il en serait autrement.

Dans les colonies américaines, on avait les exemples les plus divers. À Rhode-Island, on nommait les députés pour six mois ; dans la Caroline, pour deux ans ; dans la Virginie, pour sept ans. La Virginie, la vieille province, avait toujours eu un faible pour les institutions de la mère patrie ; elle lui avait emprunté le parlement septennal. On ne voit pas que cette imitation eût détruit l’esprit de liberté, car la Virginie fut à la tête de tous les mouvements d’opinion qui amenèrent la formation des États-Unis.

La Convention fédérale se trouva partagée. Les uns voulaient l’assemblée annuelle ; ils répétaient une maxime empruntée, je crois, à l’antiquité : Là où finit l’élection annuelle, la tyrannie commence. On voit dans Montesquieu un passage dans lequel il semble que cette durée d’un an a quelque chose de fatal[2]. Le plus grand nombre des membres de la Convention voulaient au contraire une durée plus longue, et ils avaient pour cela de bonnes raisons. D’abord des raisons matérielles. L’Amérique était un pays fort étendu et nouveau ; il n’y avait pas de routes, et nous voyons que, dans les premiers temps, c’est à cheval qu’on se rendait à Philadelphie, au congrès. C’étaient des voyages de trois semaines, d’un mois, d’un mois et demi pour se rendre à l’assemblée. S’il avait fallu compliquer cela d’une élection annuelle, on eût passé l’année à aller dans le pays soigner les élections et à revenir au siège du congrès.

Une seconde objection, c’est qu’il est impossible qu’une assemblée vote toutes les lois qu’on lui présente dans une année. On lui ôte le temps de l’étude et de la réflexion.

Une troisième objection, ce n’est pas la moins grave, c’est qu’en règle générale, une Chambre nouvelle aime à défaire l’œuvre de ses devanciers ; on a ainsi une extrême mobilité de législation. Enfin, avec des élections trop fréquentes, on arrive à des résultats politiques détestables. Les gens tranquilles sont fatigués par ces élections perpétuelles et deviennent indifférents. D’un autre côté, comme chaque année on peut s’emparer de l’influence et du pouvoir, les coureurs d’élections s’occupent sans cesse de tenir l’opinion en éveil, et entretiennent dans le pays une fièvre continuelle. Il est sans doute très-bon d’avoir un peu de cette agitation qui force à étudier les questions politiques et qui empêche un pays de s’engourdir, mais il est mauvais d’en avoir trop. Entre la fièvre et la léthargie, il y a la santé.

La question, du reste, n’était pas simple ; il ne s’agissait pas seulement de choisir ce qui semblait être en théorie la meilleure organisation d’une Chambre de représentants. Dans une république où tous les pouvoirs sont électifs, il faut que ces pouvoirs soient en rapport de durée les uns avec les autres. On avait un président élu pour quatre ans. Il était à désirer que le président fût nommé avec une assemblée et se retirât en même temps que s’ouvrait une autre assemblée ; car, disait-on, si vous avez une durée trop longue ou trop courte il arrivera un moment où l’assemblée sera moins populaire que le président, un moment où le président sera moins populaire que l’assemblée. Enfin il y avait une seconde assemblée nommée pour six ans, renouvelable par tiers tous les deux ans, et il n’était pas moins nécessaire que ce renouvellement coïncidât avec celui de la Chambre des représentants. De cette façon, on évitait que le Sénat pût se prétendre plus populaire que la Chambre des représentants, ou que la Chambre des représentants, renouvelée par l’élection, se crût ou se dît plus populaire que le Sénat.

Telles furent les raisons qui firent décider que le renouvellement de la Chambre des représentants aurait lieu tous les deux ans. Deux législatures correspondent ainsi à la durée d’une présidence, et il y a tous les deux ans un renouvellement partiel du Sénat qui coïncide avec le renouvellement de la Chambre, et assure le rajeunissement de la première assemblée. On ne manqua pas d’accuser la Convention de créer une oligarchie. L’expérience a prouvé que cette durée de deux ans était trop courte. La Chambre des représentants, qui n’a pas le temps de prendre racine dans le pays, n’approche jamais de la popularité du Sénat. En Amérique on est arrivé à résoudre ce problème, de mettre l’aristocratie naturelle au premier rang, et de lui donner l’influence et la popularité. On s’occupe en Amérique de ce que fait le Sénat, comme en Angleterre de ce que fait la Chambre des communes ; et une des causes de la faiblesse relative de la Chambre des représentants, c’est la courte durée de ses fonctions ; c’est là, du moins, l’opinion des hommes qui connaissent le mieux les États-Unis.

Une fois décidé que l’assemblée serait nommée pour deux ans, on arriva à une autre question : comment se ferait le partage des représentants entre les divers États ?

C’est une question qui a occupé nos pères pendant la Révolution ; nous avons, dans la constitution de 91, un système étrange dans lequel on représente distinctement le territoire, la richesse et la population. Donner des représentants au territoire, abstraction faite de la richesse et de la population, c’est donner une représentation aux pierres et à la terre. Je crois que c’est la seule fois qu’on ait imaginé pareille chose. L’inventeur, du reste, était le roi des esprits chimériques, c’était Sieyès.

En Amérique, il y avait treize États qui se réunissaient. Donnerait-on le même nombre de représentants à chaque État, ou établirait-on entre eux une proportion ? C’était, comme toujours, la question de la souveraineté des États qui reparaissait. De petits États, comme Rhode-Island ou le Delaware, voulaient être assimilés à la Virginie, qui était dix fois plus considérable. Ce système fut écarté, mais écarté par un compromis. On sentait qu’il y avait là un intérêt à ménager, on transigea. On adopta pour le Sénat la représentation par État, c’est-à-dire un chiffre uniforme, et on établit pour l’autre Chambre une représentation proportionnelle.

Restait à choisir le principe de proportion. Serait-ce la richesse ou la population ? L’idée d’établir les députés proportionnellement à la richesse, aux contributions payées, souriait aux gens imbus des idées anglaises. Le parlement en Angleterre, comme le tiers état en France, est sorti du vote de l’impôt ; c’est parce que le roi, dans les idées féodales, n’avait pas le droit de prendre leur argent aux hommes libres sans leur aveu, qu’il était nécessaire de convoquer les hommes libres et de leur faire voter l’impôt. C’est là l’origine des parlements dans toute l’Europe féodale. C’est une maxime foncièrement nationale, en Angleterre, que la représentation et l’impôt marchent ensemble ; et, dans la constitution américaine, nous voyons qu’il est dit que les taxes directes seront toujours calculées en raison de la représentation, taxes directes qui, du reste, étaient tombées en désuétude avant les derniers événements. Mais ce principe, que la confédération avait accepté en décidant qu’on payerait les dettes fédérales en proportion de la richesse, était d’une exécution difficile quand il s’agissait de faire la répartition des députés. Les membres de la Convention crurent qu’on arriverait au même résultat d’une façon plus simple, en prenant pour base la population. En effet, si vous considérez comment les hommes sont répartis sur un grand pays, vous verrez que richesse et population marchent toujours ensemble. Sans doute, là où il y a une population très-compacte, dans les pays de grande fabrique, par exemple, il y a beaucoup de paupérisme à côté de la richesse, mais la richesse est là. Ainsi, en France, prenez les départements les plus riches, le Nord, le Pas-de-Calais, vous verrez que ce sont en même temps les plus peuplés. On s’arrêta donc au principe de la population, et on décida que la représentation serait proportionnelle à la population.

Cette question tranchée, il semblait que tout était terminé. Mais en Amérique se présentait une difficulté particulière. Comment compterait-on les esclaves ? En d’autres termes, l’esclave est-il une personne ou une chose ? Les gens du Nord, qui voulaient l’égalité, disaient aux hommes du Sud : nous prenons vos lois ; d’après vous, les esclaves sont des choses, vous les vendez, vous les léguez ; ils n’ont pas de personnalité, ils ont une femelle et des petits que vous vendez suivant votre bon plaisir ; pourquoi représenterait-on l’esclave plus que le bœuf, la chèvre et le mouton ? Il n’y a à cela aucune espèce de raison ; en outre, si l’on veut les représenter, on arrive à constituer une aristocratie. Si l’on prend le nombre de trois esclaves pour former l’unité électorale, il s’ensuivra que dix personnes du Sud, possédant chacune trente esclaves, auront autant de droits que cent personnes du Nord. Voilà quelle était l’objection des gens du Nord.

À cela les gens du Sud répondaient : oui, en ce qui regarde le maître, l’esclave est une chose ; mais non en ce qui regarde la loi. Il n’est permis à personne de tuer un esclave. Si un esclave vole ou tue, vous le punissez, non comme un bœuf, mais comme un homme. En face de la loi, c’est donc un homme. Il est vrai qu’il n’a pas de droits politiques, mais les femmes et les enfants n’en ont pas davantage. De même que, dans vos tables de population, vous comptez les femmes et les enfants, il faut compter les noirs. En d’autres termes, les gens du Sud, qui déniaient toute condition civile à l’esclave, réclamaient pour lui le droit de faire nombre en politique, afin de confisquer le droit politique comme ils confisquaient déjà le travail du nègre.

Dans les deux camps on était dans le faux, comme on y est toutes les fois qu’on veut faire violence à la nature des choses. On pouvait dire aux gens du Nord : non, les esclaves ne sont pas des brutes, ce sont des hommes, réclamez qu’on les traite comme des hommes. On pouvait dire aux gens du Sud : puisque l’esclave est un homme en politique, donnez-lui donc des droits civils, laissez-lui sa femme, ses enfants, son travail. Au lieu de cela, on fit un compromis politique. C’est l’article le plus triste de la constitution. On n’y parle pas d’esclaves, on dit que les élections se feront proportionnellement à la population, et on décide que, pour les autres personnes (c’est par cet euphémisme qu’on désigne les malheureux nègres), elles compteront comme trois pour cinq ; en d’autres termes, que cinq nègres seront comptés pour trois personnes blanches. Il y a donc, en Amérique, une partie de la population qui est représentée par tête, et une autre, les nègres, qui, en ce cas, est diminuée des deux cinquièmes. Moyennant ce sacrifice, le Sud, de son côté, abandonna au congrès le droit qu’il revendiquait pour les États de régler le commerce ; c’était un avantage pour le Nord, qui faisait tout le commerce, tandis que le Sud, où il n’y a qu’une production agricole, avait plus à gagner à la liberté commerciale.

Mais voyez comme il y a des lois inviolables dans l’histoire, et combien il est pernicieux de faire un compromis entre le droit et l’injustice, même avec les meilleures intentions. On croyait avoir fait quelque chose de très-sage en transigeant ; en fait, on avait ajouté aux vices du Sud une constitution aristocratique qui devait un jour l’entraîner dans une lutte contre la démocratie. Rien n’est si aristocratique que d’avoir des esclaves, de ne rien faire personnellement, et de disposer de la vie de ceux qui nous entourent. Quand vous dites aux gens du Sud : il vous sera permis, parce que vous avez des esclaves, d’être dix mille pour nommer un député, tandis que pour ces Yankees, qui vivent de leur travail, il faudra qu’ils soient trente mille ; la conclusion pour les gens du Sud est qu’ils sont d’une race particulière, supérieure, qu’ils sont de grands seigneurs. L’esprit aristocratique a été développé, agrandi par la constitution, et c’est précisément cet esprit aristocratique qui a rendu le Sud si impatient, et amené la révolution que nous voyons aujourd’hui. C’est donc la loi de l’histoire, que toutes les fois que vous transigez avec la justice vous serez puni. C’est pour cela que l’histoire est la plus grande leçon de morale qu’on puisse présenter aux hommes. La faute commise en 1787 a reçu sa punition en 1863.

La représentation étant proportionnelle à la population, on décida que, suivant que la population varierait, la répartition changerait, et on établit un recensement décennal qui servit à faire la répartition. Cette mobilité de la représentation, qui donne satisfaction aux intérêts nouveaux, est un principe excellent, et qui, plus que tout le reste, a contribué à établir l’unité américaine. En Angleterre, on avait donné des représentants à des comtés, à des villes, autrement dit à des abstractions, ou, si l’on aime mieux, à des champs et à des murailles, car on ne tenait pas compte des habitants ; d’où résultait que, la ville venant à se dépeupler, il n’y avait plus qu’une poignée d’électeurs. Les Anglais avaient suivi avec une telle rigueur cette manière de procéder, qu’en 1832 il y avait cinquante-six villes et bourgs entièrement dépeuplés, qui, en tout, n’avaient plus qu’environ deux mille habitants, et qui nommaient cent onze députés : si bien qu’il y avait des députés qui étaient nommés par six, huit, dix, douze personnes, tandis qu’il y avait des villes de plus de cent mille âmes, comme Manchester, Birmingham, etc., qui n’avaient aucun représentant. La réforme de 1832 consista à donner ces cent onze députés non plus à des murailles, mais à des populations.

Le système américain a l’avantage de suivre le progrès de la population, et de le suivre en dehors et au-dessus des États. Ainsi la Pensylvanie a aujourd’hui vingt-trois députés, et New-York, qui en avait six en 1787, en a trente aujourd’hui.

Restait un dernier point. Quelle serait l’unité électorale ? en d’autres termes, combien faudrait-il d’électeurs pour nommer un député ? Vous savez que la constitution française a pris le chiffre de trente-cinq mille électeurs. Les Américains n’ont pas pris le chiffre électoral, ils ont pris celui des habitants, ce qui favorise les pays où il y a beaucoup de femmes, d’enfants, des familles nombreuses, et c’est ainsi que les enfants, les femmes se trouvent représentés au moins indirectement. C’est donc le chiffre des habitants et non celui des électeurs qu’on a pris, et, pour calculer le vote, il faut nécessairement diminuer ce chiffre des trois quarts, parce qu’il y a environ les trois quarts de la population qui sont composés de femmes et d’enfants, qui ne votent pas. On décida qu’il y aurait un député par trente mille habitants, ce qui donnait six à sept mille électeurs, et, en 1789, on eut ainsi 65 députés. L’opinion générale de la démocratie européenne est que, pour qu’un peuple soit représenté, il faut de grandes assemblées. C’est ce système que nous avons vu appliqué en 1848 à la Constituante, qui avait 900 membres, et à l’Assemblée législative, qui en avait 758. L’idée américaine est, au contraire, qu’il ne faut pas de chambres trop considérables. En Angleterre les chambres sont nombreuses, car il y a 758 membres des communes, et 353 pairs ; en Amérique on est plus réservé ; il y a bien certains États où le progrès de l’opinion démocratique a augmenté dans les assemblées le nombre des représentants, mais on peut dire que l’opinion générale est qu’il faut que les assemblées ne soient pas trop nombreuses.

Le système des grandes assemblées fut combattu par Hamilton, qui écrivit dans le Fédéraliste une page que je vous demande la permission de lire.

« Plus nombreuse est une assemblée, et plus est grand, on le sait, l’ascendant de la passion sur la raison.

« Il est évident que plus le nombre des représentants est considérable, et plus est grande la proportion des membres qui ont peu d’instruction ou d’expérience. C’est précisément sur ces côtés faibles que l’éloquence et l’adresse de quelques hommes agissent avec toute leur force. Dans les républiques de l’antiquité, où le peuple tout entier s’assemblait en corps, on voyait d’ordinaire un seul orateur, un politique habile, gouverner avec autant d’empire que s’il avait eu le sceptre dans la main.

« Plus une assemblée sera foule, plus elle partagera cette faiblesse des réunions populaires. L’ignorance y sera la dupe, la passion y sera l’esclave du sophisme et de la déclamation. Le peuple ne peut pas donner dans une erreur plus grossière qu’en supposant qu’à multiplier le nombre des représentants au delà d’un certain chiffre, il fortifie la barrière qu’il veut élever contre le gouvernement d’un petit nombre.

« L’expérience universelle nous apprend, au contraire, que dans l’intérêt du salut public, de la communication des mandataires et des mandants, de la connaissance des intérêts particuliers, il faut sans doute un certain nombre de représentants ; mais que, passé ce nombre, toute addition nouvelle va justement contre le but qu’on s’est proposé. La forme, l’apparence du gouvernement peut devenir plus démocratique, mais l’esprit qui l’anime devient plus oligarchique. La machine est agrandie, mais les ressorts qui en dirigent les mouvements sont moins nombreux et plus secrets[3]. »

Je regarde cette observation d’Hamilton comme d’une justesse parfaite. Voyez notre première Constituante. Il est évident que plus d’une fois Mirabeau a dominé et entraîné l’assemblée. Toutes les fois que vous aurez une assemblée nombreuse, cette assemblée sera foule et acceptera un chef sans le discuter. Comme le disait Franklin, vous ne pouvez réunir les hommes sans réunir du même coup leurs passions, leurs faiblesses, leurs petites idées. Si ces hommes sont cinq ou six, ils se font chacun leur part, et vous avez une oligarchie qui vous gouverne ; mais s’ils sont en trop grand nombre, vous avez des éléments de discorde considérables. Il faut donc que l’assemblée ne soit ni trop ni trop peu nombreuse.

Quel est ce milieu qui convient à un pays ? Il serait difficile de le dire. Quant à moi, je pense que la division en 450 arrondissements et 450 députés, qui existait sous la monarchie constitutionnelle, était suffisante, et que, quand il y a trop ou trop peu de députés à nommer, il n’y a pas pour l’électeur cette liberté du choix qui lui est aussi nécessaire qu’à l’élu.

Les Américains nommèrent donc un député par 30 000 habitants, ce qui leur donna 65 députés pour leur premier congrès. Le chiffre des députés devait augmenter ; les Américains ont toujours pensé qu’ils formeraient un jour une nation de 100 millions d’hommes. C’est une idée qui n’est pas sortie de leur tête depuis Franklin. On pensait donc que le nombre des représentants s’accroîtrait. Mais, avec l’horreur des grandes assemblées, la pensée constante des Américains a été d’empêcher que cet accroissement ne devînt excessif. Notez bien que ces députés, qui représentent des États, n’ont pas à s’occuper dans le congrès de questions d’intérêt local, mais seulement de questions d’intérêt général, de tarifs de douane, etc. Il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait autant de députés que dans nos assemblées. Eh bien ! l’effort a été de réduire le nombre des représentants, et on l’a réduit en fait, quoique leur nombre ait augmenté. Ainsi, en 1802, on décida qu’il y aurait 106 représentants, c’est-à-dire que, pour une population d’un peu plus de 5 millions d’habitants, on nommerait un député par 33 000 habitants. En 1811, la population était de 7 millions ; on adopta le chiffre de 35 000 habitants et de 181 représentants. En 1822, il y avait 10 millions d’habitants ; on prit le chiffre de 40 000 habitants, et on porta à 210 le nombre des membres de la Chambre. En 1832, pour 13 millions d’habitants, on prit le chiffre de 43 000, et on nomma 243 députés. En 1842, on était arrivé à 17 millions d’habitants. Là on diminua le nombre des députés, et on décida qu’on ne dépasserait plus le chiffre invariable de 233. En 1842, ce chiffre donna un député pour 62 000 habitants ; en 1852, un député pour 93 000 habitants ; et enfin, en 1860, il y avait un député pour 127 381 habitants, ce qui donne un député pour 31 ou 32 000 électeurs. Cela se rapproche de notre système ; mais, comme je vous le disais tout à l’heure, remarquez qu’il ne faudrait pas comparer notre pays à l’Amérique ; car, dans notre assemblée, les députés représentent tout à la fois l’intérêt général et l’intérêt particulier, tandis qu’en Amérique les députés au congrès représentent seulement l’intérêt général. Je crois que chez nous le chiffre de 35 000 est trop élevé pour que les élections puissent se faire librement, et donner satisfaction à la diversité des intérêts.

La loi américaine veut qu’on ne nomme jamais qu’un député à la fois ; il n’y a pas de scrutin de liste. C’est la pensée constante des peuples libres, qu’il faut que les élections soient faites directement. Il faut que les électeurs ne choisissent qu’une personne, et connaissent bien la personne qu’ils choisissent.

Vint ensuite une question de détail qui a joué un assez grand rôle, la question du traitement. Dans les idées américaines, les mandants doivent toujours payer leur mandataire. En Angleterre le traitement des députés n’a jamais été abrogé, et on a conservé le nom du dernier député qui s’est fait payer sous Charles II, après la Restauration. Mais depuis longtemps, depuis bientôt deux siècles, la loi est tombée en désuétude. L’aristocratie anglaise a double profit à écarter ce salaire ; elle diminue la concurrence et elle accroît sa popularité. Aux colonies, au contraire, l’usage était qu’on payât les représentants suivant la durée de la session, et il y avait certains pays où on le faisait chaque matin, en leur répétant une petite formule pour qu’ils songeassent à abréger leurs discussions. La constitution fédérale une fois établie, le congrès décida qu’on payerait aux membres du congrès, sénateurs ou représentants, 4 dollars par jour, plus un droit de voyage, nommé mileage, à raison de 8 dollars par vingt milles, aller et retour du siège du congrès. Il arriva ce que nous avons vu plus d’une fois dans notre pays, qu’on se plaignit que les représentants prolongeaient les sessions pour toucher plus longtemps leur indemnité. On a fini par adopter un système d’indemnité fixe ; on donne 6 000 dollars par chaque congrès, c’est-à-dire pour deux sessions, aux représentants, et on les paye ainsi à raison de 250 dollars, soit 1,250 fr. par mois.

Doit-on payer les représentants ? L’école constitutionnelle, qui avait pour chefs Benjamin Constant et ses amis, était très-opposée à l’idée de payer les députés ; cela amoindrit les députés, disait-on, il n’est pas bon qu’on puisse soupçonner leur désintéressement.

Cette raison ne me paraît pas suffisante. L’idée qui me paraît plus juste, c’est que personne ne doit servir son pays par faveur, et presque dédaigneusement. Et je crois que, dans les conditions où l’indemnité législative est établie en France, elle n’a rien d’excessif.

Une dernière question qui se présente quand on s’occupe de la représentation, c’est la question de permanence des assemblées, et du droit de dissolution. En Amérique, le congrès est permanent ; et, comme dans toutes les républiques, il peut se réunir quand il lui plaît, personne n’a le droit de le convoquer. Le président n’a pas davantage le droit de le dissoudre, car ce serait lui reconnaître un droit supérieur à celui des représentants du pays. C’est peut-être une raison pour que les assemblées ne durent que deux ans ; car avec celles qu’on ne peut dissoudre, comme chez nous en 91, en 1848, quand on ne peut les renvoyer, ou les faire céder, on n’a d’autre moyen que de faire un appel au peuple, ce qui s’appelle une révolution ; tandis que dans les monarchies la dissolution des assemblées, en les renvoyant devant le peuple, supprime tout prétexte de coup d’État. En Amérique on a persisté dans la forme républicaine qui a ses inconvénients ; mais ces inconvénients s’y trouvent singulièrement modérés par deux correctifs. C’est d’abord le Sénat qui se renouvelle par tiers tous les deux ans, qui est peu nombreux, et qui en Amérique est dans une position tout à fait supérieure à la Chambre des représentants. Il y a là un grand pouvoir modérateur. C’est ensuite le président qui, nommé pour quatre ans, entre aux affaires avec une Chambre nouvelle, et il est difficile que la Chambre des représentants puisse se quereller avec ce président nommé par un même courant d’opinion. Quant à la Chambre qui est nommée au milieu de la présidence, elle peut lutter sans doute, mais la lutte ne peut être jamais bien vive, quand des deux parts il suffit d’un peu de patience pour que les deux pouvoirs expirent en même temps, et que le peuple ressaisisse sa souveraineté.

En réalité, cela n’a pas de graves dangers ; mais néanmoins je dirai que, suivant moi, le système constitutionnel des ministres responsables est beaucoup plus républicain et a moins d’inconvénients que le système des États-Unis. Les journaux américains ont déjà annoncé qu’il était question de réformer la constitution fédérale de manière que les ministres eussent entrée à la Chambre, et que la Chambre pût exprimer son mécontentement. Mais le jour où la Chambre pourra blâmer les ministres, et intervenir dans le gouvernement, on demandera, par réciprocité, que le gouvernement puisse dissoudre la Chambre, et on arrivera ainsi au système, suivant moi, le plus vrai, le plus franc, le plus républicain qui, toutes les fois qu’une difficulté se produit entre les pouvoirs, renvoie au peuple pour qu’il décide la question.

Tel est donc le système américain. Vous voyez combien toutes ces questions ont été résolues avec sagesse. La durée des assemblées est peut-être un peu courte, elle est cependant assez longue pour qu’on puisse étudier les lois. En somme le système est excellent.

Avant de finir, je voudrais répondre à une objection qui plus d’une fois a dû se présenter à votre esprit. Sans doute, direz-vous, nous voyons bien dans tout cela qu’on cherche ce qu’il y a de meilleur et de plus raisonnable ; on tâtonne, on choisit, mais il n’y a pas de règle fixe ; et surtout il n’y a rien qui ressemble à la belle structure de nos constitutions, rien qui soit jeté en moule, et qui vienne d’un premier jet. Alors qu’est-ce que la politique ? C’est une science de bonne femme ; il n’y a aucun principe arrêté.

C’est cette idée que je voudrais examiner avec vous. C’est une question des plus délicates, elle touche à une des erreurs invétérées de l’esprit français. Pour cela il faut que je vous fasse un peu de philosophie ; mais vous m’avez habitué à tant d’indulgence que je ne crains pas de me hasarder sur ce terrain, plus nouveau peut-être pour moi que pour vous.

L’esprit de l’homme est absolu, il va directement à l’absolu et à l’infini. Ce sentiment de l’infini, comme disait Descartes, c’est la marque de l’ouvrier : Dieu s’est imprimé dans notre âme. Les choses finies ne contentent pas notre esprit ; il ne peut pas s’y borner. Nous ne pouvons comprendre la fin de l’espace, les limites du temps ; nous allons toujours à l’infini et à l’absolu. Quand, au contraire, nous sortons de notre pensée et que nous descendons dans le monde, là nous trouvons tout autre chose. Tout est fini, tout est limité. Nos sens s’arrêtent à un certain point ; il y a des bornes partout. Ainsi notre esprit ne peut comprendre l’indivisibilité de la matière, notre pensée partagera toujours en deux la parcelle qui échappe à nos yeux. Le chimiste, au contraire, n’a aucun embarras à dire : Voici l’atome chimique ; au delà de cette division la substance n’existe plus pour nos sens. Voilà donc d’un côté l’esprit qui va à l’absolu, et de l’autre côté voilà l’observation, l’étude de la nature qui ne nous montre que des choses relatives, finies. Il en devait être ainsi pour que notre esprit pût comprendre toutes choses. Il fallait que la balance fût ainsi faite qu’elle pût tout peser. Notre esprit est donc un instrument d’une finesse admirable, mais un instrument qui n’a de valeur qu’autant qu’il s’applique aux choses. Une balance ne se pèse point elle-même ; elle pèse les objets qu’on met en ses plateaux. Cette nécessité où nous sommes de prendre pour sujet de nos observations le monde extérieur est aujourd’hui le premier axiome des sciences naturelles, c’est ce qui fait leur certitude et leur grandeur ; mais c’est encore une nouveauté pour certaines sciences, la révolution n’est pas faite en politique. Au moyen âge la scolastique réduisait tout au syllogisme, supposant que tout ce qui est compris par l’esprit doit exister ; Hegel a rajeuni cette théorie : c’est une erreur immense, car elle suppose l’identité de la pensée et des choses, cette identité, on ne l’a pas encore démontrée, et, à mon avis, on prouvera quelque jour qu’elle n’existe pas. L’esprit est fait pour comprendre la nature ; cela suppose des qualités que la nature n’a point.

Ce sophisme philosophique, qui prend pour la vérité des choses les pures conceptions de l’esprit, est une erreur de vieille date ; c’est de cette façon qu’on a peuplé les sciences humaines d’entités chimériques et d’abstractions dangereuses. La politique n’a pas échappé à ce danger. Rousseau, Mably ont fait sortir de leur cerveau des constitutions imaginaires, pour des hommes qui n’ont jamais existé. Or la politique a précisément pour objet les hommes d’aujourd’hui qui ont des droits parce qu’ils ont des rapports entre eux, et les choses d’aujourd’hui, qui sont des intérêts parce qu’elles appartiennent à des hommes. La vraie politique est donc celle qui s’occupe des hommes et des choses de son temps ; c’est une politique qui est aussi différente de l’ancienne que l’astrologie est différente de l’astronomie, et l’alchimie de la chimie.

Il est évident que tous les peuples n’ont pas les mêmes mœurs, que les conditions de la vie sociale ne sont pas partout les mêmes, et que par conséquent on ne peut concevoir une même législation s’appliquant à toutes les nations. Si un Chinois se trouvait ici, je ne crois pas qu’il réclamât l’application de la constitution française à son pays ; si un homme du seizième siècle revenait à la vie, il ne comprendrait rien à nos idées sur la religion, sur l’égalité, sur la propriété. Au seizième siècle, l’Église romaine était dominante le pays était partagé en trois États, l’industrie n’existait pas : voilà des choses dont il faut tenir compte. Ce sont là toutes choses finies, limitées qu’il faut calculer, peser, compter. On dira : C’est bien difficile ; oui, sans doute, il est bien plus facile de faire une révolution !

Quand on est jeune, on dit : Les vieilles gens nous parlent toujours d’expérience, nous avons une hardiesse d’esprit qu’ils n’ont pas. Non, les vieillards n’ont pas cette hardiesse d’esprit, parce qu’ils ont vécu. Les jeunes gens ont souvent raison contre les vieillards par le côté du sentiment, parce que la vieillesse devient égoïste ; mais les vieillards ont souvent raison contre les jeunes gens par le côté de l’expérience, et c’est pour cela qu’en politique il faut prendre leçon du passé. Il ne faut pas croire qu’on abaisse ainsi la science ; au contraire, on l’élève, car on la met dans les seules conditions où elle puisse atteindre à la vérité. Savez-vous quel est l’intérêt de cette réforme ? C’est la liberté qui est en jeu. Comme la pensée humaine, abandonnée à elle-même, va forcément à l’absolu, toutes les fois que vous faites de la politique avec des abstractions, vous établissez le despotisme.

En écrivant le Contrat social, Rousseau croit établir le règne de la démocratie ; il aboutit au despotisme. Pourquoi ? c’est qu’il fait passer dans son système l’absolu de sa pensée. Quand, au contraire, vous vous occupez des hommes et des intérêts, c’est-à-dire d’une foule de créatures et de choses finies, variées, vous arrivez forcément à la liberté. S’occuper des hommes et des choses, tenir compte du temps et de l’espace, ce n’est donc pas une espèce de méthode inférieure, c’est la science elle-même. C’est ainsi qu’on arrive à comprendre ce que c’est que le génie anglo-américain, génie pratique qui n’exclut aucune théorie, mais les vérifie et les modifie, selon les besoins des peuples et les nécessités du temps.

Voilà les vérités que je voudrais vous inculquer, parce que, si nous avons tant souffert depuis soixante-dix ans, c’est que nous n’avons pas vu que la politique est une science d’observation, comme sont toutes les sciences ; le jour où nous aurons compris cela, nous en aurons fini avec l’esprit de révolution et nous posséderons le véritable esprit de la liberté.


  1. Story, on the Constitution, § 616, à la note.
  2. Esprit des lois, liv. III, ch. iii.
  3. Federalist, n° 58.